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L’Urgente réforme

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L’URGENTE RÉFORME




À première vue, l’année qui vient de finir semble avoir été bonne pour ceux qui désirent une réforme du système d’éducation en vigueur dans nos lycées. La brillante conférence faite à la Sorbonne devant un auditoire de quatre mille personnes par M. Jules Lemaître, au mois de juin dernier ; l’initiative hardie prise par M. Demolins de créer en pleine campagne un collège-modèle imité de ceux d’Angleterre ; la nomination par le Parlement d’une commission d’enquête sur les améliorations réalisables dans l’enseignement secondaire… tout cela semble marquer qu’un courant sérieux et définitif s’est établi dans l’opinion en faveur de la réforme pédagogique. Par malheur il n’y a là qu’un effet de mirage. L’intérêt que l’on témoigne aux questions d’éducation n’est pas nouveau. Sans remonter jusqu’à l’« Éducation homicide » cet éloquent réquisitoire de M. de Laprade, ou jusqu’au célèbre mémoire qu’il y a trente ans bientôt, M. Sainte-Claire Deville présenta à l’Académie sur le même sujet, les Français ont été maintes fois appelés à faire leur examen de conscience quant à la manière dont ils élèvent leurs fils ; chaque fois qu’ils le renouvellent, cet examen, ils s’adressent à eux-mêmes de multiples et graves reproches et pourtant les choses demeurent en l’état ; aucune modification appréciable n’est introduite ; le système est toujours identique.

La raison de cette impuissance est facile à relever. On ne traite point le problème éducatif d’une façon qui puisse en hâter la solution ; on l’écartèle. Chacun l’attache à la queue de son propre cheval et fouaille l’animal dans la direction préférée, au grand amusement des apôtres du statu quo et de la routine, qui regardent, rassurés et moqueurs. Cette année, l’écartèlement est plus complet encore que de coutume. Songez donc, c’est la faute au grec et au latin, s’écrie M. Jules Lemaître : expulsez-les ; tout ira bien — un seul remède est efficace, explique M. Demolins ; hors l’initiative privée, point de salut. — Et devant la commission d’enquête défilent une série de petits remèdes anodins qui feraient, si on les adoptait, l’effet des pastilles et des sirops conseillés par les pharmaciens zélés ; ils ne guérissent point le poumon malade, mais ils détraquent l’estomac. Voilà pourquoi j’estime que l’année n’a pas été bonne : ce qui, d’ailleurs, ne me surprend point et ne diminue en rien ma confiance dans le succès final.

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Le premier des écarteleurs, — en date comme en talent — est donc M. Jules Lemaître. Il a été aidé dans sa tâche néfaste par mon cher et excellent ami Gabriel Bonvalot. Celui-ci n’a pas oublié la grimace inquiète par laquelle je l’accueillis lorsque tout heureux de sa conquête, il vint me faire part de l’annexion prochaine de M. Jules Lemaître à son œuvre et des conditions auxquelles se faisait cette annexion. Le programme en était déjà arrêté. On couperait le cou au grec ; le latin serait saigné à blanc. Les sciences gouverneraient avec les langues étrangères et il y aurait une jolie place pour les exercices physiques. De tout cela résulterait une culture intensive de la volonté et des énergies vitales… Combien de fois, depuis dix ans, lorsque Bonvalot regardant la planisphère et sur la planisphère le vaste empire colonial de la France moderne, se désolait en songeant aux espaces vides et aux richesses inexploitées, combien de fois ne lui ai-je pas montré dans le lycéen l’ouvrier nécessaire de cette tâche lointaine. Il en était tout convaincu, d’ailleurs et, ensemble nous en revenions toujours à ce préambule inévitable de la colonisation : la réforme pédagogique.

Cela tient-il à notre race, cette bizarrerie, que chaque fois que vous parlez éducation, on vous répond : enseignement ? En tous cas l’interrogation posée au sortir du collège indique suffisamment la préoccupation de tous, parents et État. Ils ne demandent pas au maître qui a formé l’enfant : que peut-il ? Ils demandent : que sait-il ? Et cela leur suffit parce qu’ils s’imaginent que l’enfant pourra, dans la vie, en proportion de son savoir. Et ce n’est pas là un de ces préjugés courants que la foule répète ; c’est une croyance enracinée et qui n’a pas moins qu’un Berthelot pour apôtre. Regardons au dehors pourtant et l’inanité de cette croyance saute aux yeux. Oui, il y a bien trois étages dans le savoir et à cet égard notre classification en trois ordres d’enseignement — primaire, secondaire, supérieur — est ingénieuse et symbolique. Il y a un premier palier au dessous duquel l’homme, à moins de circonstances imprévues et de dons de nature tout à fait exceptionnels, ne pourra rien ou presque rien pour l’avancement de l’humanité ; et puis il y a un second palier que l’élite seule atteint et seulement peut-être aux approches du soir, celui d’où l’on entrevoit, à travers les brumes des sommets, la raison supérieure des choses. Mais entre les deux, quel espace indéfini ! Dans cet espace l’énergie de l’action et la force morale ne sont point en rapport avec la quantité et la qualité des connaissances. Le nier, c’est nier à la fois l’histoire et l’évidence présente ; car il n’y a pas un des grands peuples de l’univers chez lesquels on n’ait jugé nécessaire de former le caractère en même temps qu’on développe l’esprit. On y est parvenu plus ou moins complétement mais du moins on l’a tenté. Chez nous seulement, la confusion s’est établie entre ces deux moitiés de l’œuvre pédagogique.

