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L’Uniformité de la nature

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L’UNIFORMITÉ DE LA NATURE

(D’après le professeur Bain et Mr. H. Lewes.)

Dans deux petits articles publiés par notre nouveau journal philosophique, Mind, le professeur Bain et M. G. H. Lewes se sont montrés en désaccord sur une question qui paraît présenter assez d’intérêt et d’importance pour m’autoriser à en soumettre un court exposé et une brève discussion à l’attention des lecteurs de la Revue philosophique. M. Lewes écrit (Mind, ii, p. 283) : a Le professeur Bain soutient que nous ne pouvons justifier par aucune raison notre croyance à la ressemblance du futur au passé : mais que le postulat de l’uniformité de la causation est une supposition. J’ai soutenu que la véritable expression de l’uniformité de la causation (généralement nommée uniformité de la nature) n’est que la simple affirmation de l’identité des effets dans des conditions identiques : tout ce qui est, est et sera aussi longtemps que les conditions demeurent invariables ; et ceci, dis-je, n’est nullement une supposition ; c’est une proposition identique » (Problèmes de la vie et de la pensée, vol. ii, p. 99). D’autre part, le professeur Bain écrit (Mind, i, p. 146) : « En traitant des fondements primitifs de la certitude inductive (logique de la déduction, p. 273), j’ai posé ce fait essentiel que nous devons nous faire accorder, comme un postulat, l’uniformité de la nature : j’ai soutenu que nous ne pouvions donner aucune raison de la ressemblance du futur au passé, mais que nous devions simplement hasarder cette affirmation. L’observation peut prouver que ce qui a été a été : elle ne peut prouver que ce qui a été sera. Pour cette raison, j’appelle l’uniformité de la nature un postulat, ou une supposition, et je refuse d’en faire une proposition identique. »

Examinons maintenant laquelle de ces deux manières de voir nous est d’un plus grand avantage, en face d’une nouvelle expérience. On trouve, par exemple, que l’eau ne bout plus à 212° F. sous la pression ordinaire de l’atmosphère. M. Bain, avec son postulat de l’uniformité de la nature, demeure absolument impuissant en face d’une nouvelle expérience comme celle-ci ; tandis que M. Lewes, se conformant à son principe de l’enchaînement indissoluble des effets et de leurs causes, conclut aussitôt que les conditions, dans ce nouveau cas, sont différentes des conditions ordinairement présentes, et se met à la recherche de l’élément invisible de trouble. Dans un cas comme celui-ci il y aurait témérité, de la part de M. Bain, à dire que la nature est inconséquente (comme il prétend qu’il le pourrait), même en prenant ce mot d’inconséquence dans le sens un peu large que nous lui donnons en l’appliquant aux actions humaines : il aurait simplement appris que la nature est plus complexe qu’il ne se la figurait, plus riche en conditions (avec les effets qui en découlent) mais non moins strictement enchaînée à son principe d’un même effet dérivant d’une même cause. Je fais, par exemple, une expérience qui produit un certain résultat ; je répète l’expérience, et le même résultat ne s’observe plus. Me viendra-t-il jamais à l’esprit que la nature a probablement, dans l’intervalle, changé ses procédés ? ou plutôt, de ce que la seconde expérience n’est pas la reproduction exacte de la première, ne conclurai-je pas aussitôt que l’une ou plusieurs des conditions primitives ont été modifiées ? Si l’attente où je suis d’un même résultat dans des conditions semblables était simplement fondée sur une supposition relative à l’uniformité de la nature, je me bornerais à conclure que je suis allé trop loin dans mon hypothèse, et je l’abandonnerais pour le moment. Mais je ne songe jamais à raisonner ainsi : — Je m’efforce avec persévérance de reproduire exactement la première expérience, fermement convaincu que, dans les mêmes conditions, les mômes effets se produiront. La notion de l’unité essentielle de l’effet, de la cause, et des conditions, et non pas l’hypothèse de l’uniformité de la nature : voilà ce qui me paraît être la véritable raison de mon effort persévérant pour répéter exactement la même expérience, dans le but d’obtenir le même résultat. Le principe de M. Lewes offre une base solide à la recherche scientifique, justement parce qu’il porte si haut cette vérité, en apparence banale, que tout ce qui est, est et sera aussi longtemps que les conditions demeurent invariables. Le postulat de M. Bain est renversé par chaque nouveau phénomène qui surgit dans le champ de l’expérience ; parce que chaque apparence nouvelle prouve que la nature n’est pas uniforme. Une telle hypothèse n’est d’aucun secours dans la recherche scientifique ; et d’autre part, elle est convaincue d’impuissance par chaque variation que l’on observe dans un univers éternellement variable.

