L’Union des jeunes

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Traduction par Pierre Bertrand et Edmond de Nevers.
P.-V. Stock, éditeur (Bibliothèque cosmopolite, n° 7) (p. --310).
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L’UNION DES JEUNES
Pièce en cinq actes
PERSONNAGES

Le chambellan Bratsberg, maître de forges.

Erik Bratsberg, son fils, étudiant en droit et commerçant.

Thora, sa fille.

Selma, femme d’Erik Bratsberg.

Le docteur Fieldbo, médecin des forges.

Stensgard, avocat.

Monsen, propriétaire de Storli.

Bastian Monsen, son fils.

Ragna, sa fille.

Helle, étudiant, précepteur des enfants de Monsen.

Ringdal, administrateur des forges.

Anders Lundestad, propriétaire rural.

Daniel Hejre.

Madame Rundholmen, aubergiste.

Aslaksen, imprimeur.

Une servante.

Une bonne.

Un garçon, etc.


La scène se passe à l’établissement des forges, près d’une ville commerçante du sud de la Norvège.

ACTE PREMIER

Fête populaire pour célébrer l’anniversaire de la constitution norvégienne le 17 mai. Un parc. Musiques et danses dans le fond. Des lanternes multicolores sont suspendues aux branches des arbres. Vers le milieu, un peu en arrière, une estrade pour les orateurs. A droite, l’entrée d’une grande tente. Devant cette tente un restaurant avec une table et des bancs. De l’autre côté, au premier plan, une seconde table couverte de fleurs et entourée de fauteuils.

Scène PREMIÈRE

LUNDESTAD, RINGDAL. Voix dans la foule
Foule nombreuse. Lundestad porte à sa boutonnière les insignes du comité. Il se tient debout sur l’estrade. Ringdal, qui a les mêmes insignes, est près de la table de gauche.


lundestad. — Et, sur ce, chers compagnons de fête, un vivat à notre liberté ! Comme elle nous a été léguée par nos pères nous voulons la transmettre à nos fils ! Un vivat à l’anniversaire de notre constitution ! Un vivat au 17 mai !

la foule. — Hurrah ! Hurrah ! Hurrah !

ringdal (au moment où descend Lundestad). — Et maintenant un vivat à notre vieux Lundestad !

quelques voix. — St ! chut !

plusieurs voix. — Vive Lundestad ! vive le vieux Lundestad ! vivat ! vivat !

(La foule se disperse.)

Scène II

MONSEN, ASLAKSEN, BASTIAN, STENSGARD, UN GARÇON

monsen. — Il a réellement oublié de mourir !

aslaksen. — Il a encore discouru sur nos affaires locales ; ah ! ah !

monsen. — C’est le discours qu’il fait tous les ans. Venez par ici.

stensgard. — Non, non ! par ici, monsieur Monsen. Nous allons perdre votre fille de vue.

monsen. — Oh ! Ragna saura bien nous retrouver.

bastian. — Ce n’est pas nécessaire ; l’étudiant Helle est avec elle.

stensgard. — Helle ?

monsen. — Oui, Helle. (Il le pousse amicalement du coude.) Mais je suis avec vous, moi ! Allons, venez ! Nous serons beaucoup mieux ici pour causer.

(Il prend place à la table de gauche.)

ringdal. — Mille pardons, monsieur Monsen, la table est réservée.

stensgard. — Réservée ? Pour qui ?

ringdal. — Pour le chambellan et sa famille.

stensgard. — Allons donc, ils ne sont pas ici.

ringdal. — Nous les attendons d’un instant à l’autre.

stensgard. — Alors cette honorable société prendra place ailleurs.

(Il prend un siège.)

lundestad (Il met la main sur le fauteuil). — Mais, on vous dit que cette table est réservée.

monsen (Il se lève). — Venez, monsieur Stensgard. Là-bas, il y a aussi d’excellentes places. (Il regarde vers la droite.) Garçon ! Hum, pas de garçon non plus ! Le comité de la fête aurait dû veiller à cela. Tenez, Aslaksen, allez donc nous chercher quatre bouteilles de champagne. Demandez du plus cher et dites que c’est Monsen qui paie.

(Aslaksen entre sous la tente.)

lundestad (Il s’approche et s’adresse à Stensgard). — Ne prenez pas ce que je vous ai dit en mauvaise part.

monsen. — Allons donc ! pas du tout !

lundestad (toujours à Stensgard). — Ce n’est pas moi personnellement, c’est le comité de la fête qui a résolu…

monsen. — Ça se comprend, le comité de la fête a ordonné et nous devons obéir.

lundestad (toujours à Stensgard). — Nous sommes ici chez le chambellan, il a mis ce soir à notre disposition parc et jardin, mais nous avons cru devoir…

stensgard. — Nous sommes très bien ici, monsieur Lundestad, pourvu qu’on nous laisse tranquilles. Je veux parler de la foule.

lundestad (amicalement). — Oui, oui, en somme tout va bien.

(Il s’éloigne vers le fond.)

aslaksen. — On apporte le vin tout de suite.

monsen. — Une table réservée… placée sous la surveillance spéciale du comité ! Pour un anniversaire de liberté !… Voilà encore un excellent exemple de la façon dont marchent les choses !

stensgard. — Mais vous, braves gens, pourquoi le supportez-vous ?

monsen. — La force de l’habitude.

aslaksen. — Il n’y a pas longtemps que vous êtes ici, monsieur l’avocat. Si vous connaissiez un peu mieux nos affaires locales !…

le garçon (Il apporte le Champagne). — C’est bien ici ?

aslaksen. — Oui. Allons, versez !

le garçon. — C’est à votre compte, n’est-ce pas, monsieur Monsen ?

monsen. — Oui, tout ; soyez sans inquiétude. Le garçon sort, (Monsen trinque avec Stensgard). Soyez le bienvenu parmi nous, monsieur l’avocat ! Je puis dire que c’est un honneur pour tout le district qu’un homme comme vous s’établisse ici. Nous avons tant entendu parler de vous dans les journaux, des discours que vous avez prononcés à des réunions de sociétés musicales, littéraires et autres. Nous savons que vous avez un grand talent oratoire et que vous avez à cœur le bien général. Puissiez-vous prendre une large et courageuse part dans… hum !… hum !…

aslaksen. — Dans nos affaires locales.

monsen. — Dans nos affaires locales. A votre santé !

(Ils boivent).

stensgard. — Pour ce qui est du courage et de l’intérêt que j’y apporterai, vous pouvez être tranquilles.

monsen. — Bravo ! Encore un verre, voulez-vous, pour cette bonne promesse ?

stensgard. — Non, j’ai déjà tout à l’heure…

monsen. — Allons donc ! Encore un verre, vous dis-je ! (Ils choquent leurs verres et boivent.) Puisque nous sommes sur ce sujet, je dois vous prévenir que le chambellan n’est pas le vrai maître ici. C’est le vieux Lundestad qui tire la ficelle derrière lui.

stensgard. — On me l’avait dit ; je ne comprends pas qu’un libéral comme lui…

monsen. — Lundestad ? Vous prétendez que Anders Lundestad est un libéral ? Tout au plus s’il s’en est donné le vernis, autrefois, dans son jeune temps, quand il était utile de le paraître pour faire son chemin.

stensgard. — Voilà un état de choses qui ne peut pas durer.

aslaksen. — Oui, par le diable, monsieur l’avocat, il faut mettre fin à tout cela !

stensgard. — Je ne dis pas que je ne…

aslaksen. — Oui, vous êtes précisément l’homme pour cela. Vous avez la langue bien pendue, comme on dit, et ce qui vaut encore mieux, vous savez écrire. Mon journal est à votre disposition comme toujours.

stensgard. — Renonceriez-vous à vous occuper de vos intérêts privés, si les électeurs portaient leur choix sur vous, monsieur Monsen ?

monsen. — Mes intérêts privés en souffriraient sûrement ; mais si l’on croit que le bien public l’exige, je mettrai de côté toute considération personnelle.

stensgard. — C’est beau, cela ! J’ai, d’ailleurs, remarqué que vous aviez déjà un parti.

monsen. — Je me flatte que la majorité de la jeune, génération, de cette vigoureuse jeunesse qui…

aslaksen. — Hum ! Hum ! On nous espionne !


Scène III

STENSGAED, HEJRE, MONSEN, BASTIAN, ASLAKSEN

hejre (myope, regarde de côté et d’autre et s’approche du groupe). — Puis-je prendre ce siège qui est libre ? Je m’asseoirai volontiers.

monsen. — Il ne manque pas de bancs solides, comme vous voyez ; mais si vous voulez prendre place à notre table ?

hejre. — A votre table ? Avec plaisir. (Il s’assied.) Voyons ; c’est du Champagne, je crois.

monsen. — Oui ; vous en prendrez peut-être un verre avec nous ?

hejre. — Non, merci ; le Champagne de Mme Rundholmen. Bah ! je puis bien en boire un petit verre à la santé de la société. Si j’avais un verre seulement !

monsen. — Bastian, cours en chercher un.

bastian. — Aslaksen, allez donc chercher un verre.

(Aslaksen entre sous la tente. — Quelques secondes de silence).

hejre. — Que ces messieurs ne se gênent pas à cause Je moi ! Je ne voudrais réellement pas… merci, Aslaksen ! (Il salue Stensgard). Un inconnu ? Vous êtes depuis peu dans le pays, sans doute ? Peut-être l’avocat Stensgard ?

monsen. — Lui-même (Il les présente l’un à l’autre). L’avocat Stensgard ; M. Daniel Hejre…

bastian. — Capitaliste.

hejre. — Ci-devant, pour s’exprimer avec précision. J’en suis maintenant soulagé de mes capitaux, débarrassé. Cependant je n’ai pas fait banqueroute.

monsen. — Buvez ! Buvez pendant que ça mousse !

hejre. — Mais n’insistons pas sur ces canailleries,… suffit ! Maintenant, espérons-le, ce n’est qu’une calamité passagère. Après en avoir fini avec mes vieux procès, je me suis colleté avec un très haut personnage qui… A sa sa santé ! Comment ? Vous ne voulez pas boire à sa santé ?

stensgard. — Puis-je vous demander quel est ce très haut personnage ?

hejre. — Ah ! Ah ! Pourquoi prenez-vous une mine si allongée ? Vous ne croyez pas, j’espère, que je parle de Monsen ? On ne peut pas dire de Monsen qu’il est un très haut personnage. C’est du chambellan Bratsberg qu’il s’agit, mon jeune ami !

stensgard. — Hein ! En affaires, le chambellan est certainement un homme d’honneur.

hejre. — Vous dites cela, jeune homme ? Suffit. (Il se rapproche.) Il y a quelques années, je valais une tonne d’or : mon père m’avait laissé une grande fortune. Vous avez sans doute entendu parler de mon père, le vieux Mads Hejre ? On l’appelait « Mads doré ». Il était armateur et avait gagné des sommes folles à l’époque de la liberté commerciale. Il avait fait dorer ses portes et ses fenêtres, il pouvait se permettre cela… suffit ! C’est pour cela qu’on l’appelait « Mads doré ».

aslaksen. — Est-ce qu’il n’avait pas fait dorer aussi ses tuyaux de cheminée ?

hejre. — Non, c’est une histoire des journaux qui a été mise en circulation longtemps avant vous. Mais il se servait de son argent et j’ai fait comme lui… Un coûteux voyage à Londres… Vous n’avez pas entendu parler de mon voyage à Londres ? J’avais emmené une véritable cour. Vous n’en avez pas entendu parler vraiment ? — Et combien d’argent n’ai-je pas prodigué aussi pour l’encouragement des sciences et des arts ! Et combien de jeunes talents n’ai-je pas poussés !

aslaksen (se levant). — Merci pour moi, messieurs

monsen. — Comment ? vous voulez nous quitter ?

aslaksen. — Je vais me dégourdir un peu les jambes.

(Il s’éloigne.)

hejre. — En voilà un qui est de ce nombre, et il me récompense comme les autres ! Savez-vous qu’il a fait ses études à mes frais pendant toute une année ?

stensgard. — Vrai ? Aslaksen a tant étudié que cela ?

hejre. — Comme le jeune Monsen ; mais il n’est jamais parvenu à rien comme… suffit ! Que voulais-je dire ?… Oui, j’ai dû cesser, j’avais déjà remarqué que cette malheureuse passion pour les spiritueux…

monsen. — Mais ce n’est plus là du tout ce que vous racontiez à M. Stensgard au sujet du chambellan.

hejre. — En effet. Oh ! c’est une longue histoire. A l’époque où la fortune de mon père était à son apogée, les affaires du vieux chambellan se trouvaient en fort mauvais état ; — il s’agit du père du chambellan actuel ; — car il était aussi chambellan.

bastian. — Naturellement, ici tout est héréditaire.

hejre. — Y compris toutes les qualités imaginables… Suffit… Bref, la dépréciation de l’argent, — les goûts dépensiers du vieux chambellan, les imprudences qu’il commit en 1816 le contraignirent à aliéner une partie de ses terres.

stensgard. — Et votre père les acheta ?

hejre. — Acheta et les paya. Mais qu’est-il arrivé ? Lorsque j’entrai en possession de ce bien, j’y apportai mille améliorations.

bastian. — Naturellement.

hejre. — A votre santé !… Mille améliorations…, je fis des coupes dans les bois, etc. Quelques années s’écoulent ; arrive M. Urien, le chambellan actuel, et il annule le marché !

stensgard. — Mais, très honoré monsieur, vous pouviez, sans doute, empêcher cela.

hejre. — Pas si facilement. Il prétendit que l’on avait oublié quelques petites formalités ; et puis je me trouvais à cette époque dans des embarras pécuniers, momentanés alors, mais qui sont peu à peu devenus chroniques. Et que peut-on faire, aujourd’hui, sans capitaux ?

monsen. — Non, c’est pardieu la vérité. Mais à certains points de vue, on ne va pas loin non plus avec des capitaux, je m’en suis aperçu et mes pauvres enfants aussi.

bastian (frappant sur la table). — Père, si je tenais certaines gens sous la main !

stensgard. — Vos enfants, dites-vous ?

monsen. — Oui, voyez par exemple Bastian, n’a-t-il pas reçu une bonne éducation ?

hejre. — Plutôt trois fois qu’une. — D’abord étudiant, puis en un tour de main peintre, puis aussi rapidement ingénieur civil, ce qu’il est aujourd’hui.

bastian. — Oui, je le suis, nom d’un tonnerre !

monsen. — Oui, il l’est ; je puis le prouver par les comptes et les certificats d’examen. Mais à qui donne-t-on les travaux de la commune, les travaux de voirie ? A des étrangers, à des gens qui ne sont pas de la ville et sur lesquels on n’est pas du tout fixé.

hejre. — C’est vrai. Il se passe ici des choses honteuses. Au jour de l’an dernier l’on a eu besoin d’un administrateur pour la caisse d’épargne, mais on a repoussé M. Monsen et l’on a pris un homme (il tousse) à qui l’argent collait aux doigts. On ne pourrait pas dire cela de notre généreux amphytrion. Y a-t-il dans la commune une adjudication quelconque de travaux, ce n’est jamais Monsen qui est favorisé par les autorités. Le commune sufragium du droit romain, cela veut dire ici que l’on fait naufrage dans les affaires communales. Fi ! de pareils vilenies !… A votre santé !

monsen. — Merci, mais pour parler d’autre chose, où en êtes-vous de vos nombreux procès ?

hejre. — Ils sont tous en bonne voie. Je ne peux pas vous en dire plus long pour le moment. Quelles avanies ne m’a-t-on pas faites à ce sujet ? La semaine prochaine je me verrai dans l’affreuse nécessité de citer tout le conseil municipal devant la commission d’arbitrage.

bastian. — Est-il vrai que vous vous soyez cité vous-même devant la commission d’arbitrage ?

hejre. — Oui, mais je n’ai pas comparu.

monsen. — Ah ! Ah ! Vous n’avez pas comparu ?

hejre. — J’avais un prétexte légal. Il me fallait passer le canal et c’était malheureusement dans l’année où Bastian a construit le pont. Vous savez bien ? Vlan, il s’est écroulé dans les ondes !

bastian. — Il a fallu qu’un maudit !…

hejre. — Du sang-froid, jeune homme. Tant de gens ici tendent l’arc jusqu’à ce qu’il se rompe ! Il en est de même pour les arcades des ponts… enfin, je m’entende. Suffit !

monsen. — Ah ! Ah ! Ah ! Oui, suffit ! Buvez seulement. (A Stensgard). Vous entendez ? M. Hejre a le privilège de dire tout ce qu’il lui plait.

hejre. — Le droit d’exprimer librement sa pensée est le seul droit civil auquel j’attache de l’importance.

stensgard. — Il est regrettable que ce droit soit limité par la loi.

hejre. — Hé ! Hé ! L’eau vous vient à la bouche, monsieur l’avocat. Vous pensez déjà qu’on pourrait me faire un bon procès pour injures verbales, hein ? A bas les pattes, très honoré monsieur ! Je suis un vieux praticien !

stensgard. — En fait d’injures ?

hejre. — Excusez-moi, jeune homme ! La mauvaise humeur que vous éprouvez fait honneur à votre cœur, je vous prie d’oublier qu’un vieillard s’est exprimé sans gêne devant vous sur votre ami absent.

stensgard. — Mon ami absent ?

hejre. — Le fils est certainement digne de tout respect… suffit ! La fille aussi. Et lorsque je donne un coup de dents au chambellan…

stensgard. — Au chambellan ? Prétendez-vous que le chambellan et sa famille soient de mes amis ?

hejre. — Oui ; on ne fait pas de visite à ses ennemis, il me semble.

bastian et monsen. — Des visites ?

hejre. — Aie, aie, aie ! Je viens de dire là une sottise.

monsen. — Vous avez fait une visite au chambellan ?

stensgard. — C’est un cancan, une calomnie !

hejre. — Quelle fatalité. Mais comment pouvais-je deviner que c’était un secret ? (A Monsen.) Du reste il ne faut pas prendre ce que je dis trop à la lettre. Quand je parle de visites, j’entends des visites de cérémonie, en frac, et avec des gants jaunes.

stensgard. — Et moi je vous répète que je n’ai pas échangé un seul mot avec cette famille !

hejre. — Est-ce possible ! La seconde fois, non plus, vous n’avez pas été reçu ? Car je sais bien que la première fois ils vous ont fait dire qu’ils n’y étaient pas.

stensgard (à Monsen). — J’avais tout simplement à lui remettre une lettre de la part d’un ami.

hejre (se levant). — C’est vraiment honteux ! Voilà un jeune homme plein de confiance, encore inexpérimenté, qui s’en va voir un homme du monde, dans sa maison, qui s’adresse à lui parce qu’il est fortuné… suffit ! L’homme du monde lui ferme la porte au nez ! Il n’est pas chez lui ! On n’est jamais chez soi quand on ne veut pas !… Enfin, c’est d’une ignoble grossièreté !

stensgard. — Oh ! laissez donc ces ennuyeuses histoires !

hejre. — Il n’était pas chez lui ! Lui qui dit : « Pour les gens honorables, je suis toujours chez moi ! »

stensgard. — Il dit cela ?

hejre. — C’est une façon de parler. M. Monsen n’a jamais été reçu non plus ; mais je ne sais pas pourquoi il vous a voué cette haine féroce. Savez-vous ce que j’ai entendu dire hier ?

stensgard. — Je ne veux pas savoir ce que vous avez entendu dire hier.

hejre. — Alors un point. Ces déclarations ne m’ont pas surpris dans la bouche du chambellan, seulement je ne comprends pas pourquoi il a ajouté que vous étiez un aventurier.

stensgard. — Un aventurier ?

hejre. — Puisque vous m’y forcez absolument, je me permettrai de vous dire que le chambellan a déclaré que vous étiez un aventurier et un chevalier d’industrie.

stensgard (bondissant). — Qu’est-ce qu’il a dit ?

hejre. — Aventurier et chevalier d’industrie, ou chevalier d’industrie et aventurier, je ne peux pas garantir l’ordre des mots.

stensgard. — Et vous avez entendu cela ?

hejre. — Moi ? Si j’avais été présent, je vous aurais certainement défendu comme vous le méritez.

monsen. — Voilà ce qui arrive quand…

stensgard. — Comment cet impudent personnage a-t-il osé se permettre ?…

hejre. — Allons ! Allons ! n’ayez pas le sang si chaud. Il parlait, sans doute, au figuré. Vous pourrez lui demander une explication demain, car vous êtes invité au banquet,

stensgard. — Je n’ai d’invitation pour aucun banquet.

hejre. — Deux visites, et pas une seule invitation !

stensgard. — Aventurier et chevalier d’industrie, que voulait-il dire ?

monsen. — Regardez ! Quand on parle du loup on en voit la queue. Viens, Bastian.

(Il s’éloigne avec Bastian.)

stensgard. — Que voulait-il dire, monsieur Hejre ?

hejre. — Je ne puis vraiment pas vous répondre à ce sujet… Vous souffrez ? Votre main, jeune homme ! Excusez-moi si ma franchise vous a blessé ! Vous ferez, croyez-m’en, bien d’autres amères expériences dans la vie ! Vous êtes jeune, plein de confiance, c’est beau, c’est même attendrissant. Mais, voyez-vous, « si la confiance est d’argent, l’expérience est d’or. » C’est un dicton de mon invention. Que Dieu vous garde !

(Il sort.)

Scène IV

LUNDESTAD, STENSGARD, BRATSBERG, FIELDBO, ASLAKSEN.

lundestad (il est sur l’estrade et agite la clochette). — Monsieur l’administrateur des forges Ringdal a la parole.

stensgard. — Monsieur Lundestad, je demande la parole.

lundestad. — Plus tard.

stensgard. — Non, tout de suite, immédiatement.

lundestad. — Je ne puis pas vous donner la parole, c’est M. Ringdal qui l’a.

ringdal (sur l’estrade). — Messieurs, nous avons l’honneur de posséder en ce moment au milieu de nous un homme au cœur généreux, à la main libérale, que depuis longtemps déjà nous avons pris l’habitude de regarder comme notre père, qui ne nous a jamais refusé ni ses conseils, ni son appui effectif, dont la porte ne s’est jamais fermée devant aucune personnalité honorable, un homme qui… que… enfin, puisque notre hôte n’aime pas les longs discours, un hurrah au chambellan Bratsberg et à sa famille ! Hurrah !

la foule. — Hurrah ! Hurrah !

(Joie exubérante. Le chambellan serre la main des gens qui l’entourent.)

stensgard (à part). — Ai-je la parole maintenant ?

lundestad. — Je vous en prie. L’estrade est à votre disposition.

stensgard (il saute sur la table). — Je me fais une estrade moi-même.

des jeunes gens. — Hurrah !

bratsberg (A Fieldbo). — Quel est donc cet homme aux façons si étranges ?

fieldbo. — C’est l’avocat Stensgard.

bratsberg. — Ah ! c’est lui !

stensgard. — Écoutez-moi, amis, en ce jour de fête : écoutez-moi, vous tous dont le cœur est rempli de joie en cet anniversaire de liberté. Je suis un étranger au milieu de vous…

aslaksen. — Non.

stensgard. — Je vous remercie de cette bonne parole qui m’est un précieux témoignage de sympathie. Cependant, oui, je suis encore un étranger, mais qu’importe ? Mon cœur bat à l’unisson des vôtres pour vos deuils et vos joies, pour vos combats et vos victoires. Et si vous me permettez…

aslaksen. — On vous permet, monsieur l’avocat.

lundestad. — Pas d’interruptions ! Vous n’avez pas là parole.

stensgard. — Vous l’avez encore moins, vous ! Je déclare dissous le comité de la fête. Liberté, un jour de liberté !

des jeunes gens. — Vive la liberté !

stensgard. — On veut vous enlever la liberté de la parole ! On veut vous fermer la bouche ! Repoussez cette tyrannie. Je ne consentirais pas à parler devant une foule asservie. Je tiens par dessus tout à m’exprimer librement, et, sans doute, vous aussi !

la foule (de plus en plus joyeuse). — Hurrah !

stensgard. — Il ne faut pas de ces fêtes infructueuses et banales ; il faut qu’à l’avenir notre fête de mai porte des fruits d’or. Mais c’est l’époque de la semence ; c’est la saison pleine de sève. Le premier juin prochain, il y aura juste deux mois que je me suis établi au milieu de vous ; et que n’ai-je pas déjà vu ici de grand et de petit, de beau et de laid ?

bratsberg. — Docteur, de quoi parle-t-il donc ?

fieldbo. — L’imprimeur Aslaksen prétend qu’il est question de nos affaires locales.

stensgard. — J’ai, certes, constaté de grandes qualités dans le peuple, mais j’ai constaté aussi que la corruption fait peser sur lui son lourd fardeau et l’écrase ! Oui, j’ai vu des hommes ardents, confiants et généreux ; mais j’en ai vu aussi dont la porte reste fermée…

thora. — O mon Dieu

bratsberg. — Que veut-il dire

stensgard. — Frères, un fantôme des anciens jours d’esclavage est encore auprès de vous et jette une ombre paralysante là où devraient régner la lumière et la liberté. Que ce fantôme disparaisse !

la foule. — Hurrah ! hurrah ! pour le 17 mai.

thora. — Allons-nous en, père.

bratsberg. — Où veut-il en venir avec son fantôme ? Docteur, de qui parle-t-il ?

fieldbo (rapidement). — Oh ! des…

(Il lui murmure quelques mots.)

bratsberg. — Ah ! Ah ! Non ! Vrai ?

thora (Bas à Fieldbo). — Merci.

stensgard. — Si personne autre ne se présente pour tuer le dragon, eh bien, ce sera moi ! Mais nous devons rester unis, marcher ensemble.

plusieurs voix. — Oui ! Oui !

stensgard. — Nous sommes les jeunes. Le temps nous appartient comme nous appartenons au temps. Notre droit est notre devoir : place à toutes les forces à tous les esprits qui sentent leur force ! Nous allons si vous le voulez bien, contracter une alliance. Le règne du sac d’écus est fini.

bratsberg. — Bravo ! (Au docteur.) Le sac d’écus, a-t-il dit ; ainsi, réellement ?…

stensgard. — On me lance de ce côté un bravo ironique…

bratsberg. — Non.

stensgard. — Que m’importe ! Ni remerciements, ni menaces n’affectent l’homme qui sait ce qu’il veut. Nous allons tous entrer sous la tente du restaurant pour y conclure notre alliance sur l’heure.

la foule. — Hurrahl Hurrah ! Portez-le !

(On l’enlève à bout de bras.)

quelques voix. — Parlez encore ! Encore !

stensgard. — Soyons fermement unis. La Providence elle-même favorise l’Union des jeunes. Il ne tient qu’à nous, si nous le voulons, de gouverner cette ville.

(On le porte sous la tente au milieu d’une joie délirante.)

madame rundholmen (elle s’essuie les yeux). — Comme il parle ! N’est-ce pas, monsieur Hejre, qu’il est à embrasser ?

hejre. — Ah ! pour cela non, je ne l’embrasserai pas !

madame rundholmen. — Vous ! je crois bien !

hejre. — Vous voudriez peut-être l’embrasser, madame Rundholmen ?

madame rundholmen. — Ah ! vous êtes un homme affreux !

(Elle entre sous la tente avec Hejre.)

