L’Ultramontanisme, ou Rome et la Société moderne, de E. Quinet

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L’Ultramontanisme, ou Rome et la Société moderne, de E. Quinet
Revue des Deux Mondes, période initialetome 8 (p. 449-466).

L’ULTRAMONTANISME


OU


L’ÉGLISE ROMAINE ET LA SOCIÉTÉ MODERNE,


PAR M. EDGAR QUINET.[1]




M. Quinet est à la fois professeur et écrivain. Les succès du professeur sont constatés par l’affluence qui se presse autour de sa chaire et qui vient chercher dans l’enceinte du Collège de France les nobles émotions que donnent toujours un style harmonieux et des sentimens élevés. Aujourd’hui M. Quinet fait de son cours un livre, et, comme écrivain, il s’adresse, non plus à un auditoire jeune et restreint, mais à la généralité des lecteurs. A un semblable appel, la critique ne saurait rester, inattentive, indifférente : occupons-nous donc de l’Ultramontanisme. Tel est le titre des neuf leçons que M. Quinet vient de publier. Les devoirs de la critique sont parfois un fardeau bien lourd à porter : nous l’éprouvons aujourd’hui. S’il est déjà pénible de ne pouvoir approuver, ce qu’a écrit un homme d’un talent reconnu, il l’est plus encore d’être obligé de motiver cette désapprobation.

Quand, l’année dernière, nous vîmes M. Quinet partir pour l’Espagne, nous nous en réjouîmes ; il est bon que les poètes voyagent. M. Quinet nous le dit lui-même ; il a besoin, pour parler des choses, des monumens et des hommes, de les toucher de ses mains et de les voir de ses yeux. Aussi a-t-il considéré un voyage en Espagne comme indispensable à ses études. « Je suis parti pour l’Espagne, nous dit-il, sans l’appui de personne, contre le conseil et les vœux de tous mes amis, qui, dans leur sollicitude, ne me présageaient que ruine et désastre sur cette terre de misère. » M. Quinet doit se féliciter aujourd’hui de n’avoir pas cédé aux inquiétudes de ses amis, elles étaient excessives. Plus d’une fois, il est vrai, s’il faut l’en croire, il a fouillé, au péril de sa vie, les sierras les plus inhospitalières, mais enfin il n’a rien perdu sur cette terre de misère, pas même sa bourse, et il nous est revenu avec un bagage d’impressions et d’idées dont il faut apprécier la valeur.

La société espagnole est peut-être celle de nos sociétés modernes qui demande à l’observateur qui veut la connaître plus de temps et de réflexion. Nous pouvons pressentir la variété des aspects que présente le caractère espagnol, par les vicissitudes infinies dont l’histoire politique de la Péninsule nous donne aujourd’hui le spectacle. Le génie des peuples est la cause principale de leurs révolutions. Quand une nation surprend l’Europe chaque matin par des changemens brusques, par des péripéties imprévues, quand elle a contracté l’habitude d’une instabilité perpétuelle, elle nous avertit que ce n’est pas en un jour qu’on peut la connaître, puisqu’elle se cherche encore elle- même. Dans ces idées qui se débrouillent, dans ces croyances et ces passions qui se combattent, il y a le chaos, et, au fond de ce chaos, il y a, nous l’espérons, la fécondité. Mais ce travail sera long, et il ne livre pas ses secrets au voyageur qui passe. Indépendamment de la curiosité littéraire qui, pour le professeur des littératures modernes au Collège de France, est un devoir, M. Quinet avait, pour aller en Espagne, une autre raison, et, nous dit-il, c’est peut-être la principale. Dans le combat que les hommes du passé nous livrent, j’ai voulu aller au-devant de ce fameux fanatisme espagnol et portugais, le voir de près, l’interroger, le chercher sous ses cendres. Ce fameux fanatisme est donc mort, s’il faut le chercher sous ses cendres ? Ne nous rassurons pas trop vite par la manière dont M. Quinet pose la question, car il pense que, si ce fanatisme est mort, il peut renaître, il craint qu’il n’ait été réveillé par nos querelles théologiques, et qu’il ne se prépare, de son côté, à garrotter l’esprit du midi de l’Europe. Voilà, dit M. Quinet, ce qu’il m’était indispensable de connaître. Puisque M. Quinet s’est donné à lui-même une pareille mission, il a le droit d’être écouté gravement. Toutefois, s’il faut l’avouer, nous eussions désiré qu’il eût franchi les Pyrénées avec un esprit plus libre. Cette terre sillonnée par tant de civilisations successives, cette terre si ardente et si mobile, veut être vue et décrite avec la plus complète indépendance d’imagination et de jugement. Nous avons avidement interrogé le livre de M. Quinet sur les mœurs, sur la poésie, sur les arts de la Péninsule, et nous avons eu le déplaisir de le trouver muet sur tous ces points. Pas un mot de Lope de Vega ; rien sur Calderon, que la critique de Frédéric Schlegel a su si bien mettre en contraste avec Shakspeare. Notre voyageur a dédaigné le théâtre pour marcher droit à l’église.

Contentons-nous donc de la seule chose que M. Quinet ait voulu voir en Espagne, et abordons avec lui l’étude du clergé et des institutions catholiques de la Péninsule. Malheureusement, voici une autre espérance qui sera encore en partie déçue : il est difficile d’étudier et d’apprendre les choses en prenant M. Quinet pour guide ; il vous entraîne à sa suite, il vous charme quelquefois, mais il vous instruit rarement. Il entasse les images plus qu’il n’éclaircit les idées, il est véhément et sonore plutôt que solide et lumineux. Aussi les pages que notre auteur a consacrées à l’Espagne ont-elles laissé dans notre esprit, à une première lecture, des notions fort peu nettes ; toutefois, c’est un devoir pour nous de revenir sur nos impressions par une analyse attentive ; il faut savoir qui est ici en défaut, l’écrivain ou le lecteur.

