L’Unité italienne et l’Italie du sud-est

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L’Unité italienne et l’Italie du sud-est
Revue des Deux Mondes4e période, tome 155 (p. 187-216).
L’UNITÉ ITALIENNE
ET
L’ITALIE DU SUD-EST

Naples, jadis, était la capitale économique de l’Italie du Sud ; et, des provinces les plus reculées, c’est vers Naples que s’allongeaient les grandes routes et vers Naples que circulait la vie. Mais l’unité du royaume napolitain fut défaite par l’unité italienne, avec la complicité des chemins de fer : on ne réussit pas seulement à supprimer la domination des Bourbons ; on atténua peu à peu, ou même on trancha les liens qui, rattachant entre elles les diverses régions du vieux royaume, donnaient à cette domination une sorte de raison d’être géographique ; et des liens nouveaux furent créés, tantôt par la force des choses, tantôt par une volonté factice, entre ces diverses régions et les autres provinces italiennes. Le commerce avec Naples n’est devenu, pour les districts de l’ancien État napolitain, qui confinent à la mer Adriatique, qu’un épisode de leur activité : Bologne et Milan, la Romagne et la Lombardie, ont supplanté la capitale déchue, et c’est avec l’Italie du nord que le sud-est de la péninsule communique le plus aisément. Les Napolitains, anxieux et dolens, souhaiteraient que Naples conservât en quelque mesure son hégémonie : M. le comte Giusso, l’un des hommes politiques qui connaissent le mieux les intérêts du Midi, essayait, il y a peu de temps, d’alarmer l’opinion italienne en faveur de la grande ville sacrifiée, réclamait des pouvoirs publics qu’ils offrissent au commerce napolitain, tant péninsulaire que maritime, des conditions plus propices, observait avec stupeur que le transport d’un quintal coûte aussi cher entre Foggia et Naples qu’entre New-York et Naples, et demandait à l’Italie si le passage de l’Apennin devait être plus onéreux que celui de l’Océan.

Mais les charmes de Naples, une ville qui plaît trop pour qu’on n’aime point à lui plaire, ne peuvent prévaloir contre la déviation définitive de certains courans économiques ; le versant oriental de l’Apennin, que les trains express, impérieux traits d’union, rattachent directement aux provinces du nord, subit la suzeraineté de ces provinces ; jusqu’au fond de la terre d’Otrante, les journaux de Milan distancent et éconduisent les journaux de Naples, en dépit des nouvelles lignes de chemins de fer qui, bravant les abruptes murailles de la Basilicate, s’évertuent à relier directement avec Naples le talon de la botte italienne ; le nord et le sud-ouest luttent de vitesse, d’habileté, de bonne fortune, pour la conquête du sud-est ; et dans cette lutte, en général, c’est le nord qui est vainqueur. Il n’y a pas eu échange, contact réciproque, compénétration, entre le sud-est de l’Italie et le reste du royaume ; il y a eu, plutôt, mainmise de l’Italie unitaire sur la région du sud-est : mainmise économique (car l’Italie a supprimé une partie des sources de richesse qui existaient dans ces parages, et elle en a introduit de nouvelles) ; mainmise politique (car les destinées du sud-est ont été subordonnées aux visées et aux maximes de la Triple Alliance, qui dictaient les visées et les maximes de l’Italie).

Quels ont été, au cours du dernier quart de siècle, dans cet ensemble de provinces qu’on appelle les Pouilles, les effets de cette double mainmise, c’est ce qu’il nous paraît intéressant d’observer, ne fût-ce que pour nous expliquer, en retour, de quel poids commencent à peser les revendications des Pouilles dans les conseils politiques de l’Italie.


I

Non loin de la cathédrale de Bari, une courte ruelle, se glissant indiscrète entre quelques masures, étonne l’étranger par la singularité de son nom : elle s’appelle « rue Laisser faire à Dieu, Lasciar fare a Dio. » Il semble qu’en dénommant cette ruelle on ait voulu définir l’indigène du sud-est et résumer d’un mot la philosophie de son existence, philosophie trop courte ou bien au contraire très profonde, suivant le point de vue où l’on s’attache. L’âme des Pouilles, — car les provinces italiennes ont encore conservé leur âme, — transparaît, avec ses vertus et ses lacunes, sans fard et tout entière, dans cet ascétique écriteau. « Laisser faire à Dieu, » tantôt cette maxime est le paravent de la paresse, et tantôt un noble symbole d’endurance : on l’étalé complaisamment lorsqu’on ne sait point agir ; on la garde en soi, avec jalousie, presque avec orgueil, lorsqu’on sait souffrir. L’homme des Pouilles, dans tous les sens du mot, laisse faire à Dieu. Ainsi s’expliquent les apparentes complexités de son être et les contradictions superficielles de sa vie.

On est religieux dans le sud-est, au moins à fleur de cœur ; et peu s’en faut pourtant que cette région, comme au temps de Frédéric II, ne soit « une épine dans l’œil du Pape : » les conseils d’abstention politique que donne le Saint-Siège aux catholiques d’Italie, scrupuleusement écoutés dans le Bergamasque, assez fidèlement suivis en Vénétie, en Lombardie, en Piémont, à Rome, sont au contraire, dans les Pouilles, généralement enfreints ; il est telle circonscription où le nombre des votans dépasse 88 pour 100 ; lors même qu’il s’agit de la prise de Rome, la Pouille catholique laisse faire à Dieu ; ou plutôt, sur ce terrain politique, le vrai Dieu, c’est le pouvoir central, c’est l’autorité royale, c’est la force de l’Etat ; et si dans toute l’Italie, l’opinion catholique était aussi effacée, nous allions dire aussi inexistante que dans les Pouilles, les inquiétudes des grandes puissances au sujet de la liberté du Pape, les inquiétudes des fidèles au sujet de l’intangibilité morale de la capitale commune de la chrétienté, seraient malaisément rassurées.

On est travailleur dans le sud-est, mais sans cette imagination novatrice qui est l’une des formes de l’esprit de progrès ; et le même motif qui rend le paysan laborieux le rend tout en même temps routinier. C’est une façon de passivité qui maintient l’énergie de l’homme des Pouilles, et c’est encore une façon de passivité qui l’entrave et l’immobilise. Les écoles d’oléiculture, d’agriculture, de commerce, d’arts et métiers, qu’ont fondées dans ces provinces le gouvernement ou les municipalités, n’ont eu qu’un médiocre succès ; et les essais scolaires que M. Pavoncelli, le grand viticulteur de Cérignole, voulut tenter sur ses domaines, sont demeurés sans récompense. La Pouille est la région de l’Italie méridionale qui compte le plus d’illettrés : en 1892, sur 100 conscrits, 62 ne savaient pas lire. Et combien, parmi les autres, considéraient et traitaient la lecture comme une connaissance que l’on perd de vue ! Un notable de Bari, chargé de faire passer certains examens, m’expliquait, comme un cas assez fréquent, l’anormale histoire de certains jeunes gens qui quittent l’école avec des certificats convenables et mérités, et qui, peu d’années après, sont quasiment brouillés avec l’alphabet : la spontanéité du travail, le self-help intellectuel, sont en Pouille extrêmement rares.

Il en est de même du self-help économique. On est ennemi de la dépense, épris d’une sobriété lacédémonienne : pour quatre sous par jour, on pratique l’art de vivre longtemps. Lorsque les cuisines populaires de Bari se mirent en mesure d’offrir à leur clientèle, même durant la belle saison, les plats chauds et copieux qui étaient l’ordinaire des mois d’hiver, la clientèle négligea cette attention : se départir de la frugalité serait rompre avec une habitude. Mais nulles provinces, en revanche, ne semblent plus rebelles à l’organisation de l’épargne et aux institutions de crédit. On eût moutonnièrement suivi les classes dirigeantes, si celles-ci avaient daigné s’en occuper ; mais les classes dirigeantes, malgré l’exemple que donnait dès 1880, dans la province voisine de Basilicate, M. le député Fortunato, abdiquèrent cette mission éducatrice. Leur insouciance était si notoire, que le congrès des coopératives de Bologne, en 1880, émit le vœu que les coopératives du Nord formassent un fonds collectif pour promouvoir et soutenir, dans le Midi, la diffusion du crédit. M. Pavoncelli, il y a quelques années, installa, pour les nombreux ouvriers qu’il emploie, une coopérative de consommation : le rapide échec qu’elle obtint, — plus de 4 000 francs perdus en deux ans sur un mouvement de fonds de 37 000 francs, — dénota, chez les paysans de la Capitanate, une sorte d’incapacité à comprendre les institutions économiques et à s’associer solidairement pour leur-bien être commun, et la tentative de crédit agricole qu’ébaucha d’autre part la maison Pavoncelli lui coûta 55 000 francs et l’ennui d’un insuccès[1]. Les dépôts aux caisses d’épargne n’ont pas dépassé, pour chaque habitant des Pouilles, une moyenne de 15 fr. 74, alors que cette moyenne, pour l’ensemble des populations italiennes, s’élevait à 60 fr. 75[2]. Les antiques Monti frumentari, qui prêtaient le grain et se laissaient rembourser en grains, établis dans l’Italie méridionale, il y a un siècle et demi, par le cardinal Orsini, pape sous le nom de Benoît XIII, sont tombés en une incorrigible désuétude, victimes de la déloyauté, de l’incurie et de l’oubli. C’est que les campagnards des Pouilles s’attardent volontiers dans une sorte de torpeur individualiste, où périclitent d’ailleurs, sans sauvegarde ni garantie, les droits de l’individu ; l’isolement résigné, qui les désarme, semble avoir pour eux plus d’attraits qu’une action commune ; et leur défiance contre les organisations de crédit, défiance qui peut aujourd’hui, à la suite de certaines banqueroutes, leur paraître justifiée, n’était rien de plus, à l’origine, qu’une conséquence naturelle de leurs habitudes de laisser faire et de laisser aller. De père en fils, l’indigène du sud-est laisse faire à Dieu... et il laisse faire à d’autres.

