L’Unité belge et l’Allemagne

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L’Unité belge et l’Allemagne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 45 (p. 508-544).
L’UNITÉ BELGE
ET
L’ALLEMAGNE


La force des armes pourra bien conquérir momentanément la Belgique, mais jamais dompter l’opinion générale d’un peuple aussi fier qu’énergique pour le maintien de ses droits.
METTERNICH.
Nous pouvons être écrasés ; mais soumis, jamais.
BARON DE BROQUEVILLE, 4 août 1914.


Voilà bientôt trois ans qu’en une heure de dépit le gouverneur Von Bissing déclarait : « Le caractère belge est une énigme psychologique[1]. » Pour la force brutale, les revendications du droit sont une énigme ; et pour la « matière humaine, » — tel est le nouveau nom que des millions d’ « âmes » allemandes se laissent imposer par leurs maîtres, les revanches de l’esprit, aussi, sont une énigme. Il y eut au moins trois énigmes auxquelles se heurta le cerveau de Bismarck : l’idée alsacienne, l’idée polonaise, l’idée catholique ; et vis-à-vis de l’Alsace, vis-à-vis de Posen, vis-à-vis de Rome, le chancelier de fer rendit sa poigne d’autant plus dure, qu’il sentait son intelligence devenue soudainement plus courte : ne comprenant pas, il frappait. Mais plus il cognait, plus s’aggravaient les énigmes : car l’apparente puissance des coups scandait et dénonçait leurs impuissants échecs. Ainsi que fonçait le chancelier, la Prusse continue de foncer : et le Belge lui fait l’effet d’une énigme, parce qu’elle sent qu’il ne sera pas, qu’il ne veut pas être un vaincu. C’est une psychologie sommaire, brutale : nous la verrons se traduire en actes ; et puis en face d’elle, nous observerons l’imbrisable force contre laquelle elle achoppe, l’unité belge. Et là où l’Allemagne parle d’énigme, nous saluerons un de ces faits qui créent un droit : un acte de volonté, lucide et claire, qui porte Flamands et Wallons à demeurer unis.


I

Les avances de l’Allemagne sont parfois plus odieuses que ses atrocités. On l’entendit, au début de la guerre, calomnier la Belgique à la face du monde : soldats belges, civils belges, prêtres belges, étaient, tous ensemble, inculpés d’assassinats. Et puis on la vit inaugurer une politique d’épuisement économique, spolier la Belgique de ses ressources et de ses bras, exporter le fruit du travail, déporter le travailleur ; on la vit s’évertuer, avec une ponctualité féroce, à créer là-bas la misère, et s’y montrer aussi savante pour appauvrir, pour affamer, pour dépeupler, pour être en un mot productrice de ruine, qu’elle s’était naguère montrée savante, chez elle et hors de chez elle, pour créer, à son profit, toujours plus de richesse[2]. Mais les mêmes fourgons qui portaient au-delà des frontières belges le flot des calomnies et le triste cortège des civils devenus esclaves ramenaient une nouvelle équipe d’Allemands ; et ceux-ci tendaient les bras, arboraient le sourire, affectaient des gestes de fraternité.

Ils s’adressaient à tous les Flamands, — à ceux du moins qui n’étaient pas déportés[3], — et ils leur disaient en substance : « Vous êtes pour nous, Flamands nos frères, des Allemands de l’étranger, Deutschen im Auslande. Notre chancelier Bethmann a parlé des « voies douloureuses » où vous engagea l’histoire, et qui vous écartaient de nous. Il vous a donné devant le parlement de l’Allemagne la parole de l’Allemagne, et vous savez ce que vaut cette parole lorsque lui, Bethmann, en est l’interprète. Il a promis que « l’Allemagne n’abandonnerait pas à la latinisation le peuple flamand si longtemps asservi, » et qu’elle assurerait et hâterait le libre développement de votre race… » Les razzias se poursuivaient, razzias de vivres, razzias d’hommes, qui tarissaient et décimaient la race ; mais les messagers de M. de Bethmann parlaient toujours. « Il a promis encore, insistaient-ils, de « fournir au peuple flamand la possibilité, qui lui fut jusqu’à présent refusée, d’un développement cultural et économique autonome. »

L’Allemagne s’affichait comme une libératrice, éprise d’amour pour ces Flamands que la Gazette populaire de Cologne qualifiait « un groupe exposé de sang allemand. » Leur rédemption, leur récupération pour la culture germanique, devenait l’un des objets pour lesquels les vies allemandes se sacrifiaient ; et quiconque eût fait bon marché d’un tel but de guerre était accusé par la presse pangermaniste de « n’avoir pas conscience de la nature même de la guerre[4]. » Des agents secrets monnayaient en proclamations populaires, destinées à la « conscience flamande, » la doctrine de la science allemande sur les Flandres : « Vous avez produit Charlemagne, criait aux Flamands un certain Harald Graevell, vous ne devez pas rester plus longtemps les rebutés (Stiefkinder) de la famille germanique[5]. » de crainte, sans doute, que l’âme flamande ne fût insuffisamment flattée d’avoir l’âme allemande pour sœur, on lui restituait ainsi, comme père, Charlemagne en personne : que pouvait-on de plus, que pouvait-on de mieux ?

Les offres de cadeau succédaient aux gestes d’adoption. Les Flandres, avant la guerre, souhaitaient que les documents officiels fussent toujours plus hospitaliers à la langue flamande ; et l’Allemagne décidait, le 25 février 1915, que l’arrondissement de Bruxelles serait désormais considéré, au point de vue linguistique, comme une circonscription purement flamande, et non plus comme une circonscription mixte. Les Flandres, avant la guerre, réclamaient de la Chambre des représentants, et faisaient adopter en principe la création d’une Université flamande ; et l’Allemagne, à la date du 31 décembre 1915, se targuait de leur jeter une somptueuse étrenne en décrétant la « flamandisation » de l’Université de Gand. Elle escomptait sans doute, pour de si grands bienfaits tendus à la pointe de l’épée, l’humble et fraternel merci des lèvres flamandes.

Mais les lèvres flamandes n’exprimèrent à l’Allemagne ni gratitude, ni humilité, ni fraternité. Un des leaders flamingants, M. Huysmans, siégeait au conseil communal de Bruxelles : « Je serai des premiers, déclarait-il, à démolir de ma main l’œuvre allemande de transformation administrative de la capitale en ville flamande. » Un des représentants les plus illustres de la haute culture flamande, l’historien Paul Frédéricq, siégeait dans le corps professoral de l’Université de Gand ; et sa déportation au-delà du Rhin, celle de son collègue wallon l’historien Henri Pirenne, attestèrent et vengèrent, d’une odieuse façon, la déception que ce corps professoral infligeait à l’Allemagne. Dans la bâtisse flamande que sans délai l’Allemagne voulait ouvrir, la science flamande faisait grève. Von Bissing, alors, plaça cette bâtisse sous un parrainage imprévu, celui de Mars. « Le Dieu de la guerre a tenu l’Université sur les fonts baptismaux, l’épée au clair, » proclama-t-il lorsqu’en octobre 1916, inaugurant prétentieusement l’institution nouvelle, il couvrit de son regard déçu l’insignifiant troupeau d’étudiants péniblement groupés autour de quelques professeurs de fortune, eux-mêmes péniblement ramassés. Les bénédictions du Dieu de la guerre, même apportées par Von Bissing, ne pouvaient faire que cette parodie d’Université qui allait usurper la langue flamande réussit à confisquer l’âme des Flandres. « Tout cela va à l’encontre de l’idéal flamand, signifiait M. Julius Hoste ; car cet idéal réclame pour sa libre expansion la liberté du territoire, comme la plante réclame la terre nourricière. »

L’Allemagne tout de suite reprit audacieusement : « Votre liberté, je la veux, je la crée ; et la voici scellée, souverainement ; et de par ma grâce vous allez être libres, oui, libres… à l’égard des Wallons. » La séparation administrative des Flandres devint l’article primordial du programme germanique. Des ordonnances l’ébauchèrent, au cours de 1916 ; on prétendit la parachever, en février 1917, dans une parade dont quelques Flamands sans mandat ni notoriété acceptèrent d’être les acteurs. Mais tandis que les sept députés du prétendu « Conseil des Flandres, » émanation de deux cent cinquante congressistes groupés en un prétendu « congrès national flamand, » portaient à Berlin l’hommage de deux cent cinquante servilités, le loyalisme flamand, dans un magnifique sursaut, les désavouait à la face de l’Allemagne. Berlin voulait acculer les Flamands à une option qu’ils n’acceptaient pas. Demeurerez-vous Belges, leur disait-on, des Belges vaincus, ou bien ne redeviendrez-vous des Flamands ? Votre idéal ne s’accommode pas de l’unité belge, et votre patrie belge est une geôle, Mont le lion de Flandre doit s’évader… Et les gens du Conseil des Flandres étaient là, tout prêts, pour acheminer le lion vers son dompteur de Berlin.

Mais des grondements successifs, dont l’écho n’est pas assourdi, informèrent les oreilles allemandes que le lion de Flandre méprisait de tels convoyeurs et répudiait un tel dompteur[6]. Ce fut d’abord, en mars 1917, la protestation de soixante-dix-sept mandataires des arrondissements flamands, ripostant à M. de Bethmann que la séparation administrative ne faisait point partie de leur programme, et revendiquant la patrie belge, libre et indivisible. Ce fut, en juillet 1917, la déclaration du conseil communal d’Anvers, repoussant comme « pernicieux pour l’existence du pays belge » le perfide présent des envahisseurs germains. Ce fut ensuite le manifeste de 6 000 membres de la Ligue flamande belge résidant en Hollande ; puis de nouveau, en Belgique même, en février 1918, les insurrections de l’opinion contre les « activistes » du Conseil des Flandres : démarches des autorités communales, protestations de la rue, soulèvement des colères, ou bien des risées, contre les cortèges, contre les meetings, qu’avec l’appui de l’Allemagne, les « activistes » tentaient d’organiser. Et ce fut enfin, subitement, dans des sphères habituellement sereines, l’éclat d’un coup de foudre : la Cour d’appel de Bruxelles osant, sous le joug allemand, décréter d’arrestation les principaux meneurs du Conseil des Flandres, les hommes de l’Allemagne ; et la Cour de cassation, par deux délibérations, se solidarisant avec cette Cour d’appel, dont la colère allemande, par représaille, faisait arrêter trois magistrats. Au nom de la patrie belge toujours vivante, la justice belge stigmatisait les soi-disant représentants de la Flandre, qui n’étaient que les fourriers de l’ennemi. Tout ce qui comptait en Flandre parlait d’union avec les Wallons ; et pour propager l’évangile séparatiste de l’Allemagne, il ne se trouvait qu’une poignée d’ « irréguliers, véritables bachibouzouks du flamingantisme[7] » déjà dénoncés comme un péril, dès 1911, par le tribun catholique Godefroid Kurth, chaleureux défenseur de la cause flamande. L’Allemagne, toujours à l’affût de ce qui est morbide, les avait enrôlés ; mais ils demeuraient seuls, avec leur honte, à la suite de l’Allemagne.