Et vraiment je ne crois pas que la race en soit responsable. J’en accuserais plutôt les traditions. Les jésuites sous l’ancien régime avaient déjà donné à l’éducateur le mot d’ordre que Napoléon, en qui se cachait un Loyola géant, adopta et répandit : obéir. Ce fut la devise de l’Empire français et c’est une devise si simple en même temps que si bornée que, depuis lors, elle a survécu. Elle réduit l’éducation à bien peu de chose ; en vain Monseigneur Dupanloup l’a-t-il commentée en cinq volumes ; le plus minime opuscule eût suffi. Obéir : tout le monde comprend cela, l’enfant le premier…, — … et de cette obéissance qui ne va point sans sa doublure normale, la révolte — de cette obéissance, la France finirait par périr.

Si tout l’être moral doit se former par la seule obéissance, il n’y a plus lieu de s’en occuper. L’obéissance n’est pas multiforme ; il n’existe pas plusieurs manières de la pratiquer et de l’enseigner ; qu’on y apporte plus ou moins de tempéraments cela n’est qu’une question de douceur personnelle, non de méthode. La discussion dès lors devait prendre fin faute d’aliments. Il n’y avait rien à discuter : on s’est tû et l’intérêt s’est porté vers l’enseignement. Ici la liberté d’apprécier demeurait entière et la discussion était d’autant plus naturelle que les merveilleux progrès accomplis dans le domaine scientifique allaient légitimer d’incessantes propositions de remaniement des programmes.

On les a remaniés, en effet, longuement, infatigablement et on n’est point au bout sans doute puisque la majorité de l’opinion française croit encore qu’elle pourra obtenir du « fort en mathématiques » ce qu’elle n’a pu obtenir du « fort en thème » : du caractère et de la volonté. Voilà pourquoi rien ne peut être plus inhabile et plus infécond que de dire à un auditoire assemblé pour savoir comment on fera une France extérieure, riche et puissante : « Messieurs, modifions notre enseignement public ! » Je n’en veux pas parler, ici, de ce grec et de ce latin auxquels Jules Lemaître prodigue aujourd’hui les critiques acerbes comme le faisait hier Raoul Frary, comme un autre peut-être le fera demain, car ces langues mortes ont la vie dure. Je n’en veux pas parler malgré qu’elles me paraissent les bases inébranlables de la culture française et que je redoute l’effrayante aridité qu’engendrera dans les jeunes esprits une instruction exclusivement scientifique égayée seulement d’un peu d’allemand de caserne ou d’anglais de commerce. Si j’en parlais, je mériterais le reproche que j’adresse à d’autres, celui de mêler dans l’opinion de ceux qui me lisent deux ordres de faits très différents. Car enfin, de quoi s’agit-il ? De quoi se plaint-on ? Il s’agit de nos garçons qui n’apportent d’entrain et d’énergie que dans les carrières toutes tracées, qui n’accomplissent avec zèle et persévérance que les services commandés et qui, surpris, désorientés, se dérobent devant les entreprises d’initiative privée ou bien s’y donnent timidement pour s’arrêter, bientôt, découragés. Voilà de quoi se plaignent les explorateurs qui voient l’empire colonial créé par eux rester en friche, les comptoirs commerciaux fondés par eux demeurer sans agents, les débouchés ouverts par eux s’ensabler faute de trafic. C’est pour remédier à cela que les quatre mille personnes convoquées par Bonvalot au nom de son comité Dupleix sont venues entendre la parole de M. Jules Lemaître. Et au lieu de leur tenir ce langage : « Vous êtes français ; par traditions et par habitude d’esprit vous confondez l’éducation avec l’instruction ou comme disaient nos pères, le vouloir et l’entendement. Eh bien ! la première chose dont il faut que vous soyez convaincus, c’est que, quelle que soit la nourriture intellectuelle qui sera servie à vos fils, vous n’en ferez jamais des hommes si vous ne leur fournissez pas le moyen d’apprendre à se gouverner librement dans un milieu libre, c’est-à-dire si vous n’abattez pas les murailles qui les enferment, si vous ne coupez pas les liens qui les ligottent, si vous ne suspendez pas l’application de la discipline qui les énerve. » Au lieu de leur dire cela, on leur expose un plan à la Siéyès, tout imprégné de cette logique et de cet absolu chers aux Français et qui tant de fois, les ont égarés et jetés dans les fondrières. La base de ce plan, c’est une réforme d’enseignement, la substitution d’un procédé de culture technique à un autre procédé de culture technique, d’une espèce de graines intellectuelles à une autre espèce de graines intellectuelles.