Scène V

BRATSBERG, LUNDESTAD, FIELDBO, HEJRE

bratsberg. — Fantôme ! Dragon ! Sac d’écus ! C’était odieusement impoli ; mais cela plaisait fort !

lundestad. — J’en ai eu réellement de la peine, monsieur le chambellan.

bratsberg. — Hé bien, qu’aviez-vous donc fait de votre fameuse connaissance des hommes ? Il est vrai que tout le monde peut se tromper. Bonne nuit, monsieur Lundestad, et mes remerciements pour cette soirée. (Il se tourne vers thora et Fiedbo). Mais pourquoi, diable ! ai-je été impoli avec ce jeune homme ?

fieldbo. — Hein ?

thora. — Tu veux parler de sa visite ?

bratsberg. — De ses deux visites. C’est la faute de Lundestad qui me l’avait peint comme un chevalier d’industrie et un… je ne sais plus. Heureusement que tout peut encore se réparer !

thora. — Comment ?

bratsberg. — Viens, Thora ; nous allons dès ce soir…

fieldbo. — Oh ! monsieur le chambellan, cela en vaut-il bien la peine ?

thora (bas). — Chut !

bratsberg. — Quand on a commis une faute, il faut la réparer. Bonne nuit, docteur. Je viens de passer une heure très agréable, et celle-là vous ne me l’aviez pas préparée.

fieldbo. — Moi, monsieur le chambellan.

bratsberg. — Oui, oui, vous et les autres.

fieldbo. — Mais, puis-je vous demander ce que je…

bratsberg. — Monsieur le docteur, n’insistez pas. Bonne nuit !

(Le chambellan et Thora s’éloignent par la gauche. Fieldbo les regarde s’en aller d’un air pensif).

Scène VI

LUNDESTAD, FIELDBO, ASLAKSEN, HEJRE

aslaksen (hors de la tente). — Garçon ! une plume, de l’encre et du papier. Ça marche, monsieur le docteur.

fieldbo. — Qu’est-ce qui marche ?

aslaksen. — Nous fondons l’Union.

lundestad (il s’approche doucement). — Êtes-vous beaucoup à signer ?

aslaksen. — Nous sommes déjà environ trente-sept, sans compter les femmes. Une plume, de l’encre et du papier, vous dis-je. Il n’y a pas de garçon ! C’est la faute de notre administration locale.

(Il disparaît derrière la tente.)

lundestad. — Ouf ! la journée a été chaude !

fieldbo. — Je crains que la température n’augmenta encore.

lundestad. — Quelle est votre opinion ? Croyez-vous que le chambellan soit très irrité ?

fieldbo. — Mais pas du tout, vous l’avez bien vu. Que dites-vous de cette nouvelle Société ? C’est une nouvelle lutte d’influences qui se prépare dans la localité.

lundestad. — Une vrai lutte, vous avez raison. Il est très bien doué, ce Stensgard.

fieldbo. — Et il veut parvenir.

lundestad. — Les jeunes gens veulent toujours parvenir. Je le voulais aussi quand j’étais jeune. On nepeut leur en faire un reproche… On peut entrer, sans doute.

hejre (hors de la tente). — Tiens, Lundestad ! est-ce que vous voudriez faire de l’opposition ? Hé ! hé ! dans ce cas, il faut vous presser.

lundestad. — Oh ! j’arrive bien encore assez tôt.

hejre. — Trop tard, mon cher. Est-ce, par hasard, que vous voudriez être parrain. (Hurrahs sous la tente.) Voilà les sacristains qui chantent amen. Le baptême est terminé.

lundestad. — Mais on peut bien écouter ; je me tiendrai coi.

hejre. — Encore un pilier qui tombe ! Et il en tombera d’autres. Ça aura bientôt l’air ici d’une forêt après la tempête. Perspective splendide !

fieldbo. — En quoi cela peut-il vous intéresser, monsieur Hejre ?

hejre. — M’intéresser ? Je ne suis pas un homme intéressé, monsieur le docteur. Quand je me réjouis, c’est pour l’amour de mes chers concitoyens. Il y aura, enfin, dans notre localité, un peu de vie, d’animation. Personnellement, je dis ce que le Grand Turc disait de l’empereur d’Autriche et du roi de France : Cela m’est égal que le cochon mange le chien ou que le chien mange le cochon.

(Il s’en va par la droite).

la foule (sous la tente). — Vive l’avocat Stensgard ! Hurrah ! hurrah ! hurrah pour l’Union des jeunes ! Du vin ! un punch ! Hèva ! de la bière ! Hurrah !

bastian (dans la porte de la tente). — Dieu vous bénisse ainsi que toute l’humanité ! (D’une voix entrecoupée.) Oh, docteur ! je me sens si fort ce soir, il faut que je fasse quelque chose.

fieldbo. — Ne vous gênez pas : mais que voulez-vous faire ?

bastian. — Je crois que je vais aller dans la salle de danse et rosser deux ou trois de mes amis.


Scène VII

STENSGARD, FIELDBO

stensgard. — Est-ce toi, cher Fieldbo ?

fieldbo. — À vos ordres, monsieur le pasteur des peuples ! tu as été élu président par acclamation ?

stensgard. — Naturellement, mais.

fieldbo. — Qu’est-ce que cela va te rapporter ? Quel poste de confiance auras-tu ? Seras-tu administrateur de la caisse d’épargne ? Ou, peut-être…

stensgard. — Oh, ne me dis pas de pareilles choses, tu n’en penses pas un mot. Tu n’as pas le cœur aussi sec et aussi vide que tu veux le faire croire.

fieldbo. — Hé bien, non, je t’écoute.

stensgard. — Fieldbo ! sois mon ami comme autrefois. Nos relations ne sont plus ce qu’elles étaient ; il y a chez toi une tendance à la raillerie qui m’a repoussé, qui… mais j’ai eu tort. (Il l’embrasse.) Mon Dieu que je suis heureux !

fieldbo. — Tu es heureux : hé bien moi aussi ! moi aussi !

stensgard. — Ne serais-je pas le plus misérable des hommes, si tout ce bonheur ne me rendait pas bon et juste ? Comment ai-je mérité cela, dis-moi, qu’ai-je fait pour mériter tant de bienfaits ?

fieldbo. — Voici ma main ! Ce soir je me sens de la sympathie pour toi !

stensgard. — Soit fidèle et sincère, je le serai aussi. Et n’est-ce pas un bonheur indicible que de marcher en avant, suivi par les grandes foules ? Est-ce qu’on ne devient pas bon par reconnaissance ? Comment pourrais-je ne pas aimer tous les hommes ? Je sens en moi le vague désir de prendre tous ces pauvres gens dans mes bras pour leur demander pardon de la partialité que Dieu a montré à mon égard.

fieldbo (à demi-voix). — Oui, dire qu’un seul homme peut posséder tant de choses ! Ce soir je ne foulerais au pied ni un ver de terre, ni une feuille d’arbre.

stensgard. — Toi ?

fieldbo. — Passons : il n’est pas question de cela. Je voulais seulement te dire que je te comprends.

stensgard. — Quelle nuit délicieuse ! Partout au loin dans la campagne de la musique et des cris de joie. Ici le calme et le silence : non, l’homme qui ne se sent pas meilleur en un pareil moment ne mérite pas de vivre !

fieldbo. — Oui, mais, dis-moi, qu’allez-vous faire demain et les jours suivants, que voulez-vous édifier ?

stensgard. — Édifier ? Il s’agit d’abord de démolir. Fieldbo, j’ai rêvé une fois que le jour du jugement dernier était arrivé. Je cherchais à voir à travers les nuages. Il n’y avait pas de soleil ; seulement la jaune lueur des éclairs. Mais la tempête souffla de l’ouest et emporta tout avec elle, d’abord les feuilles sèches, puis les hommes. Ils avaient l’air de bourgeois courant après leurs chapeaux emportés par le vent. Aussi, quand ils s’approchèrent, je fus surpris de voir que c’étaient des empereurs et des rois, et ce après quoi ils couraient, ce qu’ils atteignaient et touchaient, sans parvenir à les saisir, c’étaient des couronnes et des sceptres. Il en passait des centaines et des centaines, sans que personne sut de quoi il s’agissait. Plusieurs criaient d’épouvante et demandaient : « D’où vient cette tempête ? » Mais voici la réponse qu’ils recevaient : « Une voix a retenti, et elle a éveillé un tel écho que la tempête en a été déchaînée. »

fieldbo. — Quand as-tu rêvé cela ?

stensgard. — Je ne m’en souviens pas ; il y a plusieurs années.

fieldbo. — Il y avait, sans doute, à ce moment-là une révolution quelque part en Europe, tu avais bien dîné, tu avais lu les journaux, et…

stensgard. — Le même frisson glacé a traversé mes membres, ce soir ! Oui, je ferai mon devoir, je serai la voix qui…

fieldbo. — Ecoute, mon cher Stensgard. Penses-y deux fois. Tu veux être la voix, dis-tu ? Ici, dans cette ville ? Et où sera l’écho qui soulèvera la tempête ? Des gens comme le propriétaire Monsen, comme Bastian ! Au lieu d’empereurs et de rois fugitifs, nous verrons l’administrateur du domaine courir après son mandat de député… Qu’est-ce qu’il en reste, au fond, de ton rêve ? Le commencement : de petits bourgeois qui courent dans le vent.

stensgard. — Oui, d’abord. Mais on ne peut savoir jusqu’où une tempête étendra ses ravages.

fieldbo. — Taratata ! Et puis, aveuglé, circonvenu comme tu l’es déjà, tu ne manqueras pas de tourner tes armes contre les plus honorables et les meilleurs d’entre nous.

stensgard. — Ce n’est pas vrai.

fieldbo. — Si. Monsen, dès ton arrivée, a mis le grappin sur toi et te perdra si tu ne te débarrasses pas de lui. Le chambellan Bratsberg est un homme d’honneur, tu peux m’en croire. Sais-tu pourquoi Monsen le hait ? C’est parce que…

stensgard. — Pas un mot de plus ! N’offense pas mes amis !

fieldbo. — Voyons, Stensgard. Monsen est-il vraiment ton ami ?

stensgard. — Il m’a accueilli chez lui avec bienveillance.

fieldbo. — C’est en vain qu’il ouvre sa maison aux gens les plus considérés de la localité.

stensgard. — Qui entends-tu par là ? Quelques fonctionnaires vaniteux. Ah ! je les connais. En ce qui me concerne il m’a reçu avec une telle distinction, de si grands égards que…

fieldbo. — Avec une telle distinction !… Oui, hélas ! nous y voilà !

stensgard. — Pas du tout. Je suis homme à voir le mauvais comme le bon côté des choses. Le propriétaire Monsen a des qualités, de l’instruction et l’intelligence des affaires publiques.

fieldbo. — Des qualités ? Oui, à sa façon. De l’instruction aussi ; il reçoit les journaux, il remarque les discours que tu as prononcés et les articles que tu as écrits. Quant à son intelligence des affaires publiques, il l’a naturellement prouvée en approuvant tes discours et tes articles.

stensgard. — Fieldbo, le démon de la malice reparaît en toi. Pourquoi toujours chercher des motifs ridicules ou méprisables ? Mais tu ne dis pas ce que tu penses. Je vais te confier la raison de ma conduite, la vrai raison. Connais-tu Ragna ?

fieldbo. — Ragna Monsen ? Oui, un peu.

stensgard. — Elle va quelquefois chez le chambellan.

fieldbo. — Secrètement. Elle et Mlle Bratsberg sont amies depuis l’époque de leur confirmation.

stensgard. — Et quelle est ton opinion à son sujet ?

fieldbo. — D’après ce que j’ai entendu dire, ce serait une excellente fille.

stensgard. — Oh ! tu devrais la voir chez elle ! Elle n’a pas d’autre pensée que ses deux petits frères. Et avec quel dévouement elle a soigné sa défunte mère ! Tu sais que, pendant ses dernières années, Mme Monsen ne jouissait pas de toute sa raison.

fieldbo. — Oui, j’ai été moi-même son médecin pendant un certain temps. Mais, dis-moi, cher ami, je ne peux pourtant pas croire que…

stensgard. — Oui, Fieldbo, je l’aime réellement, je puis te le dire à toi. Je vois bien ce qui t’étonne. Tu trouves surprenant que je me sois si subitement… Tu sais, n’est-ce pas, que j’ai été fiancé à Christiania.

fieldbo. — Oui, on m’a raconté cela.

stensgard. — Toute cette affaire n’a été qu’un malentendu. J’ai dû rompre, c’est ce qu’il y avait de mieux à faire. Tu peux bien croire que j’ai souffert de ce qui s’est passé, que j’en ai eu réellement du chagrin. Mais Dieu soit loué, c’est fini. C’est aussi la raison pour laquelle je suis parti de Christiania.

fieldbo. — Et elle, Ragna Monsen, répond à ton affection.

stensgard. — Oui, mon cher ami, je ne puis en douter.

fieldbo. — Vas ton chemin, alors. C’est un grand bonheur et je pourrais t’en dire long là-dessus.

stensgard. — Réellement ? Elle a peut-être parlé à Mlle Bratsberg ?

fieldbo. — Tu ne peux pas me comprendre. Mais comment se fait-il alors que tu te sois jeté tout entier dans la mêlée politique ? Pourquoi recherches-tu ainsi les acclamations de la foule… ?

stensgard. — Et pourquoi pas ? L’homme n’est pas une machine absolument simple. Je n’en suis pas une, moi, dans tous les cas. Et puis il faut précisément que je passe par toutes ces luttes et tout ce tracas pour arriver jusqu’à elle.

fieldbo. — C’est un trajet diablement banal.

stensgard. — Fieldbo, je suis ambitieux, tu le sais bien. Il faut que je fasse mon chemin dans le monde. Quand je pense que j’ai déjà trente ans et que j’en suis encore au début, je sens la dent du remords qui…

fieldbo. — Ce n’est certainement pas une dent de sagesse.

stensgard. — Il est impossible de causer sérieusement avec toi. Tu n’as jamais senti ce besoin de mouvement et d’activité ; tu as toujours été engourdi, toujours et partout : au collège et à l’université, à l’étranger et maintenant ici,

fieldbo. — Peut-être, mais c’est délicieux cet engourdissement, sais-tu ! ça ne ressemble en rien à cette lassitude qui vous fait tomber sous la table lorsque…

stensgard. — Cesses tes plaisanteries. Tu commets une mauvaise action en te moquant ainsi. Tu m’enlèves tout mon enthousiasme.

fieldbo. — Oui, mais sais-tu, si ton enthousiasme est si peu…

stensgard. — Laisses, te dis-je. Quel droit as-tu de troubler mon bonheur. Ne me crois-tu pas sincère, par hasard ?

fieldbo. — Je te crois tout à fait sincère. Dieu m’en est témoin.

stensgard. — Et pourquoi me décourager ? m’aigrir ? me rendre défiant ? (Bruit sous la tente). Ecoute, Fieldbo, ils boivent à ma santé. L’idée qui agite une pareille foule doit être grande


Scène VIII

Les mêmes, HELLE, THORA, RAGNA

helle. — Voyez, mademoiselle, c’est l’avocat Stensgard.

thora. — Alors je ne vais pas plus loin. Bonne nuit, Ragna ! Bonne nuit !

helle et ragna. — Bonne nuit ! Bonne nuit !

(Ils s’en vont.)

thora (s’approchant). — Je suis la fille du maître de forges Bratsberg, et j’ai une lettre de mon père pour vous.

stensgard. — Pour moi ?

thora. — Oui la voici.

(Elle veut s’éloigner.)

fieldbo. — Puis-je vous accompagner ?

thora. — Non, merci ; ne m’accompagnez pas. Bonne nuit.

(Elle s’en va.)

stensgard (Il lit près d’une lanterne). — Qu’est-ce que cela veut dire ?

fieldbo. — Mais, mon cher, que t’écrit le chambellan ?

stensgard (éclatant de rire). — Je ne m’attendais pas à celle-là !

fieldbo. — Dis-moi donc…

stensgard. — Un triste sire, ce chambellan !

fieldbo. — Tu oses !

stensgard. — Je le répéterai, si tu veux… Au reste, non… qu’à cela ne tienne. (Il met la lettre dans sa poche). Ceci demeure entre nous.

(La foule sort de dessous la tente.)

Scène IX

MONSEN, FIELDBO, STENSGARD, BASTIAN, ASLAKSEN

monsen. — Où est M. Stensgard ?

la foule. — Le voici. Hurrah !

lundestad. — Monsieur l’avocat a oublié son chapeau.

(Il le lui remet.)

aslaksen. — Voici du punch. Tout un bol.

stensgard. — Merci, je n’en veux plus.

monsen. — Et que les membres de l’Union n’oublient pas que nous tenons une assemblée chez moi demain, à Storli.

stensgard. — Demain ? Non, ce n’était pas pour demain.

monsen. — Il le faut, pour s’entendre sur les formes de la circulaire.

stensgard. — Non, demain, réellement, je ne peux pas ; après-demain, ou un autre jour. Maintenant, bonne nuit, messieurs ! Mes sincères remerciements pour cette soirée et un hurrah pour l’avenir.

la foule. — Hurrah ! Nous l’accompagnons chez lui.

stensgard. — Merci ! Merci ! Non !

aslaksen. — Nous vous accompagnons tous.

stensgard. — Soit ! Bonne nuit, Fieldbo. Je suppose que tu ne m’accompagnes pas ?

fieldbo. — Non, mais je tiens à te dire que ton expression sur le chambellan Bratsberg…

stensgard. — Silence ! Chut ! L’expression était trop forte. Jetons un voile. Allons, mes chers amis, puisque vous tenez à m’accompagner, je suis à vous.

monsen. — Votre bras, Stensgard.

bastian. — Musiciens, à vos instruments ! Une chanson patriotique.

la foule. — Une chanson ! Musique.

(On chante un hymne patriotique et la foule s’en va.)

fieldbo (à Lundestad). — Il a une suite magnifique

lundestad. — Mais il est aussi un chef magnifique.

fieldbo. — Où allez-vous maintenant, monsieur Lundestad ?

lundestad. — Moi, je rentre chez moi me coucher.

(Il salue et s’en va. Fieldbo reste seul en arrière.)

ACTE DEUXIÈME

(Un salon qui donne sur le jardin, chez le chambellan. Meubles élégants, fleurs et plantes rares. Porte d’entrée au fond. A gauche une pièce qui donne sur la salle à manger. A droite, plusieurs portes vitrées qui s’ouvrent sur le jardin.)

Scène I

FIELDBO, ASLAKSEN, UNE SERVANTE.
(Aslaksen debout près de la porte d’entrée. Une servante apporte deux corbeilles de fruits dans la salle à manger. Arrive Fieldbo.)

la servante. — Je vous dis qu’on est encore à table. Revenez plus tard.

aslaksen. — Ne puis-je pas attendre ici ?

la servante. — Certainement. Pourquoi pas ?

(Elle entre dans la salle à manger. Aslaksen s’asseoit. Un silence. Entre Fieldbo.)

fieldbo. — Bonjour, Aslaksen. Vous ici ?

la servante (qui revient). — Comme monsieur, le docteur arrive tard !

fieldbo. — J’ai été appelé chez un malade.

la servante. — M. le chambellan et mademoiselle vous ont tant réclamé !

fieldbo. — Vraiment ?

la servante. — M. le docteur n’a qu’à entrer. Ou dois-je leur dire que… ?

fieldbo. — Non, non, laissez, il restera bien un morceau pour moi, je vais attendre ici tout le temps qu’il faudra.

la servante. — Oui, ils ont presque fini.

(La servante sort.)

aslaksen. — Vous refusez de vous asseoir à une table si richement servie, chargée de gâteaux, de vins fins et de mille choses excellentes ?

fieldbo. — Oui, il y a plutôt trop que pas assez de bonnes choses ici.

aslaksen. — Je ne suis pas de votre avis.

fieldbo. — Hum !… Mais dites-moi, vous attendez quelqu’un ?

aslaksen. — Oui, j’attends quelqu’un.

fieldbo. — Et ça va-t-il bien chez vous ? Madame Aslaksen ?

aslaksen. — Elle est toujours au lit. Elle tousse et dépérit.

fieldbo. — Et votre petit garçon ?

aslaksen. — Il est et restera perclus. Voilà le sort qui nous attend. Mais à quoi bon parler de cela ?

fieldbo. — Montrez-moi votre figure, Aslaksen !

aslaksen. — Qu’est-ce que vous voulez y voir ?

fieldbo. — Vous avez bu aujourd’hui ?

aslaksen. — Hier aussi.

fieldbo. — Hier c’était encore excusable. Mais aujourd’hui…

aslaksen (montrant la salle à manger). — Est-ce qu’ils ne boivent pas là dedans aussi ?

fieldbo. — Si, mon cher Aslaksen, ils en ont le droit jusqu’à un certain point. Mais votre situation n’est pas la leur.

aslaksen. — Ma situation. Ce n’est pas moi qui l’ai choisie !

fieldbo. — Non, la Providence a choisi pour vous.

aslaksen. — Ce n’est pas la Providence non plus. Ce sont les hommes. C’est Daniel Hejre qui a choisi pour moi quand il a voulu que je renonce à mon métier d’imprimeur pour me consacrer à l’étude et c’est aussi le chambellan Bratsberg qui a choisi pour moi quand il a ruiné Hejre et m’a ainsi forcé de reprendre mon ancien métier.

fieldbo. — Laissez-moi vous dire, afin que vous puissiez en parler en connaissance de cause, que le chambellan n’a point ruiné Daniel Hejre. Il s’est ruiné tout seul.

aslaksen. — Possible ! Mais alors comment Hejre a-t-il osé se ruiner après avoir assumé une si lourde responsabilité à mon égard. Dieu aussi, naturellement, a sa part de la faute, pourquoi m’a-t-il donné tant de capacités ? J’aurais pu devenir un ouvrier habile. Mais alors est venu ce vieux farceur.

fieldbo. — C’est très mal à vous de parler ainsi. Ce que Daniel Hejre a fait pour vous, il l’a fait avec les meilleures intentions.

aslaksen. — Oui, mais ses bonnes intentions ne m’ont pas servi à grand’chose. Là, dans cette salle, où ils sont assis à trinquer et à boire, je me suis assis moi aussi, j’étais comme eux élégant, bien vêtu. Et cette existence me convenait, à moi, qui ai tant lu et qui brûlais de jouir de tout ce qu’il y a de beau dans la vie. Mais combien de temps suis-je resté dans ce paradis ? Tout s’est effondré, toute cette magnificence est tombée en pâte, comme nous disons à l’imprimerie.

fieldbo. — Votre situation ne restait pas si mauvaise ; vous aviez votre métier pour vivre.

aslaksen. — Vous me la baillez belle ! Après avoir été ce que j’ai été, une situation comme la mienne, qu’est-ce que c’est ? On m’a donné un croc-en-jambe alors que j’étais sur la glace vive et maintenant on m’insulte parce que je suis tombé.

fieldbo. — Je ne veux certainement pas vous juger sévèrement.

aslaksen. — Et vous avez raison. N’est-ce pas que cela fait un drôle de mélange : Daniel Hejre et la Providence, et le chambellan, et le sort et moi-même et les circonstances… J’ai quelquefois songé à séparer tous ces éléments et à écrire un livre là-dessus ; mais c’est si diablement enchevêtré que… (Il regarde vers la porte à gauche). Voyez, ils sortent de table.


Scène II

STENSGARD, FIELDBO, HEJRE, ASLAKSEN, ERIK, SELMA
(Les invités passent de la salle à manger dans le jardin en causant avec animation. Stensgard a Thora à sa gauche et Selma à sa droite. Fieldbo et Aslaksen se tiennent debout près de la porte au fond. Plus tard Hejre et Erick.)

stensgard. — Je suis encore un étranger ici, il faut que ces dames me disent où je dois les conduire.

selma. — Là-bas, à l’air frais, vous verrez le jardin.

stensgard. — Ce doit être délicieux.

(Ils s’en vont par la première porte vitrée à droite.)

fieldbo. — Ah ! mon Dieu, mais c’était Stensgard !

aslaksen. — Oui, c’est à lui que j’ai besoin de parler ; il y a longtemps que je le cherche. Heureusement que j’ai rencontré Daniel Hejre qui m’a dit…

hejre (Il sort de la salle à manger avec Erik). — Hé, hé ! C’était vraiment du très bon Xérès ; je n’en ai pas bu d’aussi bon depuis que j’ai été à Londres.

erik. — N’est-ce pas que cela vous fait chaud au cœur ?

hejre. — Hé, hé ! C’est un vrai bonheur de voir son argent si bien dépensé !

erik. — Comment ? (Riant.) Oui, oui, en effet, oui.

(Ils descendent dans le jardin.)

fieldbo. — Est-ce que vous voulez parler affaires avec Stensgard ?

aslaksen. — Naturellement ; du compte rendu de la fête pour le journal.

fieldbo. — Oui, hé bien… Voulez-vous l’attendre dehors ?

aslaksen. — Dans le vestibule ?

fieldbo. — Dans l’antichambre. Ici, ce n’est ni le moment ni le lieu. Je vais guetter l’instant où Stensgard sera seul et je lui dirai.

aslaksen. — Bien, bien, j’attendrai.

(Il s’en va par la porte du fond.)

Scène III

BRATSBERG, LUNDESTAD, FIEKDBO, RINGDAL

bratsberg (à Lundestad). — Éhonté, dites-vous ? Bon, pour ce qui est de la forme, je vous l’abandonne ; mais il y avait de l’or en barre dans ce discours, c’est moi qui vous le dis !

lundestad. — Si vous êtes satisfait, monsieur le chambellan, je ne demande pas mieux que de l’être aussi.

bratsberg. — C’est bien ainsi que je le désire. Mais voici M. le docteur, l’estomac vide probablement ?

fieldbo. — Il ne réclame pas, monsieur le chambellan. La salle à manger n’est pas loin, et je me considère ici un peu comme chez moi.

bratsberg. — Voyez ! Voyez ! Vraiment ? Il ne faudrait cependant pas…

fieldbo. — Oh ! vous ne le prenez pas en mauvaise part ? Vous-même m’avez autorisé ?…

bratsberg. — Hé bien, oui, considérez-vous ici toujours comme chez vous ; et prenez le chemin qui mène à la salle à manger. (Il lui frappe légèrement sur l’épaule et se tourne vers Lundestad.) En voilà encore un que vous pourriez qualifier de chevalier d’industrie et de… quoi encore ? J’ai oublié…

fieldbo. — Mais, monsieur le chambellan.

lundestad. — Non, je vous assure.

bratsberg. — Allons ! pas de discussions après dîner, ce n’est pas hygiénique. Allons prendre le café dehors.

(Il passe dans le jardin avec ses hôtes.)

lundestad (A Fieldbo). — Avez-vous remarqué combien le chambellan est étonnant aujourd’hui ?

fieldbo. — Je l’avais déjà remarqué hier soir.

lundestad. — Il veut absolument que j’aie dit de M. Stensgard qu’il est un chevalier d’industrie et autres choses semblables.

fieldbo. — Allons donc, monsieur Lundestad ! Et quand vous l’auriez dit ? Mais, excusez-moi, il faut que j’aille saluer la maîtresse de la maison.

(Il s’en va par la droite.)

lundestad (A Ringdal qui prépare une table de jeu). — Comment se fait-il que l’avocat Stensgard soit ici ?

ringdal. — Je pourrais vous en demander autant. Il n’était cependant pas sur la liste.

lundestad. — Alors, c’est après… après l’insolent discours que le chambellan a dû entendre hier ?

ringdal. — Oui ; comprenez-vous cela ? C’est de la prudence.