Car la Flandre savait à quoi s’en tenir : elle connaissait les instructions officieuses enjoignant à tous les soldats de l’armée d’occupation de travailler « pour qu’une Flandre reconquise au teutonisme procurât dans l’avenir la sécurité de l’Empire à l’Occident. » Et lorsqu’elle voyait ses oppresseurs lui faire miroiter, dans une lumière enjôleuse, « tous les droits et toutes les libertés possibles, » elle leur répondait, par la plume de son romancier Stijn Streuvels et du député Van Cauwelaert, que si elle les écoutait, c’en serait à tout jamais fini de sa personnalité, et qu’une tutelle intellectuelle exercée par l’Allemagne serait la mort de son génie. Problème flamand, problème wallon, c’étaient là des questions, — M. Huysmans le déclarait expressément, — dont on devait, pendant la durée de la guerre, « nier la nécessité. » Si donc les revendications flamandes d’avant-guerre offraient prétexte à l’Allemagne pour désunir la Belgique, l’Allemagne est désormais avertie que ces revendications font trêve ; sous ses pas de conquérante, le terrain qu’elle voulait exploiter s’effondre.


II

Mais lorsque l’Allemagne a fait choix d’un terrain, elle s’y cramponne, quelque ingrat qu’il se révèle : ainsi que se poursuivit, contre Verdun, la stérilité de son offensive militaire, ainsi se poursuivra, contre les Flandres, son offensive politique. Que la question flamande ne soit qu’une affaire intérieure, destinée à se traiter entre Belges, après la paix, dans la cordialité d’une vie commune, elle a mis son orgueil et ce qu’il lui convient d’appeler son honneur à le contester. Elle veut au contraire la rendre aiguë, saignante si j’ose dire, afin de pouvoir un jour, bien à vif et bien à nu, la poser devant l’Europe comme une question internationale. D’avance le dossier se constitue. Il y faut, pour intimider l’Europe, un peu d’appareil scientifique, de verbiage ethnographique ou linguistique, les professeurs allemands fourniront cela. Il y faut, pour caresser ce qui subsiste de romantisme au fond de l’impérialisme allemand, quelques notations artificieusement combinées, prolongeant l’écho factice de je ne sais quel « subconscient » collectif et populaire : le Conseil des Flandres, — une caricature, — est là pour cet office. Voilà dès lors l’Allemagne pourvue : d’une part, la science, représentée par les érudits que le pangermanisme mobilise ; d’autre part, la conscience, la soi-disant « conscience flamande. » Et cette science artificielle et cette conscience truquée se préparent à faire devant l’Europe le procès de la Belgique, non point seulement, remarquez-le bien, le procès de la politique belge à l’endroit des Flandres, mais le procès de l’unité belge, et de l’Etat belge lui-même, et de son droit à l’intégrité, et de son droit même de vivre.

Une fois de plus, l’Allemagne voudrait abuser du principe des nationalités pour confisquer une liberté, amputer ou tuer une nation. Ainsi procéda-t-elle en Alsace : elle dogmatisa que de par sa langue, de par sa race, l’Alsace appartenait à la nationalité germanique. Ainsi procède-t-elle dans les tronçons de Russie qu’elle commence de s’asservir : elle y ressaisit des éléments germaniques, et puis revendique pour eux, et surtout pour elle, les conséquences du principe des nationalités. Ne lui demandez pas, d’ailleurs, ce qu’elle fait de ce principe à Posen, ni ce qu’en font à Prague et à Brünn, à Zagreb et en Transylvanie, à Serajevo et à Erzeroum, l’Autriche sa vassale ou la Turquie sa mercenaire : ce principe ne vaut, pour l’Allemagne, qu’autant qu’il donne l’éveil et l’estampille à des nationalités dites germaniques. Il figure à sa place, dûment étiqueté, dans l’arsenal politique où, suivant les besoins de l’heure, le cabinet de Berlin prend l’arme qui lui convient ; il n’a pas la valeur, comme l’on dit là-bas, — d’une catégorie de la pensée ; il n’est rien de plus qu’un expédient d’offensive ou de défensive, qu’une thèse tout empirique de droit international, que, suivant les instants, on exhibe ou l’on cache. Et ce spectacle même de la désinvolture allemande est propre à montrer à l’Europe combien est délicat et parfois périlleux le maniement d’un tel principe.

Les abstracteurs politiques le considéraient comme l’universelle solution ; mais si de leurs nuées ils descendent sur la terre, les voilà bientôt fort empêtrés. La géographie, plus réaliste, leur représente bien vite qu’« il ne faut pas développer les nationalités au point de détruire les nations[8]. » C’est M. Jean Brunhes, le professeur de géographie humaine du Collège de France, qui dernièrement poussait ce cri d’alarme, et il avait raison. Car au-delà de cet ensemble de traits physionomiques et de particularités linguistiques dans lesquels la science germanique voudrait nous amener à reconnaître l’assise, pour toujours intangible, d’une nationalité pour toujours distincte, il y a certains traits d’ordre moral, certaines communautés d’obligations et d’habitudes, certain usage de vivre en commun, et de vaincre ou de souffrir en commun, et d’espérer en commun, qui sont à la base des nations. Et pour en revenir à l’unité belge, nous avons le droit de dire que ce que l’Allemagne prétend retrouver de nationalité germanique dans l’élément flamand de la nation belge ne saurait prévaloir, comme facteur d’avenir moral et politique, contre l’ensemble de traditions incarnées dans une histoire, de volontés humaines sans cesse renouvelées, d’habitudes humaines ratifiées d’âge en âge, qui sont le fondement d’une nation, et sa raison d’être, et sa raison de durer.

Voilà ce que signifie et voilà ce que proclame la résistance de la vraie conscience flamande aux manœuvres teutonnes. L’Allemagne, abordant les Flamands avec de mielleuses sommations, les revendique comme siens, au nom de ce qu’elle appelle leur nationalité ; mais les Flamands qui ont derrière eux des siècles de civilisation, les Flamands qui au moyen âge portèrent la civilisation dans le pays de Brème et le Holstein, dans la Thuringe et dans la Silésie[9], peuvent aujourd’hui répondre qu’ils ont dépassé le stade de formation politique vers lequel l’Allemagne voudrait les faire rétrograder ; qu’entre nationalité et nation, il y a la distance d’une étape ; qu’ils se sont élevés, eux, de concert avec les Wallons, jusqu’à la dignité de nation et jusqu’au prestige d’Etat, et qu’ils n’en veulent pas déchoir Que l’Allemagne réserve donc sa compassion pour les nationalités gauchement encadrées dans l’hétérogène mosaïque d’Autriche-Hongrie, ou bien pour d’autres, plus à l’Est, chez qui les Turcs sont campés. Mais les Flamands ne permettront pas que la question flamande, question de ménage entre Belges, soit, à l’abri du principe des nationalités, dénaturée par l’Allemagne aux yeux de l’Europe.


III

Au-delà et au-dessus du principe des nationalités, il existe une nation belge : c’est là un fait historique, créé par un vouloir collectif, antérieur et supérieur aux doctes intrigues de l’Allemagne. Et s’il plaît à celle-ci de poser à cet égard un point d’interrogation, l’histoire questionnée répondra contre elle.

Un morceau d’Allemagne et un morceau de France juxtaposés ; dans ce morceau d’Allemagne, l’élément latin, l’élément wallon, prédominant ; et tout au contraire, dans ce morceau de France, l’élément germain, l’élément flamand s’épanouissant à l’aise : voilà sous quel aspect, déjà complexe et fort enchevêtré, la Belgique s’offre à nous dans le très haut moyen âge ; et l’Allemagne et la France sont alors comme deux pôles vers lesquels s’orientent respectivement ces deux tronçons. Le Wallon de ce temps-là regarde vers l’Allemagne ; le Flamand, vers la France. Un Gislebert, ancêtre des comtes de Louvain, enlève la fille de l’empereur Lothaire ; un Baudouin, ancêtre des comtes de Flandre, enlève la fille du roi Charles le Chauve ; ils aiment, en elles, les titulaires éventuelles de certains droits, droits en terre germaine ou bien en terre franque. Si les féodaux belges se fussent abandonnés à l’idée de jouer un rôle au dehors et d’intervenir, les uns au-delà du Rhin, les autres au-delà de la Somme, l’idée belge ne fût jamais née. Mais rapidement, ils comprirent que leur intérêt n’était pas de se rendre maîtres hors de chez eux, mais de devenir maîtres chez eux. Et tandis que le mouvement qui les poussait à s’ingérer, soit en Germanie, soit en France, leur imprimait des orientations inverses, qui les éloignaient les uns des autres, le mouvement qui les poussait à s’affranchir, soit de l’Allemagne, soit de la France, les amenait, tout doucement, à se resserrer les uns contre les autres, et à chercher tous ensemble, dans un contact qui sans doute demeurait susceptible de heurts, les statuts d’une vie commune.

Les populations aimaient cette politique : un instinct raisonné, fondé sur le sentiment de leurs nécessités économiques, les y inclinait. Postées sur la grande avenue commerciale qui reliait la France à la Germanie et l’Italie aux ports de la mer du Nord, elles sentaient qu’elles ne profiteraient de ce prestigieux avantage que si, politiquement parlant, elles acquéraient une personnalité. Elles ne voulaient pas que leur territoire fût réduit à n’être qu’un lieu de passage, grevé de servitudes onéreuses par la proximité des grands États ; elles voulaient que l’on comptât avec elles ; et, puisqu’une vocation géographique les appelait au rôle d’intermédiaires entre la France et la Germanie, entre le Nord et le Midi, elles tenaient, non point à subir ce rôle, mais à le jouer activement, et à ce qu’il leur fit honneur, et à ce qu’il devint pour elles une source de grandeur. Et cette ambition des populations, corrigeant et dirigeant l’ambition des féodaux leurs maîtres, provoqua là-bas, dès le XIIIe siècle, une ébauche de politique nationale.