Ces autres sont les Italiens des provinces septentrionales, ou bien parfois des Allemands et des Français. Ils sont très bien reçus en Pouille lorsqu’ils y viennent comme producteurs ou comme gérans d’entreprises, car ils y sont attendus, les énergies autochtones ayant besoin d’eux pour manœuvrer. Ils sont plus fraîchement accueillis lorsqu’ils se présentent comme marchands et comme fournisseurs, car l’article nouveau, là-bas, est d’ordinaire frappé d’interdit. L’acheteur, dans les Pouilles, goûte l’article suranné qui a fait ses preuves d’usage et de vieillesse ; il retarde volontairement, se montre, par système, rétif aux innovations, et confère, sur son terroir, une investiture posthume de la mode à ce qui partout ailleurs est démodé ; la Pouille, prudente, aime mieux rester à la remorque que de passer à l’avant-garde. Mais lorsqu’il s’agit de prendre une part docile, même très fatigante, à quelque besogne industrielle inédite, les concours laborieux sont tout de suite dispos ; et ces tempéramens timides, qui semblent, à part eux, considérer la vie comme une halte plutôt que comme une marche, deviennent, pour le développement industriel, les meilleurs des serfs. Ils laissent tout faire, même le progrès ; et, comme agens du progrès, ils se prêtent à l’embrigadement, voire même à l’exploitation.


II

Si l’on veut les retrouver tels qu’ils aiment à être, dévots de la tradition et dévots de leur autonomie, discrètement soupçonneux à l’égard des nouveautés sans y être systématiquement hostiles, lentement accessibles aux évolutions du progrès, mais rebelles aux coups de théâtre de la vie économique, c’est dans la terre d’Otrante qu’il faut descendre : la civilisation unitaire, avec ses prétentions un peu tapageuses, n’a point encore eu le temps d’y pénétrer, ni même d’y étendre son vernis.

Il y a peu de villes d’Italie qui donnent l’impression de l’achèvement, qui paraissent complètes, satisfaites d’elles-mêmes ; la plupart ont l’air d’être en construction ou en destruction : témoin Rome, à qui ses nouveaux quartiers composent une enceinte de plâtras ; témoin Turin, que surplombent, sur l’une des rives du Pô, la carcasse d’une tour ambitieuse, et, sur l’autre rive, un squelette d’église s’effritant. Lecce, qui commande les abords de la terre d’Otrante, est une petite ville coquette et fière, heureuse telle qu’elle est, complaisante à jouir d’elle-même. On l’appelle la Florence du sud, l’Athènes des Pouilles, et ces périphrases ne lui déplaisent ni ne lui disconviennent ; elle sait faire valoir l’homogénéité de son architecture, la bonne tenue de sa voirie, les charmes communicatifs de son hospitalité. Les beaux-arts y sont assez en honneur pour qu’on se pique d’introduire le goût esthétique dans les plus humbles œuvres de la technique industrielle ; on y travaille le carton-pâte avec une jolie délicatesse ; beaucoup d’églises lointaines, même étrangères, demandent à ce coin de la Pouille les statues de leurs saints ; et les artistes locaux qui peuplent ainsi le paradis sont à Lecce considérés comme des notables, et méritent de l’être. Lecce a ses érudits, aussi ; et ce qui la distingue, c’est qu’elle les conserve et les fait servir à son illustration. Si certaines localités des Pouilles, comme Molfetta, semblent être de vraies pépinières de professeurs, il advient en général qu’ils s’exportent dans les diverses universités du royaume, oublient la Pouille pour n’y plus revenir, ou bien n’y reviennent que pour flâner. Lecce, loin d’inspirer ces infidélités, fait à l’érudition locale une place dans sa vie ; lorsqu’elle charge ses savans de colliger ses vieux souvenirs, de donner à ses rues toute une série de noms historiques en attendant qu’ils leur donnent les leurs, elle se confie elle-même, presque à titre de patrimoine, à leurs mains poussiéreuses et dévouées ; elle les aime et ils l’aiment ; et l’un d’eux, M. le professeur Cosimo de Giorgi, a dédié à sa ville et à sa province des monographies excellentes, comme on en souhaiterait, mais en vain, pour beaucoup de points de la Pouille. Il y a des bourgs, des peuples même, qui fabriquent leur gloire comme s’ils se tissaient un suaire, pour s’y ensevelir et pour achever d’y mourir ; Lecce, tout au contraire, se berce pieusement dans la mémoire de son passé, sans jamais s’y assoupir. Avec la force de résistance qui n’appartient qu’à une élite de villes, elle a su, sans routine ridicule, sans archaïsme suranné, garder quelque chose de ses mœurs, de ses traditions, de son indépendance municipale ; et la terre d’Otrante elle-même, à laquelle elle fait un bien curieux portique avec ses architectures de rococo, est la région des Pouilles qu’a le mieux respectée l’invasion perturbatrice des nouveautés.

Si l’on range sous la rubrique de communes rurales toutes les localités qui comptent moins de 6 000 habitans, et sous celle de communes urbaines toutes les petites villes qui dépassent ce chiffre, on observe avec surprise que, sur 100 habitans de la province de Bari, 12 seulement peuvent être qualifiés de ruraux, et 40 sur 100 dans la province de Foggia ; en revanche, dans celle de Lecce, chaque centaine d’habitans se décompose en 54 ruraux et 46 citadins : c’est à M. le baron Angeloni, l’intelligent et minutieux auteur de l’enquête agraire de 1884, que nous empruntons ces chiffres. Les très grosses bourgades, servant de dortoirs aux ouvriers agricoles et aux petits cultivateurs, désertes aux heures de jour, ronflantes aux heures de nuit, et jamais vivantes, sont plus rares dans la terre d’Otrante que dans les provinces contiguës ; dans une ville comme Lecce, par exemple, il n’y a presque pas de paysans ; les campagnes environnantes retiennent un personnel sédentaire. Beaucoup d’exploitations rurales sont des noyaux de population. De bizarres constructions appelées truddwi, immémoriales de date, assez analogues aux nouraghes de la Sardaigne, abritent, tantôt temporairement, tantôt continûment, les journaliers agricoles et leurs familles ; ce sont de formidables amas de pierre, en forme conique, dans l’intérieur desquels sont aménagées des chambres. L’habitation, souvent, définit l’habitant : on s’en rend compte en comparant ces monumens d’une architecture rudimentaire et robuste, monumens faits pour durer, avec les appentis provisoires et misérables où se tassent, en d’autres régions, les travailleurs des campagnes. L’équitable métayage, les très longs fermages, survivance de l’ancienne coutume de l’emphytéose, demeurent fréquens dans la province de Lecce ; on n’y connaît pas encore certains types nouveaux de pactes agraires, oppresseurs pour le paysan, et qui, mettant en un brutal contact la liberté des deux contractans, ne relèvent d’aucune autre règle que de la licence du plus fort. Chaque bourgade rurale, là-bas, conserve quelques traits de son individualité, qui d’ailleurs vont s’effaçant : c’est Poggiardo qui fixe le prix des grains, et c’est Campi qui fixe le prix des vins ; cela s’appelle « donner la voix des céréales, donner la voix des vins ; » et cette voix, résonnant dans ces villages, a de l’écho dans toute la région. Car la terre d’Otrante a gardé une certaine unité économique : telle localité, pour le marché de tel produit, maintient ses traditions spéciales d’hégémonie, reconnues dans le reste du pays ; il n’y a pas de centre où se ramasse tout l’ensemble de la vie agricole et commerciale ; et cette décentralisation même, qui laisse moins de prise aux influences exotiques, garantit en quelque mesure l’autonomie de la terre d’Otrante et préserve, pour quelque temps encore, certaines parcelles de son originalité[3].

Nous observons, dans cet extrême sud, l’une des rares régions d’Italie, la seule peut-être, où la petite industrie domestique (industria casalinga) soit encore développée. Le royaume de Naples, il y a peu d’années, comptait une multitude de familles qui, dédaigneuses des offres commerciales, pourvoyaient elles-mêmes à leurs propres besoins : on tissait, dans chaque foyer, les habits nécessaires ; c’est une coutume qui s’efface aujourd’hui ; le bon marché des importations a eu raison de la routine patriarcale ; les vêtemens indigènes, laborieusement fabriqués par la mère et par la fille, passeront bientôt à l’état d’exceptions ou de reliques ; ils affubleront des mannequins dans les musées d’archéologie locale ; et l’Italie du Sud-Est s’habillera à Bologne ou à Milan. Mais la terre d’Otrante, elle, au moins au fond des campagnes, continuera quelque temps encore de se vêtir elle-même ; l’originale fierté de la mode et la jalouse indépendance du rouet domestique tiendront en respect certaines tentatives d’unification.