(Ils descendent en causant dans le jardin. Arrivent Stensgard et Selma)

Scène IV

STENSGARD, ERIK, SELMA.

selma. — Oui. Là-bas, au-dessus de la cîme des arbres, on aperçoit la tour de l’église et toute la ville haute.

stensgard. — Vraiment ? Je ne l’aurais pas cru !

selma. — N’est-ce pas que cette perspective là-bas est jolie ?

stensgard. — Tout est beau ici, le jardin, la perspective, le soleil et les gens. Vous habitez ici tout l’été ?

selma. — Non ; nous allons et venons, mon mari et moi. Nous avons en ville une très belle maison, beaucoup plus belle que celle-ci.

stensgard. — Votre famille habite la ville aussi ?

selma. — Ma famille ? Nous autres, princesses des contes de fée, nous n’avons pas de famille.

stensgard. — Princesses des contes de fée ?

selma. — Tout au plus avons-nous une belle-mère très méchante…

stensgard. — Une sorcière ! Ha ! Ha ! Ainsi vous êtes une princesse ?

selma. — Dans les châteaux hantés on voit des spectres à l’heure de minuit. Le docteur Fieldbo prétend que ce doit être très agréable, mais oui, écoutez-moi bien.

erik (du jardin). — Ah ! on trouve enfin sa petite femme !

selma. — Sa petite femme qui raconte à M. Stensgard le roman de sa vie.

erik. — Voyez-moi ! Et quel rôle le mari joue-t-il ?

selma. — Celui de prince, naturellement. (A Stensgard.) Vous savez, il vient toujours un prince qui rompt le charme, et alors tout est bon et beau, c’est la joie sans nuage et l’histoire finit.

stensgard. — Ah ! ça été trop court.

selma. — Peut-être, sous certains rapports.

erik (l’entourant de son bras). — Mais de cette histoire en naît une nouvelle et la princesse est devenue reine.

selma. — Dans les mêmes conditions que les vraies princesses ?

erik. — Quelles conditions ?

selma. — Elles s’en vont à l’étranger bien loin, dans un autre royaume

erik. — Un cigare, monsieur Stensgard ?

stensgard. — Merci, pas pour le moment.


Scène V

BRATSBERG, ERIK, FIELDBO, THORA, SELMA.

selma. — Chère Thora, te voilà ? Tu n’es pas souffrante, j’espère ?

thora. — Moi ? Non.

selma. — Si, si. Il me semble que tu causes bien sérieusement avec le docteur depuis quelques jours.

thora. — Non, je t’assure.

selma. — Voyons, laisse-moi voir ! Ta figure est toute brûlante ! Qu’en pensez-vous, cher docteur ? La chaleur est-elle passée ?

fieldbo. — Tout a son temps, il le faut bien.

thora. — Le froid ne vaut pourtant pas mieux.

selma. — Non ; une température moyenne. C’est aussi ce que dit mon mari.

bratsberg (du jardin). — Toute la famille en tête-à-tête intime ? Ce n’est pas très aimable pour nos hôtes.

thora. — Cher père, je vais tout de suite…

bratsberg. — Ah ! c’est vous, monsieur Stensgard, qui faites la cour aux dames ! Je vais surveiller cela.

thora (bas à Fieldbo). — Restez.

(Elle va dans le jardin.)

erik (offrant le bras à Selma). — Madame permet ?

selma. — Viens !

(Ils s’éloignent tous les deux.)

bratsberg (les suivant des yeux). — Il ne faut pas penser à les séparer ces deux-là.

fieldbo. — Ce serait là une mauvaise pensée.

bratsberg. — Oui, il y a un Dieu pour les fous. (Appelant.) Thora, Thora, veille donc sur Selma ! Porte-lui un châle et ne la laisse pas courir ainsi de façon à s’enrhumer ! Ah ! monsieur le docteur, nous ne sommes pas clairvoyants, nous autres hommes. Connaissez-vous un remède à cela ?

fieldbo. — L’expérience. On s’instruit à ses dépens, puis on profite ensuite de l’expérience du passé.

bratsberg. — Merci du conseil ! Mais vous, qui vous considérez ici comme chez vous, vous devriez un peu vous occuper des étrangers.

fieldbo. — Oui, volontiers. Stensgard, voulez-vous que tous deux nous…

bratsberg. — Ah ! mon cher docteur. Tenez voilà mon vieil ami Hejre…

fieldbo. — Qui se considère également ici comme chez lui.

bratsberg. — Ha, ha, ha ! En effet, c’est vrai !

fieldbo. — Hé bien, je vais le rejoindre et nous ferons de notre mieux.


Scène VI

BRATSBERG, STENSGARD

stensgard. — Vous venez de parler de Daniel Hejre, monsieur le chambellan ; je dois vous avouer que j’ai été surpris de le trouver ici.

bratsberg. — Hum ! Hejre et moi nous sommes des amis d’enfance ; et depuis nous avons été si souvent en rapport, dans un si grand nombre de circonstances !…

stensgard. — Justement à ce propos, M. Hejre nous disait hier des choses bien curieuses.

bratsberg. — Hum !

stensgard. — Je n’eusse pas été sans cela aussi excité. Il a une façon de parler des hommes et des choses qui… bref, c’est ce qu’on appelle une mauvaise langue.

bratsberg. — Mon cher et jeune ami, M. Hejre est mon hôte, ne l’oubliez pas. Entière liberté dans ma maison, avec cette réserve : rien de désagréable pour les gens avec lesquels je suis en relations.

stensgard. — Je vous demande pardon, monsieur le chambellan.

bratsberg. — Bien, bien ! Vous appartenez à la jeune génération qui n’y regarde pas de si près. Pour ce qui concerne M. Hejre, je doute que vous le connaissiez à fond ; c’est un homme auquel je dois de nombreux services.

stensgard. — C’est aussi ce qu’il dit ; mais je ne croyais pas que…

bratsberg. — Je lui dois, en majeure partie le bonheur dont je jouis dans ma famille. Monsieur Stensgard, je lui dois ma belle-fille. Oui, c’est ainsi. Daniel Hejre l’adopta toute jeune. C’était une enfant prodige. A dix ans elle donnait des concerts. Vous avez, sans doute, entendu parler d’elle : Selma Sjoblom ?

stensgard. — Sjoblom ? Certainement, certainement. Son père était un Suédois.

bratsberg. — Professeur de musique, oui. Il y a bien longtemps qu’il vint ici pour la première fois. Un professeur de musique, à l’ordinaire, ne roule pas sur l’or. À cette époque, Hejre était depuis déjà longtemps un chercheur d’étoiles ; il s’intéressa à l’enfant et l’envoya à Berlin. Sur ces entrefaites le père mourut, et la situation financière de Hejre s’étant fort modifiée, la jeune fille revint à Christiana où elle fut reçue naturellement dans le meilleur monde. C’est là que mon fils eut l’occasion de la connaître.

stensgard. — M. Daniel avait ainsi servi d’instrument…

bratsberg. — C’est ainsi que les choses s’enchaînent dans la vie. Nous sommes tous de simples instruments. Vous-même vous êtes un instrument de démolition.

stensgard. — Oh ! monsieur le chambellan, vous me rendez tout confus.

bratsberg. — Confus ?

stensgard. — C’était fort déplacé… hier…

bratsberg. — On pourrait peut-être trouver quelque chose à reprendre dans la forme, mais l’intention était bonne. Et c’est pourquoi je vous prie à l’avenir, quand vous aurez quelque chose sur le cœur, de venir me trouver, de m’en parler franchement. Croyez bien que nous tenons à ce que tout aille pour le mieux

stensgard. — Vous me permettez de vous parler franchement ?

bratsberg. — Certes ! Pensez-vous que je n’avais pas remarqué aussi que notre société prenait peu à peu de fort mauvaises habitudes ? Mais que voulez-vous que je fasse ? A l’époque du roi Charles-Jean, j’habitais la plupart du temps à Stockholm ; maintenant je suis vieux, et il n’est pas dans ma nature de faire des réformes, de prendre une part active aux affaires. Vous, au contraire, monsieur Stensgard, vous avez les qualités nécessaires pour cela ; si vous le voulez, nous ferons tous les deux un traité d’alliance.

stensgard. — Merci, monsieur le chambellan, merci !


Scène VII

BRATSBERG, RINGDAL, HEJRE, STENSGARD

ringdal. — Je vous dis, moi aussi, que c’est un malentendu.

hejre. — Oui ? Alors je ne devrai plus à l’avenir en croire mes oreilles.

bratsberg. — Il y a du nouveau, Hejre ?

hejre. — Non, si ce n’est que Lundestad est en train de passer dans le parti de Storli.

bratsberg. — Tu plaisantes !

hejre. — Je te demande pardon, très cher, je le tiens de sa propre bouche. Le propriétaire Lundestad veut, pour des raisons de santé, rentrer dans la vie privée ; on sait ce que cela veut dire.

stensgard. — Vous tenez cela de sa propre bouche.

hejre. — Parfaitement, il a annoncé cette grande nouvelle à un groupe d’auditeurs qui en sont restés tout ébahis. Hé, hé !

bratsberg. — Mais, mon bon Ringdal, comment concilier tout cela, comment expliquer… ?

hejre. — Oh ! ce n’est pas difficile à deviner.

bratsberg. — Certainement, mais c’est là une grosse affaire pour le district. Venez, Ringdal, il faut que nous demandions des explications à Lundestad.

(Il descend avec Ringdal dans le jardin.)

Scène VIII

FIELDBO, HEJRE, STENSGARD

fieldbo. — Le chambellan est parti ?

hejre. — Chut ! les sages tiennent conseil. Savez-vous la grande nouvelle, docteur ! Lundestad renonce à son siège au parlement.

fieldbo. — Pas possible !

stensgard. — Comprends-tu cela, toi ?

hejre. — Il va y avoir du remue-ménage. C’est l’Union des jeunes, monsieur Stensgard, qui commence à opérer. Savez-vous comment vous devriez appeler cette union ? Oui, je vous le dirai plus tard.

stensgard. — Croyez-vous réellement que notre société soit… ?

hejre. — Je ne le mets pas en doute. Alors nous aurons bientôt le plaisir de voir le propriétaire de Storli partir pour nous représenter dans la capitale ! Si ça devait le faire partir plutôt, je l’accompagnerais volontiers… Suffit… Hé, hé !


Scène IX

STENSGARD, FIELDBO

stensgard. — Dis-moi, Fieldbo, t’expliques-tu cela ?

fieldbo. — Il y a des choses que je m’explique encore moins. Comment es-tu venu ici ?

stensgard. — Comme les autres, j’ai été invité.

fieldbo. — Oui, tu l’as été hier soir, à ce qu’on m’a dit, après ton discours.

stensgard. — Eh bien ?

fieldbo. — Mais comment as-tu accepté l’invitation ?

stensgard. — Et, par le diable, que devais-je faire ? Je ne pouvais pas blesser des gens si polis.

fieldbo. — Vraiment ? Dans ton discours tu n’avais pus eu ces scrupules ?

stensgard. — Allons donc ! Dans mon discours j’attaquais les principes et non les personnes.

fieldbo. — Enfin quelle explication me donneras-tu de l’invitation du chambellan ?

stensgard. — Oh ! mon cher ami, il n’y a qu’une explication.

fieldbo. — Tu veux dire que le chambellan te craint ?

stensgard. — Il n’a pas de raisons de me craindre ; il est homme d’honneur.

fieldbo. — Absolument.

stensgard. — N’est-ce pas touchant que le vieillard ait pris la chose de cette façon ? Et comme Mademoiselle Bratsberg était charmante quand elle a apporté la lettre !

fieldbo. — Mais dis-moi, il n’a pas été question du tout de ta sortie d’hier ?

stensgard. — Il n’y a pas de danger. Ce sont des gens beaucoup trop bien élevés pour toucher à un point si délicat. Cependant ça me pèse sur le cœur : je m’excuserai un jour ou l’autre.

fieldbo. — Je ne te le conseille pas, tu ne connais pas le chambellan.

stensgard. — Dans ce cas, je laisserai mes actes parler pour moi.

fieldbo. — Tu ne peux cependant abandonner le parti du propriétaire de Storli.

stensgard. — Je m’emploierai à une réconciliation. N’ai-je pas déjà la société que j’ai fondée. C’est une puissance, comme tu vois.

fieldbo. — Une objection ; et ton amour pour Mademoiselle Monsen ? Hier je t’ai dit que c’était là un projet tout à fait digne d’être pris au sérieux ; mais, en y regardant de plus près, je me suis ravisé. Ce projet, tu devrais ; l’abandonner.

stensgard. — Je crois que tu as raison. Quand on se marie dans une famille de gens mal élevés, on épouse, pour ainsi dire, toute la famille.

fieldbo. — En effet, et puis… il y a d’autres raisons.

stensgard. — Monsen est tout à fait mal élevé. Il médit des gens qu’il reçoit chez lui, ce n’est pas bien. A Storli, toutes les pièces sentent le vieux tabac.

fieldbo. — Mais, mon cher… comment n’as-tu pas remarqué plus tôt cette odeur de tabac ?

stensgard. — C’est par la comparaison que l’on s’aperçoit de ces choses-là. Dès le jour de mon arrivée, ma situation ici a été mauvaise, car je suis tombé dans les mains de meneurs qui m’ont rabattu les oreilles de leurs cancans. Maintenant c’est fini, je ne veux pas être l’instrument de leur égoïsme, de leur grossièreté ou de leur sottise.

fieldbo. — A quoi donc vas-tu employer ta société ?

stensgard. — Elle a été fondée dans un esprit assez large pour n’avoir pas besoin d’être modifiée. Elle est fondée pour lutter contre les mauvaises influences, et c’est maintenant que je commence à voir d’où celles-ci viennent.

fieldbo. — Penses-tu que la « Jeunesse » verra cela du même œil que toi ?

stensgard. — Il le faudra bien. Je suis en droit d’exiger, il me semble, que ces insignifiantes personnalités se règlent d’après moi.

fieldbo. — Et si elles ne veulent pas ?

stensgard. — Chacun ira de son côté. Je n’ai plus besoin d’eux. Crois-tu que par un entêtement aveugle ou pour le sot plaisir de paraître logique, j’engagerai mon avenir tout entier dans une mauvaise voie et renoncerai à parvenir jamais à mon but ?

fieldbo. — Quel est ton but ?

stensgard. — Une vie qui me donne l’occasion de faire valoir mes talents et de satisfaire toutes mes ambitions.

fieldbo. — Pas de phrases vagues ! Voyons ! quel est ton but !

stensgard. — Mon but, je peux bien te le confier à toi, est de devenir avec le temps député ou même ministre et de me marier avantageusement avec une jeune fille de famille riche et distinguée.

fieldbo. — Ah ! Et tu espères avec l’aide du chambellan… ?

stensgard. — Je ne compte que sur moi-même. Je réussirai et je dois réussir, mais par mes seules forces. Du reste, nous avons le temps. Pour le moment, je ne veux que jouir de la beauté du paysage et de la lumière du soleil.

fieldbo. — Ici ?

stensgard. — Oui, ici, parce que l’on y pratique les bonnes manières, parce que l’existence a du charme, parce que la causerie est élégante et facile, comme un jeu de raquettes, ici. Ah ! Fieldbo, j’ai compris ici seulement ce que c’est, au juste, que la distinction ! N’éprouves-tu pas la sensation que tu deviens plus raffiné ici ? Les gens parvenus sont tout autrement. Si je pense à la fortune de Monsen, j’ai la vision des billets de banque gras et de billets à ordre sales. Tandis qu’ici, ici c’est du métal, de l’argent brillant. Il en est de même pour les gens. Le chambellan, quel excellent et distingué vieillard !

fieldbo. — C’est vrai.

stensgard. — Et le fils ! Impertinent, franc, actif…

fieldbo. — C’est vrai.

stensgard. — Et la belle fille ! Une perle ! Mon Dieu, quelle nature riche et originale !

fieldbo. — Thora… Mademoiselle Bratsberg a tout à fait la même nature.

stensgard. — Oui, peut-être, mais elle n’est pas aussi bien douée.

fieldbo. — Oh ! tu ne la connais pas ! Tu ne sais pas combien elle est sérieuse, sincère, vraie !

stensgard. — La belle fille ! Si franche ! Presque impertinente ; et si clairvoyante, si charmeuse !

fieldbo. — Ma parole, je crois que tu en es amoureux !

stensgard. — Amoureux d’une femme mariée ! Es-tu fou ? A quoi cela me mènerait-il ? Mais je vais devenir amoureux, en effet, je le sens. Oui, elle est bien sérieuse, sincère et vraie !

fieldbo. — Qui ?

stensgard. — Mademoiselle Bratsberg.

fieldbo. — Comment ? tu ne penses pas à… ?

stensgard. — Si, j’y pense.

fieldbo. — Je t’assure que c’est tout à fait impossible.

stensgard. — Fi donc ! la volonté est une force, mon cher. Tu verras que c’est possible.

fieldbo. — Enfin, voilà qui est d’une singulière légèreté, car, hier, tu étais amoureux de mademoiselle Monsen !

stensgard. — Je m’étais un peu pressé ; mais tu m’as déconseillé toi-même de persévérer.

fieldbo. — Et maintenant je te conseille d’une façon plus catégorique de ne penser ni à l’une ni à l’autre.

stensgard. — Vraiment ! Tu veux, sans doute, te prononcer toi-même pour l’une d’elles.

fieldbo. — Non, je t’assure.

stensgard. — Cela ne saurait m’arrêter, d’ailleurs. Si l’on se met sur mon chemin, si l’on me fait obstacle, je ne tiens plus compte de rien.

fieldbo. — Prends garde que je n’en dise autant !

stensgard. — Toi ? Quel droit as-tu de te poser en tuteur de la famille Bratsberg ?

fieldbo. — Je suis leur ami.

stensgard. — Bah ! on ne me prend pas avec de pareils sophismes ! C’est pour toi pure affaire d’égoïsme. Ta petite vanité est flattée de te voir dans cette maison comme un coq en pâte ; et c’est uniquement pour cela que tu veux m’en éloigner.

fieldbo. — Cela vaudrait aussi beaucoup mieux pour toi. Tu es ici sur un terrain dangereux.

stensgard. — Vraiment ? Je te remercie, je saurai étayer le terrain.

fieldbo. — Soit, essaye ! Mais je te prédis qu’il ne tardera pas à s’effondrer sous tes pas.

stensgard. — Bon ! Tu prépares quelque trahison, je préfère le savoir. Je te connais maintenant, je sais que tu es mon ennemi, le seul que j’ai ici.

fieldbo. — Non, je ne suis pas ton ennemi.

stensgard. — Oui, tu l’es, tu l’as toujours été, même quand nous étions ensemble au collège. Toi, comme tout le monde, me considère ici, bien que je sois un étranger. Et toi qui me connais, tu ne m’as jamais rendu justice. C’est du reste ton défaut principal de ne jamais pouvoir reconnaître le mérite chez les autres. Tu es allé à Christiania, tu as fait partie des cercles et tu as passé ton temps à décrier les gens. Ces choses là se paient : on perd le sens du beau, de l’enthousiasme et l’on finit par n’être plus bon à rien.

fieldbo. — Est-ce que je ne suis bon à rien ?

stensgard. — Tu n’as même pu jamais me rendre justice.

fieldbo. — Mais que dois-je estimer en toi ?

stensgard. — Tout au moins ma force de volonté que tout le monde constate, les gens qui festoyaient hier aussi bien que le chambellan et sa famille.

fieldbo. — Le propriétaire Monsen, par exemple, ainsi que son fils, les… Diable j’oubliais ! Il y en a un là qui t’attend.

stensgard. — Un, qui ?

fieldbo. — Un de ceux qui t’apprécient. (Il ouvre la porte.) Aslaksen, entrez !

stensgard. — Aslaksen !


Scène X

Les mêmes, ASLAKSEN

aslaksen. — Ah, enfin !

fieldbo. — Au revoir, je ne veux pas déranger les amis.

(Il descend an jardin.)

Scène XI

STENSGARD, ASLAKSEN

stensgard. — Par le diable, que venez-vous faire ici ?

aslaksen. — Vous m’avez promis hier un compte-rendu de la fondation de notre société.

stensgard. — Attendez encore un peu.

aslaksen. — C’est impossible, monsieur Stensgard, le journal paraît demain matin.

stensgard. — Mais non, il faut tout changer. Nous entrons dans une phase nouvelle. Il est survenu des circonstances qui m’obligent à retirer ce que j’ai dit hier sur le chambellan.

aslaksen. — Sur le chambellan,… c’est déjà composé.

stensgard. — Supprimez-le. Ça ne me convient pas sous cette forme. Vous me regardez ? Ne me croyez-vous pas capable de bien diriger notre société ?

aslaksen. — Dieu me garde de cette pensée ! Mais je voudrais cependant vous faire remarquer…

stensgard. — Pas d’observations, je n’en souffrirai pas.

aslaksen. — Monsieur l’avocat, savez-vous que je risque mon pain ? Le savez-vous ?

stensgard. — Non, je ne le sais pas.

aslaksen. — C’est ainsi. Cet hiver, avant que vous n’arriviez, mon journal marchait beaucoup mieux. Je le rédigeais moi-même, d’après un principe fixe qui est celui-ci : c’est le grand public qui fait vivre les journaux, mais le grand public est le mauvais public, il lui faut donc un mauvais journal. Tous les numéros étaient conçus dans cet esprit.

stensgard. — Mal, incontestablement.

aslaksen. — Oui, et je m’en trouvais très bien ; mais vous êtes venu. Vous avez répandu vos idées, mon journal a pris une opinion et il en est résulté que les amis de Lundestad m’ont lâché. Ceux qui me restent paient mal.

stensgard. — Mais le journal est devenu bon.

aslaksen. — Je ne puis pas vivre d’un bon journal, moi. Si la localité prenait de l’animation, de la vie, comme vous le promettiez hier, on attacherait au pilori tous les gens influents et mon journal publierait des articles que tout le monde voudrait lire. Mais voilà que vous manquez à votre parole !

stensgard. — Pensiez-vous que j’allais me mettre à votre service pour faire du scandale ? Non, merci, mon brave homme !

aslaksen. — Monsieur l’avocat, ne me réduisez pas au désespoir, ça tournerait mal.

stensgard. — Que voulez-vous dire ?

aslaksen. — Que je serais contraint d’avoir recours à d’autres procédés pour rendre mon journal productif. Avant votre arrivée, je le remplissais avec des accidents, des suicides, des choses qui n’étaient pas arrivées quelquefois. Mais maintenant que vous avez tout bouleversé, le public veut une autre pâture.

stensgard. — Eh bien, moi, je n’ai que ceci à vous répondre : si vous me désobéissez, si vous enfreignez mes ordres, j’irai immédiatement chez l’imprimeur Halm et nous fondrons un autre journal. Nous avons assez d’argent, croyez-le bien. Avant quinze jours votre feuille de choux sera coulée.

aslaksen (très pâle). — Ne faites pas cela.

stensgard. — Si, je le ferai ; et je suis homme à rédiger un journal de façon à lui attirer le grand public.

aslaksen. — Dans ce cas, je vais immédiatement trouver le chambellan.

stensgard. — Vous ? Qu’avez-vous à lui dire ?

aslaksen. — Croyez-vous que je n’ai pas compris pourquoi il vous a invité ? Il a peur de vous et vous en abusez. Mais s’il a peur de ce que vous avez l’intention de faire, il aura peur aussi de ce que je le menacerai d’imprimer. De cette façon, j’aurai ma part de bénéfice.

stensgard. — Vous oseriez ? Un gâte-métier comme vous ?

aslaksen. — Vous allez en avoir la preuve. Pour que votre discours ne paraisse pas dans mon journal, il faudra que le chambellan me paie.

stensgard — Osez faire cela ! Osez-le ! Vous êtes ivre, mon ami.

aslaksen. — Dans une certaine mesure, mais je deviendrai un vrai lion pour défendre mon dernier morceau de pain, si l’on veut me l’enlever. Vous n’avez pas idée du pitoyable spectacle que présente ma maison : une femme toujours au lit, un enfant infirme…

stensgard — Que m’importe ? Voulez-vous que j’aille me salir dans votre fange ? Que m’importent vos femmes malades et vos enfants estropiés ? Osez vous mettre sur mon chemin et dans un an vous serez à la charge de la caisse des pauvres !

aslaksen. — Je vais patienter vingt-quatre heures.

stensgard — Ah ! vous commencez à devenir raisonnable.

aslaksen. — J’avertirai mes lecteurs que, par suite d’une indisposition prise à la fête, mon rédacteur n’a pas pu…

stensgard — Eh bien, oui, faites cela. Un peu plus tard, nous nous entendrons peut-être.

aslaksen. — Que ce soit bientôt… Réfléchissez bien, monsieur l’avocat. Mon journal est mon unique vache à lait.

(Il disparait dans le fond.)