Tout le temps que parlait M. Jules Lemaître je voyais en esprit le potache de l’avenir débarquant à Hanoï ou à Tamatave avec son bagage moderne, fier d’avoir vu, dans ces visites industrielles courir beaucoup de courroies de transmission et se former de nombreux « précipités », connaissant les plus récentes théories sur la génération de la pensée dans le cerveau, pouvant se citer à lui-même, en se promenant sur les rivages, quelques bribes de Gœthe ou de Shakespeare en place du « Gurgite vasto » Virgilien ou du « poluflosbhoio thalassès » homérique, ayant tiré enfin de l’électricité toute la philosophie qu’elle est susceptible de dégager… et je me demandais en quoi un tel homme serait supérieur à ses devanciers dans la carrière ouverte devant lui. Une meilleure santé et de meilleurs muscles ? soit. Ce n’est pas moi qui vais dénigrer ces avantages-là. Mais les élèves du Prytanée de la Flèche ont aussi, eux, bonne santé et bons muscles. Dira-t-on qu’ils sont préparés pour cela, aux œuvres d’initiative ? Dans tous les écrits, livres ou articles, par lesquels depuis douze ans, j’ai cherché à recruter des partisans aux exercices physiques scolaires, je ne crois pas avoir laissé passer une seule occasion d’insister sur le caractère que doivent revêtir ces exercices. S’il ne s’était agi que de fortifier les corps, la gymnastique suffisait pleinement. Pourquoi avons nous poursuivi avec acharnement la création dans les lycées d’associations scolaires sinon pour assurer aux élèves le gouvernement de leurs jeux et pour introduire par là un embryon de liberté dans leur existence de prisonniers ? Est-ce que, par hasard, les sciences exactes, par je ne sais pas quel miraculeuse supériorité sur les lettres, contiendraient ce germe ? Dans l’exaltation de leur foi, leurs disciples prétendent déjà qu’elles renferment toute une philosophie et toute une morale. Leur demandera-t-on en plus des règles pratiques d’existence, des sources cachées d’énergie ? À force de considérer l’âme comme une combinaison chimique nous dira-t-on que c’est en apprenant la chimie qu’on exerce la volonté ?

Voilà un phénomène qu’on attendra sans doute aussi longtemps que les juifs entêtés attendront le Messie. Et pendant ce temps-là, les peuples, nos rivaux, continueront de prendre l’avance et les élèves d’Eton imbibés de classique et ignorants de formules exactes, sachant faire des vers grecs, mais embarrassés devant un problème de trigonométrie, achèveront de conquérir le monde : ce qui prouve, à tout le moins, que leur initiative n’a pas souffert du contact des lettres et que leur volonté s’est formée en dehors de leur intelligence et de leur mémoire.

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C’est un Eton français que voudrait créer M. Demolins et si le projet est séduisant par l’ardeur généreuse qu’il suppose chez celui qui l’a conçu, il n’implique pas au même degré ce sens pratique indispensable à tous les vrais réformateurs. Lorsque Thomas Arnold devenu Headmaster du célèbre collège de Rugby entreprit la réforme de l’éducation anglaise qui en avait alors si grand besoin, il se garda de faire appel aux headmasters des autres collèges pour s’entendre avec eux sur un programme commun de changements et d’améliorations. C’étaient les Trustees ou administrateurs de Rugby qui l’avaient élu. Aucun lien ne rattachait Rugby à Eton, à Harrow ou à Winchester. Il avait donc l’indépendance et il s’en servit pour transformer Rugby d’après ses idées, y établir son système et s’efforcer de gagner l’opinion par l’excellence des résultats. Le procédé qui convenait alors en Angleterre est exactement l’inverse de celui qui pourrait réussir aujourd’hui en France. Supposons un instant que la situation soit la même, qu’il existe actuellement dans notre pays sept ou huit grands collèges, égaux ou à peu près par leur importance et leur renommée, mais indépendants les uns des autres ; supposons que tout en manifestant quelque sévérité à l’endroit de l’éducation médiocre ou mauvaise donnée dans ces collèges, le public ait été conduit à penser qu’il n’était guère possible d’y remédier et à accepter comme un mal nécessaire ce qu’il renonçait à voir modifier. Tel était bien l’état de choses dans l’Angleterre de 1830. Un homme énergique et clairvoyant pourrait alors, soit en créant un établissement nouveau, soit en devenant le chef d’un des établissements déjà existants, tenter de renouveler l’œuvre d’Arnold. Si le succès couronnait son initiative, ce serait le meilleur stimulant pour pousser dans la même voie les établissements rivaux et bientôt l’éducation française se trouverait transformée. Dans la pratique il y aurait encore à tenir compte du génie d’Arnold et à noter les difficultés auxquelles il se heurta, les luttes terribles qu’il eût à soutenir. Il est toujours audacieux sinon imprudent de prétendre atteindre là où un homme de génie n’est parvenu qu’à grand peine. Mais enfin, le procédé serait logique ; j’ajoute qu’il n’y en aurait point d’autre et que toute réforme générale devrait pour s’étendre ensuite à tous les collèges, commencer par être appliquée dans l’un d’eux et par y réussir.