On a pu désigner ainsi, — et le terme n’est pas trop fort, — la politique que suivit, entre 1261 et 1294, Jean Ier, duc de Brabant[10]. Il était le cadet d’un frère débile ; leur mère à tous deux s’inquiétait du beau duché. « Consultez les Brabançons, » lui dit saint Thomas d’Aquin ; et ceux-ci se déclarèrent pour Jean, qui fut ainsi comme l’élu de son peuple. Tout de suite, en bon chevalier, pour que la voie fût libre entre Cologne et Bruges, il nettoya les routes de la Meuse et du Rhin, et puis il s’adjugea le Limbourg, dont Rodolphe, de son droit d’empereur, prétendait disposer : la suzeraineté germanique en terre belge fut ainsi, de fait, annulée. Il avait avec lui tous les bourgeois de ses bonnes villes, qui savaient que derrière lui c’était pour eux-mêmes qu’ils se battaient. D’autres bonnes villes, aussi, frémissaient à l’unisson : c’étaient celles des Flandres, qui détestaient que sur les lisières germaines de la Belgique, de grands ou petits brigands cherchassent noise au cortège des marchands ; elles mirent en émoi les violes de leurs trouvères, flamands ou français, pour fêter la journée de Worringen, où le duc Jean, en 1288, acheva la défaite de l’Allemagne. Ainsi régnait au loin sur d’autres âmes belges, par l’admiration qu’il inspirait, le beau duc Jean Ier, « fleur de la chevalerie, ornement de l’univers, joie du monde. »

Car il y avait là-bas, dès cette époque, une opinion populaire, qui déclenchait la marche de l’histoire. Elle était assez forte en Flandre, dès le XIIe siècle, pour faire prévaloir les droits de Thierry d’Alsace sur ceux de Guillaume de Normandie, protégé du roi de France ; assez forte, encore, au début du XIVe, pour mobiliser contre la chevalerie de Philippe le Bel, dans les plaines de Courtrai, les bâtons ferrés de la plèbe flamande, et pour faire accourir à la rescousse, des lointains bords de Meuse, Guillaume de Juliers et Gui de Namur. Elle était assez forte en Brabant, et assez intimement unie à la dynastie indigène, pour amener les ducs à se présenter comme les protecteurs, comme les avoués, de la petite patria brabantensis, d’une patrie qui leur était commune avec leur peuple. Elle était assez forte dans le pays de Liège pour contraindre les princes-évêques, généralement étrangers, à poursuivre, lorsqu’il le fallait, les agrandissements territoriaux nécessaires à la vie de la principauté[11].

Le XIVe siècle belge est quelque chose d’unique : on y voit, à certaines heures et sur certains points, cette opinion populaire devenir souveraine de ses souverains eux-mêmes, régler, par-dessus eux, les destinées du sol et même le jeu des alliances, et se faire courtiser par les souverains du dehors, Angleterre et France, comme une puissance autonome. Jacques van Artevelde, le « sage homme de Gand, » apparaît à distance comme un messager de l’idée belge et comme un lointain réalisateur de l’unité : quelques années durant, sous ses auspices, Gand fut comme la capitale de tout le pays. Les alliances ébauchées en 1304 et 1331 entre Brabant et Flandre, en 1328 entre Flandre, Hainaut et Hollande, parurent se systématiser, se consolider. « Chil deus pays, déclarait au sujet de la Flandre et du Brabant le nouveau traité de 1339, sont pleins de communauté de peuple ki soustenir ne se peuvent sans marcandise[12] ; » la promesse de frapper une monnaie commune, de s’entr’aider en cas d’attaque et d’organiser un conseil d’arbitrage, sanctionnait cette déclaration ; et le Hainaut, la Hollande, alors unis sous la même dynastie comtale, entraient à leur tour dans ce pacte, où s’esquissait fugitivement une sorte d’entente belge pour une politique internationale.

En dehors même de ces circonstances exceptionnelles où la voix d’un dictateur traduisait ainsi les aspirations profondes, il y avait un peu partout, pour le « sens du pays, » — comme l’on disait, — des moyens réguliers de prendre conscience de lui-même et de se faire écouter. De par la charte de Cortenberg, qu’en 1312 le duc de Brabant accordait à ses sujets, un conseil à vie de quatorze personnes, recrutées parmi la noblesse et les villes, veillait à l’observation des coutumes ; et si le duc les enfreignait, le « pays, » par une sorte de grève politique, pouvait lui refuser ses services, et tout d’abord celui de l’impôt. De par la paix de Fexhe, que les Liégeois en 1316 conquirent sur leur évêque, il fut décidé que le « sens du pays » devrait dans l’avenir statuer sur les lois et coutumes, et « amender celles qui se trouveraient trop larges ou trop étroites ; » et, dans cette cité épiscopale, le « sens du pays » devait garder d’âge en âge une si intacte vitalité, qu’une voix compétente, celle de Mirabeau, dira plus tard aux Liégeois : « Nous ne faisons en France une révolution que pour conquérir la moitié de vos droits. »

Ainsi aiguisé, ainsi armé, le « sens du pays » devenait, spontanément, le garant de l’intégrité territoriale, lorsque le hasard des successions féodales faisait tomber le « pays » lui-même en mains étrangères. Dès que les Brabançons sentirent prochain l’avènement de Wenceslas de Luxembourg, gendre de leur duc Jean III, on les vit, du vivant même du bon duc, faire leurs conditions : toutes leurs bonnes villes décidèrent de s’opposer à tout démembrement du duché ; elles stipulèrent que le futur souverain ne pourrait conclure d’alliance, et guerroyer, et frapper monnaie, que d’accord avec le « sens du pays, » et qu’il devrait prêter à ce sujet, solennellement, un serment de « Joyeuse entrée. »

C’étaient des puissances que les bonnes villes, en Flandre surtout. « Là plus tôt qu’ailleurs, a-t-on pu écrire, le sentiment du bien-être et l’esprit d’indépendance qu’inspire la fortune engendrèrent ce besoin de liberté qui plus tard travailla l’Europe. Aussi la constance de leurs idées et la ténacité que l’éducation donne aux Flamands en firent-elles autrefois des hommes redoutables dans la défense de leurs droits[13]. » Ces lignes sont d’un romancier qui avait l’étoffe d’un grand historien ; elles sont de Balzac. Les archives d’Ypres, conservées dans les célèbres Halles, déroulaient en leurs liasses émouvantes l’épopée d’une ville libre : un jour l’Allemand jugea qu’il y avait là de mauvais exemples pour la conscience des peuples, et, lorsqu’il eut passé là, Verhaeren chanta douloureusement :

Ce que la ville avait conquis obstinément
Au cours des temps,
Et sa croyance triomphale,
En ses chartes, et ses décrets, et ses annales,

Tout fut brûlé[14] !


Il advint souvent que ces villes flamandes péchèrent par égoïsme, captives d’un esprit de monopole qui volontiers autour d’elles se faisait oppresseur, et qui parfois les armait les unes contre les autres ; et par-dessus l’esprit collectif prévalaient peu à peu des égoïsmes de classes, qui fomentaient des luttes civiles, chaotiques épisodes d’une vie cahotée, secouée par d’imprévus soubresauts, et sur laquelle Etienne Marcel, et les Maillotins de Paris, et les tisserands de Cologne arrêtaient de loin leurs regards avec une attention de disciples. Dans les villes de Flandre, — les trois membres de Flandre, ainsi qu’on les nommait, — l’opinion populaire avait sans cesse la fièvre ; mais avoir la fièvre, c’est encore une façon de vivre.

Ainsi mûrissait, un peu partout en Belgique, une éducation politique indigène, dont plus tard l’unité belge profitera. Les gouvernants pouvaient venir du dehors, maison de Bavière, maison de Bourgogne, maison de Luxembourg ; il n’y avait que demi-mal : le « sens du pays » faisait contrepoids. Les États de Brabant ratifièrent solennellement, au début du XVe siècle, le testament de la duchesse Jeanne, qui installait chez eux la maison de Bourgogne, au grand déplaisir des ambitions teutonnes. « Vous voulez donc être Français ? » disait à leurs ambassadeurs l’empereur Sigismond. L’Empereur se méprenait : une dynastie vraiment nationale, vraiment belge, allait pour quelque temps s’installer.

« Fondateur de la Belgique, conditor Belgii, » dira, de Philippe le Bon, Juste Lipse ; et la Belgique, non sans tressaillements, non sans des soubresauts locaux qui parfois furent terribles et terriblement réprimés, se mit entre ses mains pour qu’il la fondât. Il voulut la fonder avec son concours à elle, sans que nul autre s’en mêlât. Un jour de 1447, l’empereur Frédéric III vint jusqu’à Besançon, avec des papiers tentateurs qui faisaient de Philippe un roi de Brabant, pourvu qu’il reconnût, pour ses autres terres de Belgique, être vassal de la Germanie. Les papiers, aujourd’hui, se retrouvent aux archives de Vienne, avec cette mélancolique mention : Non transierunt ; Philippe aima mieux se passer d’être roi que de se réenchaîner, lui et la libre Belgique, à la Germanie. Il fut un absolutiste, un centralisateur : c’était l’esprit du temps. Mais les bonnes villes gardèrent, vivaces, leurs institutions locales et l’autonomie de leur action proprement municipale ; et les États Généraux, création de la maison de Bourgogne, eurent mission de mettre sous les yeux du souverain le total des volontés particulières de ses divers territoires : la juxtaposition tendait à l’unité. Lorsque, au lendemain des folles équipées du Téméraire, Flandre et Brabant, Limbourg et Hainaut, Hollande et Luxembourg se sentirent devenir l’héritage des Habsbourg, les autonomies territoriales, avec leurs organes provinciaux, avec leur organe central, demeuraient assez robustes, assez maîtresses d’elles-mêmes, pour que Philippe le Beau d’abord, et puis Marguerite d’Autriche, régente au nom du futur Charles-Quint, fussent amenés, encore, à se comporter en souverains bourguignons, en souverains belges.

L’empereur Maximilien eut l’idée, divisant l’Allemagne en cercles, de comprendre dans une de ces fractions, qu’il dénommait cercle de Bourgogne, les possessions belges de son petit-fils Charles-Quint. « Nous ignorons quelle chose peut être ce cercle, » déclaraient imperturbablement les plénipotentiaires de ces provinces. « Pour chose quelconque, signifiait à Charles-Quint la régente Marguerite, elles ne voudraient contribuer aux charges de l’Empire ; qui plus est, elles ne voudraient permettre qu’en votre nom j’y contribuasse. » Marie de Hongrie, qui fut ensuite régente, consultait autour d’elle, et concluait que c’était « sans le su » des provinces, et sans leur consentement, que Maximilien avait inventé ce cercle ; on ne pouvait, d’après elle, allier les Pays-Pays avec l’Empire, qu’en évitant de « porter atteinte aux privilèges, libertés et droits dont ils avaient de tout temps joui et usé[15]. »

A l’issue de ces pourparlers, où l’on voit les gouvernants de la Belgique, conquis en quelque mesure par le « sens du pays, » ne point permettre qu’il périclite, la transaction d’Augsbourg, de 1548, confirme aux Pays-Bas, tout en les associant aux charges militaires de l’Empire, qui de son côté les doit protéger, leur caractère d’États indépendants et libres, soustraits aux lois et juridictions impériales : États indépendants les uns à l’endroit des autres, et qui tout en même temps n’en faisaient qu’un, et ne pouvaient plus être séparés, — « masse indivisible et impartageable, » déclarait Charles-Quint dans la Pragmatique de 1549. Au sein de cette masse, les chartes territoriales, garantes en chaque province des vieilles libertés, continuaient de s’appliquer : « Les gens de ces pays, déclarait l’Anglais Wingfield, semblent être plutôt des lords que des sujets[16]. » Ils gardaient conscience de leurs franchises locales et prenaient de plus en plus conscience de former tous ensemble une « patrie » : ce mot de patrie, au milieu du XVIe siècle, fait dans les documents belges de fréquentes apparitions ; l’on dirait qu’en se répétant avec instance il veut se gonfler de tout son sens, et achever de créer le fait même qu’il affirme.