Scène XII

STENSGARD, LUNDESTAD

lundestad. — Hé bien, monsieur l’avocat Stensgard ?

stensgard. — Hé bien, monsieur Lundestad ?

lundestad. — Vous êtes seul ? Si cela ne vous ennuie pas, je causerais volontiers un instant avec vous.

stensgard. — A vos ordres.

lundestad. — D’abord je dois vous prévenir de ceci : Si l’on vous rapporte que j’ai dit quelque chose de désavantageux sur votre compte, il ne faudra pas le croire.

stensgard. — Sur moi ? Qu’est-ce que vous auriez pu dire ?

lundestad. — Rien, je vous assure, mais il y a tant de gens mal intentionnés qui cherchent à brouiller les gens…

stensgard. — Oui, en somme, nous voilà arrivés ; à nous trouver placés l’un vis-à-vis de l’autre dans une fausse situation.

lundestad. — C’est une situation tout à fait naturelle au contraire, monsieur Stensgard. C’est la situation de ce qui est jeune vis-à-vis de ce qui est vieux.

stensgard. — Mais non, monsieur Lundestad, vous n’êtes pas si vieux !

lundestad. — Si, si, je me fais vieux. Je siège déjà au Starthing depuis 1839. Il faut maintenant que je songe à prendre ma retraite.

stensgard. — Prendre votre retraite ?

lundestad. — Les temps changent, voyez-vous. Il y a de nouveaux devoirs à remplir et pour les remplir il faut de nouvelles forces.

stensgard. — Sincèrement, monsieur Lundestad, vous voulez céder la place à Monsen ?

lundestad. — A Monsen ? Non, ce n’est pas à Monsen que je veux céder la place.

stensgard. — Alors je ne comprends pas.

lundestad. — Supposons que je cède la place à Monsen, croyez-vous qu’il aurait quelque chance d’être élu ?

stensgard. — C’est difficile à dire ; l’élection des électeurs du premier degré aura lieu dès après-demain et on n’a pas encore suffisamment travaillé l’opinion, mais…

lundestad. — Je crois que cela ne pourrait pas réussir. Mon parti et celui du chambellan ne voteraient pas pour lui. Je dis « mon parti » c’est une manière de parler. Je veux dire les propriétaires, les anciennes familles qui ont une situation solidement assise et qui sont d’ici ; tous ces gens-là ne veulent pas entendre parler de Monsen qui est un immigré, un étranger à la localité, il n’a pas de vrais partisans. Il a fallu qu’il travaille rudement pour se frayer un chemin, il a dû abattre autour de lui, non seulement des bois mais aussi des familles.

stensgard. — Alors si vous croyez qu’il n’a aucune chance…

lundestad. — Hé ! ce sont des dons bien rares que ceux que vous possédez, monsieur Stensgard. Dieu vous a bien doté, mais il y a une petite chose qu’il aurait dû vous donner par dessus le marché.

stensgard. — Et laquelle ?

lundestad. — Dites-moi, monsieur Stensgard, pourquoi ne pensez-vous jamais à vous-même ; pourquoi n’avez-vous aucune ambition ?

stensgard. — De l’ambition ?… Moi ?

lundestad. — Pourquoi dépensez-vous vos forces pour les autres ? Bref, pourquoi ne voulez-vous pas vous-même entrer au Starthing ?

stensgard. — Moi ? Vous ne parlez pas sérieusement.

lundestad. — Vous avez acquis le droit électoral à ce qu’on m’a dit. Mais si vous ne profitez pas de l’occasion qui se présente, il viendra peut-être quelqu’un qui sera bien en selle… et alors vous ne pourrez le désarçonner.

stensgard. — Au nom du ciel ! Pensez-vous ce que vous dites, monsieur Lundestad ?

lundestad. — Cela ne nous mène à rien. Si vous ne voulez pas, alors…

stensgard. — Si je ne veux pas ? Je vous avouerai franchement que je ne suis pas si dénué d’ambitions que vous le croyez. Mais pensez-vous réellement que ce soit possible ?

lundestad. — Je le crois. Je ferai moi-même tout ce qui sera en mon pouvoir, le chambellan aussi, car il connaît vos capacités. Vous avez la jeunesse pour vous et…

stensgard. — Monsieur Lundestad, vous êtes, je le vois bien, mon véritable ami.

lundestad. — Et si vous étiez mon ami, vous, vous me déchargeriez de ce lourd fardeau que vos jeunes épaules porteront plus aisément que les miennes.

stensgard. — Remettez-vous en à moi pour cela, et ne craignez pas que je vous abandonne.

lundestad. — Ainsi, vous n’avez pas d’objections ?

stensgard. — Voici ma main !

lundestad. — Merci. Croyez-moi, monsieur Stensgard, vous n’aurez pas occasion de vous en repentir. Maintenant il faut nous mettre à l’œuvre avec prudence. Tâchons de nous faire nommer, tous les deux électeurs du second degré. Moi, je vous proposerai pour me succéder et vous, vous exposerez vos idées et vous répondrez aux adversaires.

stensgard. — Oh ! quand nous en serons là, nous aurons gagné la partie. Vous êtes tout puissant dans les réunions d’électeurs.

lundestad. — Il y a des degrés dans la toute-puissance. Faites valoir naturellement vos talents d’orateur, et voyez à laisser de côté surtout tout ce qui pourrait être choquant ou…

stensgard. — Vous ne voulez pas dire que je dois rompre avec mon parti ?

lundestad. — Étudiez la question avec soin. Que veut-on dire en déclarant qu’il y a ici deux partis ? — On veut dire simplement qu’il y a des familles qui possèdent des biens bourgeois et qui ont une part dans l’administration des affaires publiques — c’est le parti dont je suis — et que de l’autre côté, il y a la foule de nos concitoyens plus jeunes qui veulent aussi avoir leur part de la richesse et du pouvoir. Mais ce dernier parti… vous en sortirez naturellement, quand vous ferez partie du Starthing et que vous aurez acquis, en même temps, une situation solide de propriétaire, car cela est nécessaire, monsieur Stensgard.

stensgard. — Oui, je le crois aussi. Mais le temps est court, on n’acquiert pas une pareille situation en un tour de main.

lundestad. — Non, naturellement, mais vous pourriez peut-être, pour le moment, vous contenter d’espérances.

stensgard. — D’espérances.

lundestad. — Seriez-vous opposé à l’idée d’une bonne dot, monsieur Stensgard ? Il y a de très riches héritières dans le pays, et pour un homme comme vous qui a de l’avenir et qui peut espérer arriver aux postes les plus élevés… Croyez-m’en, il n’en est pas une qui vous refusera si vous savez manœuvrer.

stensgard. — Surtout si vous venez à mon aide. Ah ! vous m’ouvrez là de bien larges horizons, de magnifiques perspectives ! Tout ce que j’espérais, tout ce que je désirais, mes rêves les plus lointains eux-mêmes deviennent de vivantes réalités.

lundestad. — Oui, ouvrons l’œil, monsieur Stensgard. Je vois que votre ambition est déjà éveillée. C’est bien, le reste ira tout seul. Merci, en attendant. Je n’oublierai jamais que vous avez bien voulu décharger mes vieilles épaules du fardeau du pouvoir.


Scène XIII

Les mêmes, BRATSBERG, ERIK, HEJRE, FIELDBO, SELMA, THORA, des invités.
(Quelques invités rentrent dans le salon. Deux servantes apportent des lampes et des rafraîchissements, au cours de la scène.)

selma (Elle s’approche du piano au fond). — Restez, monsieur Stensgard, nous allons jouer aux jeux innocents.

stensgard. — Avec plaisir, j’y suis merveilleusement disposé.

(Il la rejoint au fond du salon, ils causent ensemble et font les préparatifs.)

erik (à voix basse). — Que vient de me raconter mon pore, monsieur Hejre ? Que signifiait ce discours de M. Stensgard, hier ?

hejre. — Hé, hé, ne le sait-on pas ?

erik. — Non, ma femme, moi et quelques amis de la ville, nous étions à déjeuner, nous sommes allés ensuite au bal du cercle. Mais mon père dit que M. Stensgard a déjà rompu avec les gens de Storli et qu’il a été horriblement grossier envers Monsen.

hejre. — Envers Monsen ? Vous avez sans doute mal entendu, mon très cher.

erik. — C’est possible ; il y avait tant de monde autour de nous. Mais j’ai bien entendu que

hejre. — Sufût. Attendez jusqu’à demain matin ; l’histoire sera tout au long dans le journal d’Aslaksen. On vous la servira au déjeuner.

(Il s’éloigne.)

bratsberg. — Hé bien, mon cher Lundestad, cette lubie dure-t-elle toujours ?

lundestad. — Ce n’est pas une lubie, monsieur le chambellan. Quand on se voit en danger d’être jeté par dessus bord, il faut savoir prendre soi-même cette résolution.

bratsberg. — Bah ! Ce sont des phrases. Qui songe à vous écarter ?

lundestad. — Hum ! Je suis un vieux prophète. Je vois venir le vent. Il y a un changement dans l’atmosphère. J’ai déjà un remplaçant : l’avocat Stensgard est disposé…

bratsberg. — L’avocat Stensgard ?

lundestad. — Oui, est-ce que ce n’était pas entendu ? Quand vous m’avez dit qu’il avait besoin d’être secouru, appuyé, j’ai cru que vous me donniez le conseil de me démettre en sa faveur.

bratsberg. — Je pensais seulement à la lutte qu’il a engagée contre ces démolissantes fourberies en honneur à Storli.

lundestad. — Mais comment aviez-vous la certitude que Stensgard romprait avec ces gens-là ?

bratsberg. — Mon cher, il m’a prouvé sa sincérité, hier soir.

lundestad. — Hier soir ?

bratsberg. — Oui, quand il a parlé de la néfaste influence de Monsen.

lundestad (étonné). — De Monsen ?

bratsberg. — Oui. Il a été très dur, insolent même, il l’a appelé sac d’écus et basilic ou dragon, je ne sais plus au juste. C’était fort amusant !

lundestad. — Amusant ! Vous trouvez ?

bratsberg. — Je ne m’en cache pas, Lundestad, je lui sais gré de cette sortie. Aussi, maintenant, nous faut-il le soutenir, car après une attaque aussi violente…

lundestad. — Que celle d’hier ?

bratsberg. — Oui.

lundestad. — A la fête ?

bratsberg. — Oui, à la fête.

lundestad. — Contre Monsen ?

bratsberg. — Oui ! contre Monsen et sa bande. Ils vont naturellement essayer de se venger maintenant, on ne peut pas s’en étonner.

lundestad (d’un air convaincu). — Oui, il faut soutenir M. Stensgard, c’est clair.

thora. — Père, viens jouer.

bratsberg. — Quelle idée singulière, mon enfant !

thora. — Mais oui, viens, Selma le désire.

bratsberg. — Alors il faut que je m’exécute. (Bas). C’est tout de même triste pour Lundestad. Il se fait vieux décidément. Imagine-toi qu’il n’a pas même compris ce que Stensgard disait hier…

thora. — Viens ! viens ! Nous allons jouer.

(Elle l’entraîne).

erik. — Monsieur Hejre, vous êtes le juge des gages.

hejre. — Hé ! hé ! c’est ma première nomination en ce bas monde.

bratsberg. — C’est à cause de vos fréquents rapports avec la justice, monsieur Hejre !

hejre. — Oh ! mes jeunes amis, je me ferais un véritable plaisir de vous condamner tous à la fois… suffit !

stensgard, (se glissant près de Lundestad). — Vous avez causé avec le chambellan ; il a peut-être été question de moi ?

lundestad. — Hélas ! de L’incident d’hier soir.

bratsberg. — Diable !

lundestad. — Il trouve que vous avez été insolent.

bratsberg. — Je me le reproche bien assez.

lundestad. — Vous pourriez peut-être réparer cela maintenant.

erik. — Monsieur Stensgard, c’est votre tour.

bratsberg. — Me voilà ! (Rapidement). Comment faire ?

lundestad. — Si l’occasion s’en présente, faites vos excuses au chambellan.

bratsberg. — Oui, certainement ; oui, oui.

selma. — Vite ! vite !

bratsberg. — Me voici, chère madame, me voici !

(Le jeu continue au milieu d’éclats de rire. Quelques personnes âgées jouent aux cartes. Lundestad s’assied à gauche ; Hejre est auprès de lui).

hejre. — Ce blanc-bec prétend que j’ai eu des démêlés avec la justice.

lundestad. — On ne peut nier qu’il soit fort insolent.

hejre. — Et c’est ce qui fait que toute la famille Bratsberg le choie. Ça fait pitié de voir comme ils le craignent.

lundestad. — Vous vous trompez en cela. Le chambellan ne le craint pas. Il croit que le discours d’hier s’appliquait à Monsen.

hejre. — A Monsen ? Quelle folie !

lundestad. — C’est ainsi ; Ringdal et sa petite fille l’ont abusé.

hejre. — Alors, il va le trouver et l’invite à un grand dîner, ma parole d’honneur, c’est délicieux ! Non, savez-vous, c’est là une chose dont je ne pourrai m’empêcher de parler.

lundestad. — Non, je vous en prie, n’en dites rien, Bratsberg est votre vieux camarade d’école et bien qu’il se soit montré un peu dur envers vous…

hejre. — Hé hé ! je lui rendrai cela avec usure.

lundestad. — Faites attention, le chambellan est puissant ; on ne joue pas avec les lions…

hejre. — Bratsberg un lion ? Peuh ! il est bête, mon cher, et je ne le suis pas. Oh ! quelles jolies chicanes, quelles allusions méchantes ! quels traits cruels je vais tirer de tout cela, quand j’aurai mis en train notre grand procès.

selma (A Hejre). — Monsieur le juge, que doit faire celui à qui appartient ce gage ?

erik (A Hejre sans être remarqué). — Il est à Stensgard ; trouvez quelque chose d’amusant.

hejre. — Ce gage ? Laissez-moi voir un peu. Ça pourrait bien être… Suffit !… Qu’il fasse un discours.

selma. — Il est à M. Stensjard

stensgard. — Oh ! non ; dispensez-m’en, j’ai trop mal parlé hier.

bratsberg. — Fort bien, au contraire, monsieur Stensgard. Je m’y connais aussi un peu en éloquence.

lundestad (A Hejre). — Diable ! pourvu qu’il ne se rétracte pas !

hejre. — Se rétracter ? Hé ! hé ! vous êtes bon, vous. J’ai eu une magnifique inspiration. (Bas à Stensgard). Si vous avez mal parlé hier, vous pouvez vous rétracter aujourd’hui.

stensgard (frappé d’une idée soudaine). — Lundestad, voici l’occasion qui s’offre !

lundestad (en s’éloignant). — Manœuvrez bien.

(Il cherche son chapeau et gagne lentement la porte).

stensgard. — Eh bien, oui, je vais faire un discours

les dames. — Bravo ! bravo !

stensgard. — Prenez vos verres, mesdames, messieurs. Je vais faire un discours qui commence par un conte, car dans ce milieu charmant je me sens inspiré par la muse de la poésie.

erik (Aux dames). — Ecoutez ! écoutez !

stensgard (Le chambellan prend son verre sur la table de jeu et se tient debout. Ringdal, Fieldbo et quelques autres arrivent du jardin). — Un jour de printemps, un coucou s’en vint voltiger dans le vallon. Le coucou est un oiseau qui porte bonheur. Sur la lisière de la forêt il y avait une grande fête d’oiseaux et, par groupes, s’en allaient en chantant des oiseaux sauvages et des oiseaux domestiques. Les poules arrivaient en caquetant, les oies en criant ; mais de la basse-cour de Storli descendit un gros dindon, bruyant, qui gloussait, battait des ailes, se gonflait, se rengorgeait, et disait, dans son langage : « Je suis le roi de Storli ! »

bratsberg. — Délicieux ! Écoutez !

stensgard. — Il y avait aussi là un vieux pic. Perché sur un tronc d’arbre il se mit à picorer, à crier, à frapper de son bec pointu de ci de là pour trouver les insectes avec lesquels il nourrit sa bile. De partout on entendait son : pick ! pick ! pick ! C’était lui.

erik. — Mille pardons, n’était-ce pas plutôt une cigogne, ou ?…

hejre. — Suffit !

stensgard. — C’était un vieux pic. Leur assemblée commençait à s’animer. Bientôt ils trouvèrent un personnage sur lequel ils pouvaient glousser, ils rapprochèrent aussitôt leurs petites têtes et gloussèrent en chœur, longtemps, jusqu’à ce que le jeune coucou se mit de la partie et gloussa aussi avec eux.

fieldbo (bas à Stensgard). — Au nom du ciel, tais-toi !

stensgard. — Mais le personnage dont il s’agissait était un aigle qui avait choisi un rocher solitaire pour y jouir de son repos. Tous étaient ligués contre lui. « C’est l’effroi de tout le voisinage, » disait un horrible corbeau. Mais l’aigle, à ce moment, vola majestueusement au bas de son rocher, vint prendre le coucou dans le vallon et l’emmena avec lui sur les hauteurs… Il fit ainsi la conquête d’un cœur. D’une aile légère l’oiseau de bonheur s’envola au-dessus de la plaine mesquine vers le repos, vers le soleil ; et là il apprit à mépriser le gloussement des poulaillers ainsi que les champs stériles.

fieldbo. — Conclusion ! Conclusion ! Musique !

bratsberg. — Silence, n’interrompez pas !

stensgard. — Monsieur le chambellan, mon conte est terminé et, devant cette nombreuse assemblée, je vous adresse mes excuses pour ce qui s’est passé hier.

bratsberg (faisant un pas en arrière). — A moi ?

stensgard. — Et mes remerciements pour la façon dont vous vous êtes vengé. Vous aurez désormais en moi un champion dévoué. Mesdames, messieurs, un hurrah à M. le chambellan Bratsberg !

bratsberg (Il chancelle et s’appuie à la table). — Je vous remercie, monsieur l’avocat.

les invités (tous un peu gênés). — À monsieur le chambellan ! A monsieur le chambellan !

bratsberg. — Mesdames, messieurs !… (Bas). Thora !

thora. — Père !

bratsberg. — Docteur, docteur, qu’avez-vous fait ?

stensgard (le verre à la main, rayonnant de joie). — Maintenant reprenons nos places ! Fieldbo, entre aussi dans l’Union des jeunes ! Le jeu bat son plein.

hejre (au premier plan, à gauche). — Oui, le jeu bat son plein ?

(Lundestad disparaît dans le fond).


ACTE TROISIÈME

Une antichambre élégante avec une entrée dans le fond. A gauche, une porte qui donne sur le bureau du chambellan. Un peu plus loin, une autre porte qui donne sur le salon et une autre porte qui donne sur le cabinet de l’administrateur des forges. Devant ce cabinet une fenêtre.

Scène PREMIÈRE

BRATSBERG, THORA

bratsberg. — Voilà les suites de cette comédie : des larmes, du chagrin.

thora. — Ah § si nous n’avions jamais connu cet affreux Stensgard !

bratsberg. — Dis plutôt cet affreux Fieldbo.

thora. — Fieldbo ?

bratsberg. — Oui, Fieldbo. N’est-ce pas lui qui m’a trompé ?

thora. — Non, cher père, c’est moi.

bratsberg. — Toi ? Tous les deux alors ? Tous les deux derrière mon dos ! C’est du propre !

thora. — O père, si tu savais !

bratsberg. — Je sais, je sais, j’en sais beaucoup trop.


Scène II

Les mêmes, FIELDBO

fieldbo. — Bonjour, monsieur le chambellan ! Bonjour, mademoiselle !

bratsberg. — Ah ! vous voilà, oiseau de malheur !

fieldbo. — Ç’a été, en effet, un incident bien désagréable.

bratsberg (il regarde par la fenêtre). — Vous trouvez ? Vraiment ?

fieldbo. — Je crois que vous aurez remarqué que j’ai, pendant tout le temps, observé Stensgard. Malheureusement, en entendant dire qu’on allait jouer aux jeux innocents, j’ai cru qu’il n’y avait pas de danger.

bratsberg (il frappe du pied). — Etre mis au pilori par un pareil écervelé ! Qu’est-ce que mes invités ont dû penser de moi ? Que j’ai voulu bêtement acheter cet homme, ce… ce… comment Lundestad l’appelle-t-il ?

fieldbo. — Mais…

thora (sans être vue de son père). — Chut !

bratsberg (après un silence à Fieldbo). — Répondez-moi franchement, docteur, suis-je réellement plus sot que la généralité des hommes ?

fieldbo. — Pouvez-vous me poser une pareille question, monsieur le chambellan ?

bratsberg. — Enfin, comment se fait-il que j’ai été probablement le seul à ne pas comprendre que ce maudit discours était dirigé contre moi ?

fieldbo. — C’est que vous ne voyez pas votre propre situation dans le district avec les mêmes yeux que le reste de la population.

bratsberg. — Je la vois comme feu mon père la voyait, et l’on n’a jamais osé lui faire une semblable vilenie.

fieldbo. — Votre père est mort vers 1830.

bratsberg. — Oui, et bien des choses ont changé depuis lors ; du reste, je suis cause de ce qui arrive ; je me suis trop mêlé au peuple. C’est pourquoi on me compare maintenant au propriétaire Lundestad.

fieldbo. — Oui, mais à proprement parler, je ne vois pas beaucoup de déchéance là-dedans.

bratsberg. — Oh ! vous me comprenez très bien. Je ne tire naturellement pas vanité des distinctions sociales, mais ce que j’honore et ce que je demande que les autres honorent aussi, c’est l’honnêteté qui est héréditaire dans notre famille. Quand on se mêle comme Lundestad à la vie publique, on se trouve quelquefois forcé à des compromis et on ne peut pas conserver aussi bien son indépendance de caractère et de conduite. C’est pourquoi Lundestad doit se résigner à ce qu’on lui jette de la boue. Mais qu’on me laisse tranquille, je suis en dehors des partis, moi.

fieldbo. — Pas absolument, monsieur le chambellan, puisque vous avez été enchanté tant que vous avez cru que ces attaques étaient dirigées contre Monsen.

bratsberg. — Ne prononcez pas le nom de Monsen ici. C’est lui qui a perdu la moralité du pays ; et malheureusement il a aussi tourné la tête à monsieur mon fils.

thora. — Erik ?

fieldbo. — Votre fils ?

bratsberg. — Oui ; quel besoin avait-il de se jeter dans des spéculations commerciales ?

fieldbo. — Mais, cher monsieur, il faut bien qu’il vive ; et…

bratsberg. — Avec un peu d’économie, ne pourrait-il pas vivre, et bien vivre, de l’héritage de sa mère ?

fieldbo. — Peut-être pourrait-il en vivre ; mais, dans ce cas, pourquoi vivrait-il ?

bratsberg. — Pourquoi ? Évidemment il faut avoir un but ; eh bien, il a étudié le droit, pourquoi ne se consacrerait-il pas au droit ?

fieldbo. — Ce serait contraire à sa nature ; il ne pourrait pas non plus songer à obtenir immédiatement un emploi. Vous vous êtes réservé à vous-même l’administration de votre fortune. Votre fils n’a pas d’enfants à élever, et puis, lorsque dans de semblables conditions on voit des gens, partis de rien, arriver au demi-million…

bratsberg. — Un demi-million ? Ah ! tenons-nous-en aux cent mille ; mais on n’amasse pas un demi-million, ni même cent mille couronnes avec des mains nettes. Ce n’est peut-être pas là l’opinion du monde : le monde, au contraire, vous applaudira de votre succès, mais la conscience… Mon fils ne doit se livrer à aucun commerce semblable : soyez sans crainte, le commerçant Bratsberg ne gagnera pas un demi-million.


Scène III

Les mêmes, SELMA

selma. — Mon mari n’est pas ici ?

bratsberg. — Bonjour, mon enfant. Tu cherches ton mari ?

selma. — Oui, il m’avait dit qu’il viendrait ici, M. Monsen est venu ce matin, et…

bratsberg. — Monsen ? Est-ce que Monsen vient chez nous maintenant ?

selma. — Quelquefois, pour affaires ; mais, chère Thora, qu’as-tu ? Tu as pleuré ?

thora. — Oh ! ce n’est rien.

selma. — Si, si ! A la maison, Erik était de mauvaise humeur ; et ici… je vois à votre air à tous qu’il y a quelque chose. Qu’est-ce ?

bratsberg. — Rien qui te concerne dans tous les cas. Tu es trop délicate pour porter de lourds fardeaux, ma petite Selma. Allez-vous-en au salon. Si Erik a dit qu’il viendrait, il viendra sûrement.

selma. — Allons ! soit… je vais me garer des courants d’air. (Elle enlace la taille de Thora.) Sais-tu que je pourrais t’étouffer, chère Thora ! (Elles sortent.)

bratsberg. — Ils en sont déjà là, les deux spéculateurs ! Ils devraient fonder une maison : la maison Monsen et Bratsberg ! Cela sonnerait joliment ! (On frappe.) Entrez !


Scène IV

BRATSBERG, STENSGARD, FlELDBO

bratsberg (Il fait un pas en arrière). — Comment ?

stensgard. — Oui, c’est encore moi, monsieur le chambellan.

bratsberg. — Je le vois bien.

fieldbo. — Tu es fou, mon garçon !

stensgard. — Vous vous êtes retiré de bonne heure hier soir. Quand Fieldbo m’a expliqué la situation, vous étiez déjà parti.

bratsberg. — Mille pardon, mais toute explication serait superflue.

stensgard. — Évidemment ; aussi ne croyez pas que ce soit dans ce but.

bratsberg. — Non ! Alors !

stensgard. — Je sais que je vous ai offensé.

bratsberg. — Je le sais aussi. Voulez-vous me dire, avant, que je vous fasse mettre à la porte, pourquoi vous êtes venu ?

stensgard. — Je suis venu parce que j’aime votre fille, monsieur le chambellan.

fieldbo. — Hein !

bratsberg. — Qu’est-ce qu’il dit, docteur !

stensgard. — Oui, vous ne pouvez pas vous expliquer cela, monsieur le chambellan. Vous êtes un vieillard ; vous n’avez jamais eu à lutter pour quoi que ce soit…

bratsberg. — Et vous avez le front de… !

stensgard. — Je viens vous demander la main de mademoiselle votre fille, monsieur le chambellan.

bratsberg. — Vous, vous ? Ne voulez-vous pas vous asseoir ?

stensgard. — Merci, je préfère rester debout.

bratsberg. — Que dites-vous de cela, docteur ?

stensgard. — Oh ! Fieldbo dira ce qu’il faut. Il est mon ami, le seul ami véritable que j’ai.

fieldbo. — Non, non, mon cher. Ne comptes plus sur mon amitié. Après ce que tu…

bratsberg. — Était-ce pour cela que M. le médecin des forges l’a introduit chez nous ?

stensgard. — Vous ne me connaissez que par mes discours d’hier et d’avant-hier, c’est insuffisant, car je ne suis plus l’homme que j’étais. Les relations que j’ai eues avec vous et les vôtres ont eu sur moi l’influence d’une pluie de printemps. En une seule nuit la semence a germé, ne m’enlevez pas la lumière qui la fera fructifier. Je n’ai jamais été heureux dans le monde, avant ce moment-ci, j’ai été comme l’oiseau sur la branche…

bratsberg. — Mais ma fille ?

stensgard. — Je saurai gagner son affection.

bratsberg. — Vous croyez ; hum !

stensgard. — Oui, car je le veux. Rappelez-vous ce que vous m’avez raconté hier. Vous étiez aussi mécontent du mariage de votre fils et cependant tout a changé pour le mieux ; profitez de l’expérience du passé, comme a dit Fieldbo.

bratsberg. — Oh ! c’était là votre idée ?

fieldbo. — En aucune façon, non, monsieur le chambellan, permettez-moi de causer un instant seul avec vous.

stensgard. — Folie ! Je n’ai rien à te dire à toi. M. le chambellan, soyez à la fois habile et sage. Une famille comme la vôtre a besoin d’alliances nouvelles ; sans cela la race s’abêtit.

bratsberg. — Non, c’est par trop fort !

stensgard. — Chut ! Ne vous excitez pas ! Renoncez à vos fastidieux préjugés de naissance : il n’y a que de la bêtise au fond de tout cela. Vous verrez quel ami vous avez en moi, quand vous me connaîtrez mieux ; vous serez heureux de me compter au nombre des membres de votre famille. Oui, vous et votre fille aussi, je saurai l’y contraindre.

bratsberg. — Que pensez-vous de cela, docteur ?

fieldbo. — Je pense que c’est de la folie.

stensgard. — Oui, de ta part ce serait de la folie, mais moi j’ai un rôle à remplir dans le monde et je ne me laisse pas arrêter par des phrases et des hauts cris.

bratsberg. — Monsieur l’avocat, voici la porte !

stensgard. — Vous me chassez ?

bratsberg. — Sortez !

stensgard. — Réfléchissez, monsieur le chambellan !

bratsberg. — Sortez, vous, dis-je. Vous êtes un chevalier d’industrie et un… un… J’ai oublié le mot… Voilà ce que vous êtes !

stensgard. — Qu’est-ce que je suis ?

bratsberg. — Un… un… le mot me vient sur les lèvres… sortez !

stensgard. — Si vous vous mettez sur mon chemin, malheur à vous !

bratsberg. — Et qu’ai-je à redouter ?

stensgard. — Je vous persécuterai, je vous attaquerai dans les journaux, je vous calomnierai, je ruinerai votre honneur si je peux. Vous saignerez sous le fouet, vous croirez voir dans le ciel des esprits acharnés à votre perte ; vous tremblerez de peur et vous chercherez en vain un refuge contre ma colère.

bratsberg. — Cherchez vous-même un refuge dans une maison de santé, vous y serez à votre place.

stensgard. — Ah, ah ! C’est un conseil bon marché… Je tiens à vous dire ceci, monsieur Bratsberg ! La colère du Seigneur est en moi : c’est sa volonté que j’accomplis et vous vous y opposez ; il m’a destiné aux plus grandes choses. N’ayez pas peur !… Bah ! je vois que je n’arriverai pas à m’entendre avec vous aujourd’hui. Je n’exige rien, d’ailleurs, sinon que vous parliez à votre fille, que vous l’a mettiez à même de choisir. Pensez à vous et songez à elle. Où pouvez-vous espérer trouver un gendre au milieu de ces insignifiants et de ces inutiles ? Fieldbo dit qu’elle est réfléchie, bonne et fidèle. Vous en savez assez ; adieu, monsieur le chambellan. Il dépend de vous que je sois votre ami ou votre ennemi !