Or, rien ne ressemble moins que la réalité présente à l’hypothèse que je viens de former. Le champ de bataille éducatif en France est occupé depuis longtemps par deux armées rivales entre lesquelles il n’y a point de place pour faire manœuvrer une troupe indépendante. Ces deux armées peuvent se livrer d’interminables combats, car non seulement leurs forces numériques s’équilibrent à peu près, mais l’armement, la théorie, la hiérarchie… tout est pareil de part et d’autre. Seule, la couleur du drapeau diffère. À droite on se réclame de la religion, à gauche de la science. Les deux enseignes sont trompeuses ; dans un camp on fait trop souvent passer les intérêts matériels de l’Église avant ceux de la religion elle-même et dans l’autre on pose une série d’a priori négatifs sans souci pour les préceptes du libre examen scientifique. À cela près le lycée de l’État ressemble exactement au collège ecclésiastique : même discipline tracassière, mêmes habitudes d’espionnage chez les surveillants, mêmes ravages de l’immoralité chez les surveillés et surtout même pauvreté de doctrine chez les chefs. Prêtres et laïques se contentent de ce mot d’ordre napoléonien que je rappelais tout à l’heure. Leur but final est l’obéissance : ils ne souhaitent ou n’imaginent rien au-delà.

Mais les deux armées ne sont pas seulement puissantes par le nombre de leurs soldats et par la cohésion qui règne dans leurs rangs. Elles le sont plus encore par les ressources dont elles bénéficient. L’Université a pour elle l’appui financier de l’État. On la subventionne généreusement, on crée des bourses pour ses élèves et des retraites pour ses professeurs ; on restaure ses vieilles demeures ou bien on lui en construit des nouvelles. Grâce à ces avantages, elle peut abaisser les prix de pension bien au-dessous de ce qui lui serait nécessaire pour vivre si elle était laissée à elle-même. Les congrégations religieuses et particulièrement les Jésuites ne participent pas, bien entendu, aux mêmes faveurs. Mais par contre, leur personnel d’enseignement et de surveillance ne coûte guère ; point de traitements, un entretien uniforme et des plus simples, voilà l’unique source de dépenses. Dans ces conditions que peut l’initiative privée ? Il lui faut acquérir non point seulement un terrain à bâtir ou un édifice tout construit, mais encore l’espace nécessaire pour que cet édifice soit entouré de champs de jeux vastes et bien exposés. Il lui faut attirer des professeurs en renom, des hommes de mérite et de haute valeur et cela ne se peut qu’en leur assurant des traitements élevés ; car, où les prendre ces professeurs sinon parmi ceux qui ont conquis tous leurs grades universitaires et dès lors on les oblige à renoncer aux privilèges d’avenir que leur confierait l’Université tant qu’ils restent à son service ; il leur faut bien une compensation. Quant aux élèves, on peut sans trop d’invraisemblance, tabler sur quelques centaines de familles désireuses de faire donner à leur fils une éducation d’élite et en ayant les moyens ; mais ce nombre n’est pas suffisant pour alimenter un collège de quelque importance. Une éducation d’élite en effet, suppose, la possibilité du renvoi non pas seulement pour faute grave mais même par mesure préventive. Les enfants vicieux ne sont pas seuls dangereux ; les maladifs, les névrosés, les dégénérés le sont aussi. L’atmosphère d’une maison qui a déjà un long passé et de saines traditions, peut réagir sur quelques individualités défectueuses ; mais une maison qui se crée, une maison toute neuve ne parviendra pas à se former une telle atmosphère si on ne veille pas à ce que sa population scolaire demeure pure de tout alliage inquiétant. Et puis, quelles que soient les précautions prises, à quelque perfection qu’atteignent dès le début par leur zèle et leur compétence, les créateurs d’un collège indépendant, osent-ils se flatter d’éviter toute erreur, tout incident, de ne donner sur aucun point prise à la critique ?… et la critique ne manquera pas. Parce qu’il y a, dans le camp universitaire bon nombre de libres esprits qui déplorent l’état de choses actuel et applaudiraient à sa transformation et parce que dans l’autre camp se sont levés à de trop rares intervalles un Lacordaire et un Didon, va-t-on s’imaginer que l’Université et les congrégations enseignantes suivront avec sympathie ou même dans une pensée de neutralité tolérante, une tentative dirigée contre les méthodes qui assurent à l’une comme à l’autre une influence indiscutée et qui satisfont la soif de domination de ceux qui les dirigent ? Le croire serait vraiment bien naïf. Que sont devenus Sainte-Barbe, l’École Monge, l’École Alsacienne, Juilly, Sorèze ? Que deviendrait Arcueil demain si une mort prématurée enlevait celui qui en est à la fois le cœur et la tête ? Monge est aujourd’hui un lycée comme les autres ; l’École Alsacienne en retour de la subvention qu’elle reçoit, est étroitement surveillée ; Sorèze a perdu le souvenir des audaces pédagogiques de son illustre supérieur ; Juilly n’a d’autre ressource que de se faire oublier par sa modestie. Au second plan, que d’échecs on pourrait citer, inconnus du grand public ! Ils n’ont point été essuyés d’emblée, sans résistance. Parfois la lutte a été longue et semée de péripéties qui vaudraient d’être contées et qui le seront peut-être plus tard. Ce chapitre de notre histoire pédagogique éclairerait d’un jour nouveau certains côtés néfastes de la psychologie nationale.