M. Quinet entre vivement dans son sujet, et il s’écrie : « Où êtes-vous, légions de moines guérillas ? où êtes-vous, moines héroïques, qu’êtes-vous devenus ? » Le voyageur nous apprend qu’il a heurté à la porte d’innombrables chartreuses, il a appelé, personne n’a répondu. Après une énumération de cloîtres qu’il a trouvés déserts, M. Quinet ajoute : Je voulais à tout prix rencontrer un moine en Espagne, je n’ai pu y parvenir. Mais ne voilà-t-il pas qu’à trois pages de distance, M. Quine nous dit, toujours avec la même chaleur : « Voyez-vous en Espagne, à la suite d’une contre-révolution politique, ces moines dont je vous parlais tout à l’heure renaître de leurs cendres au cri de guerre, et tenter l’auto-da-fé du XIXe siècle ? Ah ! je ne demande pas leur perdition, j’ai sympathisé avec leur misère, je l’ai dit à ceux que j’ai rencontrés, et j’ai dit la vérité. » Nous n’insisterons pas sur une contradiction aussi flagrante ; nous savons que les poètes ne sont pas des logiciens ; seulement on conviendra qu’avec de tels renseignemens il nous est difficile de savoir s’il y a aujourd’hui des moines en Espagne.

Si nous passons des moines au clergé régulier, nous voyons que M. Quinet nous représente les ecclésiastiques espagnols comme des hommes simples qui ne lisent pas, et sont près de considérer tout ouvrage comme une hérésie. Il nous assure qu’ils sont restés parfaitement sourds aux appels des théologiens et des prêtres étrangers. Cette conviction, qu’il a rapportée de l’Espagne, doit le rassurer sur le réveil possible du fanatisme espagnol, qui ne sera pas ranimé de ses cendres par nos querelles théologiques, puisque ces querelles ne passent pas les monts. Malheureusement cette conviction n’est pas très solide dans l’esprit de M. Quinet, car nous trouvons dans sa neuvième leçon un passage qui dément les assertions de la première. « En Espagne même, dit M. Quinet (page 238), où le clergé était jusque-là si profondément incorporé à la nation, toutes les voix qui se font entendre répètent à leur tour le même cri : Rome ! L’évêque des Canaries, dans l’ouvrage qu’il vient de publier, place la nouvelle indépendance de l’église espagnole dans la servitude absolue à l’égard de Rome. » Cependant M. Quinet nous avait dit plus haut que le clergé de l’Espagne était resté parfaitement sourd aux appels des prêtres étrangers. Il faut bien avouer qu’ici encore, nous ne sommes pas mieux édifiés sur le clergé régulier que sur les moines. Entre ces versions différentes, quelle est la vraie ?

Heureusement l’imagination de l’écrivain peut offrir au lecteur désappointé des dédommagemens. Quand M. Quinet se représente lui-même parcourant les montagnes de l’Andalousie à la suite d’un guide qui, pour interroger un chevrier du haut d’un rocher, rappelait caballero, il sait vous communiquer les impressions pittoresques qu’il a recueillies dans sa course. Il a assisté à Madrid à quelques séances des cortès, et l’effet qu’a produit sur lui l’éloquence espagnole est rendu avec une piquante animation. En général, tout ce qui est sentiment, image, est toujours revêtu par M. Quinet d’une forme brillante ; mais Il est moins bien servi par son talent quand les faits et les hommes réclament un jugement net, une appréciation précise. Aux yeux de M. Quinet, l’Espagne est un peuple de prolétaires, une monarchie de prolétaires, un empire de prolétaires. Peut-être, si l’on voulait discuter ce point, trouverait-on qu’en Espagne il n’y a pas plus de prolétaires que partout ailleurs en Europe. Si dans le midi de la Péninsule la propriété est très peu divisée, elle l’est beaucoup dans d’autres parties. Mais enfin, puisque M. Quinet n’a vu dans la nation espagnole qu’un peuple de prolétaires, il a dû s’en affliger. Non, tout au contraire, il s’en félicite. L’état de l’Espagne est, à ses yeux, une pauvreté héroïque qui peut faire la gloire de ce pays, si ses législateurs savent le comprendre. Il remarque que l’insolence des riches et la jalousie des pauvres n’ont rien à faire là où la pauvreté est l’état de tout le monde, et c’est précisément parce que l’Espagne est aujourd’hui la plus mendiante la plus nue des nations, qu’elle pourra encore une fois étonner le monde par une forme nouvelle. Nous doutons fort que l’homme d’état qui s’occupe en ce moment de réorganiser les finances espagnoles, M. Mon, attribue à la pauvreté de l’Espagne le don d’opérer de tels miracles. Il croit qu’un peu de richesse et un peu d’ordre dans la fortune publique ne nuirait pas à la liberté. Quant à M. Quinet, il ne s’arrête pas à ces petits détails, et il ne veut qu’une chose, il veut qu’on fasse rentrer le sentiment du grand, du divin, dans la science politique. « Oui, s’écrie-t-il, il faut que l’Espagne, sans plus regarder en arrière, répète dans la science politique le vieux mot des croisades : Dieu le veut ! Dieu le veut ! » M. Quinet conseille donc à l’Espagne de devenir encore plus catholique ? Nous l’avions pensé d’abord, mais nous avons lu aussitôt après qu’une seule parole prononcée dans ce sens, au nom de la science, de la philosophie française, aurait plus d’efficacité sur l’esprit de l’Espagne que toutes les conspirations et toute la diplomatie du monde. Que conclure maintenant ? L’Espagne ne peut donc pas se sauver elle-même ; elle a besoin de la France, elle a besoin d’une parole prononcée au nom de la philosophie française. Alors M. Quinet veut une intervention illimitée et une propagande révolutionnaire ? Soyons juste. M. Quinet ne s’est pas rendu un compte exact de la portée de ces propositions successives. C’est un artiste qui fait un usage harmonieux des mots sans les peser, qu’une première vue des choses saisies sous leur aspect dramatique séduit et contente. Il ne serait pas équitable, de lui demander la patience d’un observateur, son tempérament ne la lui permet pas.

Néanmoins nous espérions toujours qu’une fois passé le premier éblouissement que peut donner à une imagination vive le spectacle de choses nouvelles, nous arriverions, dans le livre de M. Quinet, à quelques larges peintures de la civilisation espagnole. Pour parler du midi de l’Europe, j’arrive de Grenade et de Cordoue, avait-il dit dès le début. C’était donc bien dans la Péninsule qu’il était allé surtout chercher ses inspirations. Cependant, dès le troisième chapitre, ou, si l’on veut, la troisième leçon, nous ne sommes plus en Espagne, mais en Italie. La scène change, et l’auteur entre brusquement dans un autre sujet : il faut l’y suivre, non sans jeter un regard de regret sur cette Espagne que nous désirions tant connaître.