IV

Un jour de 1555, la Belgique apprit que Charles-Quint secouait de ses épaules l’éclat de sa pourpre et le poids du monde, et qu’à l’avenir, sans d’ailleurs qu’elle fût unie à la terre espagnole, Philippe II serait personnellement son souverain. Et l’on sentit s’éveiller une angoisse belge. Un Philippe de Clèves, sire de Ravestein, au temps de Maximilien, un Guillaume de Croy, seigneur de Chièvres, au début de Charles-Quint, avaient offert le prototype de ces Belges de haut lignage qui, lors même que l’étranger tenterait de les apprivoiser par des distributions de Toisons d’or, allaient personnifier l’esprit d’indépendance nationale. Ils se multiplient sous Philippe II ; ils sont deux cents, en 1566, pour jurer le compromis des Nobles et pour accepter comme une gloire le nom de Gueux. La tyrannie espagnole tient tête ; avec le duc d’Albe, elle implante d’atroces méthodes de répression ; elles échouent. « On ne peut faire ici ce qui se fait à Naples et à Milan, » explique à son successeur Requesens un des conseillers du gouvernement[17]. La révolte devient contagion ; les provinces éprouvent le besoin de se dire unies, d’arborer des devises comme Viribus unitis, Belgium fœderatum, Concordia res parvæ crescunt. il semble un instant que derrière le Taciturne, catholiques et protestants ne fussent qu’un pour chasser l’Espagne. Mais voici que les catholiques des régions wallonnes s’aperçoivent qu’en cette aventure leur foi catholique est mise en péril ; et bientôt les Flandres constatent qu’à leurs dépens les riches provinces du Nord, Hollande et Zélande, conquièrent tout doucement une suprématie commerciale. Les Belges, alors, se resserrent sur eux-mêmes, se détachent de cette confédération hollandaise qui aspirait à mettre leurs consciences hors de l’Église et tendait à transporter hors du sol belge le centre de gravité de leur vie : ils s’accommodent de la gérance espagnole, telle que Farnèse la ramène, et s’exaltent à l’idée que l’archiduc Albert, gendre de Philippe II, et sa femme Isabelle, vont fonder à Bruxelles une dynastie nationale, à jamais détachée du tronc madrilène.

Mais Albert meurt sans enfants : la déception est grande ; la Belgique, derechef, est rattachée à la couronne d’Espagne ; et puis, après 1715, elle tombe comme une sorte de bien patrimonial sous la souveraineté personnelle des Habsbourg de Vienne, sans d’ailleurs se confondre avec l’Empire, et en gardant à Bruxelles un corps diplomatique spécial, accrédité près du gouverneur général. Un siècle de malheur : c’est ainsi que les historiens belges qualifient cette ingrate période. La Hollande ravale les pays belges au rôle d’État tampon : à Munster, en 1648, taillant à vif dans la lisière belge, elle exige, sur les rives d’Escaut et sur les rives de Meuse, des positions stratégiques et commerciales, qui la protégeront contre une éventuelle offensive de l’Espagne ou de la France et qui empêcheront les riverains belges d’utiliser ces fleuves pour leur commerce ; à Utrecht, en 1715, elle désigne, au cœur même du sol belge, un certain nombre de places où elle tiendra garnison, aux frais mêmes des habitants, pour faire « barrière, » éventuellement, chez eux, contre les Puissances qui voudraient l’attaquer, chez elle. Voilà où en est réduite la personnalité belge.

Mais cette personnalité n’est pas morte : le sentiment même qu’elle a de sa détresse rend plus intense son vouloir de vivre. Les États de Flandre se plaignent à Vienne. « Il est contre tous les droits, signifient-ils, qu’un prince cède son propre pays et sacrifie son peuple pour la sûreté d’une souveraineté voisine. » A deux reprises, à Vienne, l’Empereur sent la Belgique oppressée : Charles VI, en 1718, obtient de la Hollande quelques relâchements à ses exigences d’une « barrière ; » Joseph II, en 1782, fait démolir ces fortifications auxquelles se cramponnaient ainsi les Hollandais, et les invite à s’en aller, laissant les Belges maîtres chez eux.

C’est en Belgique grande allégresse ; et lorsque Joseph II survient en personne, lorsque les Belges, pour la première fois depuis si longtemps, aperçoivent sur leurs places l’exotique physionomie de leur souverain, des parades poétiques s’organisent, réclamant de ses bons offices la liberté de l’Escaut, toujours confisquée par la Hollande.

Vous reprendrez nos droits sur la mer envahie,

lui crie la confiance belge. Et voici que l’Escaut lui-même élève vers lui la voix :

Songe que de mes flots interdire l’usage,
Au droit des nations est un cruel outrage :
La nature en appelle à ta sage équité ![18].

Et finalement l’Escaut reste « esclave ; » mais il a invoqué, pour la Belgique, le « droit des nations. »

Soudain, dans Joseph, un maniaque se révèle, disciple de cette Raison que le siècle croyait avoir inventée : il déteste comme un archaïsme ce précieux damier des libertés locales, sur lesquelles reposait la vie intérieure des provinces belges. De quelques traits de plume, il veut transformer leur physionomie politique ; et son intolérance de philosophe couronné, visant l’Eglise, veut aussi transformer les âmes. Il n’y avait pas, la veille encore, de pays plus pacifique et d’un gouvernement plus facile : le ministre Kaunitz, le gouverneur Charles de Lorraine, avaient jadis informé Marie-Thérèse qu’« avec de la douceur et la moindre bonté on ferait de ces Belges ce qu’on voudrait, » et que par surcroit leurs lois civiles étaient si bonnes, qu’il était « assez rare qu’on fût obligé d’introduire une loi tout à fait nouvelle. » Pas besoin, donc, d’un législateur bien remuant, d’autant que ces divers pays, — Vienne le savait par Charles de Lorraine, — étaient attachés « jusqu’à la folie » à leurs traditions et privilèges, qu’ils en avaient « le préjugé, » et qu’il était « fort dangereux de toucher cette corde, puisque tous les souverains les leur avaient non seulement confirmés, mais jurés[19]. » Et voici qu’avec Joseph II survenait un touche-à-tout, qui voulait faire table rase du passé ; et son exécuteur des hautes œuvres, Alton, une façon de duc d’Albe au service du philosophisme, professait que « plus ou moins de sang ne devait pas être mis en ligne de compte. » Alors, comme un seul homme, toute la Belgique se leva. « Fidélité à la foi religieuse, sens de l’association, amour de la liberté et des institutions communales, telle était la vérité propre de ce peuple[20] : » il la sentait piétinée, bafouée ; il s’insurgeait. Une commune passion de l’indépendance nationale rapprocha les statistes, qu’enrôlait Van der Noot pour la défense des traditions violées, et les vonckistes, plus démocrates d’allure : les premiers tenaient aux « libertés ; » les seconds, gagnés par l’air de France, rêvaient et parlaient de « la Liberté. » Tous ensemble, ils voulaient être de libres Belges, dans la « république des États Belgiques unis. »

Elle dura l’espace d’une année, mais Léopold II ne put reprendre pied en Belgique qu’en libérant les Belges des réformes de Joseph II ; et si la révolution brabançonne n’avait pu rendre la collectivité belge définitivement maîtresse d’elle-même, du moins avait-elle vengé les vieilles libertés provinciales et locales. Le règne qui succédait à cette révolution fut comme elle éphémère… On sentait gronder à travers l’Europe la voix des peuples et celle des canons : Napoléon, s’emparant de ces deux forces et les manœuvrant ensemble, allait bientôt refaire un monde. La Belgique, en ces bagarres, devint d’abord française, et puis néerlandaise ; et ses susceptibilités religieuses, tour à tour soulevées contre ces deux régimes, accéléraient les sourdes et constantes impulsions qui la poussaient à vouloir enfin s’appartenir.

Un magistrat du Directoire, en 1796, s’emportait un jour contre le Belge, « qui ne veut être, disait-il, ni Autrichien ni Français[21]. » C’était exact : la volonté positive du Belge visait à être Belge : volonté recueillie, et plus fervente d’ailleurs qu’impatiente, et qui tolérait les retards, même indéfinis, pourvu que les maîtres tour à tour acceptés se gardassent bien de vouloir endommager des traditions qui consacraient des croyances et des habitudes qui sanctionnaient des droits. « Ne troublez pas le peuple beige, écrivait finement l’abbé de Pradt en 1820 : alors son support (sic) pourra ressembler même à de l’amour[22]. » Mais entre 1815 et 1830, Guillaume Ier, roi des Pays-Bas, par ses mesures administratives et sa politique religieuse, troubla si bien le peuple belge, qu’un gouvernement provisoire issu de l’émeute renouvela l’effort libérateur de la révolution brabançonne ; et cette fois l’effort réussit : la Belgique fut faite. L’esprit provincialiste allait continuer de s’y épanouir, mais sous le contrôle de l’esprit national : dès 1830, lorsqu’un député proposa que les emplois civils de chaque province fussent réservés exclusivement à ses indigènes, la proposition fut repoussée par le congrès[23] : entre les Belges, le royaume belge devait supprimer tout cloisonnement.

La Belgique prétendit se faire elle-même, par elle-même. A la demande du roi des Pays-Bas, cinq grandes Puissances d’Europe conféraient à Londres pour aviser à la situation : la Belgique, par l’organe de son gouvernement provisoire, se hâta de leur indiquer qu’elle attachait à leurs efforts, simplement, la portée d’une mission toute philanthropique destinée à arrêter l’effusion du sang. Mais qu’elles résolussent, à l’écart de son Congrès national, des questions concernant ses Frontières ou ses finances, ses obligations ou ses droits, elle refusait de l’admettre. On la jugeait opiniâtre, obstinée : sa fermeté d’État naissant savait du moins obtenir qu’on prît des formes et qu’au lieu de lui imposer des protocoles on lui fit des propositions. Elles lui parurent dures, assurément, et même déchirantes, quand elles la conduisirent, malgré elle, à abandonner à la Hollande une moitié des populations limbourgeoises et à la dynastie de Nassau, personnellement, une moitié du Luxembourg, — le futur grand-duché.

Il y eut quelque chose de funèbre, en 1838, dans la séance parlementaire où, bon gré mal gré, il fallut ratifier ce dernier sacrifice et faire sortir de la famille belge ces Luxembourgeois qui en 1830 avaient été des premiers, à Bruxelles, à verser leur sang pour la nation. Mais l’Europe exigeait : résister, c’était compromettre le « résultat national » acquis en 1830. Une voix luxembourgeoise s’éleva, au nom même de ce résultat, pour accepter l’âpreté du sacrifice ; c’était celle du ministre Nothomb, ancien membre et secrétaire du Congrès national. « La patrie pour moi, déclara-t-il, n’est pas le village où j’ai été élevé ; c’est l’être moral, c’est la Belgique[24]. » La vitalité de cet être moral, — ainsi le voulait l’Europe, — requérait certaines amputations territoriales : le sentiment qu’avait la Belgique des tragiques obligations qui s’imposaient, dévoilait une fois de plus tout ce qu’il y avait de profond, d’ardent et de robuste, dans sa volonté de vivre.