Ainsi la raison et l’expérience concordent pour mettre en garde l’initiative des réformateurs contre la témérité d’une semblable fondation. Leur projet n’est pas inédit. Il y a dix ans environ, il fut très fortement question de le réaliser ; l’emplacement du futur collège avait même été choisi et les conditions générales du régime scolaire longuement débattues. Mais à l’examen du budget, on recula. Il fut reconnu qu’on devait posséder les moyens de tenir pendant vingt-cinq ans au moins, dans une absolue indépendance, n’employant les recettes provenant des élèves payants qu’à une publicité indispensable dans une pareille entreprise et à l’entretien d’un certain nombre de boursiers nécessaires pour enlever à l’institution le caractère aristocratique qui la perdrait : bref on admit qu’une somme de dix millions de francs devait être préalablement réunie. Avec ce capital on pouvait espérer soutenir victorieusement le siège qui serait conduit à la fois par la routine universitaire et par la routine ecclésiastique ; on pouvait espérer dominer la calomnie, déjouer les embuches, tenir l’opinion en haleine et permettre au temps de consacrer le succès. Les dix millions ne furent pas trouvés… peut-être le seront-ils ; mais jusque-là on peut considérer la tentative comme imprudente et partant comme regrettable. Tout échec en effet, accroît la force de l’adversaire et sa confiance en lui-même.

Les difficultés, au reste, ont encore augmenté depuis dix ans. Si un mouvement très marqué ramène une partie notable de la société française vers la religion, ou plutôt vers le sentiment religieux de plus en plus dégagé des liens confessionnels, ces liens se sont momentanément resserrés dans d’autres milieux. Il y a dix ans, les différents cultes pouvaient encore vivre en communauté et à côté de l’enseignement donné par l’aumônier et le pasteur, il y aurait eu place pour une action morale large et puissante. La même chose pourrait-elle exister en ce moment : cela est douteux. Les familles qui accepteraient ce régime forment une clientèle moins nombreuse que par le passé. Dès lors ce ne seraient pas seulement l’Université et les Congrégations qui prendraient parti ; le public serait influencé, lui aussi, par les grandes querelles de croyance qui l’agitent et le divisent. Il le serait également par les autres questions sur lesquelles l’accord n’existe pas entre Français et qu’une convention tacite permet, durant les périodes de calme, de ne point soulever. Mais la période présente n’est pas une période de calme ; il y a vraiment de la violence dans l’air ; les jugements sont tranchants, les rivalités âpres, les opinions enfermées comme en des forteresses du Moyen-Âge. On ne saurait imaginer d’heure moins propice à l’inauguration d’une œuvre pédagogique qui veut d’autant plus d’entente et d’union entre ceux qui y coopèreront que son principe sera plus vivement discuté et attaqué du dehors.

Une dernière objection, c’est qu’il est extrêmement difficile de fonder un collège-modèle sans tomber dans une imitation exagérée et un peu trop servile de ce qui se fait à l’étranger et notamment de ce qui se fait en Angleterre. Tandis que généralisée, la réforme pourrait s’inspirer de l’expérience étrangère sans rien perdre de son caractère national, localisée sur un seul point, il y a bien des chances pour qu’elle soit confisquée par ce snobisme maladif qui s’inquiète des détails et de la forme plus que des principes et importe au-dedans des frontières l’insignifiant au lieu du fondamental.

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Je laisse de côté les multiples consultations provoquées par la commission parlementaire chargée d’examiner la situation de notre enseignement secondaire. Jusqu’ici ces consultations, bien que signées de noms connus et estimés ne renferment guère que des arguments incolores et d’inoffensifs conseils. Les plus hardies vont jusqu’à la suppression du baccalauréat ! Grande réforme en vérité ! D’autres recommandent l’externat et rendent l’internat responsable de tous les maux actuels ; cette question-là est précisément traitée dans le livre récent d’un écrivain que l’Académie compterait depuis longtemps dans ses rangs si le désir de récompenser le talent n’était souvent annihilé chez elle par l’esprit de coterie. L’écrivain se nomme Jean Aicard et le livre l’Âme d’un enfant. Lisez-le, pères et mères de famille, qui acceptez pour paroles d’évangile les axiomes sur lesquels repose notre pédagogie ; qui croyez et professez naïvement que les élans de vos enfants peuvent être impunément arrêtés, leur délicatesse impunément froissée, leurs légitimes désirs impunément méconnus et que la rudesse des contacts leur est salutaire. Lisez ce livre et à l’exception de quelques passages un peu outrés, acceptez-le pour le tableau exact des dangers auxquels votre indifférence et votre légèreté exposent les âmes enfantines qui vous sont confiées.