Le dessein qui anime aujourd’hui M. Quinet, et qui l’éloigne de l’histoire des littératures, n’est pas médiocre ; il ne se propose rien moins que de sauver le christianisme, compromis par le catholicisme. L’an dernier, dans les cinq leçons qu’il a faites sur les jésuites, il s’était contenté de réfuter le passé ; aujourd’hui, pour nous servir de ses expressions, il s’avance bien plus loin, il veut montrer les indices de l’avenir, marquer des fondemens réels ; enfin, en face de chacune des idées de l’ultramontanisme, il élèvera une autre idée plus vraie, plus féconde, plus religieuse. Ainsi M. Quinet prend l’engagement d’édifier des dogmes nouveaux. Avant de comparer les résultats aux prétentions, reconnaissons que M. Quinet a eu raison de dire qu’aujourd’hui il s’avance bien plus loin. L’année dernière, en effet, M. Quinet ne faisait la guerre qu’aux jésuites, aujourd’hui il la déclare au catholicisme, à l’église elle-même. Déjà, l’année dernière, l’entreprise avait dépassé ses forces, et nous avons dû remarquer que le brillant polémiste, malgré toute son ardeur, n’avait qu’effleuré son sujet : maintenant sera-t-il plus fort, sera-t-il plus heureux, quand, au lieu de prendre à partie une société particulière, il lève sa lance contre l’église romaine ?

Il est d’abord un point qu’il est à propos d’éclaircir. Les philosophes du XIXe siècle doivent-ils, comme ceux du XVIIIe, soutenir contre l’église une guerre persévérante, systématique ? L’attitude des philosophes de nos jours doit-elle être toute militante, entièrement hostile ? À cette question nous répondrons par deux mots de Spinoza : Non detestari, sed intelligere. Si les philosophes n’avaient pour l’église que de la haine, ils montreraient qu’ils ignorent le véritable but de la philosophie, la mesure de ses forces, et qu’ils ne connaissent pas davantage la mission salutaire de la religion. En face des croyances religieuses, le génie philosophique ne doit pas avoir des pensées de proscription, mais l’ambition du partage. A-t-on jamais cru que les mathématiciens dussent exterminer les poètes ? Pourquoi donc la science chercherait-elle sa prospérité dans l’anéantissement de la foi ? Sans doute il y a des débats inévitables, et la raison doit défendre son indépendance. Pour notre part, nous ne croyons pas avoir jamais manqué à la défense nécessaire de la philosophie, mais une pratique plus mûre de la vie et de la pensée nous a convaincu que des attaques incessantes contre l’église ébranleraient la stabilité sociale, sans donner aux idées nouvelles une impulsion puissante. Le travail de notre époque doit être plutôt une transformation qu’une lutte. D’ailleurs, l’esprit du siècle pénètre et modifie l’église plus peut-être qu’elle ne le pense elle-même, et elle subit l’action du temps, quoiqu’elle se dise bâtie pour l’éternité. Nous ne voudrions donc pas qu’on troublât trop, par des cris de guerre, le cours naturel des choses. Ne pouvons-nous voir à la fois les pouvoirs politiques maintenir avec fermeté l’église dans de justes bornes, et les penseurs rester calmes dans les régions de la philosophie et de l’histoire, sans permettre à des émotions passagères de rendre leurs jugemens moins intègres, et d’altérer la paisible sérénité de leurs regards ? C’est parce que nous sommes persuadé que cette position serait à la fois la plus digne et la plus forte, que nous ne saurions approuver la nouvelle polémique où vient de s’engager M. Quinet. Il y a des choses qui, une fois faites, ne se recommencent pas. La passé d’armes contre les jésuites avait réussi, c’était un petit tournoi qui n’avait pas manqué d’éclat ; cette année, il eût été de bon goût et de bonne conduite de ne pas courir après le même genre de succès. Nous savons bien que M. Quinet a la prétention, cette fois, d’être plus dogmatique que polémique, et c’est ici qu’il s’abuse. Nous constaterons, chemin faisant, combien la part des idées positives est faible chez l’ardent écrivain, qui n’aperçoit plus les choses que sous l’aspect d’un duel contre l’église. Les divisions de son livre en font foi. L’auteur met tour à tour l’église en contraste, en opposition avec l’état, avec la science, avec l’histoire, avec le droit, avec la philosophie, avec les peuples, et toujours il conclut que l’église a manqué à ses devoirs. Avec un tel plan, avec des dispositions aussi agressives, on peut tracer des pages rapides et colorées ; il suffit de quelques faits mis en lumière aux dépens de tous les autres pour écrire un factum, mais l’impartiale histoire et la véridique philosophie mettent à un plus haut prix leurs résultats.

Pour tracer des généralités historiques, il faut à la fois un coup d’œil très sûr et une érudition forte. Une généralité n’est légitime qu’à la condition de ne contredire aucun fait important. Autrement, On arriverait à cet effet étrange d’élever une apparence de vérité générale avec des erreurs de détails. Au premier regard que M. Quinet jette sur le moyen-âge, il est frappé de l’esprit de parallélisme qui existe entre le développement de la société religieuse et celui de la société politique. Il est certain, en effet, que la papauté et la monarchie s’élevèrent dans le même temps à une grande autorité. Ce synchronisme a été remarqué plusieurs fois, notamment par M. Guizot ; mais, dans l’imagination de M. Quinet, il prend des proportions tout-à-fait nouvelles. « Grégoire VII et ses successeurs, dit-il appuyés sur la plèbe des ordres mendians, répriment, humilient les évêques ; ils fondent la monarchie spirituelle. N’est-ce pas dans toute l’Europe chrétienne le signal pour la monarchie temporelle de suivre la même voie ? Louis-le-Gros, Philippe-Auguste, autant d’ombres qui marchent dans l’imitation des papes des siècles précédens. » D’abord, ni Grégoire VII ni ses successeurs n’ont systématiquement réprimé, humilié les évêques, car les évêques étaient pour eux ou des partisans dévoués, ou des adversaires puissans. La querelle du sacerdoce et de l’empire partagea l’épiscopat, et souvent les papes se trouvèrent sans force contre les évêques d’Allemagne et de France. Que de fois Innocent III s’adressa aux évêques allemands, pour leur rappeler les liens qui devaient les unir au chef de l’église ! Un jour, dans sa douleur, ne s’écria-t-il pas : La clé de Pierre est méprisée ! Ce n’étaient donc pas les papes qui humiliaient les évêques. Pas davantage les rois n’imitèrent les papes. Louis-le-Gros, qui n’était pas une ombre, et ses successeurs n’ont pas marché dans l’imitation des papes des siècles précédens. Cette manière de voir de M. Quinet, si elle était acceptée, défigurerait l’histoire et n’irait à rien moins qu’à nier l’originalité et l’indépendance de la puissance temporelle. Le monde temporel, demande M. Quinet, n’a-t-il pas obéi aux moindres impulsions du monde spirituel ? Non. Le monde temporel, et c’est sa force, a eu dès le principe son génie distinct. M. Quinet insiste, et il dit : « Il n’a fallu à l’église que remuer un fil pour tourner dans le sens où elle a voulu toute la société chrétienne. » À ce compte, c’est le sacerdoce qui aura voulu que l’empire allemand et la monarchie française missent avec tant d’énergie une digue à son ambition. Si Philippe-le-Bel a fait souffleter Boniface VIII, c’est que ce pape a remué un fil.

