L’Uscoque (RDDM)/1

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L’USCOQUE.

PREMIÈRE PARTIE.

— Je crois, Lélio, dit Beppa, que nous avons endormi le digne Asseim-Zuzuf.

— Toutes nos histoires l’ennuient, dit l’abbé. C’est un homme trop grave pour s’intéresser à des sujets aussi frivoles.

— Pardonnez-moi, répondit le sage Zuzuf. Dans mon pays, on aime les contes avec passion ; dans nos cafés, nous avons nos conteurs comme ici vous avez vos improvisateurs. Leurs récits sont tour à tour en prose et en vers. J’ai vu le poète anglais les écouter des soirées entières.

— Quel poète anglais ? demandai-je.

— Celui qui a fait la guerre avec les Grecs et qui a fait passer dans les langues d’Europe l’histoire de Phrosine et plusieurs autres traditions orientales, dit Zuzuf.

— Je parie qu’il ne sait pas le nom de lord Byron ! s’écria Beppa.

— Je le sais fort bien, répondit Zuzuf. Si j’hésite à le prononcer, c’est que je n’ai jamais pu le dire devant lui sans le faire sourire. Il paraît que je le prononce très mal.

— Devant lui ! m’écriai-je ; vous l’avez donc connu ?

— Beaucoup, à Athènes principalement. C’est là que je lui ai raconté l’histoire de l’Uscoque, qu’il a écrite en anglais sous le titre du Corsaire et de Lara.

— Comment, mon cher Zuzuf, dit Lélio, c’est vous qui êtes l’auteur des poèmes de lord Byron ?

— Non, répondit le Corcyriote sans se dérider le moins du monde à cette plaisanterie, car il a tout-à-fait changé cette histoire, dont au reste je ne suis pas l’auteur, puisque c’est une histoire véritable.

— Eh bien ! vous allez la raconter, dit Beppa.

— Mais vous devez la savoir, répondit-il, car c’est plutôt une histoire vénitienne qu’un conte oriental.

— J’ai ouï dire, reprit Beppa, qu’il avait pris le sujet de Lara dans l’assassinat du comte Ezzelino, qui fut tué de nuit au traguet de San Miniato, par une espèce de renégat, du temps des guerres de Morée.

— Ce n’est donc pas le même, dit Lélio, que ce célèbre et farouche Ezzelin…

— Qui peut savoir, dit l’abbé, quel est cet Ezzelin, et surtout ce Conrad ? Pourquoi chercher une réalité historique au fond de ces belles fictions de la poésie ? Ne serait-ce pas les déflorer ? Si quelque chose pouvait affaiblir mon culte pour lord Byron, ce seraient les notes historico-philosophiques dont il a cru devoir appuyer la vraisemblance de ses poèmes. Heureusement personne ne lui demande plus compte de ses sublimes fantaisies, et nous savons que le personnage le plus historique de ses épopées lyriques c’est lui-même. Grace à Dieu et à son génie, il s’est peint dans ces grandes figures. Et quel autre modèle eût pu poser pour un tel peintre ?

— Cependant, repris-je, j’aimerais à retrouver, dans quelque coin obscur et oublié, les matériaux dont il s’est servi pour bâtir ses grands édifices. Plus ils seraient simples et grossiers, plus j’admirerais le parti qu’il en a su tirer. De même que j’aimerais à rencontrer les femmes qui servirent de modèle aux vierges de Raphaël.

— Si vous êtes curieux de savoir quel est le premier corsaire que Byron ait songé à célébrer sous le nom de Conrad et de Lara, je pense, dit l’abbé, qu’il nous sera facile de le retrouver, car je sais une histoire qui a des rapports frappans avec les aventures de ces deux poèmes. C’est probablement la même, cher Asseim, que vous racontâtes au poète anglais, lorsque vous fîtes amitié avec lui à Athènes ?

— Ce doit être la même, répondit Zuzuf. Or, si vous la savez, racontez-la vous-même ; vous vous en tirerez mieux que moi.

— Je ne le pense pas, dit l’abbé. J’en ai oublié la meilleure partie, ou pour mieux dire, je ne l’ai jamais bien sue.

— Nous la raconterons donc à nous deux, dit Zuzuf. Vous m’aiderez pour la partie qui s’est passée à Venise, et moi de mon côté pour celle qui s’est passée en Grèce.

La proposition fut acceptée, et les deux amis, prenant alternativement la parole, se disputant parfois sur des noms propres, sur des dates et sur des détails que l’abbé, historien scrupuleux, traitait d’apocryphes, tandis que le Levantin, épris du romanesque avant tout, faisait bon marché des anachronismes et des fautes de topographie, l’Histoire de l’Uscoque nous arriva enfin par lambeaux. Je vais essayer de les recoudre, sauf à être trahi en beaucoup d’endroits par ma mémoire et à n’être pas aussi authentique que l’abbé Panorio pourrait le désirer, s’il relisait ces pages. Mais heureusement pour nous, nos pauvres contes ont paru dignes de l’index de sa sainteté (ce dont, à coup sûr, personne n’eut jamais été s’aviser), et sa majesté l’empereur d’Autriche qu’on ne s’attendait guère non plus à voir en cette affaire, faisant exécuter à Venise tous les index du pape, il n’y a pas de danger que mon conte y arrive et y reçoive le plus petit démenti.

— D’abord, qu’est-ce qu’un Uscoque ? demandai-je au moment où l’honnête Zuzuf essuyait sa barbe et ouvrait la bouche pour commencer son récit.

— Ignorant ! dit l’abbé. Le mot uscocco vient de scoco, qui en langue dalmate signifie transfuge. L’origine et les diverses fortunes des Uscoques occupent une place importante dans l’histoire de Venise. Je vous y renvoie. Il vous suffira de savoir maintenant que les empereurs et les princes d’Autriche se servirent souvent de ces brigands pour défendre les villes maritimes contre les entreprises des Turcs. Pour se dispenser de payer cette terrible garnison qui ne se fut pas contentée de peu, l’Autriche fermait les yeux sur leurs pirateries, et les Uscoques faisaient main basse sur tout ce qu’ils rencontraient dans l’Adriatique, ruinaient le commerce de la république et désolaient les provinces d’Istrie et de Dalmatie. Ils furent long-temps établis à Segna, au fond du golfe de Carnie, et retranchés là derrière de hautes montagnes et d’épaisses forêts, ils bravaient les efforts réitérés qu’on fit pour les détruire. Vers 1615, un traité conclu avec l’Autriche, les livra enfin sans appui à la vengeance des Vénitiens, et le littoral de l’Italie en fut purgé. Les Uscoques cessèrent donc de faire un corps, et, forcés de se disperser, ils se répandirent dans toutes les mers, et grossirent le nombre des flibustiers qui de tout lemps et en tous lieux ont fait la guerre au commerce des nations. Long-temps encore après l’expulsion de cette race féroce et brutale entre toutes celles qui vivent de meurtre et de rapine, le nom d’Uscoque demeura en horreur dans notre marine militaire et marchande. — Et c’est ici l’occasion de vous faire remarquer la distance qui existe entre le titre de corsaire donné par lord Byron à son héros, et celui d’uscoque que portait le nôtre. C’est à peu près celle qui sépare les bandits de drame et d’opéra moderne des voleurs de grands chemins, les aventuriers de roman des chevaliers d’industrie, en un mot la fantaisie de la réalité. Ce n’est pas que notre Uscoque ne fût, comme le corsaire Conrad, de bonne maison et de bonne compagnie. Mais il a plu au poète d’en faire un grand homme au dénouement, et il n’en pouvait être autrement, puisque, n’en déplaise à notre ami Zuzuf, il avait oublié peu à peu le personnage de son conte athénien pour ne plus voir dans Conrad que lord Byron lui-même. Quant à nous, qui voulons nous soumettre à la vérité de la chronique et rester dans le positif de la vie, nous allons vous montrer un pirate beaucoup moins noble.

— Un corsaire en prose ! dit Zuzuf.

— Il a beaucoup d’esprit et de gaieté pour un Turc, me dit Beppa en baissant la voix.

L’histoire commença enfin.


Au moment où éclata, vers la fin du xviie siècle, la fameuse guerre de Morée, étant doge Marc-Antonio Giustiniani, Pier Orio Soranzo, dernier descendant de la race ducale de ce nom, achevait de manger à Venise une immense fortune. C’était un homme encore jeune, d’une grande beauté, d’une rare vigueur, de passions fougueuses, d’un orgueil effréné, d’une énergie indomptable. Il était célèbre dans toute la république par ses duels, ses prodigalités et ses débauches. On eût dit qu’il cherchait à plaisir tous les moyens d’user sa vie, sans en venir à bout. Son corps semblait être à l’épreuve du fer, et sa santé à celle de tous les excès. Pour ses richesses, ce fut différent ; elles ne tardèrent pas à succomber aux larges saignées qu’il y faisait tous les jours. Ses amis, voyant sa ruine approcher, voulurent lui faire des remontrances et l’engager à s’arrêter sur la pente fatale qui l’entraînait ; mais il ne voulut faire attention à rien, et aux plus sages discours il ne répondait que par des plaisanteries ou des rebuffades, appelant l’un pédant, traitant l’autre de Jérémie bâtard, priant ceux qui ne trouveraient pas son vin bon d’aller boire ailleurs, et promettant des coups d’épée à ceux qui reviendraient lui parler d’affaires. Ce fut ainsi qu’il fit jusqu’au bout. Lorsque enfin, toutes ses ressources épuisées, il se vit dans l’impossibilité absolue de continuer son train de vie, il se mit pour la première fois à réfléchir sérieusement à sa position. Après s’être bien consulté, il ne vit pour lui que trois partis à prendre : le premier était de se casser la tête et de laisser ses créanciers se débrouiller comme ils pourraient au milieu des débris épars de sa fortune ; le second, de se faire moine ; le troisième, de mettre ordre à ses affaires, et d’aller ensuite guerroyer contre les Turcs. Ce fut ce dernier parti qu’il prit, se disant qu’il valait mieux casser la tête aux autres qu’à soi-même, et que d’ailleurs il était toujours temps d’en venir là. Il vendit donc tous ses biens, paya ses dettes, et, avec ses derniers deniers, qui ne l’auraient pas fait vivre deux mois, il équipa et arma une galère, et partit à la rencontre des infidèles. Il leur fit payer cher les folies de sa jeunesse. Tous ceux qui se trouvèrent sur sa route furent attaqués, pillés, massacrés. En peu de temps sa petite galère devint la terreur de l’Archipel. À la fin de la campagne, il revint à Venise avec une brillante réputation de capitaine. Le doge, voulant lui témoigner la satisfaction de la république pour tous les services qu’il avait rendus, lui confia, pour l’année suivante, un poste important dans la flotte commandée par le célèbre Francesco Morosini. Celui-ci, qui l’avait vu en maintes occasions accomplir les plus étranges prouesses, enchanté de ses talens et de son audace, l’avait pris en grande amitié. Orio sentit d’abord tout le parti qu’il pouvait tirer de cette liaison pour son avancement personnel. Il ne négligea donc aucun moyen de la resserrer davantage, et, grâce à son esprit, il réussit à devenir d’abord le favori du général, et bientôt après son parent.

Morosini avait une nièce, âgée d’environ dix-huit ans, belle et bonne comme un ange, sur laquelle il avait porté toutes ses affections, et qu’il traitait comme sa fille. Après la gloire de la république, rien au monde ne lui était plus cher que le bonheur de cette enfant adorée. Aussi lui laissait-il en tout et toujours faire sa volonté. Et lorsque, traitant son extrême complaisance de faiblesse dangereuse, on lui reprochait de gâter sa nièce, il répondait qu’il avait été mis sur la terre pour batailler contre les Turcs, et non contre sa bien-aimée Giovanna ; que les vieillards avaient bien assez de leur âge à se faire pardonner, sans y ajouter l’ennui des longs sermons et des tristes remontrances ; que d’ailleurs les diamans ne se gâtaient jamais, quoi qu’on fît, et que Giovanna était le plus précieux diamant de toute la terre. Il laissa donc à la jeune fille, dans le choix d’un mari comme dans toutes les autres choses, la plus complète liberté, ses grandes richesses lui permettant de ne pas regarder à la fortune de l’homme qu’elle voudrait épouser.

Parmi les nombreux prétendans qui s’étaient présentés, Giovanna avait distingué le jeune comte Ezzelino, de la famille des princes de Padoue, dont le noble caractère et la bonne renommée soutenaient dignement l’illustre nom. Toute jeune et tout inexpérimentée qu’elle fût, elle avait bien vite reconnu qu’il n’était pas poussé vers elle, comme tous les autres, par des raisons d’orgueil ou d’intérêt, mais bien par une tendre sympathie et un amour sincère. Aussi l’en avait-elle déjà récompensé par le don de son estime et de son amitié. Elle donnait même déjà le nom d’amour à ce qu’elle éprouvait pour lui, et le comte Ezzelino se flattait d’avoir allumé une passion semblable à celle qu’il nourrissait. Déjà Morosini avait donné son consentement à ce noble hyménée ; déjà les joailliers et les fabricans d’étoffes préparaient leurs plus précieuses et leurs plus rares marchandises pour la toilette de la mariée ; déjà tout le quartier aristocratique del Castello s’apprêtait à passer plusieurs semaines dans les fêtes. De toutes parts on ornait les gondoles, on renouvelait les toilettes, et c’était à qui se chercherait un degré de parenté avec l’heureux fiancé qui allait posséder la plus belle femme et ouvrir la maison la plus brillante de Venise. Le jour était fixé, les invitations étaient faites ; il n’était bruit que de l’illustre mariage. Tout d’un coup une nouvelle étrange circula. Le comte Ezzelin avait suspendu tous les préparatifs ; il avait quitté Venise. Les uns le disaient assassiné ; d’autres prétendaient que, sur un ordre du conseil des dix, il venait d’être envoyé en exil. Pourquoi donnait-on à son absence des motifs aussi sinistres ? Le bruit et l’agitation régnaient toujours au palais Morosini ; on continuait les apprêts de la noce, et aucune invitation n’était retirée. La belle Giovanna était partie pour la campagne avec son oncle ; mais au jour fixé pour la célébration de son mariage, elle devait revenir. Le général l’écrivait ainsi à ses amis, et les engageait à se réjouir du bonheur de sa famille.