Cela fait, descendez en vous-mêmes et demandez-vous si vous auriez, le cas échéant, les qualités nécessaires pour remplir la mission que les maîtres, au lycée ne savent pas et surtout ne peuvent pas remplir. Si vous le croyez, n’hésitez pas, retirez vos enfants et tâchez d’en faire des hommes. Mais je crains, je l’avoue, que vous n’y soyez fort inhabiles. Vous êtes des produits de cette éducation inhumaine qu’aujourd’hui ils reçoivent à leur tour : car dans cette France d’aspect changeant, le collège est immuable, plus encore que la caserne, plus que le monastère. La vie vous a refaits tant bien que mal, au prix sans doute de beaucoup de temps perdu et de forces gaspillées. Mais il vous reste ceci qui est presque indélébile. Vous confondez comme le firent déjà vos parents et vos maîtres, comme le font aujourd’hui les maîtres de vos fils, vous confondez ce qui est doux avec ce qui est faible et ce qui est fort avec ce qui est brutal. Vous êtes rarement forts sans être brutaux et presque jamais doux sans être faibles. C’est pourquoi j’ai peu confiance en vos qualités d’éducateurs.

Il y a deux faces au problème ; évidemment il faut introduire dans notre régime scolaire la vraie douceur, celle qui ne tourne pas en faiblesse, mais se résout au contraire en un affermissement de l’être humain auquel le bonheur est aussi nécessaire que le soleil l’est aux brins d’herbes et aux plantes. La douceur, elle se trouve au foyer familial et votre bonne volonté aidant, peut-être que vous sauriez entourer vos enfants de tendresse et les rendre heureux sans trop les amollir ; dans cet ordre d’idées l’externat serait excellent et l’on se prend à souhaiter qu’il se propage. En songeant pourtant à la France et au monde tels que l’enchaînement des faits les ont constitués, au soir de ce siècle orageux, on doit convenir que le bonheur ne suffit pas et qu’il faut encore la force — la force calme, réfléchie, sûre d’elle-même. Cette force, vous ne pouvez la donner parce que vous ne l’avez pas.

Les événements qui se déroulent depuis plus d’une année auront eu du moins cet avantage, chèrement acheté, de nous ouvrir les yeux ; désormais nous savons à quoi nous en tenir sur nos consciences ; nous savons jusqu’à quel point nous sommes mesurés dans nos paroles, équilibrés dans nos jugements et maîtres de nos actes. Or c’est là pour un homme le triple criterium de la force ; être mesuré dans ses paroles, équilibré dans ses jugements et maître de ses actes, c’est être fort. Nous ne le sommes point. Pourquoi ? On objectera que la crise a été exceptionnellement grave et qu’elle a atteint la nation dans les profondeurs de son être moral. Je n’en crois rien. La France a traversé bien d’autres périls ; aucun pays n’a vu se lever parmi ses propres enfants tant de prophètes de malheur ; elle a toujours trompé l’attente des pessimistes et pour ma part je persiste à ne voir en tout ceci qu’une rougeole qui sort bien. La crise toutefois a mis en relief la principale anomalie, le pire défaut de notre organisme ; la force est en bas et c’est en haut qu’elle manque. L’équilibre dans le jugement, la possession de soi-même et jusqu’à la mesure du langage existent à l’état embryonnaire dans les rangs des humbles et des ignorants et cela suffirait, si j’en avais, à tempérer mes inquiétudes sur l’avenir national. Mais au lieu de développer ces qualités, l’éducation les tue. À mesure qu’on remonte vers l’élite elles semblent dégénérer et fondre. Vienne une secousse, l’élite s’affole et c’est la masse illettrée qui doit lui rendre le sang-froid. Combien de fois, depuis trente ans, son bulletin de vote l’a emporté en sagesse et en patriotisme sur celui des mandarins petits et grands !

Le fait est patent et domine non seulement la période républicaine mais les périodes précédentes. Dès 1820, des contradictions flagrantes se manifestèrent entre les instincts calmes du peuple français et l’agitation de ses dirigeants, entre son bon sens et leurs divagations, entre sa persévérance et leurs défaillances ; le contraste a été en augmentant à travers le siècle : il est intense aujourd’hui ; il n’apparaît point aux heures de travail paisible, mais aux heures de trouble il jaillit comme cette marque héréditaire que portait au front le héros de Walter Scott et qui se trahissait à la moindre émotion intérieure. Les historiens à venir qui reconnaîtront dans la réforme éducative accomplie au début du règne de Victoria, le secret de la montée colossale et imprévue de la race anglo-saxonne au xixe siècle, rendront l’éducation française responsable de ce poids mort que nous semblons traîner aux pieds et qui entrave notre marche et retarde nos progrès. Entre la cause et l’effet s’il y a disposition, elle n’est qu’apparente. La France et l’Angleterre sont des démocraties. Songez donc au rôle que joue le collège dans une démocratie ; mais il est tout ! Il est l’usine où se fabriquent pour le lendemain la lumière et la force qui doivent éclairer et actionner le labeur national. Et c’est merveille qu’avec des usines installées comme les nôtres, le labeur ait pu continuer, lent mais ininterrompu, gêné mais progressif quand même. Seulement cette lenteur et cette gêne nous constituent en état d’infériorité internationale sur tous les terrains où il ne suffit pas de comprendre et de savoir, où il faut encore vouloir et agir.