(Il sort.)

bratsberg. — Eh quoi ! nous en sommes là ! On ose me faire, chez moi, de pareilles propositions !

fieldbo. — Stensgard était le seul qui put oser cela

bratsberg. — Lui aujourd’hui ; demain un autre.

fieldbo. — Qu’ils viennent ; je les recevrai, moi !

bratsberg. — Vous ! Vous qui êtes la cause de tout le mal ! Ce Stensgard est le plus effronté coquin que j’aie jamais vu ! Et cependant… cependant, il y a en lui, ma foi, quelque chose qui me plaît.

fieldbo. — Il a certainement du talent.

bratsberg. — Il a une grande franchise, monsieur le docteur ; il ne cache pas son jeu, lui, comme certaines gens ; il…

fieldbo. — A quoi bon revenir là-dessus. Montrez seulement beaucoup de fermeté. Avec Stensgard, il faut dire mille fois non plutôt qu’une.

bratsberg. — Gardez vos conseils pour vous ; et, croyez-m’en sur parole, ni lui, ni aucun autre, ni…


Scène V

BRATSBERG, RINGDAL

ringdal. — Mille pardons, monsieur le chambellan ; un mot. (Il lui parle bas.)

bratsberg. — Comment ? chez vous ?

ringdal. — Il est arrivé par la porte du fond et a demandé la faveur d’être reçu avec tant d’insistance !…

bratsberg. — Hum ! Docteur, allez donc trouver ces dames un moment. Il y a là une personne qui… Ne dites rien à Selma de Stensgard et de sa visite. Épargnons-lui ces histoires. Quant à Thora, il me serait agréable aussi qu’elle n’en sut rien, car… Ayez la bonté de passer de ce côté.

(Fieldbo entre dans le salon. Ringdal est revenu dans son cabinet).

Scène VI

BRATSBERG, MONSEN

monsen. — Je vous demande pardon, monsieur le chambellan.

bratsberg. — Entrez ! entrez ! Que désirez-vous ?

monsen. — Oh ! je ne puis vous dire cela ainsi. Du reste, je possède à peu près tout ce que je puis souhaiter.

bratsberg. — C’est-à-dire beaucoup, hein ?

monsen. — J’ai eu de la chance ; je suis parvenu à ce que je voulais ; il me tarde même de me débarrasser du fardeau.

bratsberg. — Je vous félicite, vous et beaucoup d’autres.

monsen. — Et si je pouvais rendre service à M. le chambellan.

bratsberg. — A moi ?

monsen. — Il y a cinq ans, lorsqu’on a mis aux enchères les bois de la commune, vous avez surenchéri.

bratsberg. — Oui, mais vous plus que moi, et ils vous ont été adjugés.

monsen. — Vous pourriez vous en rendre acquéreur maintenant qu’ils sont bien améliorés.

bratsberg. — Vous voulez dire qu’on a fait des coupes réellement criminelles.

monsen. — Ils ont encore une grande valeur ; et, grâce à vos soins, dans quelques années…

bratsberg. — Merci ; j’ai le regret de ne pouvoir pas m’occuper de cette affaire.

monsen. — Il y aurait beaucoup à gagner, monsieur le chambellan, et, pour ce qui me concerne, à vous parler franc, j’ai en vue une grosse spéculation. C’est une affaire qui rapporterait beaucoup, je veux dire qui rapporterait énormément : quelque chose comme deux cent mille couronnes.

bratsberg. — Deux cent mille ! En effet, ce n’est pas une petite somme.

monsen. — Ah ! ah ! Ce n’est pas mauvais à mettre avec le reste. Mais il y aura une grande bataille à livrer, il faut des troupes auxiliaires. On n’exige généralement pas beaucoup d’argent comptant ; par exemple, il faut avoir des noms qui sonnent bien.

bratsberg. — Je sais que certaines gens font ce métier-là.

monsen. — Une main lave l’autre. Hé bien, ne ferons-nous pas l’affaire ? Vous aurez les bois pour un prix dérisoire.

bratsberg. — Je ne les veux à aucun prix, monsieur Monsen.

monsen. — Une bonne offre en vaut une autre, monsieur le chambellan ; voulez-vous m’aider ?

bratsberg. — Qu’entendez-vous par là ?

monsen. — J’offre naturellement toute sécurité ; je suis assez riche ; voyez ces papiers…

bratsberg (repoussant les papiers). — Est-ce d’une aide pécuniaire que vous ?…

monsen. — Pas d’argent comptant, non ; seulement votre aval, contre un dédommagement, bien entendu, avec toutes sécurités, et…

bratsberg. — C’est pour me faire cette proposition que vous êtes venu ?

monsen. — Oui. (Le chambellan fait un mouvement.) Monsieur le chambellan, voulez-vous me dire ce que vous avez contre moi ? Je ne crois pas vous avoir jamais causé d’ennuis.

bratsberg. — Non ? Eh bien, je vais vous en citer un. Pour venir en aide à mes ouvriers, j’ai fondé la Caisse de Prévoyance des forges ; mais tout de suite vous vous êtes mis à faire de la banque et toutes les épargnes sont allées à vous.

monsen. — Naturellement, je donne un intérêt plus fort.

bratsberg. — Mais vous en prenez un plus fort aussi.

monsen. — Par contre, je fais beaucoup moins de difficultés pour les cautionnements et toutes ces choses-là.

bratsberg. — Hélas ! c’est grâce à cela que l’on voit ici se traiter des marchés de trente à quarante mille couronnes sans que l’acheteur et le vendeur possèdent un hectare. Voyez-vous, monsieur Monsen, c’est là ce que j’ai contre vous ; mais il est encore d’autres griefs qui me touchent de plus près. Croyez-vous que ce soit avec mon consentement que mon fils s’est jeté dans ces folles entreprises ?

monsen. — Mais je n’y puis rien, moi.

bratsberg. — C’est votre exemple qui l’a tenté, lui et les autres. Pourquoi ne vous en êtes-vous pas tenu à votre commerce ?

monsen. — Flotteur de bois comme mon père ?

bratsberg. — C’était peut-être un déshonneur que d’être à mon service ? Votre père gagnait honnêtement sa vie et était estimé par les gens de sa classe.

monsen. — Oui, jusqu’au moment où il a ruiné sa santé en travaillant et s’est noyé en passant un rapide avec son radeau. Est-ce que vous connaissez quelque chose à la vie de ces gens, monsieur le chambellan ? Avez-vous songé à tout ce qu’ils endurent pour vous lorsqu’ils flottent leur bois sur les cours d’eau au milieu de la forêt et traversent les rapides, pendant que vous êtes là dans une chambre confortable et que vous profitez du fruit de leurs labeurs ? Pouvez-vous en vouloir à un homme de chercher à améliorer sa situation, de faire son possible pour parvenir ? J’avais acquis un peu plus d’instruction que mon père, j’avais peut-être aussi un peu plus de capacités, etc.

bratsberg. — Parfait, mais par quels moyens êtes-vous parvenu ? Vous avez commencé par faire le commerce des spiritueux ; puis vous avez acheté des créances dont vous avez fait le recouvrement sans aucuns égards ; et ainsi de suite. Combien avez-vous ruiné de gens pour faire fortune ?

monsen. — C’est le sort des commerçants ; l’un monte et l’autre décline.

bratsberg. — Mais comment et par quels moyens ? — N’y a-t-il pas ici un grand nombre de familles honorables qui se trouvent par votre faute à la charge de la caisse des pauvres ?

monsen. — Daniel Hejre n’est pas loin d’en être réduit là, lui non plus.

bratsberg. — Je vous comprends, mais de ce que j’ai fait je puis répondre devant Dieu et devant les hommes. Lorsque le pays, après sa séparation d’avec le Danemark, se trouva dans le besoin, mon père dépensa pour des fins patriotiques plus que ses moyens ne lui permettaient, et c’est ainsi qu’une partie de notre patrimoine passa à la famille Hejre. Qu’arriva-t-il alors ? Il y avait sur la propriété un bon nombre d’employés, d’ouvriers qui ont souffert par suite de l’administration imprudente de Daniel Hejre. En même temps Hejre abattit les bois au grand détriment, je pourrais dire pour le malheur, du district. N’était-ce pas mon premier devoir d’empêcher cela dès que je le pourrais ? Et je l’ai pu, j’avais la loi pour moi, j’étais dans mon bon droit en reprenant ma propriété.

monsen. — Je n’ai pas non plus enfreint la loi.

bratsberg. — Mais vous avez agi contre votre conscience, car vous en avez un peu, je suppose. N’avez-vous pas mis le désordre partout ici ? N’avez-vous pas compromis le respect que la fortune inspirait autrefois ? On ne demande plus maintenant comment sont acquises les richesses, ni depuis combien elles durent. On dit : « Combien a un tel, ou un tel ? » Et il est jugé. Moi-même je le supporte. Pourquoi sommes-nous là tous les deux à causer comme des camarades ? Parce que nous sommes les deux plus grands propriétaires du pays. Eh bien, je ne le veux plus. Une fois pour toutes, je vous ai dit ce que j’avais contre vous.

monsen. — Monsieur le chambellan, je vais me retirer des affaires et vous donner satisfaction sur tous les points ; mais, je vous en conjure, venez à mon aide.

bratsberg. — Non.

monsen. — Je suis prêt à payer ce que…

bratsberg. — Payer ? Vous osez me… ?

monsen. — Si vous ne le faites pas pour moi, faites-le pour votre fils ?

bratsberg. — Mon fils ?

monsen. — Oui, il a une part dans l’affaire ; il lui reviendra bien quatre-vingt mille couronnes.

bratsberg. — De bénéfice ?

monsen. — Oui.

bratsberg. — Mais, mon Dieu, qui donc perd cet argent ?

monsen. — Que voulez-vous dire ?

bratsberg. — Si mon fils gagne cette somme, il doit bien y avoir quelqu’un qui la perd !

monsen. — C’est une affaire avantageuse, je ne peux pas en dire plus long. Enfin, j’ai besoin d’un monsieur honorable, je vous demande seulement votre signature.

bratsberg. — Ma signature ? Sur des papiers ?

monsen. — Seulement dix ou quinze mille couronnes…

bratsberg. — Et vous avez pu croire un seul instant que… ? Mon nom dans une pareille affaire, mon nom… ? Comme répondant, alors ?

monsen. — Seulement pour la forme.

bratsberg. — Pour une fraude ? Mon nom ! A aucun prix ! Je n’ai jamais mis ma signature sur un papier de ce genre.

monsen. — Jamais ?

bratsberg. — Jamais.

monsen. — Hum ! Je l’ai pourtant vue moi-même.

bratsberg. — Ce n’est pas vrai ; vous ne l’avez jamais vue.

monsen. — Si, sur une lettre de change de dix mille couronnes, vous rappelez-vous ?

bratsberg. — Ni pour dix ni pour cent mille ! Sur mon honneur, jamais !

monsen. — Alors c’est un faux ?

bratsberg. — Un faux ?

monsen. — Oui, on a imité votre signature ; je l’ai vue.

bratsberg. — Où ? Chez qui ?

monsen. — Je ne vous le dirai pas.

bratsberg. — Ah ! ah ! Nous le verrons bien un jour.

monsen. — Je vous en prie !

bratsberg. — Taisez-vous ! Ainsi on en est arrivé là ! Un faux ! Me mêler à ces choses malpropres ! Il n’est pas étonnant que l’on me traite sur le même pied que les autres ! Mais, cette fois, je vais en finir avec vous.

monsen. — Monsieur le chambellan, dans votre intérêt et dans l’intérêt de…

bratsberg. — Laissez-moi ! Allez-vous en ! C’est vous qui êtes la cause de tout ! Oui, vous ! On mène chez vous une vie déshonorante ! Malheur à celui de qui vient le mal ! C’est une vie coupable que l’on mène dans votre maison. Quels sont les gens que vous fréquentez ? Des gens de Christiania et d’ailleurs, qui ne songent qu’à bien boire et à bien manger et ne s’occupent pas de savoir dans quelle société ils se trouvent. J’ai vu moi-même vos nobles invités passer dans le chemin comme une troupe de loups hurlants. Et, c’est là le pire, votre conduite avec vos propres servantes a donné lieu à des scandales. Votre femme a perdu la tête à cause de vos débordements et de vos mauvais traitements.

monsen. — Vous allez trop loin ! Vous regretterez ces paroles !

bratsberg. — Allez au diable avec vos menaces ! Que pouvez-vous me faire à moi ? Vous vouliez savoir ce que j’avais contre vous ! Vous le savez et vous savez pourquoi je ne vous ai pas admis dans ma société.

monsen. — Hé bien, je vais la faire descendre jusqu’à moi, votre société.

bratsberg. — Allez-vous en ! Sortez !

monsen. — Je connais la porte, monsieur Bratsberg.

(Il sort).

bratsberg (il va à la porte de droite). — Ringdal, Ringdal, venez !


Scène VII

BRATSBERG, RINGDAL, FIELDBO

ringdal. — Monsieur le chambellan ?

bratsberg (il va à la porte du salon). — Monsieur le docteur,… je vous prie ! Hé bien, Ringdal, voilà mes prédictions accomplies !

fieldbo. — Que puis-je faire pour votre service ?

ringdal. — Quelles prédictions ?

bratsberg. — Nous allons de progrès en progrès. Je viens d’apprendre qu’il y a en circulation une lettre de change fausse.

ringdal. — Une lettre de change fausse ?

bratsberg. — Parfaitement. Et sous quel nom, pensez-vous ? Sous mon nom ?

fieldbo. — Mais, pour Dieu, qui a commis le faux ?

bratsberg. — Comment puis-je le savoir ? Docteur, rendez-moi un service : cette lettre de change doit avoir été négociée à la Banque d’Épargne ou à la Caisse de Prévoyance des forges ; rendez-vous au plus vite chez Lundestad ; en sa qualité d’administrateur de la caisse, il doit savoir si l’on a présenté une fausse lettre de change.

fieldbo. — Dans quelques instants, je vous apporterai la réponse.

(Il sort rapidement)

bratsberg. — Et vous, Ringdal, allez à la Banque d’Épargne. Dès que nous connaîtrons le coupable, nous ferons un exemple. Pas de pitié pour des faussaires.

ringdal. — Bien, monsieur le chambellan. Je n’aurais jamais cru cela !

(Il sort. Le chambellan se promène un instant de long en large. Au moment où il va rentrer dans son bureau, arrive Erik.)

Scène VIII

BRATSBERG, ERIK

erik. — Cher père…

bratsberg. — Te voilà !

erik. — J’ai absolument besoin de te parler.

bratsberg. — Je suis assez mal disposé, que me veux-tu ?

erik. — Tu sais, cher père, que jusqu’ici j-e ne t’ai jamais mêlé à mes affaires.

bratsberg. — Je ne te l’aurais pas permis.

erik. — Mais aujourd’hui je suis obligé…

bratsberg. — De quoi faire ?

erik. — Père, il faut que tu me viennes en aide.

bratsberg. — Tu veux de l’argent ? Tu peux être sûr que…

erik. — Pour une fois seulement ! Je te jure que c’est la dernière. Je dois t’avouer que je suis en relations avec Monsen.

bratsberg. — Je le sais, vous avez une magnifique spéculation sur le tapis.

erik. — Une spéculation ! Qui te l’a dit ?

bratsberg. — Monsen.

erik. — Monsen est venu ?

bratsberg. — Oui, il y a un instant ; je l’ai chassé.

erik. — Père, si tu ne me viens pas en aide, je suis ruiné.

bratsberg. — Bon ! Que t’avais-je prédit ?

erik. — C’est vrai, mais il est trop tard maintenant pour…

bratsberg. — Ruiné ! En deux ans ! Au reste, que pouvais-tu espérer d’autre ? Et qu’allais-tu faire dans ce milieu d’escrocs qui éblouissent leur monde avec des capitaux imaginaires. Avec ces gens-là, il faut user de ruse ou bien on est joué. Tu le vois maintenant.

erik. — Père, veux-tu me sauver oui ou non ?

bratsberg. — Non, encore une fois, non !

erik. — Mon honneur est en jeu.

bratsberg. — Oh ! pas de grandes phrases ! Échouer ou réussir, n’est pas une affaire d’honneur. Je croirais volontiers que c’est le contraire. Rentre chez toi, mets tes affaires en ordre, paie ce que tu dois et finis-en avec cette histoire, le plus tôt sera le mieux.

erik. — Ah ! c’est que tu ne sais pas !…


Scène IX

LES MÊMES, SELMA, THORA

selma. — J’ai entendu parler Erik… Mon Dieu, qu’y a-t-il ?

bratsberg. — Rien. Rentre.

selma. — Non, je ne m’en irai pas, je veux savoir. Erik, qu’est-ce qu’il y a ?

erik. — Il y a… que je suis ruiné ! Tout est perdu !

selma. — Qu’est-ce qui est perdu ?

erik. — Tout.

selma. — Tout ? Tu veux dire ta fortune ? C’est tout pour toi.

erik. — Fortune, maison, espérances ! Tu es maintenant le seul bien que je possède. Il faudra que nous supportions ensemble notre malheur.

selma. — Notre malheur ? Le supporter ensemble ? (Avec un cri) : Tu me trouves maintenant assez bonne pour cela ?

bratsberg. — Au nom du ciel !

erik. — Que veux-tu dire ?

thora. — Je t’en supplie, remets-toi !

selma. — Non, je ne puis pas plus longtemps me taire ! rester hypocrite et menteuse ! Vous allez tout savoir. Je ne t’aiderai pas à supporter ton malheur.

erik. — Selma !

bratsberg. — Enfant, que dis-tu là ?

selma. — Oh ! comme vous vous êtes mal conduits à mon égard ! Vous avez honteusement agi, tous ! j’ai toujours pris ; je n’ai jamais donné ! J’étais comme une pauvresse parmi vous ! Jamais vous ne m’avez demandé un sacrifice. On ne me jugeait pas capable de supporter le plus léger fardeau ! Je vous hais ! Je vous hais !

erik. — Qu’est-ce que cela veut dire ?

bratsberg. — Elle est malade ; elle déraisonne.

selma. — Ah ! comme j’ai ambitionné d’avoir une petite part de vos soucis ! Mais quand j’interrogeais, on me rebutait avec une douce plaisanterie ! Vous m’avez habillée comme une poupée ; vous avez joué avec moi comme on joue avec un enfant ! Oh ! avec quelle joie j’aurais supporté les pires malheurs ! Avec quelle ardeur j’aspirais à tout ce qui passionne, purifie, élève ! Mais aujourd’hui seulement je vous parais assez bonne pour être initiée, parce qu’Erik n’a plus que moi. Eh bien, je ne veux pas être la ressource suprême à laquelle on recourt quand on est désespéré. Je refuse de prendre ma part de tes douleurs. Je vais m’en aller, te quitter ! Je préférerais jouer et chanter dans les rues ! Laisse-moi ! Laisse-moi !

(Elle s’en va en courant.)

{{PersonnageD|erik||(Il la poursuit). — Selma ! Selma !

bratsberg. — Thora, ses plaintes avaient-elles un sens, ou bien ?…

thora. — Oui, je le comprends pour la première fois, un sens profond.

erik. — Oh ! je perdrai tout, mais pas elle ! Selma !


Scène X

BRATSBERG, RINGDAL, FIELDBO, HEJRE, LUNDESTAD

ringdal. — Monsieur le chambellan, je viens de la Caisse de Prévoyance.

bratsberg. — Eh bien, la lettre de change ?

ringdal. — Aucune lettre de change, portant votre signature, n’a été présentée.

fieldbo (avec Lundestad). — C’était une erreur.

bratsberg. — Oui ? Pas à la Banque d’Épargne non plus ?

lundestad. — Non, au cours de l’année entière, je n’ai pas eu dans les mains de lettre de change portant votre signature, excepté celle de votre fils, naturellement.

bratsberg. — De mon fils ?

lundestad. — Oui, la lettre de change que vous avez acceptée pour lui au commencement de l’année.

bratsberg. — Pour mon fils ?

lundestad. — Rappelez vos souvenirs : celle de dix mille couronnes.

bratsberg (Il tombe à demi-évanoui sur une chaise). — Oh ! Miséricorde !

fieldbo. — Ciel !

ringdal. — C’est impossible !

bratsberg. — Du calme ! Du calme ! Une lettre de change de mon fils ? Acceptée par moi ? De dix mille couronnes ?

fieldbo (à Lundestad). — Elle est à la Banque d’Épargne ?

lundestad. — Elle n’y est plus ; elle a été payée la semaine dernière par Monsen.

bratsberg. — Par Monsen ?

ringdal. — Monsen est peut-être encore aux forges, je vais de ce pas…

bratsberg. — Restez !


Scène XI

Les mêmes, HEJRE

hejre. — Bonjour, messieurs ; bonjour, très cher. Mes plus sincères remerciements pour la soirée d’hier ! Je suis venu vous conter diverses choses.

ringdal. — Mille pardons, nous n’avons pas le temps.

hejre. — Il n’y a pas que vous de pressés : le propriétaire de Storli l’est aussi.

bratsberg. — Monsen ?

hejre. — Hé ! Hé ! Une histoire délicieuse ! Les intrigues électorales battent leur plein. Sais-tu ce qu’on se propose ? On se propose de te corrompre, mon cher.

lundestad. — De le corrompre ?

bratsberg. — On se dit sans doute que d’après les pommes on juge le pommier.

hejre. — Dieu me pardonne ! je n’ai jamais rien entendu de plus cocasse ! Je prenais un apéritif chez Mme Rumdholmen quand j’ai aperçu le grand propriétaire et l’avocat buvant ensemble du porto, un horrible liquide. Du diable si j’aurais voulu m’en mettre une goutte dans la bouche ! Du reste, ils ne m’en ont pas offert. « Que voulez-vous parier, m’a crié Monsen, que demain, aux élections de premier degré, le chambellan s’unisse à notre parti ? — Oui-dà, répondis-je, je parierais. » Alors il ajouta : « Oh ! avec l’aide d’une petite lettre de change ! »

ringdal et fieldbo. — D’une petite lettre de change ?

lundestad. — Aux élections du premier degré ?

bratsberg. — Après ?

hejre. — Après, je ne sais plus. Il s’agissait d’un effet de dix mille couronnes. On impose très fort les gens distingués. C’est honteux !

bratsberg. — Une lettre de change de dix mille couronnes ?

ringdal. — Elle est dans les mains de Monsen ?

hejre. — Non, il l’a remise à l’avocat.

lundestad. — Oh ! alors !…

fieldbo. — A Stensgard !

bratsberg. — En es-tu bien certain ?

hejre. — Naturellement, j’en suis certain. Il lui a dit : « Usez-en comme vous l’entendrez ! » Mais je n’ai pas compris.

lundestad. — Ecoutez, monsieur Hejre ; vous aussi, Ringdal.

(Ils parlent bas).

fieldbo. — Monsieur le chambellan !

bratsberg. — Hein ?

fieldbo. — Cette lettre de change est bien de votre fils ?

bratsberg. — Je dois le croire.

fieldbo. — Et si l’on vous présente ce faux ?

bratsberg. — Je ne porterai pas plainte.

fieldbo. — Je le comprends ; mais vous devriez faire plus.

bratsberg (il se lève). — Je ne peux pas faire plus

fieldbo. — Si, si ! Il faut que vous sauviez ce malheureux !

bratsberg. — Comment ?

fieldbo. — D’une façon très simple ; en reconnaissant votre signature.

bratsberg. — Pensez-vous, monsieur le docteur, que l’on fasse ces choses-là dans notre famille ?

fieldbo. — Je vous parle avec les meilleures intentions du monde, monsieur le chambellan.

bratsberg. — Vous m’avez cru capable d’un mensonge ! Vous avez cru que j’accepterais de me défendre par un mensonge !

fieldbo. — Savez-vous ce qu’il va advenir ?

bratsberg. — Le coupable appartient à la justice.

(Il sort.)

ACTE QUATRIÈME

(Dans l’auberge de Mme Rundholmen, porte d’entrée au fond. Petites portes sur les côtés ; à droite une fenêtre. Devant cette fenêtre une table avec tout ce qu’il faut pour écrire. Un peu en arrière, une seconde table).

Scène I

ASLAKSEN, STENSGARD, Mme RUNDHOLMEN

madame rundholmen (derrière la porte à gauche). — Ça m’est absolument égal ! Je vous dis que vous êtes venu voter et non pas boire. Si vous ne voulez pas attendre, tant pis !

stensgard. — Bonjour ! Hum ! hum ! madame Rundholmen (il va à la porte de gauche et frappe). Bonjour madame Rundholmen !

madame rundholmen. — Qui est là ?

stensgard. — Moi, Stensgard. Peut-on entrer ?

madame rundholmen. — Non, au nom du ciel, je ne suis pas habillée.

stensgard. — Qu’est-ce qu’il y a donc que vous vous levez si tard aujourd’hui ?

madame rundholmen. — J’etais déjà levée avant que le diable eut mis ses souliers. Mais il faut bien qu’on fasse sa toilette (elle regarde rapidement dans la pièce ; elle a un mouchoir noue autour de la tête). Hé bien, qu’est-ce qu’il y a ? Non, je ne veux pas que vous me regardiez comme cela, monsieur Stensgard ! Ouf ! voilà encore quelqu’un !

aslaksen (il porte un paquet de journaux). — Bonjour, monsieur Stensgard !

stensgard. — Eh bien, ça y est-il ?

aslaksen. — Naturellement : Voyez « L’anniversaire de la Constitution » — de notre correspondant spécial. — Il y a aussi la fondation de l’Union des jeunes et votre discours. Les insolences sont en italique.

stensgard. — Mais il me semble que tout est en italique !

aslaksen. — Presque tout, en effet.

stensgard. — Le supplément a-t-il été distribué hier ?

aslaksen. — Pour sûr, dans toute la ville, aux abonnés et aux autres. Voulez-vous le voir ? (Il lui donne un exemplaire).

stensgard (il y jette un coup d’œil). — « L’honorable M. Anders Lundestad renonce à son mandat de député au Parlement… Les longs et précieux services » Hum !… « La société fondée le jour anniversaire de notre liberté : l’Union des jeunes… L’avocat Stensgard, l’âme de cette société… Des réformes conformes aux progrès du siècle… » C’est très bien écrit. Le vote est-il commencé ?

aslaksen. — Il bat son plein. Toute la ville est sur la place, ceux qui ne sont pas électeurs comme les autres.

stensgard. — Que le diable emporte les autres ! Que ceci reste entre nous. Eh bien, allez et prêchez ceux que vous croyez hésitants.

aslaksen. — Bien, bien.

stensgard. — Dites leur qu’au fond Lundestad et moi nous avons tout à fait les mêmes idées.

aslaksen. — Oh ! je saurai arranger ça ; je connais les affaires locales.

stensgard. — Oh ! encore un mot ! Faites attention, ne buvez pas aujourd’hui.

aslaksen. — Oh, comment…

stensgard. — Après, nous passerons une joyeuse soirée. Rappelez-vous que c’est aussi dans votre intérêt et dans l’intérêt de votre journal… Mon cher, faites ce que je vous dis, observez-vous.

aslaksen. — Je ne veux plus rien entendre. Je pense que chacun peut se surveiller lui-même.

(Il sort).

madame rundholmen (en grande toilette). — Me voilà, monsieur Stensgard, me voilà. Qu’y avait-il de si important ?

stensgard. — Rien ; je voulais seulement vous demander l’heure à laquelle vient Monsen.

madame rundholmen. — Il ne viendra pas aujourd’hui.

stensgard. — Il ne viendra pas ?

madame rundholmen. — Non ; il est venu ce matin à quatre heures ; il est toujours en route maintenant ; il est entré ici et m’a prise au lit, comme on dit ; imaginez-vous qu’il voulait m’emprunter de l’argent.

stensgard. — Monsen ?

madame rundholmen. — Oui, il a besoin, parait-il, d’une somme énorme. Enfin, pourvu qu’il réussisse ! A vous aussi je souhaite du bonheur, vous allez être député, hein ?

stensgard. — Moi ? Quelle sottise t Qui dit cela ?

madame rundholmen. — C’est un ami de Lundestad qui l’a dit.