D’un autre côté, des gens dignes de foi avaient récemment rencontré le comte Ezzelin aux environs de Padoue, se livrant au plaisir de la chasse avec une ardeur singulière, et ne paraissant nullement pressé de retourner à Venise. Une dernière version donnait à croire qu’il s’était retiré dans sa villa, et qu’enfermé seul et désolé, il passait les nuits dans les larmes.

Que se passait-il donc ? Le peuple vénitien est le plus curieux qui soit au monde. Il y avait là un beau thème pour les ingénieux commentaires des dames et les railleuses observations des jeunes gens. Il paraissait certain que Morosini mariait toujours sa nièce ; mais ce dont on ne pouvait plus douter, c’est qu’il ne la mariait point avec Ezzelin. Pour quelle cause mystérieuse cet hymen était-il rompu à la veille d’être contracté ? Et quel autre fiancé s’était donc trouvé là, comme par enchantement, pour remplacer tout à coup le seul parti qui eût semblé jusque-là convenable ? On se perdait en conjectures.

Un beau soir, on vit une gondole fort simple glisser sur le canal de Fusine ; mais à la rapidité de sa marche, et au bon air des gondoliers, on eut bientôt reconnu que ce devait être quelque personnage de haut rang revenant incognito de la campagne. Quelques désœuvrés qui se promenaient sur une barque dans les mêmes eaux, suivirent cette gondole de près et virent le noble Morosini assis à côté de sa nièce. Orio Soranzo était à demi couché aux pieds de Giovanna, et dans la douce préoccupation avec laquelle Giovanna caressait le beau lévrier blanc d’Orio, il y avait tout un monde de délices, d’espérances et d’amour.

— En vérité ! s’écrièrent toutes les dames qui prenaient le frais sur la terrasse du palais Mocenigo, lorsque la nouvelle arriva au bout d’une heure dans le beau monde ; Orio Soranzo ! ce mauvais sujet ! — Puis il se fit un grand silence, et personne ne se demanda comment la chose avait pu arriver ; celles qui affectaient le plus de mépriser Orio Soranzo et de plaindre Giovanna Morosini, savaient trop bien qu’Orio était un homme irrésistible.

Un soir, Ezzelin, après avoir passé le jour à poursuivre le sanglier au fond des bois, rentrait triste et fatigué. La chasse avait été magnifique, et les piqueurs du comte s’étonnaient qu’une si belle partie n’eût pas éclairci le front de leur maître. Son air morne et son regard sombre contrastaient avec les fanfares et les aboiemens des chiens, auxquels l’écho répondait joyeusement du haut des tourelles du vieux manoir. Au moment où le comte franchissait le pont-levis, un courrier, qui venait d’arriver quelques minutes avant lui, vint à sa rencontre, et tenant d’une main la bride de son cheval poudreux et haletant, lui présenta de l’autre, en s’inclinant presque à terre, une lettre dont il était porteur. Le comte, qui d’abord avait jeté sur lui un regard distrait et froid, tressaillit au nom que prononçait l’envoyé. Il saisit la lettre d’une main convulsive, et arrêtant son ardent coursier avec une impatience qui le fit cabrer, il resta un instant incertain et farouche, comme s’il eût voulu répondre à ce message par l’insulte et le mépris ; mais se calmant presque aussitôt, il donna un sequin d’or à l’envoyé et descendit de cheval sur le pont même, se croyant à la porte de ses appartemens, et laissant traîner dans la poussière les rênes de sa noble monture.

Il était enfermé depuis une heure environ dans un cabinet, lorsque son écuyer vint lui dire que le courrier, conformément aux ordres de ses maîtres, allait repartir pour Venise, et qu’auparavant il désirait prendre les ordres du noble comte. Celui-ci parut s’éveiller comme d’un rêve. À un signe qu’il fit, l’écuyer lui apporta de quoi écrire, et le lendemain matin Giovanna Morosini reçut des mains du courrier la réponse suivante :

« Vous me dites, madame, que des bruits de diverses natures circulent dans le public à propos de votre mariage et de mon départ. Selon les uns, j’aurais encouru la disgrace de votre famille par quelque action basse, ou quelque liaison honteuse ; selon les autres, j’aurais eu d’assez graves sujets de plaintes contre vous, pour vous faire l’affront de me retirer à la veille de l’hyménée. Quant au premier de ces bruits, vous avez trop de bonté, et vous prenez trop de soin, madame. Je suis fort peu sensible, à l’heure qu’il est, à l’effet que peut produire mon malheur dans l’opinion publique, il est assez grand par lui-même pour que je ne l’aggrave pas par des préoccupations d’un ordre inférieur. Quant à la seconde supposition dont vous me parlez, je conçois combien votre orgueil en doit souffrir, et votre orgueil est fondé, madame, sur de trop légitimes prétentions pour que j’entre en révolte contre ce qu’il peut vous dicter en cet instant. L’arrêt est cruel, cependant je bornerai toute ma plainte à vous le dire aujourd’hui, et demain j’obéirai. Oui, je reparaîtrai à Venise, et prenant votre invitation pour un ordre, j’assisterai à votre mariage. Vous voulez que j’étale en public le spectacle de ma douleur, vous voulez que tout Venise lise sur mon front l’arrêt de votre dédain. Je le conçois, il faut que l’opinion immole un de nous à la gloire de l’autre. Pour que votre seigneurie ne soit point accusée de trahison ou de déloyauté, il faut que je sois raillé et montré au doigt comme un sot qui s’est laissé supplanter du jour au lendemain ; j’y consens de grand cœur. Le soin de votre honneur m’est plus cher que celui de ma propre dignité. Que ceux qui me trouveront trop complaisant s’apprêtent nonobstant à le payer cher ! Rien ne manquera au triomphe d’Orio Soranzo ! pas même le vaincu marchant derrière son char, les mains liées et le front chargé de honte ! Mais qu’Orio Soranzo ne cesse jamais de vous sembler digne de tant de gloire ! car ce jour-là le vaincu pourrait bien se sentir les mains libres, et lui prouver que le soin de votre honneur, madame, est le premier et l’unique de votre esclave fidèle, etc. »

Tel était l’esprit de cette lettre dictée par un sentiment sublime, mais écrite en beaucoup d’endroits dans un style à la mode du temps, si emphatique, et chargé de tant d’antithèses et de concetti, que j’ai été forcé de vous la traduire en langue moderne pour la rendre intelligible.

Le lendemain, le comte Ezzelin quitta son manoir au coucher du soleil, et descendit la Brenta sur sa gondole. Tout le monde dormait encore au palais Memmo lorsqu’il y arriva. La noble dame Antonia Memmo était veuve de Lotario Ezzelino, oncle du jeune comte ; c’était chez elle qu’il résidait à Venise, lui ayant confié l’éducation de sa sœur Argiria, enfant de quinze ans, d’une beauté merveilleuse et d’un aussi noble cœur que lui-même. Ezzelin aimait sa sœur comme Morosini aimait sa nièce ; c’était la seule proche parente qui lui restât, et c’était aussi l’unique objet de ses affections, avant qu’il eût connu Giovanna Morosini. Abandonné par celle-ci, il revenait vers sa jeune sœur avec plus de tendresse. Seule dans tout ce palais, elle était déjà levée lorsqu’il arriva ; elle courut à sa rencontre, et lui fit le plus affectueux accueil ; mais Ezzelin crut voir un peu de trouble et une sorte de crainte dans la sympathie qu’elle lui témoigna. Il la questionna, sans pouvoir lui arracher son innocent secret ; mais il comprit sa sollicitude, lorsqu’elle le supplia de prendre du sommeil, au lieu de sortir comme il en témoignait l’intention. Elle semblait vouloir lui cacher un malheur imminent, et lorsqu’elle tressaillit en entendant la grosse cloche de la tour Saint-Marc sonner le premier coup de la messe, Ezzelin fut certain de ce qu’il avait pressenti. — Ma douce Argiria, lui dit-il, tu crois que j’ignore ce qui se passe, tu t’effraies de ma présence à Venise le jour du mariage de Giovanna Morosini. Sois sans crainte, je suis calme, tu le vois, et je viens exprès pour assister à ce mariage selon l’invitation que j’en ai reçue. — A-t-on bien osé vous inviter ? s’écria la jeune fille en joignant les mains. A-t-on bien poussé l’insulte et l’impudeur jusqu’à vous faire part de ce mariage ? Oh ! j’étais l’amie de Giovanna ! Dieu m’est témoin que tant qu’elle vous a aimé, je l’ai aimée comme ma sœur ; mais aujourd’hui je la méprise et la déteste. Moi, aussi, je suis invitée à son mariage, mais je n’irai point. Je lui arracherais son bouquet de la tête et je lui déchirerais son voile, si je la voyais revêtue de ces ornemens pour donner la main à votre rival. Oh ! Dieu ! préférer à mon frère un Orio Soranzo, un débauché, un joueur, un homme qui méprise toutes les femmes et qui a fait mourir sa mère de chagrin ! Eh quoi ! mon frère, vous le regarderez en face ! Oh ! n’allez pas là ! Vous ne pouvez pas y aller sans avoir quelque dessein terrible. N’y allez pas, méprisez ce couple indigne de votre colère. Abandonnez Giovanna à son triste bonheur. C’est là qu’elle trouvera son châtiment. — Mon enfant, répondit Ezzelin, je suis profondément ému de votre sollicitude, et je suis heureux, puisque votre amitié pour moi est si vive. Mais ne craignez rien de ma colère ni de ma douleur, et sachez que vous ne comprenez rien à ce qui m’arrive. Sachez, mon enfant chérie, que Giovanna Morosini n’a eu aucun tort envers moi. Elle m’a aimé, elle me l’a avoué naïvement, elle m’a accordé sa main ; puis un autre est venu, un homme plus habile, plus audacieux, plus entreprenant, un homme qui avait besoin de sa fortune, et qui, pour la fasciner, a été grand orateur et grand comédien. Il l’a emporté, elle l’a préféré, elle me l’a dit, et je me suis retiré ; mais elle me l’a dit avec franchise, avec douceur, avec bonté même. Ne haïssez donc point Giovanna, et restez son amie comme je reste son serviteur. Allez éveiller votre tante ; priez-la de vous mettre vos plus beaux habits, et de venir avec vous et avec moi à la noce de Giovanna Morosini.

Grande fut la surprise de la tante, lorsque la jeune fille consternée vint lui déclarer les intentions du comte. Mais elle l’aimait tendrement ; elle croyait en lui et vainquit sa répugnance. Ces deux femmes, richement parées, la vieille avec tout le luxe majestueux et lourd de l’antique noblesse, la jeune avec tout le goût et toute la grace de son âge, accompagnèrent Ezzelin à l’église Saint-Marc.

Leurs préparatifs avaient duré assez long-temps pour que la messe et la cérémonie du mariage fussent déjà terminées lorsque Ezzelin parut avec elles sur le seuil de la basilique. Il se trouva donc face à face en entrant avec Giovanna Morosini et Orio Soranzo, qui sortaient en grande pompe, se tenant par la main. Giovanna était véritablement une perle de beauté, une perle d’Orient, comme on disait en ce temps-là, et les roses blanches de sa couronne étaient moins pures et moins fraîches que le front qu’elles ceignaient de leur diadème virginal. Le plus beau de tous les pages portait les longs plis de sa robe de drap d’argent, et son corsage était serré dans un réseau de diamans. Mais ni sa beauté ni sa parure n’éblouirent la jeune Argiria. Non moins belle et non moins parée, elle serra fortement le bras de son frère et marcha d’un pas assuré à la rencontre de Giovanna. Son attitude fière, son regard plein de reproche, et son sourire un peu amer, troublèrent Giovanna Soranzo. Elle devint pâle comme la mort, en voyant le frère et la sœur, l’un muet et calme comme un désespoir sans ressources, l’autre qui semblait être l’expression vivante de l’indignation concentrée d’Ezzelin. Orio sentit défaillir sa jeune épouse, et ne sembla pas voir Ezzelin, mais son attention se porta toute entière sur la jeune Argiria, et il fixa sur elle un regard étrange, mêlé d’ardeur, d’admiration et d’insolence. Argiria fut aussi troublée de ce regard que Giovanna l’avait été du sien. Elle s’appuya tremblante sur le bras d’Ezzelin, et prit ce qu’elle éprouvait pour de la haine et de la colère.