Ce sont les industries de luxe, jadis prospères dans plusieurs bourgades, qui, du fait de l’unité, ont couru les plus grands périls : le temps n’est plus où Nardo pouvait lutter avec Faenza par ses céramiques artistiques, avec Catanzaro par ses tissages ; les Italiens du Nord, en entrant en rapports avec cette région lointaine, n’ont pu que constater, à S. Pietro di Lama, à Grottaglie, la décadence progressive de ces travaux de poterie qui, dès les temps les plus anciens, dénotaient le goût esthétique et l’habileté technique des populations de la Messapie ; et les seules fabrications dont la prospérité demeure parfaitement intacte sont celles qui résultent des besoins mêmes de la région, comme à Vastrignano, par exemple, celle des tissus de coton, qui garderont quelque temps encore une clientèle locale, ou comme à Gallipoli la fabrication des tonneaux. Si donc la viabilité de la terre d’Otrante a été passablement négligée, cette négligence même a conjuré certains dangers. Car les nombreux villages qu’on abandonnait à leur isolement ont conservé l’habitude de proportionner leur production aux besoins locaux et de mesurer constamment le rayon de leur influence commerciale ; ils n’ont pas subi cet enivrement de la « mégalomanie » économique, auquel ont succombé d’autres districts de la Pouille. Et sans doute, dans la terre d’Otrante comme ailleurs, la culture du coton, qui rapportait, au moment de la guerre de sécession, le quadruple du prix normal, a battu en retraite devant l’invasion des cotons américains ; les terres à blé, à peu près respectées dans les circonscriptions de Brindes et de Tarente, ont été plantées en vigne dans celle de Gallipoli ; d’imprudens déboisemens ont singulièrement réduit la superficie des forêts ; mais en dépit de ces vicissitudes, la terre d’Otrante ne s’est jamais départie d’un certain équilibre de cultures, d’une certaine stabilité d’intérêts ; parce que lointaine, elle fut prudente ; parce que prudente, elle demeure heureuse.

Il advient que cette prudence même amène la province de Lecce à n’accepter qu’avec discrétion certaines bonnes fortunes, que lui offre la générosité de l’État. Voilà cinq ans qu’on la convie à la culture du tabac ; l’activité de M. le syndic Pellegrino a fait créer à Lecce un laboratoire de tabacs orientaux ; on remontre aux paysans qu’un hectare rapporte 120 francs, s’il est cultivé en blé, et 794 francs si l’on y introduit le tabac oriental à petites feuilles ; on a pu provoquer ainsi, en faveur de l’acclimatation de cette nouveauté, un certain nombre d’adhésions intelligentes ; mais en 1897, des plants de tabac dont l’État proposait la culture, à peine un tiers ou les deux cinquièmes étaient utilisés. A cette richesse inédite, cadeau d’un pouvoir éloigné, on préfère l’huile, « l’or liquide, » cadeau de Dieu. L’olivier, source de cet « or liquide, » abonde dans la terre d’Otrante : jusqu’au XVIe siècle, Lecce avait deux enceintes, l’une de pierres, l’autre d’oliviers, qui caressaient de leurs branches tordues les murailles de la ville ; on fit brèche dans cette seconde enceinte, et pour des raisons stratégiques l’olivier fut consigné à deux kilomètres de Lecce ; mais au delà de ce rayon il est exubérant de vie. Bien que la plupart des huiles soient fabriquées avec des procédés trop rudimentaires pour mériter la réputation d’huiles de table, l’olivier reste, à l’heure présente, la plus sûre richesse du pays : 117 communes sur 130 ont des pressoirs, et plus de 6 300 personnes consacrent, chaque année, à la production de l’huile un certain nombre de leurs journées. La santé de l’olivier, dans la terre d’Otrante, est la santé du peuple lui-même.


III

La province de Bari fut moins sage et moins raisonnable : cou verte d’un entrelacs d’oliviers et de vignes, elle développa prodigieusement cette dernière culture aux dépens de la première ; de terribles infortunes en résultèrent, qui lui furent communes avec la province de Foggia, et dont nous parlerons tout à l’heure à l’occasion de cette dernière région. Son huile, qu’elle sacrifiait au vin jusqu’au moment où le vin cessa de se vendre, rivalise parfois avec celle de la Rivière de Gênes, non point seulement en abondance, mais même en délicatesse : c’est une richesse stable, et d’un excellent aloi. Mais cette province, largement ouverte aux hommes du Nord, et par conséquent aux nouveautés, s’est laissé jeter dans toutes les agitations et dans tous les périls des mêlées économiques.

C’était une ville fort originale que le vieux Bari. Elle se pelotonnait modestement autour de la basilique de Saint-Nicolas ; et participant du rayonnement qui faisait resplendir au loin la figure de l’évêque de Myre, elle était, comme la personne même du saint, un lien entre le monde latin et le monde slave. Ce lien ne s’est point rompu ; aux pèlerinages que faisait fréquemment à Bari la famille princière du Monténégro, un voyage nuptial a succédé. Mais derrière la vieille ville, qui semblait avoir fait vœu de pauvreté et profession de sainteté, et qui resserre entre la basilique et la mer le tissu compliqué de ses venelles, une cité nouvelle est sortie du sol, jalouse de s’élargir, de s’aérer et de s’enrichir ; elle prétend être, tout à son aise, une grande place d’industrie et de commerce.

On constate, au début de tout développement industriel, une période d’exaltation, où sévit l’ivresse du travail producteur : l’être humain, durant cette phase d’illusions, se sent tout fier d’être un créateur de richesse ; cet orgueil le fait passer outre à la dureté des fatigues quotidiennes ; il veut produire et encore produire ; l’institution du repos dominical lui paraît une insulte à son activité désireuse de s’épancher ; et il s’avance, plein de fougue, vers une période de résipiscence durant laquelle, lassé de sa propre ardeur et déçu par les résultats, il réclame la limitation de la production, la diminution des heures de travail, le chômage hebdomadaire. La province de Bari n’est point encore sortie de la première période : les progrès industriels y sont rapides, allègres et variés. L’extraction de l’huile des grignons à l’aide du sulfure de carbone est à Bari l’une des industries les plus florissantes ; c’est à des initiatives françaises qu’elle est due. Travail de la laque, fabrication de boites en bois pour échantillons, fabrication d’appareils de gymnastique, sont d’importation récente dans cette ville ; et ces importations réussissent. L’industrie des cotonnades imprimées, après avoir appartenu, tour à tour, à des maisons anglaises et allemandes, est pratiquée, aujourd’hui, par les ouvriers de Bari, qu’ont formés quelques techniciens venus de la Lombardie. Enfin, chaque année, du grand établissement Murari, s’essaiment à travers la péninsule 650 000 jeux de cartes : rois de la Bible et valets de l’Iliade, paysans de romans et bourgeois de comédies, notables de tout rang et de tout acabit, dont l’imagination populaire a décoré les cartes à jouer, ont leurs silhouettes chez M. Murari, qui fabrique, concurremment, les innombrables types de jeux demeurés à la mode dans les diverses provinces d’Italie. Barletta, Trani, Bisceglie, Molfetta, échelonnant tout le long de la mer, sous les affronts du soleil, la blancheur crue de leurs murailles, s’efforcent d’être les émules de Bari. Elève de la Lombardie, cette province, tôt ou tard, lorsqu’elle comptera plus d’étrangers que d’indigènes, sera pour le midi ce que l’agglomération milanaise est pour le nord.

Entre la province de Bari, qui, sous la pression continue de l’Italie septentrionale, a fini par s’abandonner aux innovations, et la province de Lecce, qui, sans s’y montrer systématiquement rebelle, les toise avec quelque suspicion, si l’on ose ainsi dire, avant de les admettre, la différence est profonde ; et pour la mesurer c’est assez de l’indiquer, La physionomie même que se sont composée ces deux régions est pour elles la garantie d’un certain bien-être ; celle de Lecce prévient les catastrophes par la timidité qu’elle met à évoluer, et celle de Bari en répare les effets par l’infinie variété d’occupations et de ressources de travail qu’elle tient à la disposition de ses habitans. Tout au contraire, on chercherait en vain, dans la province de Foggia, dans la « triste Capitanate, » comme volontiers on la qualifie, la réserve discrète et traditionnelle qui préserve Lecce, et l’opulente ingéniosité de moyens qui soutient Bari : la Capitanate a passé les trente dernières années à se défaire elle-même, et puis à se refaire, pour se défaire encore ; on la dirait éprise d’on ne sait quelles instabilités successives ; en fait, elle ne les aime ni n’en est responsable ; mais entraînée dans l’orbite d’un État unitaire, ce sont les décisions et les vicissitudes de cet État qui ont contraint la Capitanate à changer plusieurs fois d’aspect et d’existence, et, si l’on nous passe cette expression familière, à se débrouiller toute seule, au risque de s’embrouiller toujours davantage.


