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L’Unique et sa propriété (traduction Reclaire)/Seconde partie - Moi/III. — L’Unique

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Stock (p. 444-449).

L’époque qui précéda le Christ et celle qui le suivit poursuivent des buts opposés ; la première voulut idéaliser le réel et la seconde veut réaliser l’idéal ; l’une chercha le « Saint-Esprit », l’autre cherche le « corps glorifié ». Aussi la première aboutit-elle à l’insensibilité à l’égard du réel, au « mépris du Monde », tandis que la seconde se clora par le renversement de l’idéal et le « mépris de l’Esprit ».

L’opposition du réel et de l’idéal est inconciliable, et l’un ne peut jamais devenir l’autre : si l’idéal devenait réel, il ne serait plus l’idéal, et si le réel devenait idéal, il serait l’idéal et ne serait plus le réel. La contradiction des deux termes ne peut être résolue que si on les anéantit tous deux ; c’est dans cet « on », ce tiers, qu’elle expire ; sinon, idéal et réalité ne se recouvrent jamais. L’idée ne peut être réalisée et rester idée, il faut qu’elle périsse comme idée ; et il en est de même du réel qui devient idéal.

Les Anciens nous représentent les partisans de l’idée, et les Modernes ceux de la réalité. Ni les uns ni les autres ne parvinrent à se dégager de cette opposition, et ils se bornèrent à soupirer vers leur but : les Anciens avaient aspiré à l’Esprit, et du jour où il parut que le désir du monde antique était satisfait et que cet Esprit était venu, les Modernes commencèrent à aspirer à la réalisation de cet esprit, réalisation qui doit rester éternellement un « pieux souhait ».

Le pium desiderium des Anciens était la sainteté, celui des Modernes est la corporalité. Mais de même que l’Antiquité devait succomber le jour où ses vœux seraient comblés (car elle n’existait que par eux), de même il est à tout jamais impossible de parvenir à la corporalité sans sortir du cercle du Christianisme. Au courant de sanctification ou de purification qui traverse le monde antique (ablutions, etc.) fait suite et correspond le courant d’incarnation qui traverse le monde chrétien : le Dieu se précipite dans ce monde, il se fait chair et veut racheter le monde, c’est-à-dire le remplir de lui ; comme il est l’ « Idée » ou l’ « Esprit », on finit (Hegel, par exemple) par introduire en toute chose l’esprit et par démontrer que l’ « idée, la Raison est dans tout ». À ce que les Stoïques du paganisme vantent comme le « Sage » répond dans la culture actuelle l’ « Homme » ; l’un et l’autre deux êtres — sans chair.

Le « sage » irréel, ce « saint » incorporel des Stoïques, est devenu une personne réelle et un « saint » corporel dans le Dieu « qui s’est fait chair » ; l’Homme irréel, le moi incorporel, deviendra réel dans le Moi corporel que Je suis.

Au Christianisme est liée la question de « l’existence de Dieu » ; cette question, toujours et sans cesse reprise et débattue, prouve que le désir de l’existence, de la corporalité, de la personnalité, de la réalité était pour les cœurs un sujet de constante préoccupation, parce qu’il ne parvenait jamais à une solution satisfaisante. Enfin la question de l’existence de Dieu tomba, mais pour se relever aussitôt sous une nouvelle forme, dans la doctrine de l’existence du « divin » (Feuerbach). Mais le divin non plus n’a pas d’existence, et son dernier refuge, la réalisabilité du « purement humain », n’aura bientôt plus d’asile à lui offrir. Nulle idée n’a d’existence, car nulle n’est susceptible de corporalité. La controverse scolastique du Réalisme et du Nominalisme n’eut pas d’autre objet ; bref, ce problème traverse d’un bout à l’autre l’histoire chrétienne et ne peut trouver en elle sa solution.

Le monde chrétien travaille à réaliser des Idées dans toutes les circonstances de la vie individuelle et dans toutes les institutions et les lois de l’Église et de l’État ; mais toujours ces Idées résistent à ses tentatives et toujours il leur reste quelque chose qu’il n’est pas possible de rendre corporel (d’irréalisable) ; avec quelque ardeur qu’on s’efforce de les doter d’un corps, toujours elles demeurent sans réalité tangible.

Le « réalisateur » d’idées s’inquiète peu des réalités, pourvu que ces réalités incarnent une idée ; aussi examine-t-il sans relâche si l’idée qui doit en être le noyau les habite ; en éprouvant le réel, il prouve en même temps l’idée, et il vérifie si elle est bien réalisable comme il la pense, ou si elle n’est pensée par lui qu’à tort et par suite inexécutable.

En tant qu’existences, la Famille, l’État, etc., n’intéressent plus le Chrétien ; les Chrétiens ne doivent pas, comme les Anciens, se sacrifier pour ces « divines choses », celles-ci ne doivent qu’être employées à faire vivre l’Esprit en elles. La famille réelle est devenue indifférente, et une famille idéale (vraiment réelle) en doit naître : famille sainte, bénie de Dieu, ou, en style libéral, « raisonnable » ou rationnelle. Pour les Anciens, la Famille, la Patrie, l’État, etc., sont actuellement divins ; pour les Modernes, ils attendent la divinisation, et ne sont sous leur forme présente que coupables et terrestres : ils doivent être « délivrés », et cette rédemption les fera vraiment réels. En d’autres termes, ce ne sont point la Famille, etc., qui sont le présent et le réel, mais le divin, l’idée ; la question est de savoir si telle famille pourra devenir réelle par l’opération du véritable réel, de l’idée. L’individu n’a pas pour devoir de servir la famille comme une divinité, mais bien de servir le divin et d’élever jusqu’à lui la famille encore non divine, c’est-à-dire de tout asservir à l’idée, d’arborer partout la bannière de l’idée et d’amener l’idée à une réelle et efficace activité.