Morosini, s’avançant alors à la rencontre d’Ezzelin, le serra dans ses bras, et les témoignages d’affection qu’il lui donna semblèrent une protestation contre la préférence que Giovanna avait donnée à Soranzo. Le cortége s’arrêta, et les curieux se pressèrent pour voir cette scène dans laquelle ils espéraient trouver l’explication du dénouement inattendu des amours d’Ezzelin et de Giovanna. Mais les amateurs de scandale se retirèrent mal contens. Où l’on s’attendait à un échange de provocations et à des dagues hors du fourreau, on ne vit qu’embrassades et protestations. Morosini baisa la main de la signora Memmo et le front d’Argiria, qu’il avait coutume de traiter comme sa fille ; puis il l’attira doucement, et cette aimable fille, ne pouvant résister à la prière tacite du vénérable général, s’approcha tout-à-fait de Giovanna. Celle-ci s’élança vers son ancienne amie et l’embrassa avec une irrésistible effusion. En même temps elle tendit la main à Ezzelin, qui la baisa d’un air respectueux et calme, en lui disant tout bas : « Madame, êtes-vous contente de moi ? — Vous êtes à jamais mon ami et mon frère, lui dit Giovanna. » Elle entraîna Argiria avec elle, et Morosini, offrant sa main à la signora Memmo, entraîna aussi Ezzelin en s’appuyant sur son bras. C’est ainsi que le cortége se remit en marche, et gagna les gondoles au son des fanfares et aux acclamations du peuple qui jetait des fleurs sur le passage de la mariée, en échange des grandes largesses distribuées par elle à la porte de la basilique. Il n’y eut donc pas lieu cette fois à gloser sur les infortunes d’un amant rebuté, non plus que sur le triomphe d’un amant préféré. On remarqua seulement que les deux rivaux étaient fort pâles, et que, placés à deux pas l’un de l’autre, s’effleurant à chaque instant et entrecroisant leurs paroles avec les mêmes interlocuteurs, ils mettaient une admirable persévérance à ne pas voir le visage et à ne pas entendre la voix l’un de l’autre.

Lorsqu’on fut rendu au palais Morosini, le premier soin du général fut d’emmener à part le comte et sa famille, et de leur exprimer chaleureusement sa reconnaissance pour leur magnanime témoignage de réconciliation. — Nous avons dû agir ainsi, répondit Ezzelin avec une dignité respectueuse, et il n’a pas tenu à moi que, dès les premiers jours de notre rupture, ma noble tante ne fît les premiers pas vers la signora Giovanna. Au reste, j’ai été lâche peut-être, en me retirant à la campagne comme je l’ai fait. Ma douleur me faisait un besoin impérieux de la solitude. Voilà mon excuse. Aujourd’hui je suis soumis à l’arrêt du destin, et je ne pense pas que si mon visage trahit quelque regret mal étouffé, personne ici ait l’audace d’en triompher trop ouvertement.

— Si mon neveu avait ce malheur, répondit Morosini, il se rendrait à jamais indigne de mon estime. Mais il n’en sera pas ainsi. Orio Soranzo n’est pas, il est vrai, l’époux que j’aurais choisi pour ma Giovanna. Les prodigalités et les désordres de sa première jeunesse m’ont fait hésiter à donner un consentement que ma nièce a su enfin m’arracher. Mais je dois rendre à la vérité cet hommage, qu’en tout ce qui touche à l’honneur, à l’exquise loyauté, je n’ai rien vu en lui qui ne justifie la haute opinion qu’il a su donner de son caractère à Giovanna.

— Je le crois, mon général, répondit Ezzelin. Malgré le blâme que tout Venise déverse sur la folle conduite de messer Orio Soranzo, malgré l’espèce d’aversion qu’il inspire généralement, comme je ne sache pas que jamais aucune action basse ou méchante ait mérité cette antipathie, j’ai dû me taire lorsque j’ai vu qu’il l’emportait sur moi dans le cœur de votre nièce. Chercher à me réhabiliter dans l’esprit de Giovanna aux dépens d’un autre, ne convenait point à ma manière de sentir. Quoi qu’il m’en eût coûté cependant, je l’eusse fait, si j’eusse cru messer Soranzo tout-à-fait indigne de votre alliance ; j’eusse dû cet acte de franchise à l’amitié et au respect que je vous porte ; mais les beaux faits d’armes de messer Orio, à la dernière campagne, prouvent que, s’il a été capable de ruiner sa fortune, il est capable aussi de la relever glorieusement. Ne me demandez par pour lui ma sympathie, et ne me commandez pas de lui tendre la main ; je serais forcé de vous désobéir. Mais ne craignez pas que je le décrie ni que je le provoque ; j’estime sa vaillance, et il est votre neveu.

— Il suffit, dit le général en embrassant de nouveau le noble Ezzelin ; vous êtes le plus digne gentilhomme de l’Italie, et mon cœur saignera éternellement de ne pouvoir vous appeler mon fils. Que n’en ai-je un ! et qu’il fût doué de vos grandes qualités ! je vous demanderais pour lui la main de cette belle et noble enfant, que j’aime presque autant que ma Giovanna. En parlant ainsi, Francesco Morosini prit le bras d’Argiria, et la ramena dans la grande salle, où l’illustre et nombreuse compagnie commençait les jeux et les divertissemens d’usage.

Ezzelin y resta quelques instans ; mais, malgré tout l’effort de sa vertu, il était dévoré de douleur et de jalousie ; ses lèvres serrées, son regard fixe et terne, la raideur convulsive de sa démarche, sa gaieté forcée, tout en lui trahissait la souffrance profonde dont il était rongé. N’y pouvant plus tenir, et voyant sa sœur oublier ses ressentimens et cesser de le suivre d’un œil inquiet pour s’abandonner aux affectueuses prévenances de Giovanna, il sortit par la première porte qui se trouva devant lui, et descendit un escalier tournant assez étroit, qui conduisait à une galerie inférieure. Il allait sans but, ne sentant qu’un besoin instinctif de fuir le bruit et d’être seul. Tout à coup il vit venir à lui un cavalier qui montait légèrement l’escalier, et qui ne le voyait pas encore. Au moment où ce cavalier releva la tête, Ezzelin reconnut Orio, et toute sa haine se réveilla comme par une explosion électrique ; la couleur revint à ses joues flétries, ses lèvres frémirent, ses yeux lancèrent des flammes ; sa main, obéissant à un mouvement involontaire, tira sa dague à moitié hors du fourreau.

Orio était brave, brave jusqu’à la témérité ; il l’avait prouvé en mainte occasion : il prouva par la suite qu’il l’était jusqu’à la folie. Cependant en cet instant il eut peur ; il n’est de véritable et d’infaillible bravoure que celle des cœurs véritablement grands et infailliblement généreux. Tant qu’un homme aime la vie avec l’âpreté du matérialisme, tant qu’il est attaché aux faux biens, il pourra s’exposer à la mort pour augmenter ses jouissances ou pour acquérir du renom, car les satisfactions de la vanité sont au premier rang dans le bonheur des égoïstes ; mais qu’on vienne surprendre un tel homme au faîte de sa félicité, et que, sans lui offrir un appât de richesse ou de gloire, on l’appelle à la réparation d’un tort, on pourra bien le trouver lâche, et tout son respect humain ne le cachera pas assez pour qu’on ne s’en aperçoive.

Orio était sans armes, et son adversaire avait sur lui l’avantage de la position ; il pensa d’ailleurs qu’Ezzelin était là de dessein prémédité, que peut-être, derrière lui, dans quelque embrasure, il avait des complices ; il hésita un instant, et tout à coup, vaincu par l’horreur de la mort, il tourna rapidement sur lui-même, et redescendit l’escalier avec l’agilité d’un daim. Ezzelin, stupéfait, s’arrêta un instant.

— Orio, lâche ! s’écriait-il en lui-même ; Orio le duelliste, l’arrogant. le batailleur ! Orio, le héros de la dernière guerre ! Orio fuyant ma rencontre !

Il descendit lentement l’escalier jusqu’à la dernière marche, curieux de voir si Orio allait revenir à lui muni de sa dague, et désirant au fond qu’il ne le fît pas ; car la raison ayant repris le dessus, il sentait la folie et la déloyauté de son premier mouvement. Il se trouva dans la galerie inférieure ; il y vit Orio au milieu de plusieurs valets, affectant de leur donner des ordres, comme s’il eût été averti, par un souvenir subit, de quelque oubli, et comme s’il fût revenu sur ses pas pour le réparer. Il avait repris si vite tout son empire sur lui-même, il paraissait si calme, si dégagé, qu’Ezzelin douta un instant si sa préoccupation ne l’avait pas empêché de le voir dans l’escalier : mais cela était fort peu probable. Néanmoins il se promena quelques instans au bout de la galerie, ayant toujours l’œil sur lui, et il le vit sortir avec ses valets par une issue opposée.

Ne songeant plus à sa vengeance et se reprochant même d’en avoir eu la pensée, mais voulant à toute force éclaircir ses soupçons, Ezzelin retourna à la fête, et bientôt il vit son rival rentrer avec un groupe de conviés. Il avait sa dague à la ceinture, et cette circonstance révéla à Ezzelin l’attention qu’Orio avait faite à son geste dans l’escalier. — Eh quoi ! pensa-t il, il a cru que j’avais le dessein de l’assassiner ? Il n’a eu ni assez d’estime pour moi, ni assez de calme et de présence d’esprit pour me montrer que la partie n’était pas égale, et sa frayeur a été si subite, si aveugle, qu’il n’a pas pris le temps d’apercevoir le mouvement que j’ai fait pour rentrer ma dague dans le fourreau, en voyant qu’il n’avait pas la sienne ! Cet homme n’a pas le cœur d’un noble, et je serais bien étonné si quelque lâcheté secrète ou quelque crime inconnu n’avait pas déjà flétri en lui le principe de l’honneur et le sentiment du courage.

Dès ce moment la fête devint encore plus insupportable à Ezzelin. Il remarqua d’ailleurs que tout en causant avec Giovanna, sa sœur avait laissé Orio s’approcher d’elle et qu’elle répondait à ses questions oiseuses et frivoles avec une timidité de moins en moins hautaine. Orio pensait réellement que son rival avait des projets de vengeance, il voulait voir si Argiria était dans la confidence, et, comptant surprendre ce secret dans le maintien candide de la jeune fille, il la surveillait de près et l’obsédait de ses impertinentes cajoleries, fixant sur elle ce regard de faucon qui, disait-on, avait, sur toutes les femmes, un pouvoir magique. Argiria, élevée dans la retraite, enfant plein de noblesse et de pureté, ne comprenait rien à l’émotion inconnue que ce regard lui causait. Elle se sentait prise d’une sorte de vertige, et lorsque Soranzo reportait ensuite ses yeux enflammés d’amour sur Giovanna et lui adressait des épithètes passionnées, elle sentait son cœur battre et ses joues brûler, comme si ces regards et ces paroles eussent été adressés à elle-même. Ezzelin n’aperçut pas son trouble intérieur ; mais le bal allait commencer, il craignit qu’Orio n’invitât sa sœur à danser, et il ne pouvait souffrir qu’elle se familiarisât avec la conversation et les manières d’un homme pour qui sa haine se changeait en mépris. Il alla prendre Argiria par la main, et, la reconduisant auprès de sa tante, il les supplia l’une et l’autre de se retirer. Argiria était venue à regret à la fête, et quand son frère l’en arracha, elle sentit quelque chose se briser en elle, comme si un vif regret l’eût atteinte au fond de l’ame. Elle se laissa emmener sans pouvoir dire un mot, et la bonne tante, qui avait une confiance sans bornes dans la sagesse et la dignité d’Ezzelin, le suivit sans lui faire une seule question.

La fête des noces fut magnifique, et dura plusieurs jours ; mais le comte Ezzelin n’y reparut pas : il était reparti le soir même pour Padoue, emmenant sa tante et sa sœur avec lui.

C’était certainement beaucoup pour un homme presque ruiné la veille d’être devenu l’époux d’une des plus riches héritières de la république et le neveu du généralissime ; c’était de quoi satisfaire une ambition ordinaire. Mais rien ne suffisait à Orio, parce qu’il abusait de tout. Il ne lui aurait rien fallu de moins qu’une fortune de roi pour subvenir à ses dépenses de fou. C’était un homme à la fois insatiable et cupide, à qui tous les moyens étaient bons pour acquérir de l’argent, et tous les plaisirs bons pour le dépenser. Il avait surtout la passion du jeu. Accoutumé qu’il était à tous les dangers et à toutes les voluptés, ce n’était plus que dans le jeu qu’il trouvait des émotions. Il jouait donc d’une manière qui, même dans ce pays et ce siècle de joueurs, semblait effrayante, exposant souvent, sur un coup de dés, sa fortune tout entière, gagnant et perdant vingt fois par nuit le revenu de cinquante familles. Il ne tarda pas à faire de larges trouées dans la dot de sa femme, et sentit bientôt qu’il fallait ou changer de vie ou réparer ses pertes, s’il ne voulait se trouver dans la même position qu’avant son mariage. Le printemps était revenu, et l’on s’apprêtait à reprendre les hostilités. Il déclara à Morosini qu’il désirait garder l’emploi que la république lui avait confié sous ses ordres, et regagna ainsi, par son ardeur militaire, les bonnes grâces de l’amiral, qu’il avait commencé à perdre par sa mauvaise conduite. Quand le moment fut venu de mettre à la voile, il se rendit à son poste avec sa galère, et appareilla avec le reste de la flotte, au commencement de 1686.