IV

M. Emile Bertaux décrivait ici même, il n’y a pas longtemps, l’hospitalité facile et complaisante que trouvaient, dans l’antique « Tavoliere de Pouille, » les troupeaux et les pâtres des Abruzzes[4]. Ils étaient, à proprement parler, les maîtres de la Capitanate ; la portion de sol qu’on pouvait cultiver en blé était limitée avec soin, définie avec jalousie ; et les droits de chaque propriétaire, la liberté d’usage et d’exploitation de chaque domaine, étaient subordonnés aux droits imprescriptibles du bétail transhumant, que le trésor royal trouvait profit à protéger. En l’année 1865, par l’effet de la loi qui affranchit le Tavoliere, troupeaux et pâtres furent déchus de leur royauté ; le régime du pâturage forcé fut supprimé ; les propriétaires recouvrèrent la libre disposition de leurs domaines ; et sur ces vastes étendues, où jadis s’ébattaient les troupeaux en toute souveraineté, les épis de blé commencèrent de mûrir. On fêta cette émancipation, à laquelle les Bourbons n’avaient jamais voulu se prêter, comme le don de joyeux avènement du régime nouveau ; en faire l’éloge devint une chose classique ; M. Angeloni dans l’enquête agraire, M. Lenormant dans son livre : A travers l’Apulie et la Lucanie, répercutaient et prolongeaient encore, vingt ans plus tard, l’en- thousiasme primitif ; et les publicistes comme Carlo de Cesare, dont les constans efforts avaient longtemps poursuivi et finalement obtenu cette quasi-révolution du régime rural, étaient, sans réserves, salués comme des bienfaiteurs. On incline à reconnaître, aujourd’hui, après les nombreux désespoirs qui furent l’arrière-garde de cette nouveauté, que la loi de 1865 fut, sinon fâcheuse, au moins trop radicale : « en pensant, écrit M. Pavoncelli, à près de 230 000 hectares de terres labourées d’un coup et rendues à demi stériles, le législateur est contraint de se demander, anxieux, s’il n’a pas devancé le moment opportun en accordant ce qu’il aurait été préférable de retarder[5] ; » et un professeur de Foggia, M. Lo Re, qui a consacré deux volumes à la Capitanate, ne craint pas d’écrire que cette loi fut « la condamnation de la pâture méridionale, la catastrophe des valeurs foncières de la Capitanate, la ruine d’une grande partie des montagnards des Abruzzes, du Samnium et de la Lucanie ; » il risque l’oraison funèbre du Tavoliere disparu, « victime, dit-il, du jacobinisme intransigeant, de l’économie politique transcendante, du libéralisme irrationnel[6]. » Mais ces épanchemens d’un franc esprit sont de 1896 ; ils succèdent à trente années de déceptions.

Avant 1865, en tous les endroits du Tavoliere où la culture était permise, les céréales avaient déjà élu domicile, et cela depuis longtemps. On trouve encore, à Cérignole, à Foggia, les antiques silos où se conservait le grain, vastes fosses creusées dans le sous-sol des places publiques, grossièrement numérotées, et adjugées aux propriétaires ruraux pour qu’ils y déposassent leurs produits. Ces garde-manger souterrains avaient leur personnel distinct, soumis à des règlemens très stricts ; le statut qui régissait le Piano délia Croce, à Foggia, date de 1725 et demeure à peu près en vigueur[7]. En vertu de ce statut, deux compagnies de fossoyeurs, patronnées l’une par saint Roch et l’autre par saint Etienne, avaient le privilège de surveiller les fosses et de mesurer le grain ; chacune comptait 26 membres, 2 sous-caporaux, 2 caporaux, 1 scribe ; et cette organisation presque militaire était sous la surveillance de trois députés, dont deux étaient élus parmi les producteurs ruraux, et le troisième parmi les commerçans. Le propriétaire qui louait une fosse pouvait choisir, dans l’une ou l’autre des compagnies, l’auxiliaire qui lui plaisait ; mais le salaire tombait dans la caisse de la corporation, et c’est la corporation même qui répartissait entre ses membres les sommes payées par les propriétaires pour l’entretien des fosses et le mesurage du grain. Elle n’oubliait ni les veuves, ni les vieillards, ni les travailleurs condamnés au chômage : la famille du plus modeste fossoyeur avait droit, s’il mourait, à toucher, un an durant, la portion des recettes communes que, de son vivant, lui-même aurait perçue ; et les journées de maladie étaient payées au même taux que les journées de travail : « tout cela, expliquait le règlement, afin de maintenir très vif le sentiment de la probité dans une classe aussi importante. » C’était la première préoccupation des pouvoirs municipaux de protéger, parmi ces fonctionnaires du grain, un esprit de corps qui était un gage d’honnêteté, et de maintenir la coexistence de leurs deux compagnies sans exciter entre elles la concurrence et sans permettre que les salaires tombassent au rabais.

Lorsque le Tavoliere devint « libre », il n’y eut aucune famille aisée de la Capitanate qui ne rêvât de jouer un rôle dans le commerce des grains. Le mot de liberté, prestigieux en lui-même, exerce une fascination plus raffinée lorsque les échos qui le répercutent répondent par le mot de richesse. A voir les faits d’un peu près, même parmi les peuples qui se targuent d’avoir été le plus « libéraux, » c’est surtout comme avant-courrière d’une richesse promise que la conquête de la liberté fut la bienvenue : on commence, pauvre encore, par aimer la liberté, et l’on finit, devenu riche, par s’éprendre du libéralisme, qui en est l’abus. Il advint en Pouille qu’une petite oligarchie, applaudissant à l’affranchissement du Tavoliere, s’occupa tout de suite d’en profiter. La Pouille, terre de pâtures, se peupla de céréales ; les moutons de la Capitanate, qui jadis atteignaient le chiffre de 1 million et demi, tombèrent, peu à peu, au chiffre de 230 000 ; les bois, qui occupaient encore, en 1886, 45 000 hectares, furent progressivement sacrifiés pour faire place aux moissons ; dix-huit ans suffirent pour que la moitié d’entre eux fussent déracinés ; tantôt avec l’assentiment de l’Etat, tantôt avec la complicité de l’incendie, on poursuivit les déboisemens avec frénésie ; sur 100 permissions de déboiser données par le pouvoir central, 63 avaient trait à la Pouille, et dans la statistique des contraventions forestières du royaume, les contraventions commises en Pouille figuraient pour un quart.

On recueillit en revanche, dans la seule Capitanate, une récolte annuelle de plus de 2 300 000 hectolitres de froment. Les blés appellent l’homme : antidote contre la faim, on aime à les avoir pour voisins ; et malgré la disparition d’un certain nombre d’habitans qu’occupaient les travaux de pâture, la foule humaine grossit en Pouille, à mesure que le bétail diminuait ; de 1860 à 1881, la Capitanate s’accrut de 40 000 habitans ; Barletta, Manfredonia, exportaient en France, en Angleterre, en Belgique, le grain nourricier ; les trois quarts du blé qu’expédiait l’Italie venaient des Pouilles ; les fabriques de pâtes alimentaires de Naples, d’Amalfi, de Gênes se pourvoyaient dans la région de Foggia ; le quintal de blé se vendait, en mai 1873, de 40 à 42 francs. On voulait tout planter en blé, même les larges sentiers (tratturi) par lesquels descendait encore une certaine quantité de bétail ; on criait haro sur les pauvres moutons qui se permettaient toujours de briguer l’hospitalité des Pouilles, et l’on réclamait tout au moins, pour compléter l’invasion des céréales, que ces bestiaux importuns descendissent des Abruzzes, non plus par les tratturi, mais dans des wagons de chemin de fer.

Le progrès, survenant, commença de chasser le pittoresque : il éconduisit les moissonneurs, qui gagnaient peu d’ailleurs ; mais encore ce peu était-il trop, puisque en douze heures, pour 10 francs, la moissonneuse à vapeur pouvait tondre une superficie de 4 hectares et que 8 machines humaines, se traînant tout le jour sur les sillons, ne pouvaient pas, si haletantes fussent-elles, mettre à nu plus d’un hectare. Puis à leur tour, dans la ligne de retraite des moissonneurs, s’engagèrent ces vagabonds de l’agriculture qu’on appelait les terrazzani : prêts à tous les métiers, même au travail sédentaire, tantôt charretiers et tantôt chasseurs, souvent coureurs de champignons et quelquefois coureurs de bourses, s’attachant, de temps à autre, à l’exploitation d’un petit domaine (versura), et la poursuivant durant une année comme pour faire halte au milieu de leur existence ambulante, ces terazzani, dont on évaluait le chiffre à tout près de 8 000, étaient le produit et l’indice d’un état social dans lequel l’agriculture, pour prospérer, comptait plutôt sur la bonne grâce du hasard que sur l’assiduité du labeur. Les machines agricoles, concurrentes des bras humains, firent leur apparition ; une école professionnelle fut établie à Foggia, qui depuis lors s’est mise en mesure de fournir immédiatement, au gré des besoins, les pièces de rechange nécessaires pour la réparation de ces machines : on s’outillait pour la prospérité, on s’équipait pour devenir riche ; et le premier congrès agraire régional était annoncé à Foggia pour l’année 1874.

Mais la fatigue de la terre et la fatigue des acheteurs eurent bientôt raison de l’enthousiasme des débuts. Le sol s’abîma ; des déboisemens imprudens le ravagèrent ; des éboulemens, des stagnations d’eaux malsaines, compromirent les terrains mis en culture ; l’épuisement commença, et les énergies naturelles de la glèbe, dont la complaisance a des limites, — limites plus tenaces, parfois, et plus malaisées à violer, que celles des énergies humaines — se rebellèrent contre les convoitises effrénées de la surproduction. Puis la concurrence d’outre-mer fit déchoir le prix des grains : ils ne valaient plus, en 1876, que 25 francs le quintal. L’augmentation de la vente de la terre, résultat des brillantes espérances du début, avait amené l’accroissement des loyers ; et l’avilissement des prix de vente rendait désormais ces loyers écrasans.