Quelle amélioration l’externat est-il susceptible d’apporter à un tel état de choses ? Notre régime scolaire s’inquiète de l’intelligence et de la mémoire ; il s’applique à les former par l’exercice ; par contre, le caractère est exercé à rebours ; on le brise par l’application d’une discipline qui ne peut être raisonnée car elle est le plus souvent déraisonnable quand elle n’est pas injuste. Soustraire l’adolescent à cette tyrannie qui le déforme et dépose en lui le germe des hésitations, des impatiences, des éclipses d’énergie qui terniront sa carrière virile, ce serait déjà beaucoup et l’externat y parviendrait. Mais je le répète, ce ne serait pas assez. À d’autres époques, on pouvait laisser le caractère du jeune français se former tout seul ; ses dons naturels, de saines traditions, de bons exemples et le retard marqué des races étrangères dispensaient la nation d’un effort spécial. Les temps sont changés. Cet effort, maintenant il faut le faire. Les dons naturels subsistent, mais les traditions saines sont obscurcies, les bons exemples font défaut et notre avance est perdue. Pour remonter notre courage et exciter notre émulation nous avons les résultats obtenus par les Anglais depuis que — voici déjà 50 ans — ils ont reconnu la nécessité de développer au collège le caractère de leurs fils par un entraînement méthodique et s’y sont résolument appliqués. Il est vrai que pour nous égarer nous avons l’œuvre accomplie par les Allemands, œuvre rapide et puissante à laquelle il semble qu’ait présidé un système d’éducation qui tient de Lycurgue et de Bonaparte plus que d’Arnold et de Platon…

Et ces quatre noms rapprochés par le hasard sous ma plume n’indiquent-ils pas combien vieille est dans le monde l’opposition des deux tendances, l’une qui pousse l’individu au premier rang, l’autre qui l’efface devant la collectivité… chacune a ses champions dont l’intransigeance en somme s’explique mal. Pourquoi proclamer la supériorité absolue et perpétuelle de l’une des deux méthodes sur l’autre ? Constatons plutôt que selon la différence des âges et la variété des circonstances, l’individualisme et le collectivisme ont pu tour à tour porter au faîte les peuples qui s’en inspirèrent dans leur pédagogie. Quand une nation cherche et poursuit son unité comme hier encore le faisait l’Allemagne, il est certain que l’éducation militaire avec sa discipline rigide et ses réglements indiscutés lui fournit un des meilleurs instruments pour atteindre son but. Mais quand une nation dont l’unité physiologique et psychologique est cimentée depuis plusieurs siècles, se trouve dans l’obligation d’échapper, sous peine d’engourdissement et de paralysie, à la centralisation qui l’oppresse, comment y parviendrait-elle sans l’éducation individuelle qui seule peut libérer le nombre en libérant chaque unité, émanciper le pays en émancipant chaque citoyen ? Il est difficile de nier que ce cas ne soit celui de la France ; l’évidence s’en impose chaque jour davantage ; c’est sur le remède qu’on hésite. D’aucuns ne remontent pas jusqu’à la source du mal et ne voient pas le cercle vicieux. De même que nos organes s’accoutument à la privation de nourriture, d’air ou de travail qui pourtant les affaiblit, de même l’âme humaine se fait au joug moral qui pèse sur elle quand bien même elle en souffre. On a créé des institutions à l’aide desquelles on forme des hommes qui à leur tour maintiennent intacts ces institutions parce qu’ils les croient faites à leur taille.

Cette croyance pourtant perd de sa force et de son unanimité et en ce qui concerne l’éducation, l’idée de liberté fait certainement quelque progrès ; on la discute et la discuter, c’est déjà la comprendre ; il y a dix ans presque personne ne la comprenait. Maintenant qu’elle a été proclamée par Jules Simon, précisée et défendue par Henri Marion, elle a acquis droit de cité ; il arrive et il arrivera encore que l’opinion soit égarée sur de fausses pistes, qu’on lui parle de remanier les programmes, qu’on lui vante les résultats certains d’une expérience privée, qu’on lui montre dans l’externat la clef du problème ; mais peu à peu les Français s’apercevront qu’ils sont dans une impasse morale et que si l’obéissance irraisonnée prépare le soldat à exercer plus tard le commandement, elle ne saurait préparer le citoyen à la pratique de la liberté ; le jour où la majorité en sera convaincue n’est peut-être pas aussi éloigné qu’on le pense.

iv

Et cette réforme de notre éducation scolaire qui serait si compliquée à réaliser à coup de décrets, de circulaires et de réglements deviendra très simple dès qu’on s’en remettra aux lois naturelles qui veulent qu’en sociologie comme en agriculture, le grain déposé au bon endroit germe de lui-même. Le champ de jeu, certes, est un bon endroit. Rien de plus normal que de laisser les lycéens organiser et gouverner leurs jeux par l’association comme le font d’instinct leurs petits frères à l’âge du cache-cache et des quatre coins. C’est bien là que, sans inconvénients, la discipline peut en premier lieu se relâcher ; elle n’en sera que plus effective dans tout ce qui concerne l’étude, et la récréation y gagnera puissamment en intérêt : double avantage pour le travail et la moralité.