Il prit une part brillante à tous les principaux combats qui signalèrent cette mémorable campagne, et se distingua particulièrement au siège de Coron et à la bataille que gagnèrent les Vénitiens sur le capitan-pacha Mustapha dans les plaines de la Laconie. Quand l’hiver arriva, Morosini, après avoir mis en état de défense ses nombreuses conquêtes, mena la flotte hiverner à Corfou, où elle était à même de surveiller à la fois l’Adriatique et la mer Ionienne. En effet, les Turcs ne firent, pendant toute la mauvaise saison, aucune tentative sérieuse ; mais les habitans des écueils du golfe de Lépante, soumis, l’année précédente, par le général Strasold, profitant du moment où la violence des vents et la perpétuelle agitation de la mer empêchaient les gros navires de guerre vénitiens de sortir, protégés d’ailleurs contre ceux qu’ils pouvaient rencontrer par la petitesse et la légèreté de leurs barques qui allaient se cacher, comme des oiseaux de mer, derrière le moindre rocher, se livraient presque ouvertement à la piraterie. Ils attaquaient tous les bâtimens de commerce que les affaires forçaient à tenter ce passage difficile, souvent même des galères armées, s’en emparaient la plupart du temps, pillaient les chargemens et massacraient les équipages. Les Missolonghis surtout s’étaient réfugiés dans les îles Curzolari, situées entre la Morée, l’Étolie et Céphalonie, et causaient d’horribles ravages. Le généralissime, pour y mettre un terme, envoya, dans les îles les plus infestées, des garnisons de marins choisis avec de fortes galères, et en confia le commandement aux officiers les plus habiles et les plus résolus de l’armée. Il n’oublia pas Soranzo, qui, ennuyé de l’inaction où se tenait l’armée, avait l’un des premiers demandé du service contre les pirates, et lui confia un poste digne de ses talens et de son courage. Il fut envoyé avec trois cents hommes à la plus grande des îles Curzolari, et chargé de surveiller l’important passage qu’elles commandent. Son arrivée jeta la terreur parmi les Missolonghis, qui connaissaient sa bravoure indomptable et son impitoyable sévérité ; et, dans les premiers temps, il ne se commit pas un seul acte de piraterie vers les parages qu’il commandait, tandis que les autres gouvernemens, malgré l’activité des garnisons, continuaient à être le théâtre de fréquens et terribles brigandages. Son oncle, enchanté de sa réussite complète, lui fit envoyer par la république des lettres de félicitation.

Cependant Orio, trompé dans l’espoir qu’il avait formé de trouver des ennemis à combattre et à dépouiller, voulut tenter un grand coup qui réparât à son égard ce qu’il appelait l’injustice du sort. Il avait appris que le pacha de Patras gardait dans son palais des trésors immenses, et que, se fiant sur la force de la ville et sur le nombre des habitans, il laissait faire à ses soldats une assez mauvaise garde. Prenant là-dessus ses dispositions, il choisit les cent plus braves soldats de sa troupe, les fit monter sur une galère, gouverna sur Patras de manière à n’y arriver que de nuit, cacha son navire et ses gens dans une anse abritée, descendit le premier à terre, et se dirigea seul et déguisé vers la ville. Vous connaissez le reste de cette aventure, qui a été si poétiquement racontée par Byron. À minuit, Orio donna le signal convenu à sa troupe, qui se mit en marche pour le venir joindre à la porte de la ville. Alors il égorgea les sentinelles, traversa silencieusement la ville, surprit le palais, et commença à le piller. Mais attaqué par une troupe vingt fois plus nombreuse que la sienne, il fut refoulé dans une cour et cerné de toutes parts. Il se défendit comme un lion, et ne rendit son épée que long-temps après avoir vu tomber le dernier de ses compagnons. Le pacha, épouvanté, malgré sa victoire, de l’audace de son ennemi, le fit enfermer et enchaîner dans le plus profond cachot de son palais, pour avoir le plaisir de voir souffrir et trembler peut-être celui qui l’avait fait trembler. Mais l’esclave favorite du pacha, nommée Naam, qui avait vu de ses fenêtres le combat de la nuit, séduite par la beauté et le courage du prisonnier, vint le trouver en secret et lui offrit la liberté, s’il consentait à partager l’amour qu’elle ressentait pour lui. L’esclave était belle, Orio facile en amour et très désireux en outre de la vie et de la liberté. Le marché fut bientôt conclu, bientôt aussi exécuté. La troisième nuit, Naam assassina son maître, et, à la faveur du désordre qui suivit ce meurtre, s’enfuit avec son amant. Tous deux montèrent dans une barque que l’esclave avait fait préparer, et se rendirent aux îles Curzolari.

Pendant deux jours, le comte resta plongé dans une tristesse profonde. La perte de sa galère était un notable échec à sa fortune particulière, et le sacrifice inutile qu’il avait fait de cent bons soldats pouvait porter une rude atteinte à sa réputation militaire, et par conséquent nuire à l’avancement qu’il espérait obtenir de la république ; car pour lui toutes choses se réalisaient en intérêts positifs, et il n’aspirait aux grands emplois qu’à cause de la facilité qu’on a de s’y enrichir. Il ne pensa bientôt plus qu’aux mauvais résultats de sa folle expédition et aux moyens d’y remédier.

Alors on le vit changer complètement son genre de vie, et son caractère sembla être aussi changé que sa conduite. D’aventureux et de téméraire, il devint circonspect et méfiant ; la perte de sa principale galère lui en faisait, disait-il, un devoir. Celle qui lui restait ne pouvait plus se risquer dans des parages éloignés. Elle demeura donc en observation non loin de la crique bordée de rochers qui lui servait de port, et se borna à courir des bordées autour de l’île, sans la perdre de vue. Encore n’était-ce plus Orio qui la commandait. Il avait confié ce soin à son lieutenant, et n’y mettait plus le pied que de loin en loin pour y passer des revues. Toujours enfermé dans l’intérieur du château, il semblait plongé dans le désespoir. Les soldats murmuraient hautement contre lui sans qu’il parût s’en soucier ; mais tout d’un coup il sortait de son apathie pour infliger les châtimens les plus sévères, et ses retours à l’autorité de la discipline étaient marqués par des cruautés qui rétablissaient la soumission et faisaient régner la crainte pendant plusieurs jours.

Cette manière d’agir porta ses fruits. Les pirates, encouragés d’une part par le désastre de Soranzo à Patras, de l’autre par la timidité de ses mouvemens autour des îles Curzolari, reparurent dans le golfe de Lépante et s’avancèrent jusque dans le détroit, et bientôt ces parages devinrent plus périlleux qu’ils ne l’avaient jamais été. Presque tous les navires marchands qui s’y engageaient disparaissaient aussitôt, sans qu’on en reçût jamais aucune nouvelle, et ceux qui arrivaient à leur destination disaient n’avoir dû leur salut qu’à la rapidité de leur marche et à l’opportunité du vent.

Cependant le comte Ezzelino avait quitté l’Italie de son côté, sans revoir ni Giovanna, ni le palais Morosini. Peu de jours après le mariage de Soranzo, il avait fait ses adieux à sa famille, et avait obtenu de la république un ordre de départ. Il s’était embarqué pour la Morée, où il espérait oublier, dans les agitations de la guerre et les fumées de la gloire, les douleurs de l’amour et les blessures faites à son orgueil. Il s’était distingué non moins que Soranzo dans cette campagne, mais sans y trouver la distraction et l’enivrement qu’il y cherchait. Toujours triste et fuyant la société des gens plus heureux que lui, se trouvant mal à l’aise d’ailleurs auprès de Morosini, il avait obtenu de celui-ci le commandement de Coron durant l’hiver. Cependant il arriva que Morosini, apprenant les nouveaux ravages de la piraterie, résolut de donner à Ezzelino un commandement plus rapproché du théâtre de ces brigandages et le rappela auprès de lui vers la fin de février. Ezzelino quitta donc la Messénie et se dirigea vers Corfou avec un équipage plus vaillant que nombreux. Sa traversée fut heureuse jusqu’à la hauteur de Zante. Mais là les vents d’ouest le forcèrent de quitter la pleine mer et de s’engager dans le détroit qui sépare Céphalonie de la pointe nord-ouest de la Morée. Il y lutta pendant toute une nuit contre la tempête, et le lendemain, quelques heures avant le coucher du soleil, il se trouva à la hauteur des îles Curzolari. Il allait doubler la dernière des trois principales, et poussé par un vent favorable, il veillait avec quelques matelots seulement à la manœuvre ; le reste, fatigué par la navigation de la nuit précédente, se reposait sous le pont. Tout à coup, des rochers qui forment le promontoire nord-ouest de cette île, s’élança à sa rencontre une forte embarcation chargée d’hommes. Ezzelino vit du premier coup-d’œil qu’il avait affaire à des pirates missolonghis. Il feignit pourtant de ne pas les reconnaître, ordonna tranquillement à son équipage de s’apprêter au combat, mais sans se montrer davantage, et continua sa route, comme s’il ne se fût point aperçu du danger. Cependant les pirates s’approchèrent à grand renfort de voiles et de rames, et finirent par aborder la galère. Quand Ezzelino vit les deux navires bien engagés et les Missolonghis poser leurs ponts volans pour commencer l’attaque, il donna le signal à son équipage, qui se leva tout entier comme un seul homme. À cette vue, les pirates hésitèrent, mais un mot de leur chef ranima leur première audace, et ils se jetèrent en masse sur le pont ennemi. Le combat fut terrible et long-temps égal. Ezzelino, qui ne cessait d’encourager et de diriger ses matelots, remarqua que le chef ennemi, au contraire, nonchalamment assis à la poupe de son navire, ne prenait aucune part à l’action, et semblait considérer ce qui se passait comme un spectacle qui lui aurait été tout-à-fait étranger. Étonné d’une pareille tranquillité, Ezzelino se mit à regarder plus attentivement cet homme étrange. Il était vêtu comme les autres Missolonghis, et coiffé d’un large turban rouge ; une épaisse barbe noire lui cachait la moitié du visage, et ajoutait encore à l’énergie de ses traits. Ezzelino, tout en admirant sa beauté et son calme, crut se rappeler qu’il l’avait déjà rencontré quelque part, dans un combat sans doute. Mais où ? c’était ce qui lui était impossible de trouver. Cette idée ne fit que lui traverser la tête, et le combat s’empara de nouveau de toute son attention. La chance menaçait de lui devenir défavorable ; ses gens, après s’être très bravement battus, commençaient à faiblir, et cédaient peu à peu le terrain à leurs opiniâtres adversaires. Ce que voyant le jeune comte, il jugea qu’il était temps de payer de sa personne, afin de ranimer par son exemple sa troupe découragée. Il redevint donc de capitaine soldat, et se précipita, le sabre au poing, dans le plus fort de la mêlée, au cri de Saint-Marc, Saint-Marc et en avant ! Il tua de sa main les plus avancés des assaillans, et suivi de tous les siens qui revinrent à la charge avec une nouvelle ardeur, il les fit reculer à leur tour. Le chef ennemi fit alors ce qu’avait fait Ezzelino. Voyant ses pirates en retraite, il se leva brusquement de son banc, empoigna une hache d’abordage, et s’élança contre les Vénitiens en poussant un cri terrible. Ceux-ci à son aspect s’arrêtèrent incertains ; Ezzelino seul osa marcher à lui. Ce fut sur un des ponts volans qui unissaient les deux navires que les deux chefs se rencontrèrent. Ezzelino allongea de toute sa force un coup d’épée au Missolonghi qui s’avançait découvert ; mais celui-ci para avec le manche de sa hache, et menaçait déjà du tranchant la tête du comte, lorsque Ezzelino, qui de l’autre main tenait un pistolet, lui fracassa la main droite. Le pirate s’arrêta un instant, jeta un regard de rage sur son arme qui lui échappait, éleva en l’air sa main sanglante en signe de défi, et se retira au milieu des siens. Ceux-ci, voyant leur chef blessé et l’ennemi encore prêt à les bien recevoir, enlevèrent rapidement les ponts d’abordage, coupèrent les amarres, et s’éloignèrent presque aussi vite qu’ils étaient venus. En moins d’un quart d’heure ils eurent disparu derrière les rochers d’où ils étaient sortis.

Ezzelino, dont l’équipage avait été très maltraité, croyant avoir satisfait à l’honneur par sa belle défense, ne jugea pas à propos de s’exposer de nuit à un nouveau combat, et alla mettre sa galère sous la protection du château situé dans la grande île ; la nuit tombait quand il jeta l’ancre. Il donna ses ordres à son équipage, et se jetant dans une barque, il s’approcha du château.

Ce château était situé au bord de la mer, sur d’énormes rochers taillés à pic, au milieu desquels les vagues allaient s’engouffrer avec fracas, et dominait à la fois toute l’île et tout l’horizon, jusqu’aux deux autres îles ; il était entouré, du côté de la terre, d’un fossé de quarante pieds, et fermé de partout par une énorme muraille. Aux quatre coins, des donjons aigus se dressaient comme des flèches. Une porte de fer bouchait la seule issue apparente qu’eût le château. Tout cela était massif, noir, morne et sinistre : on eût dit de loin le nid d’un oiseau de proie gigantesque.

Ezzelin ignorait que Soranzo eût échappé au désastre de Patras ; il avait appris sa folle entreprise, sa défaite et la perte de sa galère. Le bruit de sa mort avait couru, puis aussi celui de son évasion ; mais on ne savait point à l’extrémité de la Morée ce qu’il y avait de faux ou de vrai dans ces récits divers. Les brigandages des pirates missolonghis donnaient beaucoup plus de probabilité à la nouvelle de la mort de Soranzo qu’à celle de son salut.