Le Christianisme et l’Antiquité ayant affaire au divin finissent toujours par y revenir, quoique par les voies les plus opposées. À la fin du Paganisme, le divin devient extramondain ; à la fin du Christianisme, intramondain. L’Antiquité ne réussit pas à le placer complètement hors du monde, et sitôt le Christianisme parvenu à accomplir cette tâche, le divin n’a rien de plus pressé que de réintégrer le monde, qu’il veut « racheter ». Mais si le Christianisme fait le divin intramondain, il n’en fait pas et ne peut pas en faire le mondain même, car le mauvais, l’irrationnel, le fortuit, l’égoïste sont le « mondain » dans le mauvais sens du mot, et sont et restent fermés au divin. Le Christianisme commence avec l’incarnation du Dieu qui se fait homme, et il poursuit toute son œuvre de conversion et de rédemption dans le but d’amener le Dieu à fleurir dans tous les hommes et dans tout l’humain, et de pénétrer tout de l’Esprit. Il s’en tient à préparer un siège pour l’« Esprit ».

Si l’on en vint finalement à mettre l’accent sur l’Homme ou l’Humanité, ce fut de nouveau l’Idée que l’on « éternisa » : « L’Homme ne meurt pas ! » On pensa avoir trouvé la réalité de l’idée : l’Homme est le moi de l’histoire ; c’est lui, cet idéal, qui se développe, c’est-à-dire se réalise. Il est vraiment réel et corporel, car l’histoire est son corps, dont, les individus ne sont que les membres. Le Christ est le moi de l’histoire du monde, même de celle qui précède son apparition sur la terre ; pour la philosophie moderne, ce moi est l’Homme. L’image du Christ est devenue l’effigie de l’Homme, et l’Homme comme tel, l’ « Homme » tout court, est le « centre » de l’histoire. Avec l’Homme reparaît le commencement imaginaire, car l’Homme est aussi imaginaire que le Christ, L’Homme, moi de l’histoire du monde, clôt le cycle de la pensée chrétienne


Le cercle magique du Christianisme serait rompu si cessait le conflit entre l’existence et la vocation, c’est-à-dire entre Moi tel que je suis et Moi tel que je dois être : le Christianisme ne consiste que dans l’aspiration de l’idée vers la corporalité, et il disparaît si l’abîme qui les sépare est comblé. Ce n’est qu’à condition que l’idée reste — idée (et Homme et Humanité ne sont encore non plus que des idées sans corps) que le Christianisme subsiste. L’idée devenue corporelle, l’Esprit incarné ou « parfait » flottent devant les yeux du Chrétien et représentent à son imagination le « jour dernier » ou le « but de l’histoire », mais ils ne sont pas pour lui un présent.

L’individu ne peut que prendre part à l’édification du royaume de Dieu — ou, en style moderne, au développement de l’histoire et de l’humanité, et c’est cette participation qui lui donne une valeur chrétienne ou, en style moderne, humaine ; pour le reste, il n’est qu’un tas de cendres et la pâture des vers.

Que l’individu est pour soi une histoire du monde, et que le reste de l’histoire n’est que sa propriété, cela dépasse la vue du Chrétien. Pour ce dernier, l’histoire est supérieure, parce qu’elle est l’histoire du Christ ou de l’« Homme » ; pour l’égoïste, seule son histoire a une valeur, parce qu’il ne veut développer que lui et non le plan de Dieu, les desseins de la Providence, la liberté, etc. Il ne se regarde pas comme un instrument de l’Idée ou un vaisseau de Dieu, il ne reconnaît aucune vocation, il ne s’imagine pas n’avoir d’autre raison d’être que de contribuer au développement de l’humanité et ne croit pas devoir y apporter son obole ; il vit sa vie sans se soucier que l’humanité en tire perte ou profit. — Eh quoi ! Suis-je au monde pour y réaliser des idées ? pour apporter par mon civisme ma pierre à la réalisation de l’idée d’État, ou pour, par le mariage, donner une existence comme époux et père à l’idée de Famille ? Que me veut cette vocation ? Je ne vis pas plus d’après une vocation que la fleur ne s’épanouit et n’exhale son parfum par devoir.

L’idéal « Homme » est réalisé lorsque la conception chrétienne se transforme et devient « Moi, cet Unique, je suis l’Homme ». La question : « Qu’est-ce que l’Homme ? » devient alors : « Qui est l’Homme ? » et c’est à Toi de répondre : « Qu’est-ce que » visait le concept à réaliser ; commençant par « qui est », la question n’en est plus une, car la réponse est personnellement présente dans celui qui interroge : la question est sa propre réponse.

On dit de Dieu : « Les noms ne le nomment pas. » Cela est également juste de Moi : aucun concept ne m’exprime, rien de ce qu’on donne comme mon essence ne m’épuise, ce ne sont que des noms. On dit encore de Dieu qu’il est parfait et n’a nulle vocation de tendre vers une perfection. Et Moi ?

Je suis le propriétaire de ma puissance, et je le suis quand je me sais Unique. Dans l’Unique, le possesseur retourne au Rien créateur dont il est sorti. Tout Être supérieur à Moi, que ce soit Dieu ou que ce soit l’Homme, faiblit devant le sentiment de mon unicité et pâlit au soleil de cette conscience.

Si je base ma cause sur Moi, l’Unique, elle repose sur son créateur éphémère et périssable qui se dévore lui-même, et je puis dire :

Je n’ai basé ma cause sur Rien.