Alors, pour y faire face, on multiplia plus encore les exigences à l’endroit de la terre, et la terre, à son tour, continua de se rebeller toujours davantage. Ce duel de l’homme et du sol était d’autant plus acharné, que la plupart des grands propriétaires, inintelligens des conditions agricoles, préoccupés exclusivement du lucre immédiat, justifiaient ce portrait peu flatteur que leur consacrait M. Raffaele Mariano, dans sa préface au livre de Gregorovius sur les Pouilles : « La vie de ces Messieurs, écrivait-il, se résume dans l’avidité de posséder. L’argent est leur dieu ; l’avarice est leur culte. L’amour de l’argent, chez eux, n’est pas cette aspiration toute naturelle et toute légitime, chez les individus comme chez les peuples, à disposer de moyens nombreux pour les fins de la civilisation. C’est l’amour de l’argent pour l’argent. » Déçus par cette divinité qui, depuis la mévente des blés, se faisait plus insaisissable, ils ne savaient plus ou prendre leur revanche, lorsque l’exemple de la province de Bari, assez opulente en vignes, conduisit certains propriétaires à signifier au blé le même demi-congé qu’ils avaient, quinze ans auparavant, signifié au bétail, et à substituer à cette culture banqueroutière l’exploitation prospère du vignoble. Un archaïque blason, dont la Capitanate était fière, offrait l’image d’une montagne d’or, ceinte de quelques épis à sa base, et surplombée, tout en haut, par la fière apparition de l’archange saint Michel : sur la vaste plaine dont le mont Gargan ferme l’horizon, de larges brèches allaient être faites dans la circonvallation des épis.

C’est un grand propriétaire de Cerignole, M. Giuseppe Pavoncelli, — émergeant au-dessus de tous ses concitoyens comme un rare exemple d’initiative, — qui commença cette transformation, concurremment avec M. Maury, français d’origine, régisseur des grands domaines que possède en Pouille la famille La Rochefoucauld, et père du député actuel de Foggia. La royauté du commerce des blés, que M. Pavoncelli avait héritée de son père, devenait illusoire et sans valeur, par l’effet de la crise des grains ; mais il avait sur ses terres, depuis 1854, deux vignes de 30 hectares, l’une exploitée personnellement, l’autre affermée à un entrepreneur pour un loyer de 37 francs par hectare. Au moment de l’introduction de ces plants, qui avait coïncidé avec l’épidémie de l’oïdium, un hectare de céréales se louait une fois et demi plus cher qu’un hectare de vigne ; et la vigne n’avait longtemps été qu’une culture sacrifiée, subalterne, une sorte de plante de luxe. M. Pavoncelli décida que la Capitanate, où le prix des blés était trop avili pour assurer aux paysans le pain quotidien, deviendrait un réservoir de vin ; il mit peu de temps à faire ce miracle. Dès 1877, il livrait à la vigne 294 hectares ; année par année, il la rendit toujours plus conquérante ; et les ceps de M. Pavoncelli, en 1891, occupaient 2 191 hectares. Près de 2 400 000 francs avaient été dépensés pour métamorphoser en un vignoble la blonde Capitanate.

Cette prise de possession des campagnes par une culture nouvelle avait une allure méthodique, nous dirions presque pédagogique : M. Pavoncelli, loin d’y procéder avec un despotisme égoïste et de ne voir dans ses concitoyens que de simples instrumens maniables à merci pour un tel travail, essayait de les y intéresser, d’y associer leurs intelligences en même temps que leurs bras, et rêvait que sa propriété fût plus et mieux qu’une exploitation personnelle, qu’elle devînt une école de viticulture. Ces innombrables hectares furent répartis en trois portions, dont la première était administrée par M. Pavoncelli lui-même d’une façon rationnelle et destinée à servir de modèle ; la seconde était livrée à des fermiers, avec faculté de sous-louer ; la troisième était répartie entre plus de mille familles de petits paysans ; ainsi, dès le début, on employait simultanément, pour la diffusion du vignoble, les divers procédés d’exploitation des terres. C’est autour de M. Pavoncelli — don Pippino, comme on l’appelait — que se concentrait et se resserrait, toujours plus étroitement, la vie économique de la région ; il en profita pour donner à ses concitoyens une leçon nouvelle. En un temps où beaucoup de communes rurales, rebelles au progrès, gaspillaient ou dépréciaient les produits des terres par la façon rudimentaire, trop souvent négligente, dont étaient manipulés ces produits, M. Pavoncelli révéla que la prospérité d’un pays ne repose pas seulement sur le bon aloi des cultures, mais sur le bon aloi des industries agricoles auxquelles ces cultures donnent naissance, et que ce n’est point assez de multiplier la vigne, qu’il faut s’initier à bien faire le vin, et qu’il faut apprendre à le bien conserver. Sept cantines, susceptibles d’abriter 85 000 hectolitres, sortirent rapidement de terre ; certaines forêts de l’Illyrie furent mises en coupe pour procurer les milliers de tonneaux qui s’alignaient dans les gigantesques caves de M. Pavoncelli ; et plus de 600 000 francs furent affectés à cette dépense.

Don Pippino se dressait, dans cette région, comme le type inédit d’une féodalité nouvelle, ni exclusivement agricole, ni exclusivement industrielle ; il tenait entre ses mains l’existence même de la région ; ses bureaux, chaque dimanche, étaient cernés par la masse des paysans environnans qui venaient toucher leurs salaires ; la discipline économique de cette immense exploitation semblait une assurance durable contre tous les revers ; et don Pippino, qu’on n’était pas loin de considérer comme un thaumaturge puisqu’il proposait de nouveaux moyens de vivre et puisqu’on en vivait, complétait les bienfaits de son hégémonie en s’asseyant, de temps à autre, sur son banc du Parlement, et en demandant aux pouvoirs publics de prêter aide aux Pouilles, qui commençaient de s’aider elles-mêmes.

Car le spectacle de M. Pavoncelli, secouant la torpeur coutumière, avait décidé beaucoup de petits marchands à se faire viticulteurs, beaucoup de petits paysans à affermer des terres avec la promesse de les transformer en vignes dans un proche délai et l’espérance de les exploiter ensuite, moyennant une redevance, durant une période de trente ans. Ils s’engageaient à faire tous les frais du travail, à payer la redevance dès la dixième année qui suivrait la signature de ce « contrat d’amélioration, » à abandonner la terre et à perdre, sans nulle indemnité, tout le fruit des améliorations apportées, s’ils se trouvaient, ne fût-ce qu’une fois, hors d’état d’acquitter cette redevance, enfin, au bout de trente ans, à restituer au propriétaire, sans aucune compensation, la terre transformée par leurs soins. On calculait, pourtant, que ces dépenses viticoles, qui grèveraient le paysan, seraient de 2 000 à 4 000 francs par hectare ; mais la force lui manquait pour résister au contrat usuraire qu’on lui présentait, même pour le discuter ; il signait, grisé d’avance, si l’on ose ainsi dire, par les fumées du vin désiré. « Ce n’est pas la Palestine qui est ma terre promise, ce sont les Pouilles, » disait autrefois l’empereur Frédéric II de Hohenstaufen. Six siècles plus tard, dans l’exode des Pouilles vers le bien-être, les raisins de M. Pavoncelli exerçaient la même séduction que ceux de l’antique terre promise. On se ruait vers la culture de la vigne avec un enthousiasme servile, presque passif, qui paraissait d’autant mieux justifié que les années 1886 à 1888, années de sécheresse, compromirent singulièrement les exploitations de céréales.


V

C’est sur ces entrefaites que l’État unitaire, après avoir permis à la Capitanate de développer son agriculture, lui enleva, tout d’un coup, le fruit de ce splendide labeur : la rupture des relations commerciales entre l’Italie et la France, survenue en 1888, précipita cette province en d’inextricables difficultés. La France importait de Pouille, en 1887, 2 787 000 hectolitres de vin ; en 1889, elle n’en achetait plus que 174 000 ; en 1890, le chiffre déchut à 23 000. De ses vins, la Pouille ne savait que faire ; le prix en baissait à vue d’œil ; l’hectolitre, qui valait 40 francs à Barletta en 1885, tomba à 27 francs, puis à 17, puis à 15, à la fin de 1891 : on donnait le vin, i quasiment ; et l’on ne trouvait personne pour l’accepter.