Le comte avait donc quitté Coron avec un vague sentiment de joie et d’espoir, mais durant le voyage ses pensées avaient repris leur tristesse et leur abattement ordinaires. Il s’était dit que dans le cas où Giovanna serait libre, l’aspect de son premier fiancé serait une insulte à ses regrets, et que peut-être elle passerait pour lui de l’estime à la haine ; et puis, en examinant son propre cœur, Ezzelin s’imagina ne plus trouver au fond de cet abîme de douleur qu’une sorte de compassion tendre pour Giovanna, soit qu’elle fût l’épouse, soit qu’elle fût la veuve d’Orio Soranzo.

Ce fut seulement en mettant le pied sur le rivage de l’île Curzolari qu’Ezzelino, reprenant sa mélancolie habituelle, dont la chaleur du combat l’avait distrait un instant, se souvint du problème qui tenait sa vie comme en suspens depuis deux mois ; et malgré toute l’indifférence dont il se croyait armé, son cœur tressaillit d’une émotion plus vive qu’il n’avait fait à l’aspect des pirates. Un mot du premier matelot qu’il trouva sur la rive eût pu faire cesser cette angoisse ; mais plus il la sentait augmenter, moins il avait le courage de s’informer.

Le commandant du château ayant reconnu son pavillon et répondu au salut de sa galère par autant de coups de canon qu’elle lui en avait adressés, vint à sa rencontre, et lui annonça qu’en l’absence du gouverneur il était chargé de donner asile et protection aux navires de la république. Ezzelin essaya de lui demander si l’absence du gouverneur était momentanée, ou s’il fallait entendre par ce mot la mort d’Orio Soranzo ; mais, comme si sa propre vie eût dépendu de la réponse du commandant, il ne put se résoudre à lui adresser cette question. Le commandant, qui était plein de courtoisie, fut un peu surpris du trouble avec lequel le jeune comte accueillait ses civilités, et prit cet embarras pour de la froideur et du dédain. Il le conduisit dans une vaste salle d’architecture sarrazine, dont il lui fit les honneurs, et peu à peu il reprit ses manières accoutumées, qui étaient les plus obséquieuses du monde. Ce commandant, nommé Léontio, était un Esclavon, officier de fortune, blanchi au service de la république. Habitué à s’ennuyer dans des emplois secondaires, il était d’un caractère inquiet, curieux et expansif. Ezzelin fut forcé d’entendre les lamentations ordinaires de tout commandant de place condamné à un hivernage triste et périlleux. Il l’écoutait à peine ; cependant un nom qu’il prononça le tira tout à coup de sa rêverie. — Soranzo ? s’écria-t-il, ne pouvant plus se maîtriser, qui donc est ce Soranzo, et où donc est-il maintenant ? — Messer Orio Soranzo, le gouverneur de cette île, est celui dont j’ai l’honneur de parler à votre seigneurie, répondit Léontio ; il est impossible qu’elle n’ait pas entendu parler de ce vaillant capitaine.

Ezzelin se rassit en silence ; puis, au bout d’un instant, il demanda pourquoi le gouverneur d’une place si importante n’était pas à son poste, surtout dans un temps où les pirates couvraient la mer et venaient attaquer les galères de l’état presque sous le canon de son fort. Cette fois il écouta la réponse du commandant. — Votre seigneurie, dit celui-ci, m’adresse une question fort naturelle, et que nous nous adressons tous ici, depuis moi, qui commande la place, jusqu’au dernier soldat de la garnison. Ah ! seigneur comte ! comme les plus braves militaires peuvent se laisser abattre par un revers ! Depuis l’affaire de Patras, le noble Orio a perdu toute sa vigueur et toute son audace. Nous nous dévorons dans l’inaction, nous dont il gourmandait naguère la paresse et la lenteur ; et Dieu sait si nous méritions de tels reproches ! Mais, quelque injustes qu’ils puissent être, nous aimions mieux le voir ainsi que dans le découragement où il est tombé. Votre seigneurie peut m’en croire, ajouta Léontio en baissant la voix, c’est un homme qui a perdu la tête. Si les choses qui se passent maintenant sous ses yeux lui eussent été seulement racontées il y a deux mois, il serait parti comme un aigle de mer pour donner la chasse à ces mouettes fuyardes ; il n’eût pas eu de repos, il n’eût pu ni manger ni dormir qu’il n’eût exterminé ces pirates et tué leur chef de sa propre main ! Mais, hélas ! ils viennent nous braver jusque sous nos remparts, et le turban rouge de l’Uscoque se promène insolemment à la portée de nos regards. Sans aucun doute, c’est ce pirate infâme qui a attaqué aujourd’hui votre excellence.

— C’est possible, répondit Ezzelin avec indifférence ; ce qu’il y a de certain, c’est que, malgré leur incroyable audace, ces pirates ne peuvent triompher d’une galère bien armée. Je n’ai que soixante hommes de guerre à mon bord, et nous serions venus à bout, je pense, de toutes les forces réunies des Missolonghis. Certainement vous avez ici plus d’hommes et de munitions qu’il ne vous en faudrait, avec la forte galère que je vois à l’ancre, pour exterminer en quelques jours cette misérable engeance. Que pensera Morosini de la conduite de son neveu, lorsqu’il saura ce qui se passe ? — Et qui osera lui en rendre compte ? dit Léontio avec un sourire mêlé de fiel et de terreur. Messer Orio est un homme implacable dans ses vengeances, et si la moindre plainte contre lui partait de cet endroit maudit pour aller frapper l’oreille de l’amiral, il n’est pas jusqu’au dernier mousse parmi ceux qui l’habitent, qui ne ressentît jusqu’à la mort les effets de la colère de Soranzo. Hélas ! la mort n’est rien, c’est une chance de la guerre ; mais vieillir sous le harnais, sans gloire, sans profit, sans avancement, c’est ce qu’il y a de pis dans la vie d’un soldat ! Qui sait comment l’illustre Morosini accueillerait une plainte contre son neveu ? Ce n’est pas moi qui me mettrai dans le plateau d’une balance avec un homme comme Orio Soranzo dans l’autre !

— Et grâces à ces craintes, reprit Ezzelino avec indignation, le commerce de votre patrie est entravé, de braves négocians sont ruinés, des familles entières, jusqu’aux femmes et aux enfans, trouvent dans leur traversée une mort cruelle et impunie ; de vils forbans, rebut des nations, insultent le pavillon vénitien, et messer Orio Soranzo souffre ces choses ! Et parmi tant de braves soldats qui se rongent les poings d’impatience autour de lui, il n’en est pas un seul qui ose se dévouer pour le salut de ses concitoyens et l’honneur de sa patrie !

— Il faut tout dire, seigneur comte, répliqua Léontio, effrayé de l’emportement d’Ezzelin ; puis il s’arrêta troublé et promena un regard autour de lui, comme s’il eût craint que les murs n’eussent des yeux et des oreilles. — Eh bien ! dit le comte avec chaleur, qu’avez-vous à dire pour justifier une telle timidité ? Parlez, ou je vous rends responsable de tout ceci.

— Monseigneur, répondit Léontio en continuant à regarder avec anxiété de côté et d’autre, le noble Orio Soranzo est peut-être plus infortuné que coupable. Il se passe, dit-on, des choses étranges dans le secret de ses appartemens. On l’entend parler seul avec véhémence ; on l’a rencontré la nuit, pâle et défait, errant comme un possédé dans les ténèbres, affublé d’un costume bizarre. Il passe des semaines entières enfermé dans sa chambre, ne laissant parvenir jusqu’à lui qu’un esclave musulman, qu’il a ramené de sa malheureuse expédition de Patras. D’autres fois, par un temps d’orage, il se hasarde avec ce jeune homme et deux ou trois marins seulement, sur une barque fragile, et dépliant la voile avec une intrépidité qui touche à la démence, il disparaît à l’horizon parmi les écueils qui nous avoisinent de toutes parts. Il reste absent des jours entiers, sans qu’on puisse supposer d’autre motif à ces courses inutiles et aventureuses qu’une fantaisie maladive : ces choses ne sont pas d’un homme dépourvu d’énergie, votre seigneurie en conviendra.

— Alors elles sont le fait de la plus insigne folie, reprit Ezzelin. Si messer Orio a perdu l’esprit, qu’on l’enferme et qu’on le soigne ; mais que le commandement d’un poste d’où dépend la sûreté de la navigation, ne soit plus confié aux mains d’un frénétique. Ceci est important, et le hasard m’impose aujourd’hui un devoir que je saurai remplir, bien que Dieu sache à quel point il me répugne… Voyons ! le gouverneur est-il absent en effet, ou dans son lit, à cette heure ? Je veux l’interroger ; je veux voir, par mes propres yeux, s’il est malade, traître ou insensé.

— Seigneur comte, dit Léontio en paraissant vouloir cacher son inquiétude personnelle, je reconnais à cette résolution le noble enfant de la république ; mais il m’est impossible de vous dire si le gouverneur est enfermé dans sa chambre, ou s’il est à la promenade.

— Comment ! s’écria Ezzelin en haussant les épaules, on ne sait même pas où le prendre quand on a affaire à lui ?

— C’est la vérité, dit Léontio, et votre seigneurie doit comprendre qu’ici chacun désire avoir affaire au gouverneur le moins possible. Ce qui peut arriver de moins fâcheux dans la situation d’esprit où il est, c’est qu’il ne donne aucune espèce d’ordres. Lorsque son abattement cesse, c’est pour faire place à une activité désordonnée, qui pourrait nous devenir funeste, si le lieutenant qui commande la galère, ne savait éluder ses ordres avec autant de prudence que d’adresse. Mais toute son habileté ne peut aboutir qu’à nous préserver des folles manœuvres que, du haut de son donjon, messer Orio lui commande. Votre seigneurie sourirait de compassion, si elle voyait notre gouverneur, armé de pavillons de diverses couleurs, essayer de faire connaître à cette distance ses bizarres intentions à son navire. Heureusement, quand on feint de ne le pas comprendre, et qu’il est entré dans d’effroyables colères, il perd la mémoire de ce qui s’est passé. D’ailleurs le lieutenant Marc Mazzani est un homme de courage, qui ne craindrait pas d’affronter sa furie, plutôt que d’aventurer la galère dans les écueils vers lesquels messer Orio lui prescrit souvent de la diriger. Je suis certain qu’il brûle du désir de donner la chasse aux pirates, et que quelque jour il la leur donnera tout de bon, sans s’inquiéter de ce que messer Orio pourra penser de sa désobéissance.

Quelque jour !… pourra penser ! s’écria Ezzelin de plus en plus outré de ce qu’il entendait. Voilà, en effet, un bien grand courage et un empressement bien utile jusqu’à présent ! Fi ! monsieur le commandant, je ne conçois pas que des hommes subissent le joug d’un aliéné, et qu’ils n’aient pas encore eu l’idée, au lieu d’éluder ses ordres imbéciles, de lui lier les pieds et les mains, de le jeter dans une barque sur un matelas, et de le conduire à Corfou, pour que l’amiral, son oncle, le fasse soigner comme il l’entendra. Allons ! trêve à ces détails inutiles ; faites-moi la grace, messer Léontio, d’aller demander pour moi une audience à Soranzo, et, s’il me la refuse, de me montrer le chemin de ses appartemens ; car je ne sortirai d’ici, je vous le jure, qu’après avoir tâté le pouls à son honneur ou à son délire.

Léontio hésitait encore.

— Allez donc, monsieur, lui dit Ezzelino avec force. Que craignez-vous ? N’ai-je pas ici une galère, si la vôtre est désemparée ? Et si vos trois cents hommes ont peur d’un seul qui est malade, n’en ai-je pas soixante qui n’ont peur de personne ? Je prends sur moi toute la responsabilité de ma détermination, et je vous promets de vous défendre, s’il le faut, contre votre chef. Je n’aurais pas cru qu’un vieux militaire comme vous eût besoin, pour faire son devoir, de la protection d’un jeune homme comme moi.

Ezzelino, resté seul, se promena avec agitation dans la salle. Le soleil était couché et le jour baissait. Le ciel éteignait peu à peu sa pourpre brûlante dans les flots de la mer d’Ionie. Les rivages dentelés de la Garnie encadraient la scène immense qui se déployait autour de l’île. Le comte s’arrêta devant l’étroite croisée à double ogive fleurie, qui dominait, à une élévation de plus de cent pieds, ce tableau splendide. Ce château, dont les murailles lisses tombaient sur un rocher à pic, toujours battu des vagues, semblait prendre ses racines profondes dans l’abîme et vouloir s’élancer jusqu’aux nues. Son isolement sur cet écueil lui donnait un aspect audacieux et misérable à la fois. Ezzelino, tout en admirant cette situation pittoresque, sentit comme une sorte de vertige, et se demanda si une telle résidence n’était pas bien propre à exalter jusqu’au délire un esprit impressionnable comme devait l’être celui de Soranzo. L’inaction, la maladie et le chagrin lui parurent, dans un pareil séjour, des tortures pires que la mort, et une sorte de pitié vint adoucir l’indignation qui jusque-là avait rempli son ame.

Mais il résista à cet instinct d’une ame trop généreuse, et comprenant l’importance du devoir qu’il s’était imposé, il s’arracha à sa contemplation et reprit sa marche rapide le long de la grande salle.

Un affreux silence, indice de terreur et de désespoir, régnait dans cette demeure guerrière, où le bruit des armes et le cri des sentinelles eussent dû, à toute heure, se mêler à la voix des vents et des ondes. On n’y entendait que le cri des oiseaux de mer qui s’abattaient, à l’entrée de la nuit, par troupes nombreuses, sur les récifs, et les flots qui brisaient solennellement en élevant une grande plainte monotone dans l’espace.