N’est-il pas bizarre que l’écrivain qui semble vouloir nous entraîner à une croisade contre ce qu’il appelle l’ultramontanisme méconnaisse à ce point la persistance individuelle de la puissance temporelle à travers toute l’histoire ? M. Quinet est persuadé que jusqu’à la révolution française le monde civil s’est moulé sur les formes de la société spirituelle : il oublie toute une moitié du moyen-âge, il oublie le jurisconsulte venant se mettre à côté du prêtre pour le contredire, l’antagonisme du droit romain et du droit canonique, et ici ce fut l’église qui calqua sa législation sur les formes des lois romaines. M. Quinet oublie la majesté impériale en Allemagne, l’autorité parlementaire en France. Avant la révolution française, il y avait en Europe une société civile puissante ayant ses origines, ses traditions, son esprit. M. Quinet veut prendre place parmi les défenseurs de la puissance temporelle : c’est fort bien, seulement il ne faut pas qu’il commence par rayer une partie de ses titres et par mutiler son histoire. Quelques pages plus loin, il est vrai, M. Quinet reconnaît que l’état, lorsqu’il est devenu chrétien, a senti qu’il avait comme l’église le droit divin d’être et de durée. Alors, dit-il, sa dépendance du spirituel a cessé, la lutte a commencé, c’est l’époque que domine saint Louis. Mais cette époque, quand s’est-elle ouverte ? Plus haut, M. Quinet nous a montré Philippe-Auguste marchant dans l’imitation des papes ; or, entre la mort de Philippe-Auguste et l’avènement de saint Louis, il n’y a que trois ans d’intervalle. Il valait la peine de nous donner le secret d’une révolution si soudaine et si complète. L’imagination de M. Quinet ne s’est pas encore pliée à l’exactitude, à la précision de l’histoire.

Maintenant abordons directement l’idée même du livre de M. Quinet, l’ultramontanisme. Voici comment l’écrivain pose la question. Au XVIe siècle, la papauté a dit à l’Italie : Tu es morte, mais je vais te faire régner. Le dessein de la papauté a été, nous suivons les idées de M. Quinet, d’imposer au monde les pensées de mort qui s’élèvent du milieu des maremmes et des villes désertes de l’Italie, de faire pâlir le temporel devant le spirituel, de faire croître l’herbe sur le monde civil comme sur la campagne de Rome. C’est là, dit expressément M. Quinet, ce qu’on appelle l’ultramontanisme moderne. La définition est peu rigoureuse ; mais enfin, à travers le langage poétique de l’auteur, on aperçoit sa pensée. M. Quinet voit dans le catholicisme romain l’ennemi de toute liberté, de toute lumière ; il veut donc à la fois le combattre et lui substituer quelque chose qui puisse nous dédommager. La société est pour lui comme une autre Agar dans le désert : cette Agar ne verra-t-elle aucune source jaillir à ses côtés ? Comment, après des propositions aussi extrêmes, a-t-il pu venir à l’esprit de M. Quinet de nous dire qu’il avait sur l’avenir religieux de l’Europe les mêmes idées que Leibnitz, et d’ajouter : Si je suis condamné, Leibnitz le sera avec moi ? Leibnitz, grand Dieu ! le génie à la fois le plus conciliateur et le plus positif, non-seulement l’homme des idées spéculatives, mais l’homme des textes et des faits. ! Entre le catholicisme et le protestantisme, Leibnitz pouvait prononcer des paroles de paix, parce qu’il acceptait les bases essentielles des deux communions. Même sur le concile de Trente, qui fut un des principaux objets de ses discussions avec Bossuet, Leibnitz portait un jugement impartial ; il écrivait à Mme la duchesse de Brunswick que « la plupart des décisions de ce concile avaient été faites avec beaucoup de sagesse, et qu’il était loin de le mépriser. » Maintenant écoutons M. Quinet : « Le concile était plein de menaces… Les dernières paroles que prononcent les prélats en se séparant sont anathème ! L’écho répète anathème pendant deux siècles d’inquisition politique. » Qu’on juge s’il nous est possible de rendre Leibnitz solidaire des opinions de M Quinet.