Du coup, toute l’économie locale fut bouleversée. Les petits commerçans qui avaient naguère abandonné leur négoce pour la culture de la vigne récoltèrent, avec plus de vin qu’ils n’avaient espéré, une ruine que jamais ils n’avaient redoutée. Les paysans qui avaient allègrement signé les contrats d’amélioration furent hors d’état de payer leurs fermages, par suite de la mévente de leurs vins : au nom même des contrats auxquels ils avaient souscrit, ils furent expulsés de ces terres pour lesquelles ils avaient dépensé leurs sueurs et leur argent. Les institutions de crédit qui, sous la pression de la force des choses, s’étaient imposées à l’inexpérience des hommes, sombrèrent tout de suite sous les premiers assauts de la bourrasque ; la Banque d’Italie, la Banque de Naples, dont les petits cultivateurs avaient escompté l’inépuisable indulgence, durent mettre une limite à leur bonne volonté ; les banques locales s’affaissèrent, engloutissant avec elles les économies que, bien timidement, les populations des Pouilles s’étaient peu à peu décidées à leur confier. L’atroce détresse de la foule contrastait ironiquement avec l’opulence de la production viticole ; cette opulence même ne faisait qu’aggraver cette détresse ; et beaucoup d’habitans, plus à plaindre que le sauvage qui vit nu sur la terre nue, se trouvèrent nus sur une terre riche, et stérilement riche. L’infortune a d’impitoyables acharnemens ; la nature elle-même sembla vouloir achever les dégâts qu’entraînait, pour les Pouilles, la politique commerciale du royaume ; la peronospora vint endommager les vignobles ; et la mosca olearia, parasite insaisissable et invincible, fit invasion dans la province de Bari pour insulter, sans que l’homme pût opposer aucune riposte, les superbes bois d’oliviers.

Au gré de leurs tempéramens, les habitans des Pouilles se vengèrent diversement de la destinée. Un certain nombre s’en furent vivre ailleurs : en 1894, la province de Foggia perdit, par émigration, 807 habitans, et celle de Bari 1 662. D’autres, jaloux de réduire leur vie à sa plus simple expression, laissèrent là les devoirs de famille : de 1890 à 1892, 4 721 enfans furent exposés, soit aux tours, soit dans la rue ; et dans un pays où les quotiens de la nuptialité et des naissances illégitimes dénotent une certaine droiture de mœurs, un tel chiffre serait incompréhensible si l’on ne savait que les effets de la misère, ce vice social, ressemblent souvent de fort près aux effets de l’immoralité. Il y en eut qui voulurent extorquer de la justice humaine un redressement de ces contrats dont l’application léonine les condamnait à la faillite : de nombreux procès s’engagèrent ; on vit en Pouille, en 1893, 159 procès pour chaque millier d’habitans, alors que le nombre des Piémontais et des Lombards qui, la même année, mettaient la basoche en mouvement, était de 50 sur 1 000 et de 23 sur 1 000. Il en fut aussi qui se révoltèrent : des soulèvemens agraires eurent lieu ; et l’ »ordre public, » façade immobile et menteuse, commença de chanceler, comme il advient en général lorsque le désordre et l’iniquité, qu’abrite souvent cette façade, exercent une trop impérieuse poussée. Amour du sol, esprit de famille, harmonie civique, tout périclitait dans cette tourmente ; et la charité, guérisseuse d’amertumes, ne pouvait prévaloir contre l’immensité du mal. La Pouille était, en effet, une des provinces du royaume où les dépenses de bienfaisance étaient le plus réduites : pour chaque centaine d’habitans, elles sont en Piémont de 432 francs, en Toscane de 353, en Campanie de 244, et dans la Pouille, au contraire, elles ne dépassent pas 118 francs. Mais ce fut l’honneur de cette région, que les statistiques de la criminalité, au cours de ces terribles années, ne subirent point d’augmentation : l’être humain, victime de l’injustice brutale des circonstances, n’y puisa point pour lui-même des leçons d’injustice.

Un homme s’était trouvé, qui, par la seule force de son exemple et le seul prestige de son crédit, avait initié les paysans des Pouilles à comprendre la nouveauté et à accepter le progrès. Au prix de gros sacrifices, M. Pavoncelli, lui, pouvait maintenir sa maison ; il chercha des débouchés sur la carte du monde, il se mit à étudier l’opportunité de la culture du mûrier, il était d’ailleurs assez riche pour s’appauvrir impunément. Mais quant à la masse des paysans, ses voisins et ses élèves, la nouveauté les décevait, le progrès les bernait ; leur esprit d’épargne était châtié par les catastrophes financières, et rien n’est plus périlleux pour l’état moral d’un peuple que de pâtir de ses vertus. Ils perdirent, dans cette catastrophe, quelque chose de plus que le bien-être ; ils perdirent le courage. La négligence causerait-elle de plus graves dommages que n’en avait causé le travail ? Voilà la question qu’ils se posaient ; et la soulever, c’est déjà s’abandonner. De la Capitanate, le désarroi gagna les régions plus méridionales. La Chambre de commerce de Bari, assez légitimement découragée, passa plusieurs années sans publier aucun rapport ; et c’est une activité exotique, l’activité d’un homme du nord, M. Luigi Gambarini, qui, grâce à la fondation de l’ « Association industrielle et commerciale, » a maintenu l’esprit d’entreprise dans l’agglomération de Bari. L’âpreté des souffrances, la vivacité des rancunes contre le sort et contre l’État, furent surtout aggravées par certains publicistes qui rejetaient sur les Pouilles la responsabilité de leur misère en les taxant d’imprudence : outre que le reproche était peu justifié, il semblait méconnaître un des traits de caractère auxquels l’homme des Pouilles est le plus attaché, cette lenteur pondérée, un peu timide, presque lourde, que M. Pavoncelli avait eu le mérite d’ébranler.

« Qu’on se garde bien, s’écriait, il n’y a pas longtemps, un député des provinces méridionales[8], d’attribuer les dommages subis, comme parfois on le fait, à l’imprévoyance de la Pouille. Nous faisons allusion à ceux qui ont dénoncé, comme la cause du mal, la fougue de ces hommes d’initiative qui, grâce au crédit des banques commerciales, créèrent les nouveaux vignobles des Pouilles, ne réfléchissant pas qu’un moment la France pourrait fermer ses frontières. Eh bien ! nous devons hautement déplorer, une fois au moins, que des jugemens si injustes, et presque si cruels, aient été prononcés par des Italiens. On s’est souvent lamenté, on se lamente encore, de la négligence qu’on mettait et qu’on met à pourvoir à l’avenir du pays par la transformation des cultures, et on voudrait condamner les hommes courageux qui ont accompli des miracles, on voudrait faire le procès des méthodes et des moyens employés ! » En fait, c’est la rupture avec la France qui était la cause de tout le mal : la Pouille le sentait ; et tout d’abord, ayant on ne sait quel secret désir de venger sur la France les erreurs de l’Italie, elle se proposa, non sans fracas, de faire concurrence à l’industrie du cognac français. La Chambre de commerce de Bari demanda solennellement, en 1891, l’institution de magasins généraux où l’eau-de-vie, destinée à être transformée en cognac, vieillirait gratuitement sans être soumise dès l’abord à aucune taxe de fabrication. Il faut reconnaître que la situation financière du royaume ne permettait pas au pouvoir central d’accorder aux alcools toutes les immunités que réclamait la Chambre de commerce de Bari ; et cette façon de cartel jeté à nos cognacs ne fut qu’une parole en l’air, sans efficacité.

L’affaissement des regrets succédait aux tentatives de prises d’armes. « Si des raisons politiques et des erreurs économiques, affirmait M. Boggiano, président de la Chambre de commerce de Bari, ne nous avaient pas fermé le marché de la France, nous, pourvoyeurs de la matière première, nous nous serions enrichis. » Et il ajoutait en 1892 : « Sans aucune aide, par la simple force de l’épargne, à la sueur de son front, ce noble peuple transforme une vaste lande inculte en un immense jardin. Mais, en quatre longues années d’atroces souffrances, il a désormais épuisé toutes ses ressources. Il a vu diminuer le prix des denrées ; la terre ne lui a plus rien rendu, non par manque de fécondité, mais parce que d’immenses récoltes sont restées inutiles, encombrantes ; il a vu s’accumuler une suite d’aventures ; et tandis qu’hier encore il était riche et heureux, aujourd’hui il n’est qu’un peuple de déclassés. »


VI

Sujette d’un pouvoir lointain dont la politique la ruinait, la région du sud-est devait, en outre, se laisser surtaxer pour permettre à ce pouvoir de continuer cette politique. Il ne suffisait pas qu’au fur et à mesure elle en payât les dégâts éventuels ; elle devait aussi, pour sa part, en solder les frais annuels. L’Italie, suivant une originale expression de M. le député Giusso, « agissait comme ce propriétaire qui ne soigne pas sa vigne ou son olivier, et qui fait des dettes pour se fabriquer une splendide maison et pour vivre avec faste, » et elle demandait aux Pouilles d’acquitter une fraction de ses dettes. Un homme politique de la Capitanate, honoré depuis de la confiance royale, me donnait à cet égard des renseignemens mathématiques. La Pouille, en 1895, payait à l’Etat 59 476 254 francs d’impôts (non compris 26 286 533 francs de dépenses communales et provinciales) ; or, la valeur de la production de la terre, pour l’ensemble des trois provinces, était de 221 294 623 francs, en calculant le prix du vin à 15 francs l’hectolitre, le prix de l’huile à 90 francs le quintal, le prix de la laine à 2 francs le kilo. Confrontez ces deux chiffres : sur une récolte annuelle de 221 millions, Rome capitale en exigeait 59, c’est-à-dire plus du quart, sous la rubrique « impôts »... Or, on estime là-bas que le revenu net d’une terre atteint à peine le cinquième de ce qu’elle produit : Rome capitale absorbait donc tout le revenu net des Pouilles, et requérait même un surcroît. On a calculé qu’en Capitanate, si l’on rapprochait le chiffre des travailleurs actifs et le total des impôts, à chaque travailleur actif correspondrait une somme de 130 francs d’impôts, soit la valeur de plus de cent journées de travail ; et M. le député Fortunato a pu établir par des statistiques détaillées, que les seuls impôts communaux, à l’heure présente, dans l’Italie méridionale, dépassent de beaucoup l’ensemble des contributions exigées par l’Etat, par les provinces et par les communes avant 1860. De là la difficulté singulière qu’a toujours rencontrée le gouvernement italien lorsqu’il a voulu se rendre un compte exact de la situation économique et industrielle des Pouilles : l’inoffensif statisticien qui survient avec des allures d’enquêteur est parfois évincé, plus souvent dupé, comme un espion du fisc ; et le premier mouvement du propriétaire ou du patron auquel on demande son chiffre d’affaires est un mouvement de défiance, qui expire en un murmure ou se termine en une bourrade.