Au-delà du Rhin, un observateur concluait :


Le principe fondamental de la révolution belge, celui qui lui donne son caractère propre et qui la distingue d’autres événements de même espèce, résidait dans l’essence la plus intime du peuple. C’était l’aspiration à une nationalité indépendante, à une existence autonome, qui, depuis des siècles, travaillait les Belges[25].


Cet observateur se connaissait, je pense, en courants nationaux : il s’appelait Ernst Moritz Arndt. Il ne lui paraissait pas, à lui, comme aux publicistes actuels de l’Allemagne, que le royaume de Belgique fût « un produit moderne des intrigues diplomatiques anglo-françaises[26], » et qu’il n’y eût là qu’une « création artificielle, » dans laquelle auraient été « fondues, par contrainte, la Flandre et la Wallonie, » ainsi condamnées « par la force à vivre dans un même cadre et à s’y menacer, réciproquement, de violence et d’asservissement[27]. »


V

Les Flamands ont une langue, et les Wallons en ont une autre : l’Allemagne invoque cette dualité, pour contester l’unité belge. L’effort individuel d’un Jean de Brabant, d’un Artevelde et d’un Philippe le Bon, la poussée collective des Gueux de 1566, des Brabançons de 1790, des insurgés de 1830, tout cela ne compte pas pour elle ; c’est une histoire dont elle n’a cure. Elle ne veut retenir, aux origines de l’unité, que les manèges diplomatiques de Londres ; et rétrospectivement, au nom du bilinguisme belge, elle les condamne. Mais à ces manèges, le représentant de la Prusse s’associait : il siégeait à la Conférence de Londres, il y votait. Il y ratifia, tout comme les autres, l’unité belge ; il y ratifia, même, la neutralité belge, sans pressentir, j’espère, que, moins d’un siècle après, Berlin lacérerait sa signature en lacérant le chiffon de papier. Mais l’Allemagne étouffe ces souvenirs, dont le caractère sacré pourrait la gêner : elle ne veut plus qu’avec deux langues on fasse un seul Etat. C’est là une conclusion que tout le passé belge répudie.

Quatre millions d’individus d’idiome maternel flamand voisinent et s’entre-mêlent, en Belgique, avec un peu plus de trois millions et demi d’individus d’idiome maternel wallon. « Le territoire belge a, sur la carte, la configuration générale d’un triangle, divisé, au point de vue linguistique, en deux parties égales, par une ligne idéale courant horizontalement, c’est-à-dire d’Est en Ouest, et entamant ou traversait six provinces sur neuf : Liège, Limbourg, Brabant, Hainaut et les deux Flandres. La partie au Nord de cette ligne est flamande ; la partie au Sud, wallonne[28]. « La vieille « forêt charbonnière, » qui jusqu’au IXe siècle s’étendit des rives de l’Escaut vers les plateaux de l’Ardenne, est depuis longtemps disparue ; mais à l’abri de son rempart la civilisation latine, romane, était, dans le midi belge, demeurée inaccessible aux invasions. Le flot germanique avait longé la forêt sans la pénétrer ; et, grâce à l’opaque muraille de ses arbres, la Belgique eut deux langues.

Le comté de Flandre était bilingue, et bilingue le duché de Brabant ; bilingue, le Luxembourg, qui comptait parmi ses fiefs trois comtés wallons ; bilingue, le Hainaut lui-même, que bordait au Nord une lisière flamande ; la principauté de Liège comptait onze villes flamandes, douze wallonnes ; et quant au Limbourg les deux races se le partageaient par moitié. « Nulle part en Belgique, a écrit Godefroid Kurth, on ne croyait qu’il fallût parler la même langue pour avoir la même patrie ; et l’histoire entière de la Belgique proteste contre les classifications politiques qui prendraient le langage pour base[29]. »

De fait, nous avons pu tracer un raccourci du passé belge sans qu’il y fût question ni des races ni des langues. Ce n’étaient pas là des éléments dont l’Eglise mérovingienne tint compte lorsqu’elle déterminait, là-bas, les premières divisions diocésaines : elle y encadrait, tous ensemble, terroirs germaniques et terroirs romans. La ligne de démarcation politique que traça le VIIe siècle entre l’Austrasie et la Neustrie suivait à peu près, dans notre Gaule, la limite des idiomes, mais sur le sol belge, par un curieux phénomène, elle cessait de s’y adapter : des Wallons de l’Ardenne, du Namurois et du Hainaut, se trouvaient bloqués dans l’Austrasie germanique, et des Saliens de Flandre dans la Neustrie romane. Pareil pêle-mêle aux partages de Verdun : ils font de la Flandre une annexe germanique de la France, du pays de Liège une annexe romane de la Germanie. Et cela même tend à fondre les contrastes ; la diversité des langues n’apparaît point comme un élément de guerre ; les conflits les plus violents dont soit troublée la Belgique du moyen âge n’éclatent pas entre Wallons et Flamands, mais entre villes flamandes. On aime, dans les monastères, les abbés qui parlent les deux langues, et Godefroid de Bouillon doit en partie à sa connaissance des deux langues, à la mitoyenneté de sa culture, son rôle prépondérant dans la croisade.

Le Flamand du moyen âge envoie volontiers ses enfants en terre romane pour qu’ils y apprennent l’autre parler ; et des enfants de là-bas viennent à leur tour chez lui, pour habituer à son idiome, — à la « langue thioise, » comme on l’appelle, — leurs oreilles et leurs gosiers. On voit les chambres de rhétorique du pays flamand prendre part, en 1455, au concours ouvert par le Puy d’amour de Tournai, société de langue française. M. Pirenne a pu dire que, « pour trouver dans l’histoire belge du moyen âge, l’opposition de l’élément germanique et de l’élément roman, il faut l’y avoir mise tout d’abord, sous l’influence d’idées préconçues[30]. »

Aucune trace, en aucun moment, d’un assaut de la culture française en Flandre, ni même d’une transplantation systématique : il y a infiltration spontanée, acclimatation progressive, rien de plus. A mesure que le latin disparait des actes publics, c’est le français, tout d’abord, qui le remplace en Flandre ; et la substitution, chose curieuse, se fit en Belgique plus tôt même qu’en France. On la voit accomplie à Termonde dès 1221 ; Ypres, au XIVe siècle, rédige en français ses comptes communaux, et libelle en français son registre des Keures, palladium des libertés communales. Le français, à cette date, est en Flandre « comme une seconde langue maternelle, ou, si l’on veut, une seconde langue nationale[31]. » A Bruges, cependant, c’est la première langue maternelle qui tient bon ; dès 1302, les comptes communaux emploient le flamand ; on dirait qu’à la suite de la bataille de Courtrai la « langue thioise » résonne avec plus d’allégresse, propageant autour d’elle une certaine fierté linguistique dont au XVe siècle les ducs de Bourgogne, tout Français qu’ils soient, tiendront compte. Mais, c’est sans gros incidents, sans luttes ardentes, que les deux langues prennent peu à peu leurs positions : le français, dans les actes de l’administration centrale, qu’elle s’exerce au nom de Philippe le Bon, ou de Charles-Quint, ou du roi d’Espagne ; le flamand, dans les actes d’administration provinciale et municipale.

Le gouvernement central, du XVe au XVIIIe siècle, juge courtois et commode d’écrire aux communes flamandes dans leur langue flamande. Mais il se trouve des souverains, au XVIIIe siècle, pour renoncer à cet usage, et pour commencer, officiellement, d’écrire en français aux échevinages flamands : ils ont nom Charles VI, Marie-Thérèse, Joseph II ; et Godefroid Kurth de conclure, non sans mélancolie : « Alors qu’une dynastie française a su, pendant des générations, faire preuve de déférence envers ses sujets flamands en parlant leur langue, c’est une dynastie germanique qui donne l’exemple de la dédaigner, c’est une dynastie germanique qui met la langue flamande au rebut ![32]. » La Flandre d’ailleurs laissa faire, comme elle laissa faire nos administrations jacobine ou napoléonienne, qui accentuèrent la disgrâce officielle du flamand : ses susceptibilités linguistiques, si durables et si légitimes fussent-elles, n’avaient rien d’aigu. Il semblait qu’ensuite l’administration néerlandaise, en frappant d’une disgrâce inverse la langue française, leur ménageât des représailles dont elles devaient être satisfaites ; mais tout au contraire, des protestations s’élevèrent, entre 1825 et 1830, dans les rangs de la bourgeoisie flamande[33]. Jusqu’à la veille même du jour où le royaume de Belgique allait naître, la Flandre refusait qu’on la fermât à la langue française : elle sentait dans le bilinguisme une richesse, et nullement une faiblesse.


VI

Il était naturel, d’ailleurs, qu’au fond des mémoires flamandes subsistât un sentiment, obscur ou précis, de ce qu’à travers les âges la Flandre et la France s’étaient réciproquement donné. La paix de Dieu, la chevalerie, la réforme monastique de Cluny, toute cette série d’institutions qui tendaient à pacifier une ère de violences, n’avaient autrefois rayonné de France sur la rétive Germanie que par l’intermédiaire des pays belges ; et c’est en langue thioise qu’un certain nombre de nos chansons de geste et de nos romans épiques, les Quatre Fils Aymon, Aeneas, et dans la suite le Roman de la Rose, avaient été véhiculés vers l’Allemagne par Hendrik van Veldcke et ses imitateurs. Mais les pays belges, au passage, avaient aimé s’imprégner eux-mêmes de cette culture française à laquelle leur accueil permettrait de faire étape et s’en assimiler longuement le bénéfice et l’éclat ; et la ville de Termonde semblait symboliser cet esprit d’attirante hospitalité, lorsque, cherchant un palladium, elle l’empruntait à nos vieilles « gestes » et choisissait l’image du cheval Bayart portant les quatre fils Aymon. Nombreuses étaient les initiatives belges qui, rendant à notre littérature romane générosité pour générosité, traduisaient en français les œuvres latines, didactiques ou littéraires. « La plus ancienne traduction française en prose, que l’on possède, si l’on ne tient pas compte de la littérature purement religieuse[34], » nous vint du Hainaut, vers 1240 : elle nous révélait la Pharsale par les soins d’un certain Jean de Thuin.