C’est en s’autorisant de l’histoire de Galilée que l’auteur de l’Ultramontanisme reproche vivement à l’église romaine d’être contraire aux progrès de la science. Ce chapitre est remarquable, et M. Quinet avait pour le rédiger de précieux matériaux. Nous voulons parler du troisième livre de l’Histoire des sciences mathématiques en Italie, par M. Libri. Sur un fait particulier, M. Quinet cite une lettre de Galilée que M. Libri a publiée dans le Journal des Savans en 1841. Peut-être M. Quinet n’eût-il pas dû se contenter de ce renvoi ; en effet, c’est dans l’Histoire des sciences mathématiques en Italie que se trouve tracée dans les proportions les plus étendues et avec les justifications les plus intéressantes la biographie scientifique de Galilée. Ce savant morceau de M. Libri a dû être fort utile à M. Quinet[2]. Quand l’auteur de l’Ultramontanisme, en traitant de l’église romaine et de la philosophie, énonce et développe cette idée, que l’Italie a eu deux cents ans avant la France son XVIIIe siècle, il a encore l’avantage de se trouver sur les traces d’un autre de ses collègues, M. Philarète Chasles, qui, dans cette Revue, a tracé le plus piquant tableau de l’Italie philosophique du XVIe siècle[3]. Dans la rapidité de sa course, M. Quinet a négligé d’indiquer ce travail. Au milieu du chapitre où l’auteur de l’Ultramontanisme apprécie les relations de l’église romaine avec les peuples, il nous dit : « Croirait-on que l’inquisition est ce qui a conservé chez l’Espagne l’esprit de race ? Rien n’est plus certain… Pendant trois siècles, un bûcher national a conservé, en dépit de l’ultramontanisme, la nationalité de l’Espagne. » Ici M. Quinet semble s’étonner lui-même de la nouveauté hardie de sa pensée, et il oublie qu’il ne fait que répéter M. de Maistre, dont, pour abréger, nous ne citerons qu’une phrase : « Si la nation espagnole a conservé ses maximes, son unité, et cet esprit public qui l’a sauvée, elle le doit uniquement à l’inquisition[4]. » M. Quinet, qui cite M. de Maistre au sujet de choses fort connues, comme le fameux passage sur le bourreau, avait une occasion excellente, dans le chapitre qu’il intitule l’Inquisition, de discuter les Lettres du célèbre ultramontain.

Nous ne nous permettons ces observations de détails que pour faire comprendre les préoccupations qui assiégent M. Quinet. Il est trop pressé, trop agité, pour s’arrêter à des soins que prendraient d’autres écrivains. Il s’aperçoit quelquefois lui-même de son état, et il s’écrie quelque part : Mais quoi ! parlons tranquillement. Cette résolution est sage ; par malheur, l’auteur y est souvent infidèle. Quand il est en face de la papauté, son exaltation redouble, et à de justes censures il mêle les griefs les plus étranges. Ainsi M. Quinet fait un reproche à Rome de n’avoir pas sauvé en 1815 le maréchal Ney et le roi Murat ; il demande pourquoi le pape n’a pas délivré. Napoléon prisonnier à Sainte-Hélène : « Où est l’homme, s’écrie-t-il, qui n’eût été frappé, ébranlé jusque dans le fond de son cœur, à la vue de ce Prométhée délivré du vautour par l’Hercule chrétien ? » Tout à l’heure on raillait le pape de son impuissance, maintenant c’est un autre Hercule. Ici le poète domine, et sans doute M. Quinet s’est imaginé qu’il faisait des vers. De pareilles choses ne devraient pas s’écrire en prose.

M. Quinet loue beaucoup le XVIIIe siècle, et il veut faire de la gloire de cette époque son arme la plus redoutable contre le catholicisme. Cette intention n’est pas nouvelle, et d’autres l’ont elle avant lui. Peut-être les écrivains si spirituels et si clairs du XVIIIe siècle, s’ils pouvaient lire le panégyrique, que leur consacre l’auteur de l’Ultramontanisme, seraient-ils un peu surpris par le jugement dont leur époque se trouve l’objet. « Le XVIIIe siècle, dit M. Quinet, est arraché à sa vallée d’Égypte ; il laisse derrière lui ce qu’il a adoré, et les Pharaons le poursuivent pendant plus d’une journée. Il est entraîné à l’écart par ceux qui le conduisent. » Le XVIIIe siècle entraîné à l’écart ! Mais ceux qui l’ont défendu avaient toujours pensé qu’il n’avait jamais quitté le chemin direct des idées légitimes et puissantes. Le XVIIIe siècle, qu’il en ait eu plus ou moins conscience, est l’héritier d’Abailard, de Montaigne et de Descartes. Ici M. Quinet méconnaît la tradition philosophique comme il a méconnu la tradition du pouvoir civil. « L’homme moderne, écrit-il, reste loin de la vieille société, sans aucun intermédiaire, en face de la raison. » Non, il y a eu des intermédiaires ; sans remonter aux grands hommes que nous avons nommés, nous ne sommes arrivés à Voltaire qu’en passant par Bayle, et l’auteur du Télémaque a préparé l’auteur de l’Émile. En pénétrant dans le XVIIIe siècle, dont M. Quinet veut se faire l’historien, nous avons en vain cherché Diderot, d’Alembert, l’Encyclopédie et Fréret. Cependant il est impossible d’avoir l’idée la plus élémentaire de ce siècle sans apercevoir les fondateurs de l’Encyclopédie, sans contempler les lignes principales de ce grand monument, sans apprécier, même en courant, les travaux du célèbre critique, qui est un des plus formidables ennemis du christianisme. Puisqu’il voulait glorifier le XVIIIe siècle, M. Quinet aurait dû lui emprunter un peu de son esprit d’analyse.

Arrêtons-nous un instant devant la figure de Voltaire. L’empire que ce grand homme exerça sur son siècle fut si étendu, que sur ce point l’exagération n’est pas possible. M. Quinet, dans son enthousiasme assez fraîche date pour Voltaire, a donc pu se donner librement carrière. Nous ne le chicanerons pas pour avoir dit que Voltaire s’est assis sur le trône des esprits, qu’il a été un ange d’extermination, qu’il a été le rire de l’esprit universel, un grand acte de la Providence ; mais, quand M. Quinet affirme que Voltaire est l’esprit chrétien lui-même, nous ne saurions souscrire à une telle appréciation. M. Quinet a-t-il voulu dire que Voltaire est chrétien, parce qu’il a été le prédicateur le plus puissant des droits de l’humanité ? Mais la pensée constante de Voltaire fut précisément de faire primer le christianisme par l’esprit de l’humanité. Avant Jésus-Christ, nous trouvons dans les écrivains romains la notion de l’humanité, nous la trouvons dans Térence, dans Cicéron, dans Sénèque ; c’est avec la pensée de Sénèque et de Cicéron que renoue Voltaire. Loin de vouloir, comme le dit M. Quinet, envelopper la terre entière dans le droit de l’Évangile, Voltaire a toujours travaillé à substituer à la religion révélée du Christ l’indépendance la plus complète et la généralité la plus absolue de l’esprit humain.