Ce lieu avait été témoin jadis d’une grande scène de gloire et de carnage. Autour de ces écueils Curzolari (les antiques Échinades), l’héroïque bâtard de Charles-Quint, don Juan d’Autriche, avait donné le premier signal de la grande bataille de Lépante et anéanti les forces navales de la Turquie, de l’Égypte et de l’Algérie. La construction du château remontait à cette époque ; il portait le nom de San-Silvio, peut-être parce qu’il avait été bâti ou occupé par le comte Silvio de Porcia, l’un des vainqueurs de la campagne. Sur les parois de la salle, Ezzelin vit, à la dernière lueur du jour, tremblotter les grandes silhouettes des héros de Lépante, peints à fresque assez grossièrement, dans des proportions colossales, et revêtus de leurs puissantes armures de guerre. On y voyait le généralissime Veniers, qui, à l’âge de soixante-seize ans, fit des prodiges de valeur ; le provéditeur Barbarigo, le marquis de Santa-Cruz, les vaillans capitaines Loredano et Malipiero, qui, tous deux, perdirent la vie dans cette sanglante journée ; enfin le célèbre Bragadino, qui avait été écorché vif quelques mois avant la bataille, par ordre de Mustapha, et qui était représenté dans toute l’horreur de son supplice, la tête ceinte d’une auréole de martyr et le corps à demi dépouillé de sa peau. Ces fresques étaient peut-être l’œuvre de quelque soldat artiste, blessé au combat de Lépante. L’air de la mer en avait fait tomber une partie ; mais ce qui en restait avait encore un aspect formidable, et ces spectres héroïques, mutilés et comme flottans dans le crépuscule, firent passer dans l’ame d’Ezzelino des émotions de terreur religieuse et d’enthousiasme patriotique.

Quelle fut sa surprise, lorsqu’il fut tiré de son austère rêverie par les sons d’un luth ! Une voix de femme, suave et pleine d’harmonie, quoiqu’un peu voilée par le chagrin ou la souffrance, vint s’y mêler, et lui fit entendre distinctement ces vers d’une romance vénitienne bien connue de lui :

Vénus est la belle déesse,
Venise est la belle cité.
Doux astre, ville enchanteresse,
Perles d’amour et de beauté,
Vous vous couchez dans l’onde amère
Le soir, comme dans vos berceaux ;
Car vous êtes sœurs, et pour mère
Vous eûtes l’écume des flots.

Ezzelino n’eut pas un instant de doute sur cette romance et sur cette voix. — Giovanna ! s’écria-t-il en s’élançant à l’autre bout de la salle, et en soulevant d’une main tremblante l’épais rideau de tapisserie qui obstruait la croisée du fond. Cette croisée donnait sur l’intérieur du château, sur une de ces parties ceintes de bâtimens que dans nos édifices français du moyen-âge on appelait le préau. Ezzelino vit une petite cour dont l’aspect contrastait avec tout le reste de l’île et du château. C’était un lieu de plaisance bâti récemment à la manière orientale et dans lequel on avait semblé vouloir chercher un refuge contre l’aspect fatigant des flots et l’âpreté des brises marines. Sur une assez large plate-forme quadrangulaire, on avait rapporté des terres végétales, et les plus belles fleurs de la Grèce y croissaient à l’abri des orages. Ce jardin artificiel était rempli d’une indicible poésie. Les plantes qu’on y avait acclimatées de force avaient une langueur et des parfums étranges, comme si elles eussent compris les voluptés et la souffrance d’une captivité volontaire. Un soin délicat et assidu semblait présider à leur entretien. Un jet d’eau de roche murmurait au milieu dans un bassin de marbre de Paros. Autour de ce parterre régnait une galerie de bois de cèdre découpée dans le goût moresque avec une légèreté et une simplicité élégantes. Cette galerie laissait entrevoir, au-dessous et au-dessus de ses arcades, les portes ceintrées et les fenêtres en rosaces des appartemens particuliers du gouverneur ; des portières de tapisseries d’Orient et des tendines de soie écarlate en dérobaient la vue intérieure aux regards du comte. Mais à peine eut-il, d’une voix émue et pénétrante, répété le nom de Giovanna, qu’un de ces rideaux se souleva rapidement. Une ombre blanche et délicate se dessina sur le balcon, agita son voile comme pour donner un signe de reconnaissance, et laissant retomber le rideau, disparut au même instant. Le comte fut forcé d’abandonner la fenêtre, Léontio venait lui rendre compte de son message ; mais Ezzelino avait reconnu Giovanna, et il écoutait à peine la réponse du vieux commandant.

Léontio vint annoncer que le gouverneur était réellement en course aux environs de l’île ; mais, soit qu’il eût mis pied à terre quelque part dans les rochers de la plage de Carnie, soit qu’il se fût engagé dans les nombreux îlots qui entourent l’île principale de Curzolari, on ne découvrait nulle part son esquif, à l’aide de la lunette. — Il est fort étrange, dit Ezzelin, que dans ces courses aventureuses il ne rencontre point les pirates. — Cela est étrange en effet, repartit le commandant. On dit qu’il y a un Dieu pour les hommes ivres et pour les fous. Je gage que si messer Orio était dans son bon sens et connaissait le danger auquel il s’expose, en allant ainsi presque seul, sur une barque, côtoyer des écueils infestés de brigands, il aurait déjà trouvé dans ces courses la mort qu’il semble chercher, et qui de son côté semble le fuir. — Vous ne m’aviez pas dit, messer Léontio, interrompit Ezzelin qui ne l’écoutait pas, que la signora Soranzo fût ici. — Votre seigneurie ne me l’avait pas demandé, répondit Léontio. Elle est ici depuis deux mois environ, et je pense qu’elle y est venue sans le consentement de son époux ; car, à son retour de l’expédition de Patras, soit qu’il ne l’attendît pas, soit que, dans sa folie, il eût oublié qu’elle dût venir le rejoindre, messer Orio lui a fait un accueil très froid. Cependant il l’a traitée avec les plus grands égards, et puisque votre seigneurie a jeté les yeux sur la partie du château que l’on découvre de cette fenêtre, elle a pu voir qu’on y a construit, avec une célérité presque magique, un logement de bois à la manière orientale, très simple à la vérité, mais beaucoup plus agréable que ces grandes salles froides et sombres dans le goût de nos pères. Le jeune esclave turc que messer Soranzo a ramené de Patras a donné le plan et présidé à tous les détails de ce harem improvisé où il n’y a qu’une sultane, il est vrai, mais plus belle à elle seule que les cinq cents femmes réunies du sultan. On a fait ici tout ce qui était possible, et même un peu plus, comme l’on dit, pour rendre supportable à la nièce de l’illustre amiral le séjour de cette lugubre demeure. — Ezzelin laissait parler le vieux commandant sans l’interrompre. Il ne savait à quoi se résoudre. Il désirait et craignait tout à la fois de voir Giovanna. Il ne savait comment interpréter le signe qu’elle lui avait fait de sa fenêtre. Peut-être avait-elle besoin, dans sa triste situation, d’une protection respectueuse et désintéressée. Il allait se décider à lui faire demander une entrevue par Léontio, lorsque une femme grecque, qui était au service de Giovanna, vint de sa part le prier de se rendre auprès d’elle. Ezzelin prit avec empressement son chapeau qu’il avait jeté sur une table, et se disposait à suivre l’envoyée, lorsque Léontio, s’approchant de lui et lui parlant à voix basse, le conjura de ne point répondre à cet appel de la signora, sous peine d’attirer sur lui et sur elle-même la colère de Soranzo. Il a défendu, sous les peines les plus sévères, ajouta Léontio, de laisser aucun Vénitien, quels que soient son rang et son âge, pénétrer dans ses appartemens intérieurs ; et comme il est également défendu à la signora de franchir l’enceinte des galeries de bois, je déclare que cette entrevue peut être également funeste à votre seigneurie, à la signora Soranzo et à moi. — Quant à vos craintes personnelles, répondit Ezzelin d’un ton ferme, je vous ai déjà dit, monsieur, que vous pouviez passer à bord de ma galère et que vous y seriez en sûreté, et quant à la signora Soranzo, puisqu’elle est exposée à de tels dangers, il est temps qu’elle trouve un homme capable de l’y soustraire, et résolu à le tenter. — En parlant ainsi, il fit un geste expressif qui écarta promptement Léontio de la porte vers laquelle il s’était précipité pour lui barrer le passage. — Je sais, dit celui-ci, en se retirant, le respect que je dois au rang que votre seigneurie occupe dans la république et dans l’armée ; je la supplie donc de constater au besoin que j’ai obéi à ma consigne, et qu’elle a pris sur elle de l’outrepasser. La servante grecque ayant pris, dans une niche de l’escalier, une lampe d’argent qu’elle y avait déposée, conduisit Ezzelin à travers un dédale de couloirs, d’escaliers et de terrasses, jusqu’à la plate-forme qui servait de jardin. L’air tiède du printemps hâtif et généreux de ces climats soufflait mollement dans ce site abrité de toutes parts. De beaux oiseaux chantaient dans une volière, et des parfums exquis s’exhalaient des buissons de fleurs pressées et suspendues en festons à toutes les colonnes. On eût pu se croire dans un de ces beaux cortile des palais vénitiens, où les roses et les jasmins, acclimatés avec art, semblent croître et vivre dans le marbre et la pierre. L’esclave grecque souleva le rideau de pourpre de la porte principale, et le comte pénétra dans un frais boudoir de style byzantin, décoré dans le goût de l’Italie. Giovanna était couchée sur des coussins de drap d’or brodé en soie de diverses couleurs. Sa guitare était encore dans ses mains, et le grand lévrier blanc d’Orio, couché à ses pieds, semblait partager son attente mélancolique. Elle était toujours belle, quoique bien différente de ce qu’elle avait été naguère. Le brillant coloris de la santé n’animait plus ses traits, et l’embonpoint de sa jeunesse avait été dévoré par le souci. Sa robe de soie blanche était presque du même ton que son visage, et ses grands bracelets d’or flottaient sur ses bras amaigris. Il semblait qu’elle eût déjà perdu cette coquetterie et ce soin de sa parure qui, chez les femmes, est la marque d’un amour partagé. Les bandeaux de perles de sa coiffure s’étaient détachés et tombaient avec ses cheveux dénoués sur ses épaules d’albâtre, sans qu’elle permît à ses esclaves de les rajuster. Elle n’avait plus l’orgueil de la beauté. Un mélange de faiblesse languissante et de vivacité inquiète se trahissait dans son attitude et dans ses gestes. Lorsque Ezzelin entra, elle semblait brisée de fatigue, et ses paupières veinées d’azur ne sentaient pas l’éventail de plumes qu’une esclave mauresque agitait sur son front ; mais au bruit que fit le comte en s’approchant, elle se souleva brusquement sur ses coussins, et fixa sur lui un regard où brillait la fièvre. Elle lui tendit les deux mains à la fois pour serrer la sienne avec force, puis elle lui parla avec enjouement, avec esprit, comme si elle l’eût retrouvé à Venise au milieu d’un bal. Un instant après, elle étendit le bras pour prendre, des mains de l’esclave, un flacon d’or incrusté de pierres précieuses, qu’elle respira en pâlissant, comme si elle eût été près de défaillir, puis elle passa ses doigts nonchalans sur les cordes de son luth, fit à Ezzelin quelques questions frivoles dont elle n’écouta pas les réponses ; enfin, se soulevant et s’accoudant sur le rebord d’une étroite fenêtre placée derrière elle, elle attacha ses regards sur les flots noirs où commençait à trembler le reflet de l’étoile occidentale, et tomba dans une muette rêverie. Ezzelin comprit que le désespoir était en elle.

Au bout de quelques instans, elle fit signe à ses femmes de se retirer, et lorsqu’elle fut seule avec Ezzelin, elle ramena sur lui ses grands yeux bleus cernés d’un bleu encore plus sombre, et le regarda avec une singulière expression de confiance et de tristesse. Ezzelin, jusque-là mortellement troublé de sa présence et de ses manières, sentit se réveiller en lui cette tendre pitié qu’elle semblait implorer. Il fit quelques pas vers elle ; elle lui tendit de nouveau la main, et l’attirant à ses pieds sur un coussin : mon frère, lui dit-elle, mon noble Ezzelin ! vous ne vous attendiez pas sans doute à me retrouver ainsi ! Vous voyez sur mes traits les ravages de la souffrance ; ah ! votre compassion serait plus grande si vous pouviez sonder l’abîme de douleur qui s’est creusé dans mon ame ! — Je le devine, madame, répondit Ezzelin ; et puisque vous m’accordez le doux et saint nom de frère, comptez que j’en remplirai tous les devoirs avec joie. Donnez-moi vos ordres, je suis prêt à les exécuter fidèlement.

— Je ne sais ce que vous voulez dire, mon ami, reprit Giovanna, je n’ai point d’ordres à vous donner, si ce n’est d’embrasser pour moi votre sœur Argiria, le bel ange, de me recommander à ses prières et de garder mon souvenir, afin de vous entretenir de moi avec elle quand je ne serai plus. Tenez, ajouta-t-elle, en détachant de sa chevelure d’ébène une fleur de laurier-rose à demi flétrie, donnez-lui ceci en mémoire de moi, et dites-lui de se préserver des passions, car il y a des passions qui donnent la mort, et cette fleur en est l’emblème : c’est une fleur-reine, on en couronne les triomphateurs ; mais elle est, comme l’orgueil, un poison subtil.