Scène II

HEJRE, MADAME RUNDHOLME

hejre. — Hé ! hé ! Bonjour ! je ne vous dérange pas ?

madame rundholmen. — A Dieu ne plaise !

hejre. — Tonnerre ! Quel chic ! Vous ne vous êtes jamais faite si belle pour moi !

madame rundholmen. — Naturellement ; c’est pour les célibataires qu’on se pare.

hejre. — Ah ! pour les prétendants, madame Rundholmen, pour les prétendants. Tant pis ! Mes procès me prennent tout mon temps…

madame rundholmen. — Allons donc ! On a toujours assez de temps pour se marier.

hejre. — C’est une erreur. Dans le mariage il faut que l’homme ait ses entournures libres. Enfin, si vous ne m’épousez pas, vous en épouserez un autre ; car vous vous remarierez.

madame rundholmen. — J’y pense de temps en temps.

hejre. — Ça se comprend. Quand on a connu les félicités du mariage !… Feu Rundholmen était un époux modèle.

madame rundholmen. — Je n’en dirai pas tant. Il était grossier et aimait boire. Mais un homme est toujours un homme.

hejre. — C’est une parole sage que vous venez de dire là, madame Rundholmen : un homme est toujours un homme et une veuve est toujours une veuve.

madame rundholmen. — Et les affaires sont les affaires ; si vous saviez tout le mal que je me donne. Ils veulent tous acheter, mais quand il s’agit de payer, il faut des sommations, des poursuites, des saisies. Ma foi je voudrais épouser un avocat !

hejre. — Eh bien, prenez l’avocat Stensgard ; il est garçon !

madame rundholmen. — Oh ! vous êtes un homme affreux ! Tenez, je ne veux plus entendre parler de vous !

(Elle sort).

Scène III

HEJRE, STENSGARD, FIELDBO

hejre. — Une maîtresse femme ! alerte et ordonnée ! Pas d’enfants et de l’argent placé. Elle a aussi beaucoup d’instruction, elle a beaucoup lu, mon cher.

stensgard. — Elle a beaucoup lu, vous dites ?

hejre. — Hé, hé ! il me semble ! vu qu’elle a été pendant deux ans dans le cabinet littéraire de l’imprimerie Halm. Mais je suis sûr que vous avez bien autre chose en tête aujourd’hui.

stensgard. — Pas du tout, je n’ai rien à penser qu’à mon vote. Et vous, pour qui votez-vous, Monsieur Hejre ?

hejre. — Je n’ai pas le droit de voter, très cher. Il n’y avait à vendre qu’un chenil sur le cadastre, et vous l’avez acheté.

stensgard. — Si jamais vous vous trouvez sans logis, il sera à votre disposition.

hejre. — Hé, hé ! vous êtes un farceur ! Cette chère jeunesse est d’une excellente humeur ! Je vais aller voir la ménagerie, là-bas. Toute la ville doit être sur la place. (Il aperçoit Fieldbo qui entre.) Voilà aussi le docteur. C’est sans doute par amour de la science que vous venez.

fieldbo. — De la science ?

hejre. — Oui, à cause de l’épidémie. Il vient de se déclarer une mauvaise fièvre électorale. Que Dieu vous garde, mes chers jeunes amis !

(Il sort).

Scène IV

STENSGARD, FIELDBO

stensgard. — Dis, as-tu parlé aujourd’hui au chambellan ?

fieldbo. — Oui.

stensgard. — Qu’a-t-il dit ?

fieldbo. — Ce qu’il a dit ?

stensgard. — Oui, je lui ai écrit.

fieldbo. — Vraiment ! Et que lui as-tu écrit ?

stensgard. — Que je persiste dans l’espoir d’obtenir la main de sa fille ; que je désire causer avec lui à ce sujet et que j’irai le voir demain.

fieldbo. — Dans tous les cas, tu ferais bien de différer ta visite. C’est demain la fête du chambellan et il y aura beaucoup de monde.

stensgard. — Précisément, plus il y aura de monde, mieux ça m’ira. J’ai tous les atouts dans ma main.

fieldbo. — Tu l’as peut-être laissé voir ?

stensgard. — Comment cela ?

fieldbo. — Je veux dire que tu as agrémenté tes déclarations amoureuses de quelques petites menaces.

stensgard. — Fieldbo, tu as lu ma lettre ?

fieldbo. — Non, je t’assure.

stensgard. — Eh bien, c’est vrai. Je l’ai menacé.

fieldbo. — Dans ce cas, j’ai peut-être une réponse à te communiquer.

stensgard. — Une réponse ? Laquelle ?

fieldbo (lui montrant un pli scellé). — C’est le bulletin du chambellan.

stensgard. — Et pour qui vote-t-il ?

fieldbo. — Dans tous les cas, pas pour toi.

stensgard. — Pour qui alors ? Voyons, pour qui ?

fieldbo. — Pour le percepteur et le pasteur.

stensgard. — Pas même pour Lundestad.

fieldbo. — Non, et sais-tu pourquoi ? Parce que Lundestad t’a proposé comme devant être son successeur.

stensgard. — Il a osé cela !

fieldbo. — Oui ; il a même ajouté : « Si vous voyez Stensgard, faites-lui connaître mon vote, afin qu’il sache mes dispositions à son égard.

stensgard. — Bien, il aura ce qu’il cherche.

fieldbo. — Réfléchis ; il est dangereux de démolir une vieille tour. On peut soi-même y laisser sa peau.

stensgard. — Je suis devenu prudent depuis quelques jours.

fieldbo. — Oh ! tu n’es cependant pas devenu plus prudent qu’il ne faut puisque tu te laisses jouer par le vieux Lundestad.

stensgard. — Tu crois que je n’ai pas lu dans le jeu de Lundestad, que je n’ai pas vu qu’il s’adressait à moi parce qu’il croyait que j’avais gagné le chambellan et qu’il voulait me brouiller avec Monsen et isoler le propriétaire de Storli.

fieldbo. — Maintenant qu’il sait que tu n’as pas gagné le chambellan…

stensgard. — Il est allé trop loin pour pouvoir reculer. J’ai employé le temps, j’ai fait distribuer des journaux, la plupart de ses partisans n’arrivent pas, tous les miens sont ici.

fieldbo. — Entre un candidat et un député, il y a un abîme.

stensgard. — Lundestad sait fort bien que s’il me nuit dans la réunion des électeurs, je suis homme à le faire sortir de l’administration communale.

fieldbo. — Ce n’est pas trop mal calculé ; mais pour que tout cela réussisse il te faudrait, tu le sens bien toi-même, des racines plus solides que celles que tu as jusqu’à présent.

stensgard. — Oui, les électeurs exigent que leurs députés offrent des garanties matérielles et qu’ils aient avec eux une communauté d’intérêts…

fieldbo. — Parfaitement. Et c’est pour cela qu’il faut que Mademoiselle Bratsberg soit sacrifiée.

stensgard. — Sacrifiée ? Oui, j’ai été un faquin, un simple manant, mais je sens si bien que ce sera pour son bonheur à elle. Et toi, Fieldbo, qu’as-tu ? Tu m’as tout l’air de tramer quelque chose

fieldbo. — Moi ?

stensgard. — Oui, toi. Tu manœuvres en dessous contre moi. Pourquoi ? Sois honnête !… Veux-tu ?

fieldbo. — Ma foi, non, sincèrement. Je ne veux pas être honnête avec toi, tu as trop peu d’égard pour les autres ; tu fais trop étourdiment usage des secrets que tu surprends. Aussi vrai que je suis ton ami, je te conseille sérieusement de renoncer à Mademoiselle Bratsberg.

stensgard. — Je ne le puis pas. Il faut que je sorte de la situation fausse où je suis. Il m’est trop pénible de me promener bras dessus, bras dessous avec Pierre et Paul, de rire à leur sottes plaisanteries, de fréquenter un tas d’étudiants qui me tutoient. L’amour puissant que je porte au peuple ne peut éclore dans cette atmosphère. Je ne saurais plus trouver de ces phrases qui enlèvent les masses. Je manque d’air libre. Il y a des moments où je désire la société des femmes distinguées, et où j’aspire après la beauté ; je suis ici comme renfermé dans une baie sombre au dehors de laquelle je vois passer les ilots bleus, ensoleillés, mais es-tu capable de comprendre ces choses-là, toi ?


Scène V

Les mêmes, LUNDESTAD

lundestad (du fond). — Voilà mes excellents amis ! Bonjour !

stensgard. — Monsieur Lundestad, savez-vous la nouvelle ? Savez-vous pour qui vote le chambellan ?

fieldbo. — Tais-toi ; c’est malhonnête de ta part.

stensgard. — Cela m’est égal. Il vote pour le percepteur et le pasteur.

lundestad. — On devait s’y attendre. Vous avez tout gâté. Je vous ai pourtant dit de manœuvrer habilement.

stensgard. — C’est maintenant que je vais manœuvrer habilement, à partir d’aujourd’hui.

fieldbo. — Prends garde que d’autres ne t’imitent.

(Il sort).

stensgard. — Il y a quelque chose de louche dans la conduite de cet homme. Il a un projet que j’ignore. Savez-vous lequel ?

lundestad. — Non ; mais, en effet, c’est vrai. Vous vous êtes aussi essayé comme journaliste ?

stensgard. — Moi ?

lundestad. — Par une jolie diatribe d’injures à mon adresse.

stensgard. — C’est ce lourdaud d’Aslaksen qui est fautif.

lundestad. — Votre sortie contre le chambellan est aussi dans le journal.

stensgard. — Parue sans mon autorisation. Si je voulais attaquer le chambellan, j’ai des armes plus dangereuses.

lundestad. — En vérité ?

stensgard. — Connaissez-vous cette lettre de change ? Regardez-là. Est-elle authentique ?

lundestad. — Si elle est authentique ? cette lettre de change ?

stensgard. — Mais oui, regardez-là bien.


Scène VI

Les mêmes, HEJRE

hejre. — Mais par la peau et les cornes du diable, qu’est-ce que c’est ? Ah ! voyez ! non, je vous en prie, messieurs, restez-là ! Savez-vous l’effet que vous me faites ? D’une nuit d’été au pôle nord.

lundestad. — Quelle merveilleuse comparaison !

hejre. — Elle est très bien trouvée : le soleil levant et le soleil couchant, en délicatesse. C’est magnifique ! Mais, à ce propos, qu’y a-t-il donc ? Tous les bourgeois de la ville courent comme des poules effarouchées, caquettent, chantent et m’ont tout l’air de ne pas savoir sur quel rameau se percher.

stensgard. — Cette journée a une haute importance.

hejre. — Laissez-moi donc avec votre importance ! Non, ce n’est pas cela du tout, mes chers amis. La vérité est qu’on parle à mots couverts d’une ruine soudaine, d’une banqueroute, pas politique, celle-là, monsieur Lundestad, à Dieu ne plaise !

stensgard. — D’une banqueroute ?

hejre. — Hé ! hé ! cela vous intéresse, monsieur l’avocat. Oui, une banqueroute. Il y a dans la ville un gros personnage qui est tout près de tomber, la hache est déjà dans l’arbre. Suffit ! Il est passé, dit-on, un ou deux étrangers ; mais où allaient-ils ? de qui s’agit-il ? ne le savez-vous pas, monsieur Lundestad ?

lundestad. — Je sais me taire, monsieur Hejre.

hejre. — Naturellement ; vous êtes un politicien, un homme d’état, hé ! hé ! je vais aller chercher des éclaircissements sur cette affaire. C’est fort amusant ; tous ces gens à lettres de change vivent d’expédients. Ils sont comme des perles enfilées dans un cordon ; si la première tombe, toutes les autres suivent.

(Il sort.)

stensgard. — Qu’y a-t-il de vrai dans ces racontars ?

lundestad. — Vous venez de me montrer une lettre de change. Il m’a semblé qu’elle portait le nom du jeune Bratsberg ?

stensgard. — Et celui du chambellan aussi.

lundestad. — Vous m’avez demandé si elle était authentique ?

stensgard. — Oui, regardez-la donc un peu.

lundestad. — Elle n’est pas des plus sûres.

stensgard. — Alors c’est un faux ?

lundestad. — Les lettres de change fausses sont ordinairement les plus sûres ; ce sont celles-là qu’on paie les premières.

stensgard. — Enfin, que pensez-vous de celle-ci ? n’est-elle pas fausse ?

lundestad. — Je crains qu’il n’y en ait plusieurs du même type, monsieur Stensgard.

stensgard. — Comment ? Il n’est cependant pas admissible que…

lundestad. — Si le jeune Bratsberg fait le saut, ceux qui se trouvent près de lui le feront aussi.

stensgard (lui prenant le bras). — Que voulez-vous dire par là : « Ceux qui se trouvent près de lui ? »

lundestad. — Peut-on se tenir de plus près que père et fils ?

stensgard. — Mais, mon Dieu…

lundestad. — Mettons que je n’ai rien dit, et n’oubliez pas que c’est Daniel Hejre qui a parlé le premier de ruine et de banqueroute.

stensgard. — Cela me fait l’effet d’un coup de foudre.

lundestad. — Oh, cela arrive souvent aux gens les plus honnêtes et les mieux intentionnés. Un homme est trop bon, il se porte caution pour d’autres et lorsqu’arrive le moment de payer, l’argent manque, les propriétés sont mises aux enchères et vendues pour une bagatelle.

stensgard. — Et naturellement… les enfants aussi… sont atteints… ?

lundestad. — Oui, ça me fait réellement de la peine pour la jeune fille, car elle a fort peu de chose de sa mère, si même on peut sauver ce peu de chose.

stensgard. — Ah, je comprends maintenant le conseil de Fieldbo. Quel excellent ami ?

lundestad. — Qu’est-ce que le docteur Fieldbo vous a dit ?

stensgard. — Il est trop loyal et trop discret pour dire quoi que ce soit, mais je le comprends tout de même et je vous comprends aussi maintenant, monsieur Lundestad.

lundestad. — Vous ne me compreniez pas auparavant ?

stensgard. — Pas entièrement. J’ai oublié la fable des rats et de la maison incendiée.

lundestad. — Ce n’était pas très bien dit, mais… Qu’avez-vous ? vous avez l’air désespéré, vous ai-je donc appris un malheur ?

stensgard. — Quel malheur ?

lundestad. — Oui, oui, je comprends. Oh ! vieux fou que je suis ! Cher monsieur Stensgard, si vous aimez véritablement cette jeune fille, qu’est-ce que ça vous fait qu’elle soit riche ou pauvre ?

stensgard. — Qu’est-ce que ça me fait ?

lundestad. — La fortune n’est pas nécessaire au bonheur d’un ménage.

stensgard. — Naturellement.

lundestad. — Et avec du courage et du travail vous vous mettrez sur pied. Ne vous laissez pas abattre. Je sais ce que c’est que l’amour, j’ai beaucoup lu là-dessus dans ma jeunesse. Le bonheur à la maison, une femme fidèle… Mon cher ami, arrangez-vous pour n’avoir pas de regrets plus tard.

stensgard. — Mais que va-t-il advenir de votre désistement ?

lundestad. — Je ne puis malheureusement pas le maintenir. Croyez-vous que j’exigerais de vous un si cruel sacrifice de cœur ?

stensgard. — Oh ! je le ferai ce sacrifice ! Je vous montrerai que j’en ai la force. Il y a là toute une ville anxieuse qui m’attend. Les citoyens me demandent comme dans une plainte étouffée. Comment pourrais-je refuser ?

lundestad. — Bien, mais la propriété foncière ?

stensgard. — Je saurai à cet égard remplir les vœux de mes concitoyens, monsieur Lundeslad ? J’aperçois une issue nouvelle et je la prends. Je renonce à mon bonheur, j’en fais silencieusement le sacrifice pour travailler au bonheur de ceux que j’aime. Je dis à mon peuple : me voici ! dispose de moi.

lundestad (Il le regarde plein d’une admiration muette et lui serre la main). — Réellement, vous êtes-un homme très supérieur, monsieur Stensgard.

(Il sort. Stensgard se promène de long en large, puis s’arrête à la fenêtre et s’arrache les cheveux. Un instant après arrive Bastian.)

Scène VI

STENSGARD, BASTIAN

bastian. — Me voilà.

stensgard. — D’où viens-tu ?

bastian. — De la nation.

stensgard. — De la nation ! Que veux-tu dire ?

bastian. — Tu ne sais pas ce que c’est que la nation, c’est-à-dire le peuple, le bas peuple, ceux qui ne sont rien et n’ont rien, qu’on mène comme des troupeaux.

stensgard. — Par le diable, que signifie ce charabia ?

bastian. — Ce charabia !

stensgard. — Depuis quelque temps, je remarque que tu singes mes vêtements et même mon style. Il faut que cela cesse.

bastian. — Pourquoi ? N’appartenons-nous pas au même parti ?

stensgard. — Si ; mais je n’aime pas ce genre ; tu te rends ridicule.

bastian. — Je me rends ridicule quand je t’imite ?

stensgard. — Quand tu me singes… Sois sage, Monsen, et cesse d’agir ainsi… C’est si bête !… Écoutes. Quand revient ton père ?

bastian. — Je ne sais pas ; je crois qu’il est parti pour Christiania. Il restera bien huit jours en voyage.

stensgard. — Aussi longtemps ? Ce serait fâcheux. A-t-il quelque grosse spéculation en vue ?

bastian. — J’en ai une en vue, moi aussi. Écoutes, Stensgard, il faut que tu me rendes un service.

stensgard. — Volontiers ; lequel ?

bastian. — Je me sens si capable ! C’est à toi que je dois cela ; tu m’as éveillé. Il faut que je fasse quelque chose… Je vais me marier.

stensgard. — Te marier ! Avec qui ?

bastian. — Chut ! Ici, dans cette maison !…

stensgard. — Madame Rundholmen ?

bastian. — Chut ! Oui, c’est elle. Dis une bonne parole en ma faveur. Elle fait de brillantes affaires, elle est en bons rapports avec le chambellan, depuis l’époque où sa sœur a servi chez lui comme gouvernante. Si j’obtiens sa main, j’aurai peut-être les travaux de la commune ; et, de plus… nom de Dieu ! je l’aime !

stensgard. — Aimer ! aimer ! Ah, laisses de côté cette hypocrisie !

bastian. — Hypocrisie ?

stensgard. — Oui, tu te mens à toi-même, tu parles en même temps de travaux vicinaux et d’amour. Appelles donc chaque chose par son nom. Il y a quelque chose de malpropre dans tout cela, je ne veux pas y tremper.

bastian. — Mais écoutes donc !

stensgard. — Fais-moi grâce, je t’en prie ! (à Fieldbo qui entre.) Eh bien, comment vont les élections ?

fieldbo. — A merveille ! Lundestad dit que tu as presque toutes les voix.

stensgard. — Vraiment ?

fieldbo. — Mais à quoi cela te servira-t-il, puisque tu n’es pas propriétaire foncier ?

stensgard (bas). — Malédiction !

fieldbo. — On ne peut pas avoir tout à la fois, quand on gagne d’un côté, il faut se résigner à perdre de l’autre. Au revoir.

(Il sort.)

bastian. — Que veut-il dire avec ses gagner et perdre ?

stensgard. — Je t’expliquerai cela plus tard. Mais écoute, mon cher Monsen, pour en revenir à notre conversation, je t’ai promis de dire une bonne parole en ta faveur.

bastian. — Tu m’as promis ? au contraire, tu…

stensgard. — Taratata ! Tu ne me laisses pas parler. J’ai voulu dire qu’il y avait quelque chose de malpropre à mêler ainsi la question d’amour avec les questions de chemins communaux. C’est pécher contre ce qu’il y a de meilleur dans l’homme. Donc, mon ami, si tu aimes réellement cette jeune fille…

bastian. — Cette veuve !

stensgard. — Oh ! fille ou veuve, ça revient au même. Je veux dire que lorsqu’on aime réellement une femme, il ne faut pas tenir compte d’autre chose.

bastian. — Alors tu parleras pour moi ?

stensgard. — Avec le plus grand plaisir ; mais à la condition que tu t’emploieras aussi pour moi.

bastian. — Moi ! Auprès de qui ?

stensgard. — N’as-tu vraiment rien remarqué ? Elle le touche de si près !

bastian. — Ce n’est pas ?

stensgard. — Si, Ragna, ta sœur. Oh ! tu ne sais pas l’impression que j’éprouvais quand je la voyais, dans l’intimité de la famille, aller et venir, si peu prétentieuse !…

bastian. — Non. Est-ce possible ?

stensgard. — Comment : avec ton œil perspicace, tu n’as pas remarqué cela ?

bastian. — Dans les premiers temps, il m’a semblé mais maintenant on dit tant de choses. On dit que tu commences à aller chez le chambellan.

stensgard. — Comment : chez le chambellan ! Oui, Monsen, je vais te parler franchement, il y a eu un moment où j’étais incertain. Grâce à Dieu cela est passé, je vois maintenant clairement ce que je veux et quel chemin je dois suivre.

bastian. — Voici ma main, je parlerai pour toi. Remets t’en à moi, mais Ragna ne fait que ce que veut mon père.

stensgard. — C’est justement de ton père que je voulais te parler.

bastian. — Chut ! Voici Madame Rundholmen ! Parle en ma faveur, fais de ton mieux, le reste me regarde.

(Il sort et Madame Rundholmen entre.)

Scène VII

STENSGARD, Mme RUNDHOLMEN

madame rundholmen. — Hé bien, ça va comme sur des roulettes, monsieur l’avocat. Tout le monde vote pour vous.

stensgard. — C’est, en effet, remarquable.

madame rundholmen. — Oui, Dieu sait ce que Monsen en dira !

stensgard. — Madame Rundholmen, je vous en prie, un mot.

madame rundholmen. — Quoi donc ? Quoi donc ?

stensgard. — Voulez-vous m’écouter ?

madame rundholmen. — Jésus ! Bien sûr ! Volontiers !

stensgard. — Vous avez parlé tout à l’heure de votre isolement.

madame rundholmen. — Oh ! c’était avec cet affreux Hejre…

stensgard. — Et vous avez dit qu’il était bien difficile pour une veuve…

madame rundholmen. — Certes, monsieur Stensgard, si vous pouviez voir par vous-même !

stensgard. — Mais si un beau jeune homme venait…

madame rundholmen. — Un beau jeune homme !

stensgard. — Qui vous aime en secret depuis longtemps déjà et…

madame rundholmen. — Non, je ne veux plus vous écouter.

stensgard. — Il le faut. Un jeune homme qui trouve aussi que c’est pénible d’être seul.

madame rundholmen. — Comment ? — Je ne vous comprends pas du tout.

stensgard. — Vous tenez dans vos mains le sort de deux êtres ! le vôtre et celui…

madame rundholmen. — Et celui du beau jeune homme ?

stensgard. — Oui, répondez-moi.

madame rundholmen. — Oh non, monsieur Stensgard, vous ne parlez pas sérieusement.

stensgard. — Comment pouvez-vous croire que je voudrais me moquer de vous ? Ne seriez-vous pas disposée à…

madame rundholmen. — A grand Dieu, certainement ! Mon chéri, mon doux !…

stensgard (reculant d’un pas). — Hein ?

madame rundholmen. — Jésus ! Voici quelqu’un !


Scène VIII

Les mêmes, RAGNA

ragna. — Mille pardon ! Mon père n’est pas ici ?

madame rundholmen. — Votre père ? Oui… non… je crois, il est passé par ici.

ragna. — Par ici ?

stensgard. — Il est parti pour Christiania.

madame rundholmen. — Oui, mais, Mademoiselle… Ah ! vous ne savez pas combien je suis heureuse ! Attendez un instant ; je vais à la cave chercher une bouteille de mon meilleur vin.

(Elle sort.)

stensgard. — Mademoiselle, vous cherchez réellement votre père ?

ragna. — Vous l’avez bien entendu.

stensgard. — Vous ne savez pas qu’il est parti en voyage ?

ragna. — Oh ! est-ce que je sais, moi ? On ne me dit jamais rien ! Mais à Christiania, c’est impossible. Adieu.

stensgard (il lui barre le passage). — Ragna ! écoutez-moi ! Pourquoi êtes-vous à mon égard si différente de ce que vous étiez ?

ragna. — Laissez-moi !

stensgard. — Non. je regarde comme un avertissement du ciel que vous soyez venue juste maintenant. Ne prenez pas cet air effrayé ! Vous n’étiez pas ainsi autrefois.

ragna. — Dieu soit loué ! C’est fini.

stensgard. — Mais pourquoi ?

ragna. — J’ai appris à vous mieux connaître ; et il est très heureux que je l’aie appris assez tôt !

stensgard. — Oh ! je comprends ! On m’a calomnié ! Peut-être est-ce ma faute. J’étais pris comme dans un filet. Mais maintenant c’est fini ! Oh ! quand je vous vois, il me semble que je deviens meilleur ! C’est vous que j’aime, Ragna, vous et nulle autre !

ragna. — Laissez-moi passer ! J’ai peur de vous !

stensgard. — Demain, Ragna, pourrai-je vous voir et vous parler, demain ?

ragna. — Oui, oui, je veux bien ; mais pas aujourd’hui.

stensgard. — Pas aujourd’hui ! Demain ! Victoire ! J’ai vaincu ! Je suis heureux !

madame rundholmen (avec du vin et des gâteaux). — Hé bien, nous allons trinquer au bonheur et à la bénédiction du ciel.

stensgard. — Au bonheur en amour ! A l’amour et au bonheur ! Un vivat pour la journée de demain ?

(Il boit.)

helle (à Ragna). — L’avez-vous trouvé ?

ragna. — Non, il n’est pas ici ; venez, venez !

madame rundholmen. — Qu’est-ce que cela veut dire ?

helle. — Rien. Des étrangers sont venus à Storli et…

madame rundholmen (à Ragna). — Oh ! vous avez encore des étrangers chez vous ?

ragna. — Oui, oui. Excusez-moi, il faut que je rentre. Adieu !

stensgard {il l’accompagne). — Adieu ! A demain !

(Helle et Ragna sortent.)

Scène IX

STENSGARD, HEJRE, Mme RUNDHOLMEN

hejre. — Ah ! ah ! Ça roule ! ça roule ! Stensgard ! Stensgard ! Stensgard ! Tout le monde vote pour vous. Vous devriez aussi voter pour lui, madame Rundholmen.

madame rundholmen. — Que dites-vous là ! Réellement tout le monde vote pour lui ?

hejre. — Tout le monde. M. Stensgard jouit de la confiance publique. Le vieux Lundestad à l’air d’un cornichon dans du sucre. C’est un vrai bonheur de voir cette agitation.

madame rundholmen. — Ce ne sera pas inutilement que vous l’aurez élu. Je ne puis pas voter ; mais je puis signer.