Le professeur Bain se déclare disposé à accepter la proposition de M. Lewes, pourvu que celui-ci soit prêt à recevoir le temps et l’espace au nombre des conditions : mais, à coup sur, on ne devrait rien demander de semblable à M. Lewes. En quelque sens qu’on puisse dire que la nature est vraiment uniforme, notre foi à cette uniformité ne dépend pas du tout d’une hypothèse qui exclut le temps des conditions, mais de l’assurance, donnée dans tous les faits primitifs de la conscience, que tout ce qui est, est et continue ainsi jusqu’à ce que les conditions (quelles qu’elles puissent être) soient modifiées. Je combine de l’oxygène et de l’hydrogène, je suppose, à huit heures du matin, et je ne réussis pas à obtenir de l’eau. Me viendra-t-il jamais à l’esprit, en pareil cas, que je pourrais réussir à six heures du soir (toutes les particularités de l’expérience demeurant exactement identiques) ? Cependant pourquoi ne croirai-je pas ainsi, du moins par occasion, à l’efficacité possible du temps comme agent causal, si jusqu’à présent je n’ai fait que supposer que ce n’est pas un agent de cette nature ? Au contraire, je recherche invariablement la cause de mon insuccès dans quelque défaut de l’expérience, et je ne m’attendrai jamais un seul instant à un résultat différent pour avoir simplement ajourné ma tentative. N’est-ce pas là une preuve positive que la cause, la condition et l’effet se sont établis dans mon intelligence comme formant essentiellement un seul tout, et que le temps n’est jamais regardé en lui-même comme une cause, mais seulement comme une abstraction ou une généralisation : c’est le lieu, pour ainsi dire, où toutes les causes fonctionnent ; ce n’est, en aucune manière, un agent. La nature purement abstraite de l’espace pourrait être semblablement mise en lumière.

En somme, il me semble que ces deux penseurs considèrent en réalité deux questions distinctes. Le principe de M. Lewes est que, les mêmes conditions étant données, le même effet s’en suivra nécessairement : toute autre supposition renferme une contradiction. Car pour lui, l’effet n’est que le développement de sa cause ; et la cause elle-même est le total des conditions qui interviennent.

Ce ne sont là que des aspects différents d’une seule et même chose, des étapes différentes d’une seule et même évolution ; et par suite, affirmer que l’un des trois termes peut être dans les deux autres, c’est se contredire soi-même ; son principe est donc l’uniformité de la causation. D’un autre côté, le postulat de M. Bain est l’uniformité de la nature (expression fort vague, par laquelle il semble désigner le retour fatal des mêmes conditions). Il soutient que la seule raison que nous ayons pour nous attendre à la répétition des mêmes conditions est notre foi à l’uniformité générale de la nature : et supposer qu’elles ne se répéteront pas, cela n’implique point contradiction. Assurément un postulat de ce genre est appelé à rendre service tous les jours et à toute heure, et si c’était là tout ce que M. Bain prétend maintenir, M. Lewes ne mettrait nullement en doute sa proposition ; mais M. Bain va plus loin et met en avant cette attente habituelle (aussi souvent légitime que non) pour aider à poser les fondements de la certitude. C’est cette erreur que M. Lewes voit et veut mettre en évidence. N’est-ce pas, en effet, une contradiction manifeste dans les termes, que de parler d’un postulat comme fondement de la certitude ? Sûrement, ce n’est point une certitude que celle qui demande à s’appuyer sur une proposition que l’on ne fait qu’admettre. Une certitude doit avoir sa preuve en elle-même ; il faut qu’on la voie telle : son évidence doit être contenue dans le fait même de son appréhension. La certitude ne peut être fondée sur une base plus solide qu’une vérité nécessaire, dont la négation impliquerait contradiction. Or, le principe de M. Lewes rentre dans la catégorie des vérités nécessaires justement parce que les termes peuvent être résolus en une proposition identique. La nature n’est pas uniforme, dans le sens que M. Bain donne à ces mots ; car les conditions sont à jamais variables ; elle est uniforme dans le sens de M. Lewes, car les mêmes causes sont invariablement suivies des mêmes effets. Cette dernière certitude est la seule qu’on puisse atteindre ; mais c’est une certitude absolue, qui n’a pas besoin d’un postulat expérimental douteux pour la soutenir. La seule uniformité qu’on puisse légitimement attribuer à la nature est l’uniformité de relation entre la même cause et le même effet ; et l’on peut aisément montrer que l’expression de cette relation est une proposition identique, comme M. Lewes continue à le répéter avec une persistance qui est loin d’être superflue. Aucun de ses Problèmes de la vie et de la pensée n’est plus clairement discuté, ni plus important dans ses conclusions philosophiques que celui où il examine tout au long la question.

Arbroath (Écosse).