Cependant les Pouilles se tournaient vers l’Etat et sollicitaient une rançon pour les sacrifices qu’il exigeait, un palliatif pour les misères qu’il imposait. Elles lui demandaient des eaux abondantes, un air assaini, des chemins de fer.

« La Pouille est assoiffée d’eau et de justice : » ainsi parlait M. Imbriani dans l’une de ses dernières affiches électorales. On raconte que ce député, si cruellement arrêté par la maladie dans sa carrière de bravoure, écrivit dans sa jeunesse un pamphlet contre le vin, et que, dans ses propriétés de Calabre, il n’a jamais voulu donner asile aux plants de la vigne : comment n’aurait-il pas rêvé de renouveler la face des Pouilles, non moins insolentes par leurs vignobles qu’insultées par la sécheresse ? Mais cette sécheresse a jusqu’ici survécu aux élans des tribuns, comme aux plans des ingénieurs ; et pour obtenir l’introuvable breuvage, c’est dans les ânes, et dans eux seuls, que les Pouilles mettent leur confiance — petits ânes porteurs de petits tonneaux, qu’on voit, en beaucoup de localités des Pouilles, se faufiler, d’un pas sûr et discret, à travers les plus humbles rues, et répartir entre les maisons une eau parcimonieuse et d’origine souvent lointaine.

On poursuit les requêtes à l’Etat, pour qu’il redresse la nature marâtre ; et le littoral des Pouilles, à défaut d’eau, lui demande du moins un air assaini. De-çà, de-là, sur cette côte, des marais pestilentiels subsistent, comme pour marquer les territoires dont l’Etat est propriétaire. « C’est une honte pour l’Etat, déclarait en 1891 M. Maury, député de Foggia, de conserver le marais du Salpi. En fait, c’est une propriété du domaine ; et tandis que, partout alentour, à dix ou vingt kilomètres de distance, l’initiative privée a assaini d’autres marais et transformé les terres en un vrai jardin en les couvrant de riches cultures de vignobles et d’oliviers, il est bien douloureux de constater que le seul possesseur qui n’ait rien fait ni pour son intérêt ni pour l’intérêt général est l’Etat. » Les Bourbons avaient commencé d’agir, à l’instigation du publiciste Afan de Rivera, l’un des bienfaiteurs de la Pouille ; mais lorsque la mort eut assourdi le bruit de ses écrits et que le Risorgimento eut fait émigrer les esprits vers des préoccupations nouvelles, les marais du Salpi s’étendirent avec une telle impunité, que l’on dut, à trois reprises, reconstruire la route de Cerignole à Manfredonia, abîmée par ces incursions paludéennes. Un syndicat de dix propriétaires, à partir de 1876, inaugura des améliorations partielles, qui furent efficaces ; les pouvoirs publics, successivement représentés par les divers ministres qui promenèrent en Pouille leurs attitudes de bienveillance, promirent une amélioration d’ensemble, qui ne vint jamais. A l’autre extrémité du littoral, aux alentours d’Otrante, la vallée de l’Idro est un foyer de miasmes, où périclite la richesse publique non moins que la santé publique ; les deux petits lacs Limini, faute d’entretien, se dépeuplent misérablement et ne fournissent plus à l’Etat qu’une pêche annuelle de 4 000 francs. Mais l’Etat paraît être sourd et lentement les sources de prospérité dont abonde ce littoral vont une à une se tarissant. Il y a sur la côte de Capitanate, près du petit village qui porte le nom protecteur de Margherita di Savoia, des salines qui rapportent au fisc un revenu net de 11 millions ; les pauvres travailleurs agonisent de fièvre et de misère dans des appentis qui rappellent les tukuls abyssins ; et dans ces dernières années, un ministre s’est rencontré pour leur supprimer, sous prétexte d’économie, le modique privilège qu’ils possédaient de recevoir gratuitement chaque année quelques kilos de sel... Il n’y a pas de petites économies, même aux dépens des grandes détresses. « O heureux pays ! écrivait en 1897 un député de la terre d’Otrante, M. de Cesare. Heureux pays où tout cela peut arriver, où trente-sept ans de vie nouvelle n’ont pas laissé la marque d’une civilisation durable, et où un ministre du royaume d’Italie peut encore être accueilli avec le plus chaud enthousiasme méridional, comme y fut accueilli M. Prinetti[9] ! »

On réclame de l’État, enfin, des voies de communication et des facilités de transport, et ce fut, en 1897, l’une des raisons de ce voyage ministériel… « L’unité italienne est faite, écrit M. le professeur Lo Re ; mais l’unité de la Capitanate est encore à faire ; » et l’on observe que toute la région du mont Gargan, peuplée d’environ 100 000 âmes et féconde en oranges, demeure isolée du reste du royaume en dépit du projet de voie ferrée qu’avait ingénieusement proposé M. Piccirella, et que les petits ports de la Capitanate, qui sembleraient promettre un utile accès au trafic de cabotage, sont trop négligés et insuffisamment outillés. Brindes lui-même, ce port classique dont on voudrait faire une étape durable du transit universel, inspire de graves inquiétudes : la malle des Indes menace de chercher un autre débarcadère, si l’on ne procure pas au port de Brindes les améliorations multiples dont M. Prinetti constatait en 1896 la coûteuse urgence. L’État s’occupe de Tarente, parce qu’il en veut faire un port militaire ; mais le commerce maritime lui est beaucoup plus indifférent : et lorsque la Pouille, durant sa courte effervescence de prospérité, fit effort pour devenir le siège de quelques compagnies locales de navigation internationale, elle ne trouva près des pouvoirs publics qu’un assez médiocre concours.

Ainsi les Pouilles, jusqu’à ces derniers temps, n’ont point acquis, dans l’édifice unitaire, l’importance et le respect auxquels elles ont droit ; M. Pavoncelli, membre du dernier cabinet de M. di Rudini, n’eut point le temps, durant son court passage au pouvoir, de rectifier cette inégalité flagrante sous le poids de laquelle les Pouilles sont opprimées. Les périodes électorales, qui se dénouent dans ces provinces par un grand mouvement de votes, n’y produisent qu’un insignifiant mouvement d’idées : « c’est à base de sympathies personnelles que se font les élections, » me disait-on un jour ; et je n’avais, pour m’en convaincre, qu’à lire les débris d’affiches qui maculaient les murs. Nulles promesses précises, nulles revendications détaillées, rien qui dénotât une étude sérieuse des questions urgentes ; mais un grand étalage de vanité personnelle, une sentimentalité un peu laborieuse, une emphase spontanée à force d’être coutumière : voilà ce qui distinguait la plupart de ces manifestes. Un candidat à Foggia, frappant à la porte de tous les cœurs, s’exclamait au terme de son affiche, en une interpellation soudaine : « Mères, filles, femmes, si les électeurs ne votent pas pour moi, vous leur refuserez vos sourires et vos baisers. » Il ne fut point élu, et rien ne fait croire qu’à Foggia, depuis son désastre, les mères soient devenues plus sévères, ni les filles moins affectueuses, ni les femmes moins complaisantes.

Les Pouilles sont la région du royaume où l’on vote le plus ; et il n’y a, dans cette région, aucune vie politique sérieuse, aucune agitation profonde. Le socialisme n’y fait que de très lents progrès ; une partie de la bourgeoisie est devenue républicaine, la même peut-être qui sous les Bourbons avait donné le signal d’être libérale ; quant au peuple, il conserve un inébranlable respect pour un personnage abstrait, un dieu terrestre, « le Roi, » Les Bourbons ont fortement gravé le sentiment monarchique dans la conscience des populations méridionales, et cette empreinte qu’ils y ont mise profite à leurs successeurs ; le loyalisme de ces populations semble fondé, surtout, sur des habitudes inculquées par le régime ancien ; et c’est là ce qui fait, tout ensemble, la force et la faiblesse de ce loyalisme. Il découle d’une accoutumance d’esprit, et c’est là sa force ; il n’incarne pas une opinion vivante, et c’est là sa faiblesse. Tel quel, il est très original. Un gouvernement, assurément, pourrait souhaiter des sujets plus aimans ; il n’en pourrait souhaiter de plus commodes.

Les changemens de domination qu’ils ont subis à travers les âges les ont accoutumés à être les subordonnés du trône et de la couronne bien plutôt que les féaux d’une dynastie ; ils savent que les dynasties sont guettées par les vicissitudes de l’histoire, mais que le trône, patiemment, dans les grandes salles d’apparat, et la couronne, patiemment, dans les écrins somptueux, se prêtent à d’autres titulaires. Ils font comme le trône et comme la couronne, ils se prêtent. Leur loyalisme n’est qu’un aspect politique de leur vertu native de résignation : maintien du trône ou chute du trône, ils laissent tout faire à Dieu ! Et décidément, avec toutes leurs lacunes, ce sont de fort braves gens : les Bourbons les avaient bien élevés.