— Et cependant, Giovanna, ce n’est pas l’orgueil qui vous tue, dit Ezzelin en recevant ce triste don : l’orgueil ne tue que les hommes ; c’est l’amour qui tue les femmes.

— Mais ne savez-vous pas, Ezzelin, que, chez les femmes, l’orgueil est souvent le mobile de l’amour ? Ah ! nous sommes des êtres sans force et sans vertu, ou plutôt notre faiblesse et notre énergie sont également inexplicables ! Quand je songe à la puérilité des moyens qu’on emploie pour nous séduire, à la légèreté avec laquelle nous laissons la domination de l’homme s’établir sur nous, je ne comprends pas l’opiniâtreté de ces attachemens si prompts à naître, si impossibles à détruire. Tout à l’heure je redisais une romance que vous devez vous rappeler, puisque c’est vous qui l’avez composée pour moi. Eh bien ! en la chantant, je songeais à ceci, que la naissance de Vénus est une fiction d’un sens bien profond. À son début, la passion est comme une écume légère que le vent ballotte sur les flots. Laissez-la grandir, elle devient immortelle. Si vous en aviez le temps, je vous prierais d’ajouter à ma romance un couplet où vous exprimeriez cette pensée ; car je la chante souvent, et bien souvent je pense à vous, Ezzelin. Croiriez-vous que tout à l’heure, lorsque vous avez prononcé mon nom de la fenêtre de la galerie, votre voix ne m’a pas laissé le moindre doute ? Et quand je vous ai aperçu dans le crépuscule, mes yeux n’ont pas hésité un instant à vous reconnaître. C’est que nous ne voyons pas seulement avec les yeux du corps. L’ame a des sens mystérieux, qui deviennent plus nets et plus perçans à mesure que nous déclinons rapidement vers une fin prématurée. Je l’avais souvent ouï dire à mon oncle. Vous savez ce qu’on raconte de la bataille de Lépante. La veille du jour où la flotte ottomane succomba sous les armes glorieuses de nos ancêtres autour de ces écueils, les pêcheurs des lagunes entendirent autour de Venise de grands cris de guerre, des plaintes déchirantes, et les coups redoublés d’une canonnade furieuse. Tous ces bruits flottaient dans les ondes et planaient dans les cieux. On entendait le choc des armes, le craquement des navires, le sifflement des boulets, les blasphèmes des vaincus, la plainte des mourans ; et cependant aucun combat naval ne fut livré cette nuit-là, ni sur l’Adriatique, ni sur aucune autre mer. Mais ces ames simples eurent comme une révélation et une perception anticipée de ce qui arriva le lendemain à la clarté du soleil à deux cents lieues de leur patrie. C’est le même instinct qui m’a fait savoir la nuit dernière que je vous verrais aujourd’hui ; et ce qui vous paraîtra fort étrange, Ezzelin, c’est que je vous ai vu exactement dans le costume que vous avez maintenant, et pâle comme vous l’êtes. Le reste de mon rêve est sans doute fantastique, et pourtant je veux vous le dire. Vous étiez sur votre galère aux prises avec les pirates, et vous déchargiez votre pistolet à bout portant sur un homme dont il m’a été impossible de voir la figure, mais qui était coiffé d’un turban rouge. En ce moment, la vision a disparu. — Cela est étrange, en effet, dit Ezzelin, en regardant fixement Giovanna, dont l’œil était clair et brillant, la parole animée, et qui semblait sous l’inspiration d’une sorte de puissance divinatoire. Giovanna remarqua son étonnement et lui dit : Vous allez croire que mon esprit est égaré. Il n’en est rien cependant. Je n’attache pas à ce rêve une grande importance, et je n’ai point la puissance des sibylles. Combien ne m’eût-elle pas été précieuse en ces heures d’inquiétude dévorante qui se renouvellent sans cesse pour moi, et qui me tuent lentement ! Hélas ! dans ces périls auxquels Soranzo s’expose chaque jour, c’est en vain que j’ai interrogé de toute la puissance de mes sens et de toute celle de mon ame l’horreur des ténèbres ou les brumes de l’horizon ; ni dans mes veilles désolées, ni dans mes songes funestes, je n’ai trouvé le moindre éclaircissement au mystère de sa destinée. Mais avant d’en finir avec ces visions qui sans doute vous font sourire, laissez-moi vous dire que l’homme au ruban rouge de mon rêve vous a fait, en s’effaçant dans les airs, un signe de menace. Laissez-moi vous dire aussi, et pardonnez-moi cette faiblesse, que j’ai senti, au moment où la vision a disparu, une terreur que je n’avais pas éprouvée tant que le tableau de ce combat avait été devant mes yeux ; ne méprisez pas tout-à-fait les appréhensions d’un esprit plus chagrin que malade ; il me semble qu’un grand péril vous menace de la part des pirates, et je vous supplie de ne pas vous remettre en mer sans avoir engagé mon époux à vous donner une escorte jusqu’à la sortie de nos écueils. Promettez-moi de le faire.

— Hélas ! madame, répondit Ezzelin avec un triste sourire, quel intérêt pouvez-vous prendre à mon sort ? que suis-je pour vous ? Votre affection ne m’a point élu époux ; votre confiance ne veut pas m’accepter pour frère, car vous refusez mes secours, et pourtant j’ai la certitude que vous en avez besoin.

— Ma confiance et mon affection sont à vous comme à un frère ; mais je ne comprends pas ce que vous me dites quand vous me parlez de secours. Je souffre, il est vrai ; je me consume dans une agonie affreuse, mais vous n’y pouvez rien, mon cher Ezzelin ; et puisque nous parlons de confiance et d’affection, Dieu seul peut me rendre celles de Soranzo !

— Vous avouez que vous avez perdu son amour, madame ; n’avouerez-vous point que vous avez à sa place hérité de sa haine ?

Giovanna tressaillit, et, retirant sa main avec épouvante : Sa haine ! s’écria-t-elle, qui donc vous a dit qu’il me haïssait ? Oh ! quelle parole avez-vous dite, et qui vous a chargé de me porter le coup mortel ? Hélas ! vous venez de m’apprendre que je n’avais pas encore souffert, et que son indifférence était encore pour moi du bonheur.

Ezzelin comprit combien Giovanna aimait encore ce rival que, malgré lui, il venait d’accuser. Il sentit, d’une part, la douleur qu’il causait à cette femme infortunée, et, de l’autre, la honte d’un rôle tout-à-fait opposé à son caractère ; il se hâta de rassurer Giovanna, et de lui dire qu’il ignorait absolument les sentimens d’Orio à son égard. Mais elle eut bien de la peine à croire qu’il eût parlé ainsi par sollicitude et sous forme d’interrogation. — Quelqu’un ici vous aurait-il parlé de lui et de moi ? lui répéta-t-elle plusieurs fois en cherchant à lire sa pensée dans ses yeux. Serait-ce mon arrêt que vous avez prononcé sans le savoir, et suis-je donc la seule ici à ignorer qu’il me hait ? Oh ! je ne le croyais pas !

En parlant ainsi, elle fondit en larmes ; et le comte, qui, malgré lui, avait senti l’espérance se réveiller dans son cœur, sentit aussi que son cœur se brisait pour toujours. Il fit un effort magnanime sur lui-même pour consoler Giovanna, et pour prouver qu’il avait parlé au hasard. Il l’interrogea affectueusement sur sa situation. Affaiblie par ses pleurs et vaincue par la noblesse des sentimens d’Ezzelin, elle s’abandonna à plus d’expansion qu’elle n’avait résolu peut-être d’en avoir. — Ô mon ami ! lui dit-elle, plaignez-moi, car j’ai été insensée en choisissant pour appui cet être superbe qui ne sait point aimer ! Orio n’est point comme vous un homme de tendresse et de dévouement ; c’est un homme d’action et de volonté. La faiblesse d’une femme ne l’intéresse pas ; elle l’embarrasse. Sa bonté se borne à la tolérance ; elle ne s’étend pas jusqu’à la protection. Aucun homme ne devrait moins inspirer l’amour, car aucun homme ne le comprend et ne l’éprouve moins. Et cependant cet homme inspire des passions immenses, des dévouemens infatigables. On ne l’aime ni ne le hait à demi, vous le savez ; et vous savez aussi, sans doute, que pour les hommes de cette nature, il en est toujours ainsi. Plaignez-moi donc, car je l’aime jusqu’au délire, et son empire sur moi est sans bornes. Vous voyez, noble Ezzelin, que mon malheur est sans ressources. Je ne me fais point illusion, et vous pouvez me rendre cette justice, que j’ai toujours été sincère avec vous comme avec moi-même. Orio mérite l’admiration et l’estime des hommes, car il a une haute intelligence, un noble courage et le goût des grandes choses. Mais il ne mérite ni l’amitié, ni l’amour, car il ne ressent ni l’un ni l’autre ; il n’en a pas besoin, et tout ce qu’il peut pour les êtres qui l’aiment, c’est de se laisser aimer. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit à Venise, le jour où j’ai eu le courage égoïste de vous ouvrir mon cœur, et de vous avouer qu’il m’inspirait un amour passionné, tandis que vous ne m’inspiriez qu’un amour fraternel.

— Ne rappelons pas ce jour de triste mémoire, dit Ezzelin ; quand la victime survit au supplice, chaque fois que son souvenir s’y reporte, elle croit le subir encore.

— Ayez le courage de vous rappeler ces choses avec moi, reprit Giovanna, nous ne nous reverrons peut-être plus, et je veux que vous emportiez la certitude de mon estime pour vous, et du repentir que j’ai gardé de ma conduite à votre égard.

— Ne me parlez pas de repentir, s’écria Ezzelin attendri ; de quel crime, ou seulement de quelle faute légère êtes-vous coupable ? N’avez-vous pas été franche et loyale avec moi ? N’avez-vous pas été douce et pleine de pitié, en me disant vous-même ce que toute autre à votre place m’eût fait signifier par ses parens et sous le voile de quelque prétexte spécieux ? Je me souviens de vos paroles : elles sont restées gravées dans mon cœur pour mon éternelle consolation et en même temps pour mon éternel regret. Pardonnez-moi, avez-vous dit, le mal que je vous fais, et priez Dieu pour que je n’en sois pas punie ; car je n’ai plus ma volonté, et je cède à une destinée plus forte que moi. — Hélas ! hélas ! dit Giovanna, oui, c’était une destinée ! je le sentais déjà, car mon amour est né de la peur, et avant que je connusse à quel point cette peur était fondée, elle régnait déjà sur moi. Tenez, Ezzelin, il y a toujours eu en moi un instinct de sacrifice et d’abnégation, comme si j’eusse été marquée, en naissant, pour tomber en holocauste sur l’autel de je ne sais quelle puissance avide de mon sang et de mes larmes. Je me souviens de ce qui se passait en moi lorsque vous me pressiez de vous épouser, avant le jour fatal où j’ai vu Soranzo pour la première fois. « Hâtons-nous, me disiez-vous ; quand on s’aime, pourquoi tarder à être heureux ? Parce que nous sommes jeunes tous deux, ce n’est pas une raison pour attendre. Attendre, c’est braver Dieu, car l’avenir est son trésor ; et ne pas profiter du présent, c’est vouloir d’avance s’emparer de l’avenir. Les malheureux doivent dire : Demain ! et les heureux : Aujourdhui ! Qui sait ce que nous serons demain ? Qui sait si la balle d’un Turc ou une vague de la mer ne viendra pas nous séparer à jamais ? Et vous-même, pouvez-vous assurer que demain vous m’aimerez comme aujourd’hui ? » Un vague pressentiment vous faisait ainsi parler sans doute, et vous disait de vous hâter. Un pressentiment plus vague encore m’empêchait de céder, et me disait d’attendre. Attendre quoi ? Je ne le savais pas ; mais je croyais que l’avenir me réservait quelque chose, puisque le présent me laissait désirer.

— Vous aviez raison, dit le comte, l’avenir vous réservait l’amour.

— Sans doute, reprit Giovanna avec amertume, il me réservait un amour bien différent de ce que j’éprouvais pour vous. J’aurais tort de me plaindre, car j’ai trouvé ce que je cherchais. J’ai dédaigné le calme, et j’ai trouvé l’orage. Vous rappelez-vous ce jour où j’étais assise entre mon oncle et vous ? Je brodais, et vous me lisiez des vers. On annonça Orio Soranzo. Ce nom me fit tressaillir, et en un instant tout ce que j’avais entendu dire de cet homme singulier me revint à la mémoire. Je ne l’avais jamais vu, et je tremblai de tous mes membres, quand j’entendis le bruit de ses pas. Je n’aperçus ni son magnifique costume, ni sa haute taille, ni ses traits empreints d’une beauté divine, mais seulement deux grands yeux noirs pleins à la fois de menace et de douceur, qui s’avançaient vers moi fixes et étincelans. Fascinée par ce regard magique, je laissai tomber mon ouvrage, et restai clouée sur mon fauteuil, sans pouvoir ni me lever, ni détourner la tête. Au moment où Soranzo, arrivé près de moi, se courba pour me baiser la main, ne voyant plus ces deux yeux qui m’avaient jusque-là pétrifiée, je m’évanouis. On m’emporta, et mon oncle, s’excusant sur mon indisposition, le pria de remettre sa visite à un autre jour. Vous vous retirâtes aussi sans comprendre la cause de mon évanouissement.