La littérature française fit mieux que de traverser la Belgique et mieux, même, que de s’y poser ; sous certaines inspirations princières, elle s’y féconda, et l’on vit à la longue surgir de beaux rejetons, qui gardaient quelque chose d’indigène et qui tout en même temps enrichissaient notre propre frondaison littéraire. La vaste épopée animale dite Roman du Renart, où s’égayait et se satisfaisait la verve bourgeoise, fut une façon d’œuvre collective pour laquelle France et Flandre besognèrent : l’Ysengrinus, composé pour les Gantois, en 1147, par le prêtre Nivardus, fut un apport peut-être plus important que l’apport même de la France ; et ce fut sous une physionomie flamande, celle du Reinaert du poète flamand Willem, que le Renart, au treizième siècle, conquit en Germanie droit de cité. A l’autre pôle de la culture française, notre vaste « matière de Bretagne » dut à la Flandre quelques-uns de ses plus précieux enrichissements : c’est à la cour de Philippe d’Alsace, comte de Flandre, que notre Chrétien de Troyes, dans quelque poème anglo-normand prêté par son mécène, trouvait vers 1175 la matière de Perceval ; et le trouvère Mennessier, l’un de ceux qui plus tard mirent en branle, à la recherche du Graal, la ferveur de Perceval et l’imagination des chevaliers, travaillait pour la comtesse Jeanne, petite-nièce de Philippe. Sous les auspices de Philippe, encore, notre vieille poésie gnomique faisait un beau coup d’essai en rythmant les Proverbes au Vilain. Les trouvères Jean et Baudouin de Condé étaient les hôtes de Marguerite de Flandre ; et l’auteur du Couronnement de Renart, au milieu du treizième siècle, pleurait en vers attendris son protecteur Guillaume de Dampierre, auquel il devait la matière de son livre. Adenet le Roi s’intitulait, avec une reconnaissante fierté, « ménestrel au bon duc Henri ; » et c’est en effet Henri III de Brabant, poète lui-même, et personnellement fort expert à traiter en courtois « jeux-partis » les choses d’amour, qui avait fait apprendre à Adenet son métier de trouvère, pour la plus grande gloire de Berthe aux grands pieds et d’Oger le Danois, dont vers 1270 Adenet chantait les aventures. Gui de Dampierre emmenait ses ménestrels jusqu’à Tunis, derrière saint Louis : ils aimaient Gui comme un « père » dont jamais ils ne retrouveraient le pareil, et dans leurs vers ils le disaient. Les bourgeoisies des bonnes villes avaient parfois, tout comme les princes, leurs trouvères, Mahieu de Gand, Pierre de Gand ; et, comme les princes, elles les éduquaient : Bruges, près de l’enclos des Carmes, avait son école de ménestrels[35].

Jacob van Maerlant, qui fut dans la seconde moitié du treizième siècle le véritable père de la littérature de langue flamande, s’agaçait et s’inquiétait, en esprit plus érudit qu’imaginatif, de l’abondance des fictions, épiques ou romanesques, qui venaient de France : après en avoir, tout le premier, traduit lui-même quelques-unes, il se tourna vers les ouvrages didactiques de langue latine, en s’écriant, dans une allitération célèbre qui fait à jamais la joie des Allemands : « Wat waelsch is valsch is, ce qui est welche est faux. » Et ses vers flamands, désormais, vulgarisèrent la science de la vie, et celle de l’histoire, et toutes les autres. Mais la France continuait d’être, pour lui, le pays d’où les connaissances humaines se répandaient sur l’Europe, et d’être, après Rome, le pays où « la couronne Grecque » resplendissait du plus bel éclat, et d’être enfin, par excellence, une terre « de chasteté et d’honneur, de discipline et de paix. » La France demeurait le peuple qu’après la Flandre, il estimait le plus. La Wallonie, d’ailleurs, admirait Maerlant, et plus de cent ans après sa mort on vit un Brugeois prendre l’initiative de traduire en français une de ses œuvres, pour satisfaire la curiosité wallonne.

Plus on avance dans l’histoire du moyen âge, et plus on constate que c’est une marque de la Belgique, et que c’est pour elle une sorte de grâce, d’abriter deux cultures qui ne se portent pas mutuellement ombrage. Le quatorzième siècle, où le prestige posthume de Maerlant élève le flamand à la dignité de langue littéraire, est en même temps l’époque où les artistes des Pays-Bas, Jean de Bruges, Hennequin, Broederlam, Beauneveu, élisent Paris comme résidence et comme centre ; et c’est l’époque où la littérature belge de langue française cesse de s’exprimer en un français dialectal, comme le picard ou le wallon, pour emprunter définitivement, avec l’historien Jean Le Bel, avec l’étincelant Froissart, le pur français de France.

En voyant ainsi le goût artistique français et la langue littéraire de l’Ile-de-France faire loi pour la culture belge, on se demande si elle ne va pas devenir, définitivement, une province docile et passive de notre propre culture. Mais c’est le contraire qui se produit. Au Puits de Moïse, à Dijon, le ciseau de Clans Sluter inaugure un réalisme tout neuf, presque lyrique en son allégresse : ce réalisme, bientôt, s’exprime par la couleur ; la Belgique du quinzième siècle devient une merveilleuse créatrice d’art ; le retable de l’Agneau mystique « domine, pour plus de cent ans, l’histoire de la peinture » européenne[36]. Et tout en même temps, sous les auspices de la maison de Bourgogne, se dessinent à la cour belge certaines écoles littéraires originales[37], qui vont à leur tour exercer une influence profonde sur la culture française. Georges Chasleilain, Jean Molinet, représentent une école historique officiellement attachée à la gloire des ducs de Bourgogne, et respectueusement soucieuse d’introduire dans une si auguste matière les prestiges de la rhétorique et d’égaler à la majesté des ducs la grandiloquence de la période : leur historiographie nous achemine vers la grande histoire, dont le Flamand Philippe de Commines, passé du service des ducs au service de Louis XI, sera chez nous le créateur ; et leurs périodes, avec tout ce qu’elles ont de solennellement compassé, d’emphatiquement gourmé, annoncent pourtant les futurs déploiements rythmiques de notre belle prose nationale. L’école poétique où l’on retrouve le nom de Molinet et dont ensuite Jean Le Maire de Belges fut le représentant très adulé, préludait d’autre part à notre Renaissance. Ce Jean Le Maire était un bourgeois de Bavay : la vanité qu’avait cette petite ville, plus tard française, de s’identifier avec la légendaire cité de Belgis, fondée par le légendaire roi Belgius, introduisit dans le nom de ce poète le nom de la Belgique[38]. « Le premier, écrit Etienne Pasquier, qui à bonnes enseignes donna vogue à notre poésie, fut Maître Jean Le Maire de Belges, auquel nous sommes infiniment redevables, non seulement pour son livre de l’Illustration des Gaules, mais. aussi pour avoir grandement enrichi notre langue d’une infinité de beaux traits, tant en prose que poésie. »

Les Chastellain, les Jean Le Maire, assidus commensaux des ducs de Bourgogne ou de la régente Marguerite d’Autriche, font donc figure de précurseurs pour la littérature française. Ils font école à Paris, mais non point en Belgique. Car soudainement, au travers du XVIe siècle, la littérature belge devient à peu près stérile. Elle est stérile en français, si l’on excepte les polémiques religieuses de Marnix de Sainte-Aldegonde et les essais lyriques de Sylvain de Flandre, qui finit par s’exiler, se sentant dépaysé[39]. Elle est stérile, plus encore, en flamand. Nous sommes au temps de Charles-Quint : la haute société belge se laisse peu à peu transformer par un afflux de noblesse germanique, et le long duel qui s’engage entre la France et les Habsbourg détruit entre France et Pays-Bas du Sud la féconde intimité des rapports[40] : toute littérature belge s’éteint. Et de ce bel échange de cultures qui produisait à certaines heures un mutuel enrichissement, il ne restera bientôt d’autres survivances que certaines courtoisies d’appel et d’accueil, qui assureront à Franken, à Pourbus, à Rubens, à Philippe de Champaigne, et puis sous Colbert à certains tapissiers des Flandres, les commandos et l’hospitalité de la France.

Mais si le temps n’était plus où la cour et la haute société des Pays-Bas avaient souci de faire s’épanouir à leur ombre une littérature indigène en langue française, la connaissance et l’usage de cette langue allaient sans cesse progressant. L’Université de Louvain, en 1562, sentait l’urgence de créer une chaire de français pour retenir dans ses auditoires les étudiants flamands. « Tous les Flamands se servent quasi du français, comme les Valons et Français mesmes, ès marchez, ès foires, ès cours, les paysans en assez grand nombre, les citoyens et les marchands pour la plupart, » notait en 1591 le lexicographe Melléma. « Les personnes de qualité, remarquait le P. Bouhours en 1670, font du français une étude particulière, jusqu’à négliger tout à fait la langue naturelle et à se faire honneur de ne l’avoir jamais apprise. Le peuple même, et ceci est d’importance, tout peuple qu’il est, est en cela du goût des honnêtes gens : il apprend notre langue presque aussitôt que la sienne[41]. » Mêmes observations à la veille de la révolution brabançonne, — et cette fois ce sont d’amères doléances, — sous la plume de l’avocat Verlooi, que sa dissertation sur « le mépris de la langue maternelle aux Pays-Bas » classe parmi les précurseurs de l’anxiété flamingante. « A Bruxelles, écrit-il, le vulgaire repousse et méprise la langue flamande sans la connaître ; nos demoiselles ne se montrent jamais avec un livre d’heures flamand[42]. »

Voilà trois témoignages concordants, bien que l’esprit en diverge : ils s’échelonnent à travers trois siècles au cours desquels les Pays-Bas relèvent de souverainetés qui n’ont rien de français, de l’Escurial, de la Hofburg, et pourtant le français s’y propage avec la pétulance d’une mode contre laquelle le patriotisme flamand finit par sonner l’alarme. Mais sous les Habsbourg d’Espagne ou sous les Habsbourg de Vienne, cette mode n’a certainement rien de politique : le champ n’était pas libre, assurément, pour le gouvernement des Bourbons, s’ils eussent voulu faire peser une force d’asservissement sur l’âme flamande et sur l’esprit flamand. Sous la Convention, sous l’Empire, où pour la France le champ devint libre, elle fut, nous l’avons vu, inhospitalière au flamand dans les documents officiels ; mais en toute indépendance les chambres de rhétorique flamande purent organiser vingt-cinq concours publics[43]. L’Allemagne d’aujourd’hui, qui sait comment on pratique une politique d’offensive contre la libre autonomie des cultures nationales, aimerait pouvoir établir, à l’appui de ses visées, que la longue culture française des Flandres aurait été le résultat d’une importation violente, comme de nos jours est germanisée la Posnanie, ou magyarisée la Transylvanie ; mais tout de suite l’Allemagne, pour cette thèse essoufflée, est à court d’arguments, à court de documents.

L’infiltration du français, dans les vieilles Flandres, ressembla si peu à une contrainte ou à une usurpation, que les deux cris émancipateurs où se résumèrent deux moments solennels de leur histoire furent deux cris français. « S’il avenoit, lisons-nous dans l’antique heure de Courtrai, que bourgeois ou bourgeoise criassent commuigne, tout li bourgeois qui le verroient ou orroiont le doivent aidier[44]. » Commuigne, commune ! Il y avait là un cri d’aide mutuelle, qui protégeait et vengeait les bourgeois et les bourgeoisies : c’était un cri de France. Plusieurs siècles passèrent : aux organisations locales d’union succédèrent un instant, contre Philippe II, des aspirations violentes vers une sorte d’union nationale. Trois mots français : « Vivent les gueux ! » en furent la devise : c’est en français que les Flandres, ce jour-là, prenaient conscience d’elles-mêmes, en français qu’elles libéraient leur âme.