(Elle sort.)

hejre. — Vous êtes le consolateur qu’il faut à une veuve, monsieur Stensgard. Savez-vous, vous devriez vous en tenir à celle-là. Vous seriez très bien casé, mon cher.

stensgard. — A Madame Rundholmen ?

hejre. — Mais oui ; c’est une maîtresse femme sous tous les rapports. Et puis elle sera le meilleur parti de la ville dès que la ruine du propriétaire de Storli sera consommée.

stensgard. — Mais j’espère qu’il n’est rien arrivé de fâcheux à Storli ?

hejre. — Rien ? Vous avez la mémoire courte, très cher. N’est-il pas partout question de ruine et de banqueroute, et n’est-on pas venu chercher Monsen ici même ? Trois étrangers sont arrivés à Storli ?

stensgard. — Des visites, je sais.

hejre. — Des visites qu’on n’avait pas réclamées, mon jeune ami. On parle tout bas de police et de créanciers furieux ; on a même fait, si vous voulez le savoir, certaines expertises. À ce propos, quel était ce papier que Monsen vous a remis hier ?

stensgard. — Ah ! un papier quelconque ! Une expertise, dites-vous ? Écoutez, connaissez-vous l’écriture du chambellan Bratsberg ?

hejre. — Hé ! hé ! je crois…

stensgard. — Hé bien ! regardez ceci.

hejre. — Ceci, très cher, n’a jamais été la signature du chambellan.

stensgard. — Non ? Alors…

hejre. — Cette lettre de change a été signée par Monsen ?

stensgard. — Non, par le jeune Bratsberg.

hejre. — Taratata ! Montrez encore ! (Il regarde). Vous pouvez allumer votre cigare avec.

stensgard. — Eh quoi ! le nom du signataire aussi !

hejre. — C’est un faux, jeune homme, c’est un faux aussi vrai que je m’appelle Daniel. Il suffit de le regarder avec l’œil perspicace de la défiance.

stensgard. — Est-ce possible ? A coup sûr, Monsen ne voudrait pas…

hejre. — Monsen ? Il ne comprend rien à ses affaires, encore moins comprend-t-il celles des autres. Mais il faut, monsieur Stensgard, que cela ait une fin ; il faut que la conscience publique reçoive satisfaction. Le plus drôle, c’est que Monsen entraîne dans sa culbute le jeune Bratsberg, et que Bratsberg, le commerçant, entraîne à son tour Bratsberg, le chambellan.

stensgard. — Oui, c’est ce que disait tout à l’heure

hejre. — Naturellement, les banqueroutes s’enchaînent les unes aux autres. Retenez bien ceci, car je suis prophète : Monsen ira au bagne, le jeune Bratsberg obtiendra un arrangement et le vieux Bratsberg sera mis en tutelle. Je veux dire par là que ses créanciers lui feront, sa vie durant, une pension de quelques milliers de thalers. Ça finit toujours ainsi, monsieur Stensgard, je suis fixé. Comme dit le proverbe latin : « Fiat justitia, pereat mundus ! » Traduction : « Quelle singulière justice règne dans ce monde corrompu ! »

stensgard (très agité). — Deux chemins qui se ferment devant moi !

hejre. — Hein ?

stensgard. — Et juste maintenant !… maintenant !


Scène X

STENSGARD, HEJRE, ASLAKSEN

aslaksen. — Mes félicitations ! mes félicitations, monsieur l’élu !

stensgard. — L’élu ?

aslaksen. — Avec cent dix-sept voix, Lundestad en a eu cinquante-trois ; quant aux autres, ils sont dispersés à tous les vents !

hejre. — Le premier pas sur le chemin de la gloire est fait, monsieur Stensgard.

aslaksen. — Et ça va vous coûter un punch. (Appelant). Madame Rundholmen, le nouvel élu du peuple paie à boire.

hejre. — Oui, c’est le premier pas sur le chemin de la dépense, dis-je.


Scène XI

Les mêmes, LUNDESTAD

hejre (avec ironie à Lundestad). — Voilà donc la récompense de ceux qui vieillissent au service de leur pays !

lundestad (bas à Stensgard). — Y tenez-vous toujours beaucoup ?

stensgard. — A quoi me sert-il d’y tenir puisque tout s’écroule ?

lundestad. — Pensez-vous que le partie soit perdue ?

aslaksen (en arrière). — Madame Rundholmen paie à boire ! Elle prétend qu’elle est la première intéressée dans l’élection.

stensgard. — La première intéressée ?

lundestad. — Pourquoi ?

stensgard. — La partie n’est pas perdue, monsieur Lundestad.

(Il s’assied et écrit.)

lundestad (bas). — Écoutez, Aslaksen, pourriez-vous insérer quelques lignes de moi, après-demain, dans votre journal ?

aslaksen. — Bien sûr ; est-ce méchant ?

lundestad. — Non, du tout.

aslaksen. — Oh ! ça n’y ferait rien ; j’insérerais tout de même.

lundestad. — C’est mon testament politique ; je vous l’enverrai demain matin.

(Il sort.)

Scène XII

Les mêmes, BASTIAN, UNE SERVANTE

la servante. — Voici le punch de Madame !

aslaksen. — Hurrah ! Nos affaires locales prennent de l’intérêt.

(Il met le bol sur la table, verse à boire et boit lui-même plusieurs verres pendant la scène.)

bastian (il arrive par la droite ; bas). — Vous n’oubliez pas ma lettre ?

aslaksen. — Soyez sans inquiétude ! (Il frappe sur la poche de son habit). Elle est là !

bastian. — Profitez de la première occasion, dès que vous le pourrez,… comprenez-vous ?

aslaksen. — Entendu ! Entendu ! (Il crie). Allons, Lisette, les verres sont pleins !

bastian. — Je n’oublierai pas de vous récompenser.

aslaksen. — Bien, bien ! (à la servante). Un citron, Lisette, mais vite, vite !

(Bastian sort.)

stensgard. — Un mot, Aslaksen, passerez-vous par ici demain soir ?

aslaksen. — Demain soir ? Mais oui.

stensgard. — Bien ; alors entrez là et donnez cette lettre à Madame Rundholmen.

aslaksen. — De votre part ?

stensgard. — Cachez-là dans votre poche. Bon ! A demain soir.

aslaksen. — Ponctuellement, soyez sans crainte

(La servante apporte le citron. Stensgard va à la fenêtre).

bastian. — Hé bien, as-tu parlé à Madame Rundholmen ?

stensgard. — Oui, quelques mots seulement.

bastian. — Et que dit-elle ?

stensgard. — Nous avons été dérangés, je ne puis encore rien te dire de sûr.

bastian. — Je vais me hasarder alors. Elle se plaint si tristement de son état !… Ce sera décidé dans une heure.

stensgard. — Dans une heure ?


Scène XIII

STENSGARD, BASTIAN, ASLAKSEN, LUNDESTAD, MADAME RUNDHOLMEN.

bastian (qui voit entrer Madame Rundholmen à Stensgard. — Chut ! ne laisse rien remarquer à personne !

(Il se promène de long en large).

stensgard (à Aslaksen, à voix basse). — Rendez-moi la lettre ?

aslaksen. — Vous me la reprenez ?

stensgard. — Oui, vite ! je la remettrai moi-même.

aslaksen. — La voilà !

(Stensgard met la lettre dans sa poche et se mêle au public).

madame rundholmen (à Bastian). — Que dites-vous de cette élection ?

bastian. — Tout le bien possible. Nous sommes, Stensgard et moi, des amis de cœur ; je ne puis pas être fâché qu’il entre au Parlement.

madame rundholmen. — Mais votre père en sera mécontent ?

bastian. — Oh ! mon père a tant de chats à fouetter ! Et puis, si l’on envoie Stensgard au Parlement, l’honneur en reste jusqu’à un certain point dans la famille.

madame rundholmen. — Comment cela ?

bastian. — Il a l’intention de se marier.

madame rundholmen. — Jésus ! Vous a-t-il dit quelque chose à ce sujet ?

bastian. — Oui, et je lui ai promis de dire une bonne parole en sa faveur. Le mariage se fera, car je crois bien que Ragna ne le déteste pas.

madame rundholmen. — Ragna ?

lundestad (il se rapproche). — De quoi parlez-vous avec tant d’animation, madame Rundholmen ?

madame rundholmen. — Pensez donc, il me dit que Stensgard va se marier !

lundestad. — Sans doute, mais le chambellan n’y consentira pas facilement.

bastian. — Le chambellan ?

lundestad. — Probablement qu’elle est encore un trop beau parti pour un simple avocat.

madame rundholmen. — Qui ?

lundestad. — La fille, parbleu.

madame rundholmen. — Il n’a cependant pas demandé la main de Mademoiselle Bratsberg ?

lundestad. — Mais si.

madame rundholmen. — Vous en êtes certain ? Vous pourriez l’affirmer ?

bastian. — Et à moi il m’avait dit de parler en sa faveur !

(Bastian et Lundestad s’éloignent).

madame rundholmen (à Stensgard). — Tenez-vous sur vos gardes, Stensgard ! Défiez-vous !

stensgard. — De qui ?

madame rundholmen. — Des méchants. Il y a des gens ici qui parlent mal de vous.

stensgard. — Que m’importe ? A l’exception d’une seule personne…

madame rundholmen. — Laquelle ?

stensgard (il lui glisse sa lettre). — Lisez ceci quand vous serez seule.

madame rundholmen. — Ah ! je savais bien !

(Elle sort).

Scène XIV

STENSGARD, RINGDAL

ringdal. — Hé bien, d’après ce que j’apprends, vous êtes sorti vainqueur de la bataille électorale, monsieur l’avocat.

stensgard. — Mais oui, monsieur l’administrateur, en dépit des efforts de votre noble maître.

ringdal. — Il use comme un autre de ses droits d’électeur.

stensgard. — Malheureusement pour lui, il n’aura plus beaucoup d’occasions d’en user.

ringdal. — Que voulez vous dire ?

stensgard. — Je veux dire que l’on vient de faire certaines expertises…

ringdal. — Certaines expertises ! Sur quoi ?

stensgard. — Ne faites donc pas l’homme qui ne comprend pas. Ne sentez-vous donc pas qu’il y a un orage dans l’air ? Et une banqueroute dans les grands prix ?

ringdal. — J’en ai entendu parler de différents côtés.

stensgard. — Est-ce que le chambellan et son fils ne sont pas compromis dans cette affaire ?

ringdal. — Pardon ! Mais… êtes-vous fou ?

stensgard. — Ce n’est pas vrai alors ?

ringdal. — Il n’y a pas un mot de vrai en ce qui concerne le chambellan. Qui vous a dit cela ?

stensgard. — Je ne veux pas le nommer encore.

ringdal. — N’importe ! Celui qui vous l’a dit avait une intention cachée.

stensgard. — Une intention ?

ringdal. — Oui ; réfléchissez bien ! N’y a-t-il personne ici qui ait intérêt à vous éloigner du chambellan ?

stensgard. — Oui, oui, c’est vrai ; il y a plusieurs personnes.

ringdal. — Au fond, le chambellan a beaucoup de sympathie pour vous.

stensgard. — Vraiment ?

ringdal. — Certes ! Et pour vous faire perdre ses bonnes grâces, on compte sur votre connaissance insuffisante des affaires de la localité, sur votre exaltation, sur votre crédulité, sur…

stensgard. — Oh ! les maudits chiens ! Et Madame Rundholmen qui a ma lettre.

ringdal. — Quelle lettre ?

stensgard. — Rien, rien. Peut-être n’est-il pas trop tard !… Cher monsieur Ringdal, verrez-vous le chambellan ce soir ?

ringdal. — Sans doute.

stensgard. — Dites-lui donc, à propos de ces menaces, que ce sont de pures sottises. Du reste, il est fixé déjà. Dites-lui aussi que demain matin j’irai moi-même tout lui expliquer.

ringdal. — Et vous irez ?

stensgard. — Oui, pour lui prouver… lui prouver que… Tenez, monsieur Ringdal, donnez cette lettre au chambellan de ma part.

ringdal. — La lettre de change ?

stensgard. — Vous ne me comprenez pas ? N’importe, donnez-la lui et dites-lui simplement : « Voilà comment se venge celui que vous avez voulu perdre ! »

ringdal. — Je m’acquitterai de la commission.

(Il sort).

stensgard. — Ecoutez, monsieur Hejre, comment avez-vous pu me raconter cette histoire sur le chambellan et me faire croire ?…

hejre. — Moi ! vous faire croire !…

stensgard. — C’était un infâme mensonge !

hejre. — Oh ! voyez ! voyez ! j’en suis absolument ravi. Savez-vous, monsieur Lundestad, que cette histoire du chambellan était fausse ?

lundestad. — Chut ! C’était une fausse piste ! c’est encore plus près.

stensgard. — Comment plus près ?

lundestad. — Je ne sais ; on parle de Madame Rundholmen tout bas.

stensgard. — Hein ?

hejre. — Ne vous l’avais-je pas prédit ? Ses relations avec le grand propriétaire de Storli…

lundestad. — Il est parti de chez lui, aujourd’hui, de grand matin.

hejre. — Et sa famille qui le cherche partout !

lundestad. — Et le fils qui met tant d’empressement à marier sa sœur !

stensgard. — De la marier ? Elle m’a dit : « Demain ! » Et son inquiétude au sujet de son père…

hejre. — Hé hé ! je parierais qu’il s’est pendu !

aslaksen. — Il y a quelqu’un qui s’est pendu ?

lundestad. — M. Hejre dit que Monsen…


Scène XV

MONSEN, ASLAKSEN, STENSGARD, BASTIAN, HEJRE

monsen. — Du Champagne pour tout le monde !

aslaksen (et quelques autres). — Monsen !

monsen. — Oui, Monsen, oui ! Le Monsen au Champagne ! Le Monsen aux écus ! Du vin, nom de Dieu, du vin !

hejre. — Mais, très cher…

stensgard. — Vous ! D’où venez-vous ?

monsen. — De faire mes affaires. Cent mille couronnes gagnées ! Voilà ! Il y aura demain un grand dîner à Storli. Tout le monde est invité. Du Champagne ! vous dis-je. Nos félicitations, Stensgard, vous êtes élu.

stensgard. — Oui, mais je vais vous expliquer tout de suite comment…

monsen. — Bah ! qu’est-ce que ça me fait ? Du vin ! Où se cache Madame Rundholmen ?

(Il veut aller voir à la porte de gauche).

la servante (qui vient d’entrer). — Personne ne peut entrer, Madame lit une lettre.

bastian. — Diable !

(Il sort).

stensgard. — Elle lit une lettre ?

la servante. — Oui, et elle danse dans la chambre.

stensgard. — Adieu, monsieur Monsen ; à demain midi, à Storli.

monsen. — A demain !

stensgard (bas à Hejre). — Monsieur Hejre, voulez-vous me rendre un service ?

hejre. — Avec plaisir.

stensgard. — Faites de moi un portrait un peu noir à Madame Rundholmen ; lancez contre moi quelques mots à double sens. Vous vous y entendez si bien !

hejre. — Mais pourquoi donc ?

stensgard. — J’ai mes raisons ; c’est une plaisanterie… un pari avec quelqu’un… contre qui vous avez une dent.

hejre. — Ah ! ah ! je comprends. Suffit !

stensgard. — Ainsi, n’y manquez pas. Médisez un peu sur mon compte ; compromettez la bonne opinion qu’elle a de moi.

hejre. — Soyez tranquille, je m’en ferai un véritable plaisir.

stensgard. — Je vous remercie. Monsieur Lundestad, j’aurai à vous parler demain, avant midi, chez le chambellan.

lundestad. — Avez-vous quelque espérance ?

stensgard. — J’ai de triples espérances.

lundestad. — Triples ? Je ne comprends pas.

stensgard. — Il n’est pas nécessaire que vous compreniez. Désormais j’agirai par moi-même.

(Il sort.)

monsen. — Encore un plein verre, Aslaksen ! Où donc est Bastian ?

aslaksen. — Il s’en est allé en courant, mais j’ai une lettre de lui à remettre.

monsen. — A qui ?

aslaksen. — A Madame Rundholmen.

monsen. — Ah ! Enfin !

aslaksen. — Mais pas avant demain matin, m’a-t-il dit. Ni plus tôt, ni plus tard. A votre santé !

hejre (à Lundestad). — Quel est ce diable de jeu entre Stensgard et Madame Rundholmen ?

lundestad {à demi-voiœ). — Il a des intentions sur elle.

hejre. — Je ne l’aurais pas cru. Il m’a prié de le noircir à ses yeux, de lui parler de lui le plus défavorablement que je pourrai… Suffit !

lundestad. — Et vous avez promis ?

hejre. — Naturellement.

lundestad. — Il a, sans doute, pensé que vous feriez le contraire de votre promesse.

hejre. — Hé ! hé ! la chère âme ! Eh bien, cette fois, il se sera trompé.

madame rundholmen (une lettre ouverte à la main). — Où est l’avocat Stensgard.

hejre. — Ma foi, il vient d’embrasser votre servante : après quoi il s’est sauvé, madame Rundholmen.

ACTE CINQUIÈME

(Salon de réception chez le chambellan. Grande porte au fond. Portes à droite et gauche.)

Scène I

RINGDAL, FIELDBO

ringdal. — Entrez !

fieldbo. — Bonjour !

ringdal. — Bonjour, monsieur le docteur.

fieldbo. — Hé bien, ça va-t-il ?

ringdal. — Ici ça va pas mal ; mais…

fieldbo. — Mais ?

ringdal. — Vous avez, sans doute, appris la grande nouvelle ?

fieldbo. — Non. De quoi s’agit-il.

ringdal. — Comment, vous n’avez pas appris ce qui est arrivé à Storli ?

fieldbo. — Non.

ringdal. — Monsen a disparu. Parti !

fieldbo. — Parti ? Monsen ?

ringdal. — Parti !

fieldbo. — Mais, grand Dieu !

ringdal. — Il circulait déjà, hier, des bruits singuliers, mais Monsen est revenu et il a su donner le change.

fieldbo. — Mais le motif ? le motif ?

ringdal. — D’immenses pertes sur des chargements de bois, dit-on. En outre deux ou trois maisons de Christiania auraient suspendu leurs paiements et alors…

fieldbo. — Et alors il s’est enfui !

ringdal. — En Suède, probablement. — Des hommes de loi sont en train de dresser des procès-verbaux et de mettre les scellés.

fieldbo. — Et sa malheureuse famille ?

ringdal. — Le fils ne s’est jamais, je crois, occupé d’affaires ; et dans tous les cas il ne s’en occupait pas en ces derniers temps.

fieldbo. — Mais la jeune fille ?

ringdal. — Chut ; elle est ici.

fieldbo. — Ici ?

ringdal. — Le précepteur l’a amenée ce matin avec les petits. Mademoiselle Bratsberg les a recueillis en secret.

fieldbo. — Et comment supporte-t-elle cela ?

ringdal. — Assez bien, il me semble. Vous pouvez comprendre qu’avec le traitement qu’elle subissait à la maison, et, du reste, je puis vous dire aussi qu’elle… Chut ! voici le chambellan.


Scène II

BRATSBERG, FIELDBO, RINGDAL

bratsberg. — C’est vous, docteur !

fieldbo. — Oui. Je suis venu un peu tôt, ce matin. Permettez-moi de vous souhaiter toutes sortes de bonheurs pour votre anniversaire, monsieur le chambellan.

bratsberg. — Ah ! que Dieu nous accorde des jours meilleurs. Je vous remercie, je sais que vos souhaits sont sincères.

fieldbo. — Puis-je vous demander, monsieur le chambellan…

bratsberg. — D’abord, un mot. Laissez ce titre de côté.

fieldbo. — Que voulez-vous dire ?

bratsberg. — Je suis maître de forges, ni plus ni moins.

fieldbo. — Mais, qu’est-ce que tout cela veut dire ?

bratsberg. — J’ai renoncé à mon titre et à ma charge ; ma lettre de renonciation sera expédiée aujourd’hui.

fieldbo. — Vous devriez prendre le temps de la réflexion.

bratsberg. — Lorsque mon roi m’a accordé la faveur de m’appeler dans son entourage, il l’a fait en raison de la considération dont ma famille jouissait depuis plusieurs générations.

fieldbo. — Hé bien ?

bratsberg. — Ma famille est déshonorée autant que le propriétaire Monsen. Vous savez sans doute ce qui est arrivé à Monsen.

fieldbo. — Oui, je sais.

bratsberg (à Ringdal). — On ne connaît pas de nouveaux détails ?

ringdal. — Non, si ce n’est qu’il entraine un grand nombre de fermiers dans sa ruine.

bratsberg. — Et mon fils ?

ringdal. — Votre fils m’a communiqué son bilan. Il peut payer tout ce qu’il doit ; mais il ne lui restera plus rien.

bratsberg. — Hum ! Veuillez donc faire recopier ma lettre.

ringdal (sort). — A vos ordres !

fieldbo. — Mais avez-vous refléchi ? Tout peut s’arranger secrètement.

bratsberg. — Soit. Mais, moi, m’est-il possible de ne pas savoir ce qui s’est passé, puis-je chasser cela de ma mémoire ?

fieldbo. — Et que s’est-il passé en somme ? Il vous a écrit, il a reconnu sa faute et vous a demandé pardon. C’est la première fois que ça lui arrive ; qu’est-ce que cela, je vous le demande ?

bratsberg. — Voudriez-vous agir comme mon fils a agi ?

fieldbo. — Il ne recommencera pas, c’est là le principal.

bratsberg. — Quelles garanties ai-je qu’il ne recommencera pas des folies de ce genre ?

fieldbo. — A défaut d’autres, l’incident provoqué par votre belle-fille lui donnera sérieusement à penser.

bratsberg (il traverse la chambre). — Ma pauvre Selma ! Notre tranquille bonheur est détruit !

fieldbo. — Il y a quelque chose au-dessus de tout cela. Votre bonheur n’a été qu’une illusion. Sous ce rapport comme sous beaucoup d’autres, vous avez bâti sur le sable. Vous avez été aveugle et orgueilleux, monsieur le chambellan.

bratsberg. — Moi ?

fieldbo. — Oui, vous. Ne vous offensez pas de ma franchise. Vous étiez fier de l’honorabilité de votre famille ; mais l’avait-on mis à l’épreuve cette honorabilité ? Saviez-vous même si elle pourrait soutenir l’épreuve ?

bratsberg. — Épargnez-vous la peine de me faire un sermon, monsieur le docteur. Les événements de ces derniers jours n’ont pas été sans laisser de traces sur moi.

fieldbo. — Je le pense bien ; mais encore faut-il avoir une vue claire des choses. Vous condamnez votre fils ; qu’avez-vous fait pour lui ? Vous lui avez adressé quelques sermons sur le respect qu’il doit à l’honorabilité de son nom ; mais vous ne l’avez pas instruit et dirigé de façon à ce que, dans une circonstance donnée, il sut se conduire honnêtement.

bratsberg. — Le croyez-vous ?

fieldbo. — Je ne le crois pas ; je le sais. C’est, du reste, la méthode générale. Au lieu de prêcher d’exemple, on croit remplir son devoir en émettant à l’usage des autres des aphorismes abstraits. Et il en résulte que ses milliers de jeunes gens bien, doués mais dont l’ instruction demeure incomplète, finissent par se conduire tout autrement qu’ils ne peuvent et ne sentent. Stensgard en est un exemple.

bratsberg. — Oui, Stensgard. Qu’est-ce que vous en dites ?

fieldbo. — C’est un être fait de pièces et de morceaux. Je le connais depuis son enfance. Son père était un homme de rien. Il avait une petite boutique de brocanteur et en outre, quand l’occasion s’en présentait, il prêtait à la petite semaine ou plutôt c’était sa femme qui faisait ce métier. Une vraie mégère celle-ci, n’ayant de femme que le nom, tenant son mari en tutelle, et grossière, et vulgaire plus qu’on ne saurait se l’imaginer. C’est dans ce milieu qu’a grandi Stensgard. Il allait en même temps au collège. « Il faut qu’il étudie, disait sa mère, nous en ferons un bon comptable. » Il avait de mauvais exemples sous les yeux chez lui, mais à l’école il donnait beaucoup d’espérance. On lui reconnaissait de sincères aspirations vers le beau, de l’imagination, du caractère et de la volonté ; mais d’un autre côté aucun esprit de suite. A quoi cela pouvait-il le mener, sinon à un éparpillement de sa personnalité ?

bratsberg. — Je ne sais pas ce qui pouvait en résulter. Mais je voudrais bien savoir où le bien existe pour vous. De Stensgard on ne pouvait rien attendre, de mon fils non plus. Mais de vous naturellement, de vous…

fieldbo. — Oui, de moi, précisément. Ne souriez pas. Je ne suis pas plus prétentieux qu’il ne faut. Mais j’ai ce qui donne l’équilibre, ce qui rend sûr de soi. J’ai été élevé dans le calme et l’harmonie d’une honnête famille de la classe moyenne. Ma mère est une femme dans toute la bonne acception du mot. Chez nous, on n’a jamais songea s’élever au-dessus de sa position. Les circonstances nous ont été favorables, nous n’avons jamais eu à souffrir de malheurs financiers ou autres ; aucun décès n’a troublé notre intérieur et n’y a laissé le vide et le chagrin, nous avions l’amour du beau, mais cet amour consistait dans notre manière d’apprécier la vie et ne s’arrêtait pas aux choses extérieures. Nous ne commettions aucun écart d’intelligence ni de sentiment.

bratsberg. — Voyez, voyez ! C’est pour cela que vous êtes resté tellement complet.

fieldbo. — Je suis loin de le croire. Je dis seulement que les circonstances de la vie m’ont été excessivement favorables et je sens que cela m’impose des devoirs.

bratsberg. — Soit. Mais si Stensgard n’a pas de devoirs de ce genre, il est d’autant plus beau de voir que lui aussi…

fieldbo. — Comment ! Qu’est-ce ?

bratsberg. — Vous le jugez mal, mon bon docteur ! Voyez ceci ! Qu’en pensez-vous ?

fieldbo. — La lettre de change de votre fils !

bratsberg. — Oui, il me l’a renvoyée.

fieldbo. — De son propre mouvement ?

bratsberg. — De son propre mouvement et sans aucune condition : c’est beau, c’est généreux. C’est pourquoi, à partir d’aujourd’hui, ma maison lui est ouverte.

fieldbo. — Faites attention, dans votre intérêt comme dans celui de votre fille.

bratsberg. — Ah, laissez ! Il a beaucoup de qualités que vous n’avez pas. Il est franc, lui, tandis que vous faites tout en cachette, docteur !

fieldbo. — Moi ?

bratsberg. — Oui, vous ! Vous allez et venez chez moi ; je vous demande conseil sur tout, et cependant il y a quelque chose de mystérieux en vous, quelque chose de détestable, d’étrange que j’exècre.

fieldbo. — Mais vous pouvez très bien vous expliquer cela.

bratsberg. — Moi ? non, c’est votre affaire. Au reste, maintenant, quittons ce sujet.

fieldbo. — Monsieur le chambellan, nous ne nous comprenons ni l’un ni l’autre. Je n’ai pas de lettre de change à renvoyer, moi ; mais il se pourrait que je fasse un plus douloureux sacrifice.

bratsberg. — Vrai ? Comment ?

fieldbo. — En me taisant.

bratsberg. — En vous taisant ! Voulez-vous que Je vous dise ce qui me tente, moi ? Devenir grossier, jurer, entrer dans l’Union des jeunes. Vous êtes très intelligent et distingué, monsieur le médecin des forges, cela ne peut convenir à notre libre société. Voyez Stensgard, il n’est rien de tout cela, lui ; et c’est pourquoi il va venir chez moi, ici, il va… il va… Ah ! j’aurais vraiment envie de… Et maintenant faites votre profit de cela… Comme on fait son lit on se couche.