Une expérience de près de dix années nous a prouvé toutefois que même en ce qui concerne les jeux, la discipline ne pouvait que difficilement se relâcher, tant qu’elle serait cette pesée anonyme et aveugle qu’au lycée les maîtres subissent autant que les élèves. Car si, du haut en bas de notre système pédagogique le despotisme se fait sentir, nulle part on n’en trouve la source première. Chacun s’abrite derrière un supérieur et le premier de la hiérarchie se réclame lui-même de dogmes, de lois dont il parle comme si elles provenaient du Sinaï. On dirait que tous se prennent pour les ministres d’un Jehovah laïque ou sacré, mais également farouche et intraitable dont ils exécutent les commandements ou prévoient les désirs. Il faut de toute nécessité opérer dans cette sinistre hiérarchie une solution de continuité car on n’obtiendra jamais que des élèves soient efficacement formés à la liberté sous des maîtres qui ne sont point libres, et d’autre part les maîtres ne sauraient être libres sous un chef qui n’a ni indépendance, ni autorité, ni stabilité. Tel est le proviseur.

On répète parfois ce propos si curieux : « Les Français ne sont pas faits pour la liberté » ce qui revient à dire ou bien qu’ils ne sont pas assez avancés dans leur évolution pour se gouverner eux-mêmes ou bien que leur tempérament ne leur permettra pas de parvenir jamais au self-government. Il suffirait de réfléchir pour comprendre l’absurdité de pareilles propositions ; le peuple français est le plus avancé de l’Europe en ce sens que son passé est plus long et plus chargé que celui d’aucun autre peuple ; l’impossibilité de porter un régime libre constituerait pour lui une incapacité inadmissible chez un peuple arrivé à ce degré de son évolution, car la liberté étant pour l’homme la fin dernière de la civilisation, dire qu’un peuple n’y peut pas parvenir, c’est dire qu’il ne peut être civilisé au-delà d’un certain niveau et d’un niveau très bas. Il serait plus simple de penser que les Français ressemblent aux ouvriers qui apprennent un peu trop tard à manier un outil et y éprouvent plus de difficulté que leurs camarades… ils y arrivent quand même, mais seulement par la pratique.

Qui nous dit d’ailleurs que le proviseur français n’est pas apte à gouverner son lycée et le lycéen, ses jeux… qui nous le dit puisqu’on ne leur a jamais donné le moyen de s’y essayer franchement ? Quelques proviseurs ont tenté de le faire à leurs risques et périls ; avec une prudente audace ils ont jeté les bases d’un régime libéral. Et en maints lycées, les modestes essais d’associations scolaires ont permis de constater chez les potaches de précieuses qualités de droiture, d’énergie, de persévérance qui ne demandent qu’à se développer… mais alors, par une savante combinaison de douceur feinte et de dureté cachée, on a semé le désordre dans cette œuvre naissante ; on a donné le change à l’opinion qui s’y intéressait en décernant des éloges publics aux novateurs et en même temps on les a persécutés, entravant l’avancement de celui-ci, décourageant celui-là par une série de passe-droits, leur suscitant par des voies indirectes des obstacles de tout genre et regrettant de ne pouvoir atteindre aussi facilement les hommes auxquels leur situation pleinement indépendante permettait de laisser passer en les dédaignant les attaques et les calomnies. La routine aurait-elle eu besoin de déployer, pour défendre ses positions, tant d’art et d’habileté si elle ne s’était sentie menacée par les idées nouvelles ?

Les sports scolaires ont été la levée de boucliers de la jeunesse opprimée. Mais insuffisamment éclairée sur la portée de l’entreprise l’opinion tout en s’y montrant favorable l’a secondée mollement et les professeurs, les maîtres d’études n’ont pas su, pour la plupart voir dans le succès de cette révolte le gage de leur propre libération. Seuls, quelques proviseurs ont compris que le mouvement, endigué et bien dirigé, aboutirait à les émanciper ; et c’est là en effet qu’on doit tendre. L’autonomie du lycée est la condition expresse et préalable de toute réforme salutaire et durable. En vain la poursuivra-t-on dans le camp adverse. Des collèges ecclésiastiques ne peuvent être autonomes puisque le supérieur n’y est que le délégué d’un pouvoir qui le domine, le représentant d’une doctrine établie et indiscutée. Mais dans l’Université il en va autrement. C’est par une aberration des esprits que l’Université est devenue une congrégation laïque avec ses vœux, ses rites, ses exercices et son esclavage d’âmes. Il est temps de rendre à eux-mêmes les hommes de bonne volonté, éminents, distingués qui l’honorent ; il est temps plutôt de les rendre à leur qualité d’hommes et de les soustraire à l’espionnage vulgaire, à la réglementation puérile dont ils souffrent. À qui fera-t-on croire que le proviseur en sait moins sur son lycée que l’inspecteur ou le recteur qui ne connaissent les professeurs que par leurs dossiers et ne connaissent même pas les élèves par leurs noms ? À qui fera-t-on croire cette ineptie ? Rendez au lycée son autonomie et au proviseur sa responsabilité : voilà l’urgente réforme, celle d’où, en fin de compte, dépend la montée rapide ou l’horizontalité dangereuse de la courbe graphique française.

Pierre de COUBERTIN.