Prétendra-t-on que Voltaire fut animé de l’esprit chrétien, parce que dans Zaïre, dans Alzire, il a fait un pathétique usage des beautés morales du christianisme ? Voltaire a tenté des excursions dans l’art chrétien, comme il s’est servi de la mythologie grecque, en poète. Quant à l’homme même, il est l’ennemi systématique du dogme chrétien. M. Quinet n’avait donc plus en mémoire la correspondance de Voltaire quand il a écrit que Voltaire était l’esprit chrétien lui-même ? Qu’il ouvre ce vaste dépôt des pensées intimes de l’auteur d’Alzire, il trouvera de nombreux démentis à son assertion. Voltaire écrivait à Helvétius en 1759 : « Nous aurions besoin d’un ouvrage qui fît voir combien la morale des vrais philosophes l’emporte sur celle du christianisme. » Voici ce qu’en 1765 il mandait au comte d’Argental : « C’est à mon gré le plus grand service qu’on puisse rendre au genre humain de séparer le sot peuple des honnêtes gens pour jamais, et il me semble que la chose est assez avancée. On ne saurait souffrir l’absurde insolence de ceux qui vous disent : je veux que vous pensiez comme votre tailleur et votre blanchisseuse. » Loin de reconnaître dans le christianisme l’idée la plus générale, et un enseignement que toutes les intelligences, même les plus hautes, dussent accepter, on voit que Voltaire se révoltait contre l’uniformité du joug que l’Évangile impose à tous ; pour lui, l’aristocratie et l’indépendance de l’esprit étaient la règle suprême.

Nous relevons en passant ces inexactitudes dans lesquelles la fougue de M. Quinet l’a entraîné, parce que rien n’embrouille plus les questions que les méprises sur les faits et sur les hommes. Que gagne-t-on à faire de Voltaire un chrétien, et de Descartes un philosophe orthodoxe ? Ce n’est pas la première fois que nous demandons qu’on laisse aux grandes idées qui se disputent le monde le caractère qui les spécifie, et qu’on ne tombe pas dans l’illusion ou dans l’hypocrisie de confondre avec le christianisme les doctrines qui lui ont été le plus contraires.

La révolution française préoccupe beaucoup, et à juste titre, l’auteur de l’Ultramontanisme. C’est elle qu’il oppose à l’esprit de l’église romaine. Mais alors pouvait-on s’attendre que M. Quinet représenterait la révolution française comme une espèce de plaie d’Égypte, dont Dieu a voulu frapper les méchans ? Nous citerons ses paroles : « Il fallait qu’un grand châtiment vint avertir l’église qu’elle se trompait. Ce châtiment sacré, la Providence le lui a envoyé en déchaînant contre elle, la révolution française. Le ciel ne pouvait pas parler plus haut. A-t-il été entendu, compris ?… L’église niera-t-elle le châtiment ? Cela est impossible. Prétendra-t-elle que ce qui est vrai pour les autres n’est pas vrai pour elle ? Elle ne le peut pas davantage. L’avertissement n’a-t-il pas été donné avec assez de force. Faut-il que Dieu se répète ? Elle le pense encore moins. » Et M. Quinet, à quoi a-t-il pensé quand il a écrit de semblables lignes ? La révolution française n’est à ses yeux qu’un châtiment sacré que Dieu déchaîne pour punir l’église ! Nous pensions, nous, qu’elle était une source féconde de principes et d’idées, le développement légitime de la société française, et que les excès, même les crimes qu’on doit lui reprocher, ne sauraient abolir chez elle ce grand caractère d’une régénération nécessaire et glorieuse. Ce sont les ennemis de la révolution qui tiennent le langage que leur emprunte aujourd’hui M. Quinet, par la plus singulière des inadvertances. A son insu, M. Quinet apprécie la révolution française comme certains écrivains mystiques. Nous le renverrons à un écrit de Saint-Martin que ce théosophe publia en 1795. Cet écrit de quatre-vingts pages a pour titre : Lettre à un Ami ou considérations politiques, philosophiques et religieuse sur la révolution française. L’auteur mystique y reconnaît la nécessité de la révolution, et la raison qu’il en donne, c’est que Dieu dans ses décrets avait condamné le clergé et l’église extérieure. Saint Martin trouve naturel que Dieu verse du sang, arrache les fondemens d’une société antique, dans l’unique intérêt de ses élus et de l’église invisible. M. Quinet devait-il donc se placer au même point de vue ? Que devient alors le peuple dans cette manière d’apprécier la révolution ? Il n’est plus qu’instrument et victime. Il est le jouet de Dieu, qui le pousse et qui l’immole. Il y a plusieurs années qu’en causant à Munich avec le célèbre mystique Franz Baader, je recueillis de sa bouche cette parole : La révolution française est un ordre de Dieu, exécuté par le diable. Pour ma part, dans cette définition, j’acceptai Dieu, mais je retranchai le diable. M. Quinet reproche à un prélat espagnol d’avoir dit que la révolution française est une invention de l’enfer, et il accuse « Goerres de faire écho sur ce point à l’évêque des Canaries. Il ne s’aperçoit pas qu’il dit presque la même chose en appelant la révolution française un châtiment sacré, en écrivant que la Providence a déchaîné contre l’église la révolution française. Il ne reste plus qu’à savoir comment la Providence envoie les châtimens et déchaîne les monstres ; c’est un détail d’exécution. C’est assez sur ce point, mais nous voulions constater qu’il y a chez M. Quinet une sorte d’illuminisme poétique dont il n’a pas conscience ; c’est souvent un mystique sans le savoir.

Nous, arrivons à l’examen des opinions dogmatiques que nous a promises l’auteur de l’Ultramontanisme. Les imaginations de poètes sont sujettes à se tromper elles-mêmes ; elles grossissent les objets, elles peuplent le vide de créations fantastiques. Il peut arriver à un poète, quand il est dans le domaine des idées philosophiques, de prendre de vagues aspirations vers la pensée pour des vérités substantielles. C’est un peu l’histoire de M. Quinet. Il est de très bonne foi quand il dit à son auditoire : « Je ne suis qu’un degré de cette échelle de lumière que vous devez parcourir jusqu’à Dieu. Demain ou après, l’échelon peut disparaître. Qu’importe ? j’ai montré le chemin ; allez plus loin que moi ! élevez-vous plus haut que moi ! Il est évident que M. Quinet se croit très loin et très haut quand il fait une pareille invitation à ses auditeurs. Cherchons un peu dans quelle région, dans quelle latitude il les a conduits.