VII

C’est notre originalité d’être deux et d’être unis, deux en un, disent à l’Allemagne, par toutes les pages de leur histoire, Flamands et Wallons. Il peut y avoir, entre eux, des « heurts sentimentaux[45], » et il y en a. « Tout le caractère flamand, — Balzac l’a dit, — est dans ces deux mots : patience et conscience[46] ; » et tout au contraire la sensibilité wallonne, telle que la font frémir devant nous les pénétrants romans historiques de M. Henry Carton de Wiart, se complaît plus volontiers aux élans d’initiative qu’aux persévérants efforts ; elle aime le premier jet, l’invention rapide, l’action courte et vive, et la rêverie ou le découragement la dissuadent parfois d’un effort continu.

Des mois et des mois s’écoulent, durant lesquels la vie du Flamand, pesamment laborieuse, se recueille et semble s’amasser en silences longs et lourds, et qui paraissent résignés, et puis elle éclate en explosions, mystiques ou charnelles, processions où l’on se mortifie, kermesses où l’on se satisfait, déploiements de vie turbulente, luxuriante et bariolée, où tous les sens sont en éveil, où tous les instincts mènent la ronde. Le Wallon, plus continûment bavard, est un psychologue, un analyste : son intelligence subtile transforme volontiers en jeux d’esprit, galamment taquins, les choses de cœur ; il aime le trantran des manèges politiques, et les mouvements d’opinion, pourtant, ont peut-être en Wallonie moins de profondeur, parce qu’au lieu de laisser couver la flamme comme en Flandre, ils la gaspillent au jour le jour, en étincelles. Mais, en dépit de ces différences ou, pour mieux dire, à cause même de ces différences, ils ont, Flamands et Wallons, besoin les uns des autres ; et des affinités électives les avaient fiancés, avant que la Conférence de Londres ne fût le témoin de leur mariage.

Il y eut quelques scènes de ménage, dans le dernier quart de siècle : vous les trouverez décrites, si ces lointains souvenirs vous agréent, dans le livre de M. Henri Charriaut sur la Belgique[47]. Le gouvernement, avec sagesse, faisait tout pour ramener la paix : de 1873 à 1914, il consacrait par dix lois successives les grandes revendications flamandes au sujet de l’emploi officiel des langues[48]. Et Kurth, un grand ami de la Flandre, redisait avec instance à certains chevau-legers du « flamingantisme » que « le mouvement flamand n’avait pas besoin de l’extermination du français, et qu’il ne fallait pas sacrifier une parcelle de la culture française en pays flamand[49]. » Mais l’Allemagne chuchotait d’autres suggestions, qui dans certaines oreilles trouvaient un écho. Et d’autre part, l’idée de séparation administrative, que toujours les Flamands répudièrent, paraissait se glisser dans l’esprit de certains hommes politiques wallons qui, pour des raisons de politique intérieure, voulaient écarter l’ascendant des Flandres catholiques ; et l’on entendait certains « Wallingants » insister avec excès, dans les émouvants congrès des Amitiés françaises, sur leur culte spécial pour l’une des deux Frances, la jacobine, la révolutionnaire… Dans ce temps-là, on parlait de deux Frances.

Tout cela est bien loin, aujourd’hui ; et l’union, en Belgique, est devenue doublement sacrée, depuis que les attentats allemands l’ont fait apparaître, non pas simplement comme un expédient de circonstance requis par des malheurs qui auront un terme, mais comme l’éloquente incarnation de cette âme belge que l’Allemagne voudrait désincarner. Ce n’est plus assez de dire, là-bas : « L’union fait la force, » car la force n’est qu’un attribut ; l’union des Flamands et des Wallons fait l’essence belge. L’homicide pangermaniste cherchait dans la structure belge l’endroit faible, « où le levier allemand pût agir efficacement[50] » : c’était sa méthode, à lui, pour tenter d’avance la rupture du front belge, au sens moral du mot. Que le levier allemand parvint à briser l’union belge, et c’était l’âme belge qui mourait.

L’âme belge ! Le mot surprit, jadis, quand certains littérateurs le prononcèrent : le voilà désormais justifié, illuminé, par l’antagonisme même de l’Allemagne. « Du verger des Flandres aux gangues campinoises, écrivait Camille Lemonnier, de la dune maritime aux ravins et aux futaies de l’Ardenne, une âme belge s’est répandue, faite de deux tronçons jadis coupés et depuis réunis, de deux races qui, malgré la dualité des modes d’expression, ont un même battement de cœur[51]. » — « L’erreur est grande, disait à son tour Edmond Picard, de ceux qui obstinément ne veulent voir en notre nation qu’une panachure mal cousue du Flamand et du Wallon. La Belgique, par son évolution à travers les âges, d’une logique et d’un entêtement historiques auxquels nul autre phénomène ethnique ne peut être comparé, s’affirme comme une nécessité mystérieuse que rien n’a pu détruire. Une âme unique, une âme commune, plane sur les deux groupes apparents, # et les inspire[52]. » Le talent de M. Henri Davignon dans sa nouvelle : L’Ardennaise, dans son roman : Un Belge, nous faisait sentir comment les contrastes qu’enveloppe et recèle cette âme, et les tourments qu’elle en peut ressentir, s’amortissent et s’apaisent en une vivifiante unité.

Au cours des cinquante dernières années, tandis que l’Allemagne se préparait sourdement à diviser la Belgique contre elle-même, un instrument d’expression qui, depuis plus de quatre siècles, faisait défaut, se mettait derechef au service de l’âme belge : on voyait renaître, parallèlement aux œuvres flamandes des Guido Gezelle et plus tard des Stijn Streuvels, une littérature indigène en langue française. « Un peuple jaloux de son existence indépendante, disait au Sénat belge, le 11 mars 1857, une voix encore juvénile, doit tenir à posséder une pensée et à la revêtir d’une forme qui lui soit propre ; en un mot, la gloire littéraire est le couronnement de tout édifice national. » Celui qui parlait ainsi n’était autre que le futur Léopold II, et l’esprit belge, sous son règne, devait assurer à l’édifice national ce couronnement.

Ainsi s’épanouit, — exception faite de quelques parnassiens qui s’isolèrent, — une littérature de terroir, soucieuse en général d’exprimer un coin du sol, et de s’y bien enraciner pour extérioriser ensuite avec plus d’éclat tout ce que ce coin de sol recelait de vie profonde, de réalité belge et d’idéal belge ; et tous les aspects de la terre belge trouvèrent ainsi leurs commentateurs, poètes ou romanciers, qui les révélaient à la famille belge. « Je ne me suis jamais séparé des choses et des hommes qui m’entouraient, écrivait Camille Lemonnier ; j’ai vécu avec ténacité la vie des gens de mon pays. » Un autre s’adressait à l’Escaut :

Les plus belles idées
Qui réchauffent mon front,
Tu me les as données.

Il s’appelait, celui-là, Emile Verhaeren. Ils inauguraient leur œuvre en publiant, le premier : les Flamands ; le second : les Flamandes ; la littérature belge de langue française se penchait ainsi vers la fraternelle Flandre, avec une sorte de caresse. Avant eux un précurseur, dont la tombe seule connut un peu de gloire, Charles de Coster, écrivait, dès 1861, dans un français fort savoureux, des Légendes flamandes, et l’écrivain français qui, dans une préface, les présentait au public, s’exprimait en ces termes :


« M. de Coster n’a pas cherché ses modèles hors de chez lui : c’est là un grand bien, un élément de force et de talent. Qu’il continue donc à peindre sa patrie : l’âme du poète n’a vraiment chaud qu’au foyer paternel et n’est vraiment à l’aise que là où elle a vécu, aimé et souffert, au milieu des amis et des ennemis accoutumés, et sous un ciel dont elle connaît la rigueur et les caresses. »


C’est ainsi qu’Emile Deschanel, — momentanément exilé, lui, de sa patrie, la France, — achevait d’orienter la vocation de Charles de Coster, qui bientôt ressuscitait, dans son étonnante Légende d’Uglenspiegel, toutes les turbulences, et toutes les truculences, et toutes les exaltations de la Flandre du temps des Gueux. A l’Exposition de Bruxelles, en 1910, sur les murailles de la grande salle de conférences, on vit se dessiner, à côté des portraits des écrivains belges, un certain nombre de paysages de Belgique ; et ce rapprochement entre les physionomies de la terre et les physionomies des écrivains était un heureux symbole de l’histoire littéraire que ces parois illustraient. « Naguère, précisait Emile Verhaeren,


on pouvait nous assigner, dans l’immense mouvement des lettres, le même rang qu’à une province de France, soit la Bretagne, soit la Provence. Aujourd’hui, nous recevons une lumière directe et non plus oblique. Elle nous tombe d’aplomb de notre ciel, elle sort, d’un peu de notre sol, de nos coutumes, de nos lares, de nos vices, de nos héroïsmes, de nos rêves ; elle est nôtre de par sa nature et de par son origine…[53] »


Sous l’attouchement de cette lumière, Flandre et Campine, Condroz, Hesbaye, Ardenne, d’autres régions encore, ont suscité des amoureux qui sont devenus des poètes, et qui ont emprunté à leur terre maternelle les éléments d’art dont ils lui constituent parfois une nouvelle gloire[54] ; ils semblent achever de ciseler, en les détaillant, toutes les complexités de l’âme belge ; la saveur qu’ils ont les uns pour les autres affine en chacun d’eux la compréhension du coin de Belgique qui n’est pas le sien, et l’on voit un Flamand comme Eeckhoud, quelque passion qu’il mette à « s’imprégner de l’essence » flamande, donner une préface aux lointains Contes de mon village, du Wallon Louis Dulattre. Il semble que de l’accentuation même des individualités de terroir résulte, avec une plus riche connaissance réciproque, un progrès vers l’unité : et cela encore est bien belge, précieusement belge.

Un jour de 1908, un Français vint à Anvers, pour entretenir les Belges de leur littérature :


C’est en restant Belges de cœur, leur disait-il, que vos écrivains de langue française ont le mieux obéi à leur vocation. Nous souhaitons qu’ils cherchent de plus en plus, dans vos traditions locales, dans vos coutumes, dans le ciel qui a inspiré vos peintres, dans la terre qui a engendré vos héros, les éléments substantiels d’une originalité croissante. Aucun Français ne songe à leur demander de prendre à Paris une sorte de mot d’ordre ou de ralliement littéraire.


Le conférencier qui, portant à la littérature belge l’hommage de la France, appelait ainsi sur l’âme belge et sur le passé belge la piété fervente de cette littérature, devait, cinq ans plus tard, au Congrès de Versailles, acquérir un titre unique pour parler au nom de la France[55]. Paroles d’Emile Deschanel, paroles de M. Raymond Poincaré, j’aime recueillir ces échos de France, de la France respectueuse de toutes les franchises intellectuelles et de toutes les efflorescences de vie, et j’aime les opposer à ces autres propos, menaçants ou perfidement caressants, que tient à la Belgique d’aujourd’hui l’impérialisme allemand, et qui toujours, quelque accent qu’ils affectent, visent à la destruction d’une culture et au morcellement d’un peuple uni.