Scène III

Les mêmes, LUNDESTAD

lundestad. — Bonne fête, monsieur le chambellan ! Je vous souhaite honneur et prospérité et tous les biens possibles.

bratsberg. — Que le diable vous emporte ! je… Tout est en strass, mon cher Lundestad ; rien dans ce monde ne résiste à l’épreuve.

lundestad. — C’est aussi ce que disent les créanciers de Monsen.

bratsberg. — Cette histoire de Monsen ne vous a-t-elle pas fait l’effet d’un éclair dans un ciel très pur ?

lundestad. — Vous le lui aviez prédit il y a bien longtemps !

bratsberg. — Hum ! hum !… C’est vrai ; encore avant-hier quand il est venu ici pour chercher à me mettre dedans.

fieldbo. — Peut-être pour que vous le sauviez.

lundestad. — C’est impossible, il était déjà coulé. Et ce qui est arrivé est encore un grand bonheur.

bratsberg. — Trouvez-vous aussi qu’il soit très heureux que vous ayez été battu aux élections d’hier.

lundestad. — Je n’ai pas été battu. Tout s’est passé comme je le désirais. On ne peut pas se mesurer avec Stensgard. Il a un je ne sais quoi qui nous manque à nous autres.

bratsberg. — Je ne vous comprends pas bien.

lundestad. — Il a surtout l’art de séduire les masses, comme il a l’avantage de n’être gêné ni par son caractère, ni par ses convictions, ni par sa situation sociale ; il lui est très facile d’être libéral.

bratsberg. — Il me semble pourtant que nous aussi nous sommes libéraux.

lundestad. — Oui par Dieu, monsieur le chambellan, nous sommes libéraux, cela ne fait aucun doute ; mais, nous ne sommes libéraux qu’à notre manière, tandis que voilà Stensgard qui, lui, est libéral à la manière des autres, et voilà ce qui change la situation.

bratsberg. — Et vous voulez favoriser cette œuvre de bouleversement ?

lundestad. — J’ai lu dans de vieux livres d’histoire qu’il y avait autrefois certains hommes qui avaient le pouvoir d’évoquer les fantômes, mais qui ne pouvaient pas les chasser.

bratsberg. — Mais, mon cher Lundestad, comment pouvez-vous, vous qui êtes un homme éclairé, croire… ?

lundestad. — Je sais bien que c’est de la superstition, monsieur le chambellan, mais il en est des idées neuves comme des spectres, on ne peut pas les chasser quand on les a évoquées ; c’est pourquoi on doit s’efforcer de s’en accommoder le mieux que l’on peut.

bratsberg. — Oui, mais maintenant que Monsen est tombé et certainement avec lui sa honte de perturbateur…

lundestad. — Si Monsen était tombé deux ou trois jours plutôt, bien des choses se seraient passées autrement.

bratsberg. — Tant pis, vous vous êtes trop hâté.

lundestad. — J’ai eu égard à votre situation, monsieur le chambellan.

bratsberg. — A ma situation ?

lundestad. — Notre parti doit conserver sa bonne réputation aux yeux du peuple, nous représentons la vieille honnêteté norvégienne. Si j’avais combattu Stensgard, vous savez qu’il a la lettre de change…

bratsberg. — Il ne l’a plus.

lundestad. — Comment ?

bratsberg. — La voici.

lundestad. — Il vous l’a renvoyée ?

bratsberg. — Oui, c’est un homme d’honneur ; je dois lui rendre ce témoignage.

lundestad (pensif). — Ce Stensgard a de la chance


Scène IV

Les mêmes, STENSGARD

stensgard (il reste à la porte). — Puis-je entrer ?

bratsberg (il va au-devant de lui). — Certainement.

stensgard. — Et vous me permettez de vous présenter mes souhaits de bonne fête ?

bratsberg. — Très volontiers.

stensgard. — Hé bien acceptez-les. Ils viennent d’un cœur ardent et sincère ! Mais passez l’éponge sur toutes les sottises que j’ai écrites.

bratsberg. — Je m’en tiens aux faits, monsieur Stensgard. A partir d’aujourd’hui, si vous le voulez bien, considérez-vous ici comme chez vous.

stensgard. — Je puis ?…

(On frappe).

bratsberg. — Entrez !


Scène V

(Plusieurs habitants de la ville. Une délégation des forges. Le chambellan reçoit leurs félicitations et cause avec eux).
Les mêmes. THORA. Des invités

thora. — M. Stensgard, moi aussi je vous remercie.

stensgard. — Vous, mademoiselle !

thora. — Papa m’a raconté de quelle noble façon vous avez agi.

stensgard. — Mais…

thora. — Comme nous vous avions méconnu ! Et comme je voudrais réparer nos torts !

stensgard. — Vous voudriez ? Vous ? Vraiment, vous ?…

thora. — Si nous le pouvions seulement !

bratsberg. — Des rafraîchissements pour ces messieurs, mon enfant.

thora. — Tout de suite. (A Stensgard.) Vous permettez ?

stensgard. — Sans doute, sans doute, mademoiselle. (Thora sort. Un instant après arrive une servante avec du vin et des gâteaux.) Cher excellent monsieur Lundestad, je suis aujourd’hui de l’humeur du Dieu de la Victoire.

lundestad. — N’étiez-vous pas aussi d’excellente humeur hier ?

stensgard. — Bah ! aujourd’hui c’est tout différent. Le meilleur de la vie, son couronnement, la gloire, avec le bonheur !

lundestad. — Tiens, vous faites des rêves !

stensgard. — Pas des rêves ! c’est du bonheur ! du bonheur ! du bonheur d’amour !

lundestad. — C’est alors que le beau-frère Bastian vous a rendu réponse.

stensgard. — Bastian ?

lundestad. — Mais oui, il a dit hier qu’il vous avait promis d’être votre ambassadeur auprès de certaine jeune fille…

stensgard. — Quelle folie !

lundestad. — N’ayez pas peur avec moi. Si vous n’en êtes pas encore sûr, je puis vous le dire, vous avez vaincu, monsieur Stensgard, je l’ai su par Ringdal.

stensgard. — Qu’avez-vous su par Ringdal ?

lundestad. — Que mademoiselle Monsen avait répondu affirmativement.

stensgard. — Répondu affirmativement ! répondu affirmativement ! Et son père est parti !

lundestad. — Mais pas elle.

stensgard. — Elle a donné son consentement ! Au moment où un pareil scandale frappait sa famille ! C’est tout à fait contraire à la nature de la femme, cela ! Tout homme ayant des sentiments délicats doit prendre cette conduite en horreur ! Du reste, c’est un malentendu. Je n’ai rien demandé à Bastian Monsen. Il est seul responsable de ce qu’il a fait.


Scène VI

BRATSBERG, HEJRE, STENSGARD

hejre. — Hé ! hé ! c’est une grande assemblée ! Oui, on fait ses compliments ; on a revêtu ses habits du dimanche. Peut-être que je puis aussi…

bratsberg. — Merci ! merci, mon vieil ami !

hejre. — Bon Dieu, très cher, ne prends donc pas ces façons communes ! (Il arrive de nouveaux invités.) Tiens voilà les agents de la justice, le conseil exécutif. (A Stensgard.) Oh cher et heureux jeune homme, vous voilà ? Votre main, veuillez agréer l’assurance de la joie sincère d’un vieillard.

stensgard. — A quel propos ?

hejre. — Vous m’avez demandé hier de lancer quelques mots à double entente sur votre compte.

stensgard. — Oui ; eh bien ?

hejre. — Je me suis prêté à votre désir avec une vraie joie.

stensgard. — Et comment l’a-t-elle pris ?

hejre. — Comme une femme qui aime ; elle a fondu en larmes, a fermé sa porte à clef, et n’a plus rien voulu voir, ni entendre.

stensgard. — Dieu soit loué !

hejre. — Vous êtes barbare ! Mettre le cœur d’une veuve à une épreuve si cruelle ! Mais l’amour a des yeux de chat… Suffit ! Aujourd’hui, quand je suis revenu chez elle, madame Rundholmen, fraîche, d’excellente humeur, peignait ses cheveux d’or devant la fenêtre ouverte. Elle avait l’air d’une sirène, avec votre permission. Ah ! c’est une maîtresse femme !

stensgard. — Bon, et puis ?

hejre. — Et puis elle riait comme une possédée, très char. Elle m’a montré une lettre et m’a crié : « C’est une demande en mariage, monsieur Hejre. Je me suis fiancée hier. »

stensgard. — Fiancée ?

hejre. — Mes souhaits sincères de bonheur, jeune homme. Je me réjouis infiniment d’être le premier à vous apprendre la bonne nouvelle.

stensgard. — Ce n’étaient que des propos en l’air.

hejre. — Qu’est-ce qui n’était que propos en l’air ?

stensgard. — Vous avez mal compris ; ou c’est elle-même qui a mal compris. Fiancée ! êtes-vous fou ? Maintenant que Monsen est ruiné, elle va probablement aussi…

hejre. — Mais non, très cher, madame Rundholmen est solide.

stensgard. — N’importe ! j’ai de tout autres projets. Cette lettre n’était qu’une plaisanterie, cher monsieur Hejre ; faites-moi le plaisir de ne raconter à personne cette sotte histoire.

hejre. — Compris, compris : on se taira. Voilà ce qu’on appelle du roman. Ah ! cette jeunesse est si poétique ! Oui, oui, pas un mot ; je vous revaudrai cela dans vos procès : chut ! je plaiderai pour vous

bratsberg (Il causait depuis un instant avec Lundestad). — Non, Lundestad, je ne peux pas le croire ; c’est impossible.

lundestad. — Je vous l’affirme ; je l’ai appris de la bouche même de Hejre.

hejre. — Qu’avez-vous appris de ma bouche ?

bratsberg. — Dis-moi, est-il vrai que M. Stensgard t’a montré la lettre de change hier ?

hejre. — Oui, pardieu, c’est vrai. Mais quel rapport y a-t-il… ?

bratsberg. — Je te le dirai après : et tu lui as dit qu’elle était fausse ?

hejre. — Oui, une inoffensive plaisanterie, pour calmer un peu son ivresse de bonheur.

lundestad. — Mais vous lui avez dit que les deux signatures étaient fausses ?

hejre. — Au diable, pourquoi pas les deux aussi bien qu’une ?

bratsberg. — Ainsi donc…

lundestad (au chambellan). — Et lorsqu’il a su cela…

bratsberg. — Il a donné la lettre de change à Ringdal.

lundestad. — Parce qu’il ne pouvait plus l’utiliser pour vous effrayer.

bratsberg. — Il joue le généreux ; il m’abuse de nouveau ; il s’ouvre l’entrée de ma maison, il me contraint à le remercier. Oh, ce… cet homme !

hejre. — Mais qu’est-ce donc que toutes ces histoires ?

bratsberg. — Plus tard, plus tard, cher ami (A Lundestad). Et c’est cet homme là que vous protégez, que vous appuyez !

lundestad. — Et vous même ?

bratsberg. — Oh ! j’ai presque envie de !…

lundestad (il montre Stensgard qui cause avec Thora). — Regardez ! que doivent penser les gens ?

bratsberg. — Ils vont savoir ce qu’ils doivent penser.

lundestad. — Trop tard, monsieur le chambellan ; il s’insinue en se servant d’espérances, d’apparence et de probabilités.

bratsberg. — Je sais aussi manœuvrer, monsieur le propriétaire Lundestad.

lundestad. — Qu’allez-vous faire ?

bratsberg. — Vous allez le voir (il s’approche de Fieldbo). Monsieur le docteur, voulez-vous me rendre un service ?

fieldbo. — Avec plaisir.

bratsberg. Hé bien, mettez-moi cet homme à la porte !

fieldbo. — Stensgard ?

bratsberg. — Oui, ce chevalier d’industrie. Je ne veux pas prononcer son nom. Chassez-le ! Je vous donne carte blanche.

fieldbo. — Carte blanche… Sous tous les rapports ?

bratsberg. Oui, par le diable !

fieldbo. — Votre main, monsieur le chambellan.

bratsberg. — La Voilà.

fieldbo (bas). — Allons, c’est le moment ou jamais. (Haut). L’honorable société veut-elle me prêter un instant d’attention ?

bratsberg. — Le docteur Fieldbo a la parole.

fieldbo. — J’ai l’honneur de vous faire part, avec le consentement de M. le chambellan, de mes fiançailles avec sa fille, Mademoiselle Thora.

(Grande surprise. Thora pousse un faible cri. Le chambellan veut prononcer quelques mots, puis se tait).

stensgard. — Ses fiançailles ! Tes fiançailles !

hejre. — Avec la fille du chambellan ? (Il se tourne vers le chambellan). Avec ta… avec… avec…

lundestad. — Le docteur est-il fou ?

stensgard. — Mais, monsieur le chambellan…

bratsberg. — Que faire ? Je suis un libre penseur ; et j’entre dans l’Union des jeunes.

fieldbo. — Merci ! Merci ! Et mes excuses !

bratsberg. — Nous sommes dans un siècle d’associations, monsieur l’avocat. Vive la libre concurrence !

thora. — O mon père chéri !

lundestad. — Puisqu’il est question de fiançailles, je puis vous faire part aussi des fiançailles de…

stensgard. — Calomnié.

lundestad. — Pas du tout ; des fiançailles de Mademoiselle Monsen avec…

stensgard. — Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai, vous dis-je !

thora. — Si, père, c’est vrai, ils sont ici tous les deux.

bratsberg. — Qui ?

thora. — Ragna et l’étudiant Helle ; là.

(Elle indique la porte de droite.)

lundestad. — L’étudiant Helle ! Ainsi, c’est lui !…

bratsberg. — Et ici ? chez moi ? (Il va vers la porte). Venez, chers enfants !

ragna (timidement). — Oh ! non ! non ! Il y a tant de monde !

bratsberg. — Pas de fausse honte ! Vous ne pouvez rien à ce qui est arrivé.

helle. — Elle n’a plus de foyer, monsieur le chambellan.

ragna. — Oh ! venez à notre secours !

bratsberg. — Vous pouvez compter sur mon aide ; et, en attendant, je vous remercie, d’être venus chercher un asile chez moi.

hejre. — Puisque c’est une série de fiançailles, je peux la compléter.

bratsberg. — Comment ? Toi ? A ton âge ? Quelle folie ?

hejre. — Mais il n’est pas question de moi !… Suffit.

lundestad. — La partie est perdue, monsieur Stensgard.

stensgard. — Vraiment ? (Haut). C’est moi qui vais compléter la liste, monsieur Daniel Hejre. Mesdames, messieurs, moi aussi j’ai une communication à vous faire.

bratsberg. — Comment !

stensgard. — On joue double jeu, on cache ses propres opinions quand cela est nécessaire. Je considère cela comme permis quand c’est dans l’intérêt général. Ma mission est toute tracée à l’avance et je la mets au-dessus de tout. Mon activité est consacrée à ce district, il faut faire la lumière dans les idées de la population. Ce n’est pas là l’œuvre d’un chevalier d’industrie. Les gens de la région doivent se serrer autour d’un des leurs. C’est pourquoi je me suis lié solidement et d’une manière indissoluble par les liens du cœur. Si j’ai éveillé de la défiance chez quelqu’un, qu’on me le pardonne. Moi aussi je suis fiancé.

bratsberg. — Vous ?

fieldbo. — Fiancé ?

hejre. — Je veux en témoigner.

bratsberg. — Comment ?

fieldbo. — Avec qui ?

lundestad. — Ce n’est pourtant pas ?…

stensgard. — C’est un mariage d’amour et de raison : fiancé à Madame veuve Rundholmen.

bratsberg. — La veuve du restaurateur ?

lundestad. — Oh ! alors…

bratsberg. — Je ne comprends pas du tout ; comment, dans ces conditions ?…

stensgard. — C’est de la stratégie, monsieur le maître de forges.

lundestad. — Il est très fort !


Scène VII

Les mêmes, ASLAKSEN, une servante

aslaksen (de la porte). — Mille pardons et excuses, mais…

bratsberg. — Entrez, Aslaksen ; venez-vous aussi m’apporter vos félicitations ?

aslaksen. — Dieu m’en garde ! je ne suis pas si méchant que cela ! Il faut absolument que je parle à M. Stensgard.

stensgard. — Un peu plus tard ; attendez-moi dehors.

aslaksen. — Non, par le diable ! C’est tout de suite que je veux vous parler.

stensgard. — Silence ! Que veut dire cette importunité. Oui, messieurs, les voies du destin sont étranges. Le district et moi nous voulions nous unir d’une manière solide et durable ; j’ai trouvé une femme de cœur qui pouvait me créer un intérieur ; j’ai jeté mon masque de chevalier d’industrie et vous m’avez maintenant au milieu de vous comme l’honnête homme du peuple. Acceptez-moi, je suis prêt à vaincre ou à périr à n’importe quel poste que vous voudrez bien me confier.

bratsberg (à la servante). — Hé bien ! Hé bien, qu’as-tu ?

la servante. — Madame Rundholmen…

les invités. — Madame Rundholmen ?

la servante. — Madame Rundholmen est là avec son bien-aimé.

les invités. — Avec son bien-aimé ? Madame Rundholmen ? Comment ?

stensgard. — Quelle folie !

aslaksen. — Non, c’est ce que je voulais vous annoncer.

bratsberg (il va vers la porte). — Entrez ! Entrez !


Scène VIII

Les mêmes, MADAME RUNDHOLMEN, BASTIAN

madame rundholmen. — Monsieur le chambellan, ne le prenez pas en mauvaise part !

bratsberg. — Dieu m’en garde !

madame rundholmen. — J’ai tenu à vous présenter mon fiancé, ainsi qu’à mademoiselle…

bratsberg. — Bien, bien ; alors vous êtes fiancée ? Mais…

thora. — Nous ne savions pas.

stensgard (à Aslaksen). — Enfin, comment cela se fait-il ?

aslaksen. — Oh ! j’avais tant de choses dans la tête hier !…

stensgard. — Vous avez cependant remis ma lettre ?

aslaksen. — Non, celle de Bastian ; voici la vôtre.

stensgard. — Celle de Bastian ? (Il jette un regard sur l’enveloppe, la froisse et la met dans sa poche). Ah ! maudit oiseau de malheur !

madame rundholmen. — Oui, j’ai tout de suite compris ! On doit se méfier des hommes faux quand on a des intentions honnêtes… Ah ! vous voilà, monsieur l’avocat ! Vous ne me félicitez pas, monsieur Stensgard ?

hejre (à Lundestad). — Quels regards furieux elle, lui jette !

bratsberg. — Mais certainement qu’il vous félicite, madame Rundholmen, et vous-même vous ne félicitez pas votre future belle-sœur ?

madame rundholmen. — Qui donc ?

thora. — Ragna. Elle est fiancée elle aussi.

bastian. — Toi, Ragna ?

madame rundholmen. — En effet, mon fiancé m’avait dit que certain personnage avait demandé sa main. Bien du bonheur à tous les deux ! Soyez le bienvenu dans la famille, monsieur Stensgard.

fieldbo. — Ce n’est pas lui.

bratsberg. — Non, c’est l’étudiant Helle qui est le fiancé de Ragna. Elle a fait un choix excellent. Mais vous avez aussi ma fille à féliciter.

madame rundholmen. — La chère demoiselle ! Ainsi M. Lundestad avait raison ! Je vous félicite, mademoiselle ! je vous félicite, monsieur l’avocat !

fieldbo. — C’est monsieur le docteur, qu’il faut dire ; car c’est moi qui suis l’heureux fiancé.

madame rundholmen. — Alors je ne comprends plus du tout.

bratsberg. — Et moi je commence à comprendre !

stensgard. — Veuillez m’excuser ; des affaires pressantes…

hejre. — Vous nous privez déjà de votre aimable compagnie ? Oh !

bratsberg (bas à Lundestad). — Lundestad, comment donc l’aviez-vous appelé ?… chevalier d’industrie et l’autre mot ?

lundestad. — Aventurier !

stensgard. — Au revoir !

bratsberg. — Encore un mot, monsieur l’avocat : un mot que j’ai depuis longtemps sur les lèvres.

stensgard (gagnant la porte). — Veuillez m’excuser, je suis pressé.

bratsberg (il le suit). — Aventurier !

stensgard. — Au revoir ! Au revoir.

(Il sort).

bratsberg. — Nous avons purifié l’air, mes amis !

bastian. — Eh, monsieur le chambellan ne m’accuse pas de ce qui est arrivé chez nous ?

bratsberg. — Chacun doit balayer devant sa propre porte.


Scène X

Les mêmes, SELMA. (Pendant la scène précédente elle s’est tenue dans la porte à droite.)

selma. — Père, tu es satisfait maintenant ; peut-il venir ?

bratsberg. — Selma ! toi ! tu m’implores pour lui ! Toi, qui avant-hier…

selma. — Avant-hier est bien loin ; tout est réparé, je sais maintenant qu’il n’est pas une simple machine à calculs et qu’il peut aussi faire des folies.

bratsberg. — Et tu t’en réjouis ?

selma. — Oui, qu’il puisse en faire, mais on ne lui permettra plus…

bratsberg. — Qu’il vienne.

(Selma sort).

ringdal (arrive par la première porte à droite). — Voici votre lettre de renonciation.

bratsberg. — Merci, mais déchirez-la.

ringdal. — La déchirer ?

bratsberg. — Oui, Ringdal, elle n’est pas rédigée dans la forme voulue. Et en outre…

erik (arrivant avec Selma par la droite). — Est-ce que tu me pardonnes ?

bratsberg (il lui donne la lettre de change). — Je ne veux pas être plus inflexible que le destin.

erik. — Mon père, dès aujourd’hui je renonce à ce commerce auquel tu es si opposé.

bratsberg. — Non, continue, pas de lâcheté, n’abandonne pas ta carrière, je vais moi-même devenir ton associé. (A haute voix.) Savez-vous la nouvelle, messieurs : je m’associe avec mon fils.

plusieurs invités. — Comment, vous, monsieur le chambellan !

hejre. — Toi, mon très cher !

bratsberg. — Oui, c’est un commerce honnête et fructueux ; il peut le devenir du moins. Je n’ai plus aucune raison pour m’en abstenir.

lundestad. — Monsieur le chambellan, si vous voulez vous mêler à la vie active du district, ce serait honteux et ridicule de la part d’un vieux routier comme moi de ne pas faire aussi son devoir.

erik. — Vous, vraiment ?

lundestad. — Oui, moi, après les déconvenues amoureuses qu’a essuyées aujourd’hui l’avocat Stensgard, Dieu me garde de forcer le pauvre garçon à s’occuper des affaires publiques. Il faut qu’il se remette ; il devrait voyager, je l’y aiderai. Donc, mes chers concitoyens, si vous avez besoin de moi, me voici !

plusieurs citoyens (lui serrant la main avec émotion). — Merci, Lundestad. Vous êtes toujours le même vieux Lundestad ! Vous ne bronchez pas !

bratsberg. — Hé bien, tout est pour le mieux et tout va rentrer dans l’ordre. Mais qui est en somme la cause de tout cela ?

fieldbo. — Voici Aslaksen qui y est pour sa part.

aslaksen (effrayé). — Moi, monsieur le docteur, je suis aussi innocent que l’enfant qui vient de naître.

fieldbo. — Mais la lettre que…

aslaksen. — Ce n’est pas ma faute, c’est celle de l’élection, de Bastian Monsen, du destin, du hasard et du punch de Madame Rundholmen, il n’y avait pas assez de citron dedans. Et me voilà encore sur la brèche avec la presse.

bratsberg (se rapprochant). — Comment ! Que dites-vous ?

aslaksen. — La presse, monsieur le chambellan.

bratsberg. — La presse ? Nous y voilà. Ne vous ai-je pas toujours dit que la presse de nos jours est une puissance extraordinaire.

aslaksen. — Oh, mais non, monsieur le chambellan…

bratsberg. — Pas de fausse modestie, monsieur l’imprimeur Aslaksen. Jusqu’à présent je n’ai pas lu votre journal, mais à l’avenir je le lirai. Puis-je vous en demander dix exemplaires ?

aslaksen. — Vingt si vous voulez, monsieur le chambellan.

bratsberg. — Oui, merci, envoyez m’en vingt. Et du reste si l’argent manque, venez me voir ; mais je vous le dis à l’avance, je n’écrirai pas une ligne.

ringdal. — Qu’est-ce que j’apprends ? Votre fille est fiancée ?

bratsberg. — Oui, et qu’en dites-vous ?

ringdal. — Je dis que je vous félicite. Mais quand est-ce que cela a eu lieu.

fieldbo (rapidement). — Oh ! nous en parlerons plus tard…

bratsberg. — Cela a eu lieu le 17 mai dernier.

fieldbo. — Comment ?

bratsberg. — Le même jour que la petite demoiselle Ragna…

thora. — Comment, mon père, tu savais ?…

bratsberg. — Oui, ma chère, je l’ai toujours su.

fieldbo. — Oh, monsieur le chambellan !…

thora. — Mais qui a ?…

bratsberg. — Une autre fois, mes petites demoiselles, vous parlerez moins haut, quand je serai à faire ma sieste derrière ma tenture.

thora. — Oh ! grand Dieu, tu étais donc derrière les rideaux ?

fieldbo. — Je comprends maintenant votre manière d’agir.

bratsberg. — Oui, mais comment avez-vous pu vous taire ?

fieldbo. — A quoi m’aurait-il servi de parler plus tôt ?

bratsberg. — Vous avez raison, ce qui est arrivé devait arriver.

thora (bas à Fieldbo). — Oui, tu sais te taire. Dans toute cette affaire Stensgard, pourquoi n’ai-je rien appris ?

fieldbo. — Quand un oiseau de proie tournoie autour d’un colombier, on surveille ses colombes, mais on n’est pas inquiet.

(Ils sont interrompus par Madame Rundholmen).

hejre (au chambellan). — Écoutez, pardonnez-moi y mais il faut que nous remettions notre procès à une époque indéterminée.

bratsberg. — Tu crois ? Je veux bien.

hejre. — Il faut que tu saches que j’ai accepté un poste de rédacteur des informations au journal d’Aslaksen.

bratsberg. — Cela me fait plaisir.

hejre. — Et tu comprends toi-même que les nombreuses occupations…

bratsberg. — Bien, bien, mon vieil ami, je puis attendre.

madame rundholmen (à Thora). — Oui, j’ai vraiment pleuré toutes mes larmes pour ce méchant homme, mais maintenant je remercie Dieu de m’avoir donné Bastian ; quant à l’autre, il est faux comme l’écume de l’eau. C’est un abominable fumeur avec cela, et puis il lui faut tous les jours des petits plats, il est gourmand, c’est un véritable cheval à nourrir

la servante. — Monsieur est servi.

bratsberg. — Je vous remercie tous, tant que vous êtes, mes amis ; monsieur le propriétaire Lundestad, vous restez avec nous et vous aussi, monsieur l’imprimeur Aslaksen.

ringdal. — Ce ne sont pas les sujets de toasts qui manqueront.

hejre. — Non, certainement. On pardonnera à un vieillard s’il se réserve de porter des toasts aux chers absents.

lundestad. — Un absent revient, monsieur Hejre.

hejre. — L’avocat ?

lundestad. — Oui, remarquez bien cela, messieurs, dans dix ou quinze ans, Stensgard sera député ou ministre, peut-être tous les deux.

fieldbo. — Dans dix ou quinze ans ? Mais alors il ne pourra plus être à la tête de l’Union des jeunes.

hejre. — Pourquoi pas ?

fieldbo. — Parce qu’il sera alors d’un âge équivoque.

hejre. — Alors il se mettra à la tête d’une Union de gens équivoque. C’est là ce que veut dire Lundestad. Il est là-dessus de l’avis de Napoléon : « Les gens équivoques sont ceux dont on fait les hommes politiques. » Hé ! hé.

fieldbo. — Notre union, à nous, subsistera et continuera d’être l’Union des jeunes. Quand Stensgard a été porté en triomphe par la foule au milieu des acclamations et de l’enthousiasme de la foule le jour de la liberté, il a dit : « L’Union des jeunes a un pacte avec la Providence. » Je crois que monsieur le pasteur ici présent approuvera cette parole.

bratsberg. — Je le pense aussi, mes amis. Car, en vérité, nous avons agi comme des fous, mais de bons anges veillaient sur nous.

lundestad. — Dieu merci, les anges étaient même au milieu de nous.

aslaksen. — Oui, grâce à nos circonstances locales, monsieur Lundestad.


FIN DE L’UNION DES JEUNES