Il est une justice que nous rendrons d’abord à M. Quinet avec un plaisir véritable et qui s’adresse à la générosité des instincts, à la noblesse des sentimens, dont l’expression se trouve consignée dans ses pages. Il demande la liberté pour tous les peuples, le respect des nationalités, et il prêche la fraternité universelle. Toutes ces généralités, neuves il y a cinquante ans, ont trouvé dans M. Quinet un chaleureux interprète. On sent qu’il est plein des souvenirs de l’histoire de notre révolution. Il demande que, dans le démembrement de la puissance spirituelle, il se forme une autorité dont l’effet se fasse sentir à tous les peuples. Il rappelle que les premières assemblées de la révolution française ont eu cette pensée, et pour lui la déclaration des droits de l’homme est une profession de foi canonique. Ici constatons une interversion singulière dans la manière dont M. Quinet pose les questions. Ce que tout le monde appelle pouvoir politique, il l’appelle pouvoir spirituel ; il demande aux assemblées politiques de nos jours d’être l’organe de la nouvelle puissance spirituelle : il ne s’agit pas, dit-il, de renverser la cité catholique, mais bien de la réaliser. M. Quinet continue dans l’ordre spéculatif l’erreur qui l’a si fort fourvoyé quand il a voulu tracer des généralités historiques. Nous l’avons vu, quand il parlait du moyen-âge absorber entièrement le pouvoir temporel dans la puissance spirituelle ; maintenant il appelle puissance spirituelle le pouvoir temporel lui-même. Il aperçoit l’avenir de l’humanité sous la forme d’une église universelle ; les assemblées seront des conciles, et leurs décrets remplaceront les bulles des papes. Tout cela est faux ; non, je me trompe, tout cela est puéril : c’est jouer avec les mots, ce n’est pas traiter gravement la réalité. Il y aura toujours deux ordres d’idées fort distincts : l’ordre spirituel, l’ordre temporel. Nous avons déjà montré dans cette Revue[5] que ces deux ordres étaient aussi étendus, aussi complets l’un que l’autre, et qu’ils devaient se respecter mutuellement dans leurs attributions et leurs limites légitimes. Nous ne reviendrons pas sur ce point. Il nous suffit d’avoir rendu sensible l’erreur de M. Quinet.

Si le pouvoir politique, sous le nom de pouvoir spirituel, absorbait tout, que deviendrait la religion ? C’est ce que nous cherchons en vain dans le livre de M. Quinet. Il nous a dit expressément qu’il aspirait à un enseignement plus véritablement religieux que l’enseignement ecclésiastique (pag. 116). Quel est cet enseignement religieux ? L’année dernière, M. Quinet écrivait qu’il était de la communion de Descartes, de Turenne, de Latour-d’Auvergne, de Napoléon. Or, tous ces illustres personnages appartenaient à la communion catholique, car probablement M. Quinet entendait parler de Turenne après sa conversion. En rappelant ces grands noms, il se proposait sans doute de montrer qu’il ne voulait pas se séparer de l’église catholique Aujourd’hui, nous ne trouvons plus M. Quinet dans la même situation ; il proclame que le catholicisme va se retirer des états modernes, et il cherche pour le remplacer un principe religieux d’être et de durée. Quel sera ce principe ? M. Quinet incline-t-il au protestantisme ? On pourrait d’abord le penser quand on voit l’auteur de l’Ultramontanisme emprunter parfois des armes aux protestans pour combattre l’église catholique ; mais au-delà de ces apparences il n’y a plus de similitude entre les croyances du protestantisme et les idées que professe aujourd’hui M. Quint. Le protestantisme est une religion fort positive ; il a des dogmes très arrêtés, et il se propose avant tout la régénération intérieure de l’individu. Or, aujourd’hui, c’est de l’humanité que se préoccupe principalement M. Quinet. « Vous cherchez le Christ dans le sépulcre du passé, nous dit-il, mais le Christ a quitté le sépulcre, il a marché, il a changé de place ; il vit, il s’incarne, il descend dans le monde moderne. » Ici M. Quinet répète, sans s’en apercevoir, ce qu’a dit en Allemagne le docteur Strauss, que dans cette Revue même il a si éloquemment combattu Quand M. Quinet écrivait ce bel article, il raillait assez amèrement l’humanité qui s’adore elle-même ; il comparait le genre humain à un autre Saül saisi de vertige, il nous le montrait s’écriant dans son ivresse : « Je sens que je deviens Dieu ! » Or, que fait autre chose aujourd’hui M. Quinet que diviniser l’humanité et le monde, puisqu’il nous dit que le Christ s’y incarne ? Ne nous dit-il pas aussi que Galilée, Keppler et Newton sont les prophètes du monde moderne, des voyans, parce qu’ils ont lu en Dieu lui-même leur géométrie sacrée ? Cependant, lorsque M. Quinet critiquait Strauss, il se faisait l’adversaire du Dieu-substance.

Quand on suit avec attention la pensée de l’auteur de l’Ultramontanisme, on la voit s’épuiser en efforts pour aboutir à un système sans pouvoir y parvenir. M. Quinet s’agite dans un spiritualisme généreux, mais vague, plein d’élans poétiques, mais aussi de contradictions flagrantes Un moment on serait tenté de le croire déiste avec Rousseau, puis on le trouve panthéiste. Son spiritualisme a mille aspects, mille couleurs : il amuse un moment l’imagination ; mais, comme il n’édifie rien, il ne saurait satisfaire les intelligences qui veulent se rendre compte des choses.

Pour nous résumer sur le livre même, l’Ultramontanisme est de beaucoup inférieur à la publication qu’a faite l’année dernière M. Quinet sur les jésuites. Les attaques auxquelles il se livre contre l’église ne sont ni nouvelles ni habiles. Sous les formes parfois éclatantes de la polémique de M. Quinet, il y a trop de réminiscences et de lieux communs. Il donne aussi trop beau jeu à ses adversaires par l’ardeur irréfléchie qui l’entraîne, tant pour les faits que pour les idées, dans d’étranges confusions. Sous le rapport dogmatique, l’écrivain s’est tellement abusé lui-même, qu’il a pris des sentimens vagues et des emprunts à des écoles contraires pour des idées positives et neuves.