VIII

L’unité belge, aujourd’hui, possède une consécration plus solide encore que celle qu’elle devait à sa jeune littérature nationale, plus solide même que celle dont l’enrichit, en faisant du Congo un État belge, l’imagination réaliste de Léopold II ; et cette consécration, c’est l’Allemagne même qui la lui a ménagée. Oui, l’Allemagne…


Halte-là ! sur nos bataillons
Le même étendard flotte et brille.
Soyons unis !… Flamands, Wallons,
Ce ne sont là que des prénoms :
Belge est notre nom de famille[56].

Lorsque jadis Antoine Clesse, un armurier du Hainaut, échelonnait ces rimes émues, c’est de bataillons civiques qu’il parlait. Aujourd’hui, par le fait de l’Allemagne, ce nom de famille est un nom d’armée, d’une armée dans laquelle Flamands et Wallons, depuis bientôt quatre ans, partagent l’héroïsme des souffrances et la gloire des résistances.

Où donc est-il maintenant, le Belge d’il y a cent ans, que l’abbé de Pradt nous décrivait comme « dépourvu de curiosité, stationnaire dans un état heureux, et ne portant ni intérêt ni curiosité à ce qui se passait hors de chez lui ?[57] » Si l’Allemagne croyait, en face d’elle, retrouver ces Belges-là, elle s’est lourdement trompée, et sur eux et sur leur Roi. C’est un petit Etat, pensait-elle orgueilleusement ; et, justifiant les angoisses qu’exprimait en 1866 Edgar Quinet, elle prétendait nous construire un univers où « la première garantie pour les petits États serait de rester indifférents à tous les intérêts de droit et de justice qui se disputeraient le monde ; où le cœur et l’esprit devraient s’y resserrer autant que les frontières ; où la principale vertu des hommes serait partout de devenir étrangers à l’humanité. » Mais entre l’Allemagne et le droit, entre l’Allemagne et l’humanité, Albert Ier, roi des Belges, refusa d’être un indifférent : il lui parut qu’en se laissant violer impunément, la Belgique fût devenue étrangère à l’humanité. Wallons et Flamands se dressèrent : activement, M. de Broqueville les outilla, pour que leur fierté eût bientôt la joie d’être une force ; la petite nation belge, quelques semaines durant, retarda « l’Allemagne exterminatrice de races. » L’unité belge eut un rôle dans les destinées universelles, et le sang belge acheva de la sceller.

L’Allemagne sait mieux calculer ses propres forces d’action que les forces de réaction qu’elle déchaîne chez ses victimes. Elle comptait sur le mouvement flamand pour désorganiser le royaume belge, et ce mouvement même est en train de se retourner contre elle. M. Léo van Puyvelde, chargé de cours à l’université de Gand, et M. le baron Kervyn de Lettenhove, un dévot des vieilles gloires flamandes, entrevoient l’heure où les Flamands cesseront de « s’hypnotiser sur la lutte pour la langue, » et d’avance ils définissent aux industriels des Flandres, à leurs ouvriers d’art, à leurs armateurs, à leurs agriculteurs, certaines conditions de renouveau flamand, qui mêleront plus intimement les énergies flamandes à la vie profonde de la collectivité belge[58].

Voyez-les, en une nuit de Noël, Belges de Flandre et Belges de Wallonie, s’entr’aimer au fond de leurs tranchées, dans l’émouvant dialogue que le poète Louis Piérard intitule : A la gloire du Piotte. « A la vie, à la mort ! » termine le Flamand. « Avec toi j’ai souffert, » répond le Wallon. Écoutez M. Marcel Wyseur nous dire, dans la Flandre rouge[59], comment « s’obstine » le coq des Flandres, et comment il chante encore, et l’auteur des Rafales[60], M. Maurice Gauchez, bafouer les fils de fer barbelés par-dessus lesquels Flandre et Wallonie s’étreignent victorieusement. Il gémit en les contemplant :

La Flandre des cités, la douce Wallonie,
En aurez-vous connu, des râles d’agonie ?


Mais il sait bien, le beau poète-soldat, que les agonies acceptées, — acceptées pour revivre, — ont déjà la vertu d’une résurrection. D’avoir en même temps agonisé, sous le joug de l’ennemi qui les tenait séparées l’une de l’autre, et qui leur disait : « Vous ne serez plus unies, » c’est une impression que Flandre et Wallonie n’oublieront pas, et dont le souvenir, plus tard, régnera sur leur glorieux ménage. Se rappelant le temps où elles s’apitoyaient l’une sur l’autre et ne pouvaient se le dire, parce qu’entre elles deux l’Allemand se dressait, elles aimeront un jour s’aimer en se le disant ; et dans le renouveau de leur triomphante union, il entrera de la tendresse, cependant qu’à Bruxelles, sur la place de l’Hôtel-de-Ville, le phénix d’or qui s’envole du milieu des flammes paraîtra symboliser l’unité belge elle-même par cette devise d’allégresse et d’espoir : Insignior resurgo.


GEORGES GOYAU.

  1. Passclecq, La question flamande et l’Allemagne, p. 217 (Paris Berger-Levrault, 1917).
  2. Mélot, La propagande allemande et la question belge, (Paris Van Vest, 1917).
  3. Dans l’espace de neuf jours, en octobre 1916, il n’y eut pas moins de 15 000 Flamands déportés (Passelecq, Les déportations belges à la lumière des documents allemands, p. 8 ; Paris, Berger-Levrault, 1917).
  4. Paul Rohrbach, article de Das Grössere Deutschland, cité dans Passelecq, Pour teutoniser la Belgique, p. 60-61. (Paris, Bloud.)
  5. Passelecq, Pour teutoniner la Belgique, p. 32.
  6. Voir la brochure : Ce que les Belges de la Belgique envahie pensent de la séparation administrative, avec un avant-propos de M. Carton de Wiart (Le Havre, Bureau documentaire belge, 1918).
  7. Kurth, La question flamande (1911) (dans La Nationalité belge, p. 205, Namur, Picard-Balon, 1913).
  8. Voir Jean Brunhes, Correspondant, 10 septembre 1917, et L’Homme libre, 26 et 27 janvier, 4, 7, 8, 11 et 17 février 1918.
  9. De Borchgraere, Histoire des colonies belges en Allemagne pendant le XIIe et te XIIIe siècle (Bruxelles, 1865).
  10. Maurice des Ombiaux, Revue belge, 15 janvier 1918, p. 90-102.
  11. Pirenne, Histoire de Belgique, II (2. édit.), p. 137, 145, 154. Bruxelles Lamertin, 1908.
  12. Pirenne, Histoire de Belgique, II (2e édit.), p. 120.
  13. Balzac, la Recherche de l’absolu, p. 5.
  14. Kervyn de Lettenhove, la Guerre et les œuvres d’art en Belgique, p. 151 (Paris, Van Oest, 1917).
  15. Nothomb, la Barrière belge, p. 28-39 (Paris, Perrin, 1916).
  16. Pirenne, Histoire de Belgique, III, p. 167.
  17. Pireane, Histoire de Belgique, IV, p. 54.
  18. Nothomb, op. cit. p. 106-118.
  19. Sorel, l’Europe et la Révolution française, I, p. 137. Delplace, Joseph II et la Révolution brabançonne, p. 27.
  20. Carton de Wiart, les Vertus bourgeoises, p. 245, Paris, Perrin, 1910.
  21. De Lanzac de Laborie, la Domination française en Belgique, 1, p. 89. (Paris, Plon, 1895.)
  22. Pradt. De la Belgique depuis 1789 jusqu’en 1794, p. 13. (Rouen, 1820.
  23. Kurth, la Nationalité belge, p. 44.
  24. Nothomb, op. cit. p. 249 et suiv.
  25. Cité dans Van Langenhove, la Volonté nationale belge en 1830, p. 93. (Paris, Van Oest, 1917.)
  26. Schulze-Gavernitz, Vossiscke Zeitung, n. 102, 25 février 1917.
  27. Comte Reventlow, Deutsche Tageszeitung, n° 58, 1er février 1917.
  28. Passelecq, la Question flamande et l’Allemagne, p. 33.
  29. Kurth, la Frontière linguistique en Belgique et dans le Nord de la France, II, p. 14-15 (Bruxelles, Société belge de librairie, 1898),
  30. Pirenne, Histoire de Belgique, I, 3. édit. p. 21-24, 36-40 et II, p. 340.
  31. Kurth, la Frontière linguistique, II, p. 31.
  32. Kurth, op. cit. II, p. 54-55.
  33. Hamelius, Histoire politique et littéraire du mouvement flamand, p. 56-59. Bruxelles, Hozez, s. d. — Wilmotte, la Culture française en Belgique, p. 86-88. (Paris, Champion, 1912.)
  34. Pirenne, Histoire de Belgique, I, p. 342.
  35. Kervyn de Lettenhove, Histoire de Flandre, II, p. 321 et suiv.
  36. Voir dans la Revue du 1er mai 1918, l’article de M. Louis Gillet, l’Art flamand et la France.
  37. Doutrepont, la Littérature française à la cour des ducs de Bourgogne. (Paris, Champion, 1909).
  38. Kurth, Notre nom national, p. 28-30 (Bruxelles, Dewit, 1910).
  39. Wilmotte, op. cit. p. 36-44.
  40. Pirenne, op. cit. III, p. 314, 315.
  41. Wilmotte, op. cit. p. 35 et 46.
  42. Hamelius, op. cit. p. 20.
  43. Id. ibid. op. cit. p. 29-32.
  44. Funck-Brentano, Philippe le Bel en Flandre, p. 19-21. (Paris, Champion, 1895.)
  45. Davignon, Un Belge, p. 344. (Paris, Plon, 1913.)
  46. Balzac, op. cit. p. 3.
  47. Charriaut, la Belgique moderne, une terre d’expériences. (Paris, Flammarion, 1910.)
  48. Voir la liste de ces lois dans Passelecq, op. cit. p. 183.
  49. Kurth, la Nationalité belge, p. 206.
  50. Osswald, Zur Belgischen Frage. Berlin, 1915 (cité dans Passelecq, op. cit. p. 24).
  51. Camille Lemonnier, la Vie belge, p. 26, 146, 283. (Paris, Fasquelle, 1905.)
  52. Revue encyclopédique, 24 juillet 1897. Cf. Edmond Picard, Confiteor. (Bruxelles, 1901.)
  53. Maurice des Ombiaux, la Littérature belge, son rôle dans la résistance de la Belgique, p. 26-29 (Paris, Van Oest, 1917).
  54. L’exquise Anthologie des écrivains belges, publiée par M. Dumont-Wilden (Paris, Crès, 1918), découvre ainsi ce que l’auteur appelle, p. XXIX, « le frais visage de la jeune patrie belge. »
  55. Raymond Poincaré, Grande Revue, mai 1908, p. 17 et 26-27.
  56. Amélie Struman et Kurlh, Anthologie belge, p. 1750 (Paris, Reinwald, 1874).
  57. Pradt, op. cit. p. 17.
  58. Léo van Puyvelde, L’orientation nouvelle du mouvement flamand (Amsterdam, van Kamper, 1917). Kervyn de Lettenhove, Revue belge, 15 avril 1918.
  59. Paris, Perrin, 1917.
  60. Paris, Figuière, 1918.