VII

On ne peut douter que le pouvoir central ait fait plaisir à ces braves gens, lorsqu’il a renoué les relations commerciales avec la France. Si impérieux en était le besoin, si vitale en était l’urgence, que M. le comte Giusso, dans un discours de l’année 1896, écartait avec une parfaite franchise toutes les objections et toutes les exigences que certaines chambres de commerce ou certains comices agricoles étaient tentés de risquer : le fait même d’une reprise des relations apparaissait à M. Giusso comme un minimum suffisant, ayant presque la valeur d’une victoire italienne. Mais ici les hommes du Nord intervenaient. « Raisonner ainsi, objectaient-ils, c’est vouloir subordonner à la fortune des Pouilles l’intérêt même de l’Italie. » Entre représentans du Nord et représentans du Midi, on épiloguait d’abord sur des détails ; et puis la discussion s’amplifiait, le fossé se creusait, aussi large, aussi difficile à combler, que celui qui, survivant à l’unité, sépare les traditions historiques et les habitudes d’existence des deux régions.

Le Nord possède un certain nombre d’industries qui ne voulaient accueillir un traité de commerce avec la France que si elles y devaient trouver certains privilèges propices ; çà et là, aussi, il a des vignobles, moins riches que ceux des Pouilles, moins impatiens de trouver un débouché pour leurs produits ; beaucoup de viticulteurs du Nord craignaient, avant tout, un abaissement de barrières douanières, qui ouvrirait l’Italie septentrionale aux vins étrangers ; et malgré les manifestations nombreuses qu’avait provoquées, de la part de 66 chambres de commerce et d’un certain nombre de comices agricoles du royaume, la Chambre de commerce française établie à Milan, on pouvait se demander si, à la veille du jour où l’entente commerciale paraîtrait devoir aboutir, le nord et le midi de l’Italie ne se livreraient point une suprême bataille d’influences, sinon au sujet de l’opportunité même d’une entente, du moins au sujet des conditions qui la régiraient. Cette bataille a eu lieu, mais elle n’a pas entravé la conclusion du traité.

Depuis la rupture des relations commerciales avec la République française, la Suisse, l’Allemagne, l’Autriche, avaient été, tour à tour, sollicitées d’acheter les vins des Pouilles. La Suisse n’était qu’une médiocre cliente. L’Allemagne, après avoir accordé quelque crédit aux vins de table italiens, n’achetait plus guère que des vins de coupage. L’Autriche offrait un débouché plus large et plus sûr, et les bons offices du gouvernement de Vienne étaient assurés à la péninsule jusqu’en 1903, date d’échéance de la « clause ; » mais cette « clause » serait-elle renouvelée ?

Si ces expédiens provisoires pouvaient ménager aux vins de Pouille, déshérités de notre indispensable clientèle, des marchés insuffisans encore, mais tout au moins importans, et s’ils inauguraient ainsi très efficacement le relèvement de cette région, l’honneur en revenait à l’« Association des propriétaires et agriculteurs », dont le siège est à Naples, et qui rassemble les hommes les plus dévoués aux intérêts économiques du Midi. La Pouille avait accepté des entraîneurs, si l’on ose ainsi dire ; ils venaient du Nord ; elle avait subi des percepteurs, ils venaient de Rome ; ses bienfaiteurs et ses sauveurs, elle les trouvait parmi les hommes du Midi, parmi ceux qui continuaient d’affirmer la solidarité des provinces méridionales et qui n’aimaient point à détacher la Pouille de son cadre historique, le vieux royaume de Naples. Que les progrès de l’industrie dans la province de Bari pussent un jour racheter les misères de l’agriculture dans tout le reste des Pouilles, c’est là une espérance que ces hommes-là n’acceptaient point ; ils persistaient à observer qu’en Pouille, d’après les statistiques les plus complaisantes, le chiffre des ouvriers d’industrie ne dépasse point 2 pour 100 de la population totale. C’est à l’agriculture que les Pouilles sont vouées.

Or ces hommes du Midi, consultés sur la valeur même des mesures de transition qu’ils avaient fait prendre pour assurer aux produits agricoles des Pouilles quelques débouchés, reconnaissaient, sans fausse honte, sans orgueil « mégalomane, » que le rétablissement des relations avec la France serait la seule sauvegarde décisive. Ils constataient que la France, malgré la reconstitution de ses vignobles, emprunte encore à l’étranger 8 à 9 millions d’hectolitres de vin, et ils croyaient pouvoir affirmer que les nouveaux vins indigènes dont elle est justement fière seraient utilement coupés avec le vin des Pouilles. Ils gardaient un souvenir fidèle, un ineffaçable regret, du temps où la France absorbait plus des deux cinquièmes de l’exportation italienne, et volontiers ils déclaraient avec M. le député Giusso, que la fermeture du marché français avait été un acte de démence de la part de l’Italie. C’est ainsi que les évolutions économiques et politiques conduisaient l’Italie du sud-est à compter fort peu sur elle-même, moins encore sur son gouvernement, beaucoup sur la France.

Les Pouilles, dans l’ancien royaume de Naples, étaient une province à part, province d’une vie distincte, se suffisant à peu près à elle-même : l’unité italienne leur coûta leur autonomie économique, les mêla plus intimement au mouvement agricole et commercial de l’univers ; et l’on s’explique que l’homme des Pouilles, transporté brusquement en présence d’horizons qu’il ne soupçonnait point, se soit senti désorienté et comme dépaysé. Il assista, spectateur souvent passif, travailleur toujours actif, aux phénomènes qui depuis un quart de siècle, très lentement dans la partie méridionale, brusquement dans la partie septentrionale, ont modifié l’aspect et l’existence de toute la région. Dès l’abord, les Pouilles eurent bonne contenance : leurs blés, leurs huiles, leurs vins les faisaient connaître et respecter. Et puis elles ont essuyé le malheur, sans nulle faute de leur part ; elles ont subi la répercussion de la politique où le pouvoir central engageait l’Italie. Cela leur parut, tout de suite, d’une étrange âpreté ; elles regrettèrent le travail dépensé, créateur de ruines ; elles regrettèrent l’argent dépensé, victime de ces ruines ; elles se laissèrent choir dans le marasme, dans le désespoir. La fatigue des aïeux était moins décevante, et leur pauvreté moins à jeun : l’homme des Pouilles, après s’être laissé entraîner, presque malgré lui, dans le tourbillon d’une civilisation importée, retomba sur lui-même ; et ce fut une chute dont il est encore courbaturé.

En devenant membres d’un grand État qui prétend, sur le damier de l’Europe, n’être plus un pion mais un joueur, les Pouilles, ces sauvageonnes d’hier, firent, à proprement parler, leur entrée dans le monde ; c’est un événement toujours flatteur. Mais le lendemain fut cruel ; et le peuple des Pouilles, si discret qu’il fût par tempérament et par contrainte, souhaitait qu’un jour vînt où, sur le damier de la politique italienne, dans le conflit d’intérêts entre les diverses provinces, il serait quelque chose de plus, lui aussi, qu’un pion négligé, et remplirait en Italie, tout comme l’Italie en Europe, le rôle d’un joueur. Le rétablissement des relations commerciales entre la France et l’Italie, dont M. Billot s’est fait ici même l’historien après en avoir été le premier ouvrier[10], apparaît sans doute aux Italiens du Sud-Est comme la réalisation tardive de leurs longs espoirs, et comme la sanction de leur droit à la vie.


GEORGES GOYAU.

  1. Pavoncelli, Una azianda vinaria in Caipitanata, p. 60-61 (Cerignola, 1897).
  2. Lo Re, Capilanata triste, p. 70 (Cerignola, 1896).
  3. Au point de vue religieux même, certains villages de la terre d’Otrante, résistant partiellement à la poussée des influences latines, ont conservé quelques habitudes du rite oriental ; il faut lire, sur l’esprit particulariste qui distingua longtemps la terre d’Otrante en matière de liturgie, les intéressans travaux de M. Jules Gay. (Byzantinische Zeitschrift, t. IV ; et Revue d’Histoire et de Littérature religieuses, t. II.)
  4. Voir dans la Revue du 15 octobre 1897, l’article : Sur les chemins des pèlerins et des émigrans. — Voir, sur la façon dont l’empereur Frédéric II avait conçu l’exploitation agricole des Pouilles, Bertaux, Monumenti medievali della regione del Vulture, p. 1 (Naples, 1897).
  5. Pavoncelli, Una azienda vinaria in Capilanaata p. 9.
  6. Lo Re, Capilanata triste, seconda parte, p. 107-109 (Cerignola, 1896).
  7. Regolamento del Piano delle fosse di Foggia detto Piano della Croce (Foggia, 1883).
  8. Giusso, Della convenienza per l’Italia di stipulare con la Francia un trattato di commercio, p. 7 (Naples 1897).
  9. Raffaelo de Césare, Agro Romano e Tavoliere di Puglia (Nuova Antologia du 1er  mars 1897).
  10. Voir la Revue du 1er janvier 1899.