En dépit de toutes ces méprises, nous n’en tenons pas moins pour très réel le talent même de M. Quinet. Laissons enfin le court ouvrage que nous avons dû critiquer pour considérer un moment l’écrivain avec sa belle imagination et sa brillante plume. Il y a dans ce qu’a écrit M. Quinet, nous ne parlons que de sa prose, un reflet splendide du génie poétique de M. de Châteaubriand. C’est un de ceux qui, parmi nos contemporains, ont été le plus frappés par le style immortel de l’auteur des Martyrs, et qui ont su en garder quelques rayons. Il faut ajouter à ces impressions les idées et les sentimens dont M. Quinet a été s’inspirer en Allemagne. Pour lui, la métaphysique allemande fut comme une poésie initiatrice, et il sut teindre de vives couleurs les trames subtiles de l’idéalisme germanique. Par une réaction qui nous prouve une fois de plus que M. Quinet est un poète, l’auteur d’Ahasverus professe aujourd’hui autant de dédain pour l’Allemagne qu’il ressentait autrefois d’enthousiasme pour elle. A l’entendre, les illustres universités d’Allemagne ne disent plus rien, la torpeur est à Berlin, et la mort à Munich. Devait-on s’attendre à trouver de pareilles sentences dans la bouche du traducteur de Herder et de l’hôte d’Heidelberg ?

Dans la critique littéraire, M. Quinet apportait un précieux avantage, son imagination ; grace à elle, il pouvait entrer mieux que personne dans l’intelligence, dans le secret de ces grandes épopées où se reflète la vie héroïque et religieuse des peuples. En fécondant encore par l’étude cet heureux don, M. Quinet était appelé à se faire une belle place parmi les historiens de la littérature. Les morceaux si remarquables qu’il a réunis sous le titre d’Allemagne et Italie, et qui ont paru successivement dans cette Revue, attestaient une touche aussi ferme que brillante ; ils annonçaient un critique vraiment artiste qui saurait comprendre en penseur, commenter en grand écrivain les œuvres du génie et les monumens des civilisations. Pourquoi faut-il que, depuis plusieurs années, ces belles espérances aient été, sinon détruites, du moins bien ajournées ? Pourquoi M. Quinet semble-t-il dédaigner aujourd’hui les études auxquelles il doit ses meilleurs titres, et qui seules peuvent confirmer sa renommée dans l’avenir, pour se livrer uniquement à une polémique plus retentissante qu’utile et judicieuse ? Le temps s’écoule cependant, et le talent, au lieu de se fortifier, de s’accroître, s’amoindrit et s’égare.

Les intelligences élevées doivent, à mesure que la vie se déroule devant elles, trouver de plus en plus la force et le calme, et se séparer des agitations stériles. Il arrive un moment où l’esprit apprécie toutes choses pour ce qu’elles valent, et n’a plus qu’une ambition sérieuse : c’est de se contenter lui-même. Alors, dans quelque route où se trouve engagé l’écrivain, qu’il soit poète, historien, philosophe ou publiciste, il s’honorera par un culte sévère de l’art et de la science, et dédaignera de sacrifier aux faux dieux. Il aura un mépris tranquille pour ces succès éphémères qu’il faut acheter en altérant la vérité dans sa grandeur féconde. Il sait d’ailleurs que de pareils succès sont le plus grand obstacle à une renommée durable. Dans sa clairvoyante justice, l’opinion discerne ceux qui la courtisent par de petits moyens de ceux qui savent mériter, attendre ses suffrages sans les chercher. Il est possible que les rois, s’ils ont encore des flatteurs, soient toujours leurs dupes et les prennent pour des amis sincères ; mais il est un autre souverain, le public, qui, en paraissant accepter toutes sortes d’adulations et d’hommages, a le plus souvent peu d’illusions sur le compte de ceux qui les lui prodiguent. Pour arriver à son estime, l’indépendance de l’artiste, celle du penseur est, encore la voie la plus sûre ; c’est pour ainsi dire la voie sacrée qu’un homme comme M. Quinet ne doit jamais vouloir quitter. Qu’il reprenne ces beaux travaux où il avait su donner à la critique tant d’animation, et de splendeur : c’est le vœu sincère que font parmi nous tous ceux qui ont pour son remarquable talent une sympathie profonde. Il ne s’estimerait vraiment pas à sa juste valeur, s’il ne se croyait plus d’autre mission que de déclamer contre les jésuites et les ultramontains. Le brillant passé de M. Quinet nous donne le droit de demander autre chose à l’écrivain que dans sa jeunesse un noble enthousiasme emportait vers la patrie de Platon et d’Homère.

Dans une époque où à chaque pas on se trouve en face de l’exploitation industrielle et du charlatanisme littéraire, il importe que les idées et ceux que leur talent appelle à en être les interprètes ne descendent pas des hauteurs où les place la nature des choses, dans le dessein de se rendre plus populaires. Le beau et le vrai, par leur propre efficacité ; exercent sur tous les hommes, sur le peuple aussi bien que sur les connaisseurs, un irrésistible empire, et, pour avoir toute leur puissance, ils ne doivent sacrifier aucune de leurs conditions essentielles. En gardant aux lois nécessaires de l’art et de la science une fidélité ferme, les artistes et les penseurs attireront le peuple à eux, et de cette manière ils l’élèveront ; au contraire, si des esprits d’élite, cédant à de déplorables exemples, imaginaient de prendre pour règle les prétendus besoins et les convenances présumées de la foule, et d’y accommoder l’art et la science, cette conduite serait funeste à eux-mêmes, à la poésie, à la pensée, enfin au peuple qu’on aurait voulu servir. Ce n’est pas en abaissant les idées qu’on élèvera les masses. On compromettrait gravement l’éducation de la démocratie, si on la traitait comme ces enfans débiles pour lesquels on retranche dans les disciplines humaines tout ce qu’il y a de rude et de grand.


LERMINIER.

  1. Un vol. in-8o, au Comptoir des imprimeurs-unis, 15, quai Malaquais.
  2. Cette biographie de Galilée se trouve dans la Revue du 1er juillet 1841.
  3. Voir la livraison du 1er mars 1842.
  4. Lettres à un gentilhomme russe sur l’inquisition espagnole. Quatrième lettre, pages 97, 98.
  5. L’Église et la Philosophie. — Revue des deux Mondes, 15 octobre 1843.