Orio, qui connaissait mieux les femmes et le pouvoir qu’il avait sur elles, pensa qu’il pouvait bien être pour quelque chose dans mon mal subit : il résolut de s’en assurer. Il passa une heure à se promener sur le canal Azzo, puis se fit de nouveau débarquer au palais Morosini. Il fit appeler le majordome, et lui dit qu’il venait savoir de mes nouvelles. Quand on lui eut répondu que j’étais complètement remise, il monta, présumant, disait-il, qu’il ne pouvait plus y avoir dès-lors d’indiscrétion à se présenter, et il se fit annoncer une seconde fois. Il me trouva bien pâlie, mais embellie, disait-il, par ma pâleur même. Mon oncle était un peu sérieux ; pourtant il le remercia cordialement de l’intérêt qu’il me portait, et de la peine qu’il avait prise de revenir si tôt s’informer de ma santé. Et comme, après ces complimens, il voulait se retirer, on le pria de rester. Il ne se le fit pas dire deux fois, et continua la conversation. Résolu déjà à profiter du premier effet qu’il avait produit, il s’étudia à déployer d’un coup devant moi tous les dons qu’il avait reçus de la nature, et à soutenir les charmes de sa personne par ceux de son esprit. Il réussit complètement, et lorsque, au bout de deux heures, il prit le parti de se retirer, j’étais déjà subjuguée. Il me demanda la permission de revenir le lendemain, l’obtint, et partit avec la certitude d’achever bientôt ce qu’il avait si heureusement commencé. Sa victoire ne fut ni longue ni difficile. Son premier regard m’avait intimé l’ordre d’être à lui, et j’étais déjà sa conquête. Puis-je vraiment dire que je l’aimais ? Je ne le connaissais pas, et je n’avais presque entendu dire de lui que du mal. Comment pouvais-je préférer un homme qui ne m’inspirait encore que de la crainte à celui qui m’inspirait la confiance et l’estime ? Ah ! devrais-je chercher mon excuse dans la fatalité ? Ne ferais-je pas mieux d’avouer qu’il y a dans le cœur de la femme un mélange de vanité qui s’enorgueillit de régner en apparence sur un homme fort, et de lâcheté qui va au-devant de sa domination ? Oui ! oui ! j’étais vaine de la beauté d’Orio ; j’étais fière de toutes les passions qu’il avait inspirées, et de tous les duels dont il était sorti vainqueur. Il n’y avait pas jusqu’à sa réputation de débauché qui ne me semblât un titre à l’attention et un appât pour la curiosité des autres femmes. Et j’étais flattée de leur enlever ce cœur volage et fier qui les avait toutes trahies, et qui à toutes avait laissé de longs regrets. Sous ce rapport du moins, mon fatal amour-propre a été satisfait. Orio m’est resté fidèle, et, du jour de son mariage, il semble que les femmes n’aient plus rien été pour lui. Il a semblé m’aimer pendant quelque temps, puis bientôt il n’a plus aimé ni moi ni personne, et l’amour de la gloire l’a absorbé tout entier ; et je n’ai pas compris pourquoi, ayant un si grand besoin d’indépendance et d’activité, il avait contracté des liens qui ordinairement sont destinés à restreindre l’une et l’autre.

Ezzelin regarda attentivement Giovanna. Il avait peine à croire qu’elle parlât ainsi sans arrière-pensée, et que son aveuglement allât jusqu’à ne pas soupçonner les vues ambitieuses qui avaient porté Orio à rechercher sa main. Voyant la candeur de cette ame généreuse, il n’osa pas chercher à l’éclairer, et il se borna à lui demander comment elle avait perdu si vite l’amour de son époux. Elle le lui raconta en ces termes :

— Avant notre hyménée, il semblait qu’il m’aimât éperdument. Je le croyais du moins, car il me le disait, et ses paroles ont une éloquence et une conviction à laquelle rien ne résiste. Il prétendait que la gloire n’était qu’une vaine fumée bonne pour enivrer les jeunes gens ou pour étourdir les malheureux. Il avait fait la dernière campagne pour faire taire les sots et les envieux qui l’accusaient de s’énerver dans les plaisirs. Il s’était exposé à tous les dangers avec l’indifférence d’un homme qui se conforme à un usage de son temps et de son pays. Il riait de ces jeunes gens qui se précipitent dans les combats avec enthousiasme, et qui se croient bien grands parce qu’ils ont payé de leur personne et bravé des périls que le moindre soldat affronte tranquillement. Il disait qu’un homme avait à choisir dans la vie entre la gloire et le bonheur ; que, le bonheur étant presque impossible à trouver, le plus grand nombre était forcé de chercher la gloire ; mais que l’homme qui avait réussi à s’emparer du bonheur, et surtout du bonheur dans l’amour, qui est le plus complet, le plus réel et le plus noble de tous, était un pauvre cœur et un pauvre esprit, quand il se lassait de ce bonheur, et retournait aux misérables triomphes de l’amour-propre. Orio parlait ainsi devant moi, parce qu’il avait entendu dire que vous aviez perdu mon affection pour n’avoir pas voulu me promettre de ne point retourner à la guerre.

Il voyait que j’avais une ame tendre, un caractère timide, et que l’idée de le voir s’éloigner de moi aussitôt après notre mariage me fesait hésiter. Il voulait m’épouser, et rien ne lui eût coûté, m’a-t-il dit depuis, pour y parvenir ; il n’eût reculé devant aucun sacrifice, devant aucune promesse imprudente ou menteuse. Oh ! qu’il m’aimait alors ! mais la passion des hommes n’est que du désir, et ils se lassent aussitôt qu’ils possèdent. Très peu de temps après notre hyménée, je le vis préoccupé et dévoré d’agitations secrètes. Il se jeta de nouveau dans le bruit du monde, et attira chez moi toute la ville. Il me sembla voir que cet amour du jeu qu’on lui avait tant reproché, et ce besoin d’un luxe effréné qui le faisait regarder comme un homme vain et frivole, reprenaient rapidement leur empire sur lui. Je m’en effrayai, non que je fusse accessible à des craintes vulgaires pour ma fortune : je ne la considérais plus comme mienne, depuis que j’avais cédé avec bonheur à Orio l’héritage de mes ancêtres. Mais ces passions le détournaient de moi. Il me les avait peintes comme les amusemens misérables qu’une ame ardente et active est forcée de se créer, faute d’un aliment plus digne d’elle. Cet aliment seul digne de l’ame d’Orio, c’était l’amour d’une femme comme moi. Toutes les autres l’avaient trompé ou lui avaient semblé indignes d’occuper toute son énergie. Il aurait été forcé de la dépenser en vains plaisirs. Mais combien ces plaisirs lui semblaient méprisables depuis qu’il possédait en moi la source de toutes les joies ! Voilà comment il me parlait ; et moi, insensée, je le croyais aveuglément. Quelle fut donc mon épouvante quand je vis que je ne lui suffisais pas plus que ne l’avaient fait les autres femmes, et que, privé de fêtes, il ne trouvait près de moi qu’ennui et impatience ! Un jour qu’il avait perdu des sommes considérables, et qu’il était en proie à une sorte de désespoir, j’essayai vainement de le consoler en lui disant que j’étais indifférente aux conséquences fâcheuses de ses pertes, et qu’une vie de médiocrité ou de privations me semblerait aussi douce que l’opulence, pourvu qu’elle ne me séparât point de lui. Je lui promis que mon oncle ignorerait ses imprudences, et que je vendrais plutôt mes diamans en secret que de lui attirer un reproche. Voyant qu’il ne m’écoutait seulement pas, je m’affligeai profondément et lui reprochai doucement d’être plus sensible à une perte d’argent qu’à la douleur qu’il me causait. Soit qu’il cherchât un prétexte pour me quitter, soit que j’eusse involontairement froissé son orgueil par ce reproche, il se prétendit outragé par mes paroles, entra en fureur et me déclara qu’il voulait reprendre du service. Dès le lendemain, malgré mes supplications et mes larmes, il demanda de l’emploi à l’amiral, et fit ses apprêts de départ. À tous autres égards, j’eusse trouvé dans la tendresse de mon oncle recours et protection. Il eût dissuadé Orio de m’abandonner, il l’eût ramené vers moi ; mais il s’agissait de guerre, et la gloire de la république l’emporta encore sur moi dans le cœur de mon oncle. Il blâma fraternellement ma faiblesse, me dit qu’il mépriserait Soranzo, s’il passait son temps aux pieds d’une femme, au lieu de défendre l’honneur et les intérêts de sa patrie ; qu’en montrant, durant la dernière campagne, une bravoure et des talens de premier ordre, Orio avait contracté l’engagement et le devoir de servir son pays tant que son pays aurait besoin de lui. Enfin il fallut céder ; Orio partit, et je restai seule avec ma douleur.

Je fus long-temps, bien long-temps sous le coup de cette brusque catastrophe. Cependant les lettres d’Orio, pleines de douceur et d’affection, me rendirent l’espérance, et, sauf les angoisses de l’inquiétude lorsque je le savais exposé à tant de périls, j’aurais encore goûté une sorte de bonheur. Je m’imaginai que je n’avais rien perdu de sa tendresse ; que l’honneur imposait aux hommes des lois plus sacrées que l’amour ; qu’il s’était abusé lui-même, lorsque, dans l’enthousiasme de ses premiers transports, il m’avait dit le contraire ; qu’enfin il reviendrait tel qu’il avait été pour moi dans nos plus beaux jours. Quelles furent ma douleur et ma surprise lorsqu’à l’entrée de l’hiver, au lieu de demander à mon oncle l’autorisation de venir passer près de moi cette saison de repos (autorisation qui certes ne lui eût pas été refusée), il m’écrivit qu’il était forcé d’accepter le gouvernement de cette île pour la répression des pirates. Comme il me marquait beaucoup de regret de ne pouvoir venir me rejoindre, je lui écrivis à mon tour que j’allais me rendre à Corfou, afin de me jeter aux pieds de mon oncle et d’obtenir son rappel. Si je ne l’obtenais pas, disais-je, j’irais partager son exil à Curzolari. Cependant je n’osai point exécuter ce projet avant d’avoir reçu la réponse d’Orio, car plus on aime, plus on craint d’offenser l’être qu’on aime. Il me répondit, dans les termes les plus tendres, qu’il me suppliait de ne pas venir le rejoindre, et que, quant à demander pour lui un congé à mon oncle, il serait fort blessé que je le fisse. Il avait des ennemis dans l’armée, disait-il ; le bonheur d’avoir obtenu ma main lui avait suscité des envieux qui tâchaient de le desservir auprès de l’amiral, et qui ne manqueraient pas de dire qu’il m’avait lui-même suggéré cette démarche, afin de recommencer une vie de plaisirs et d’oisiveté. Je me soumis à cette dernière défense ; mais quant à la première, comme il ne me donnait pas d’autres motifs de refus que la tristesse de cette demeure et les privations de tout genre que j’aurais à y souffrir, comme sa lettre me semblait plus passionnée qu’aucune de celles qu’il m’eût écrites, je crus lui donner une preuve de dévouement en venant partager sa solitude ; et sans lui répondre, sans lui annoncer mon arrivée, je partis aussitôt. Ma traversée fut longue et pénible ; le temps était mauvais. Je courus mille dangers. Enfin j’arrivai ici, et je fus consternée en n’y trouvant point Orio. Il était parti pour cette malheureuse expédition de Patras, et la garnison était dans de vives inquiétudes sur son compte. Plusieurs jours se passèrent sans que je reçusse aucune nouvelle de lui ; je commençais à perdre l’espérance de le revoir jamais. M’étant fait montrer l’endroit où il avait appareillé, et où il devait aussi débarquer, j’allais chaque jour, de ce côté, m’asseoir sur un rocher, et j’y restais des heures entières à regarder la mer. Bien des jours se passèrent ainsi, sans amener aucun changement à ma situation. Enfin un matin, en arrivant sur mon rocher, je vis sortir d’une barque un soldat turc accompagné d’un jeune garçon vêtu comme lui. Au premier mouvement que fit le soldat, je reconnus Orio, et je descendis en courant pour me jeter dans ses bras ; mais le regard qu’il attacha sur moi fit refluer tout mon sang vers mon cœur, et le froid de la mort s’étendit sur tous mes membres. Je fus plus bouleversée et plus épouvantée que le jour où je l’avais vu pour la première fois, et comme ce jour-là je tombai évanouie : il me semblait avoir vu sur son visage la menace, l’ironie et le mépris à leur plus haute puissance. Quand je revins à moi, je me trouvai dans ma chambre sur mon lit. Orio me soignait avec empressement, et ses traits n’avaient plus cette expression terrifiante devant laquelle mon être tout entier venait de se briser encore une fois. Il me parla avec tendresse et me présenta le jeune homme qui l’accompagnait, comme lui ayant sauvé la vie et rendu la liberté, en lui ouvrant les portes de sa prison durant la nuit. Il me pria de le prendre à mon service, mais de le traiter en ami bien plus qu’en serviteur. J’essayai de parlera à Naama, c’est ainsi qu’il appelle ce garçon, mais il ne sait point un mot de notre langue. Orio lui dit quelques mots en turc, et ce jeune homme prit ma main et la mit sur sa tête en signe d’attachement et de soumission.

Pendant toute cette journée, je fus heureuse, mais dès le lendemain Orio s’enferma dans son appartement, et je ne le vis que le soir, si sombre et si farouche, que je n’eus pas le courage de lui parler. Il me quitta après avoir soupé avec moi. Depuis ce temps, c’est-à-dire depuis deux mois, son front ne s’est point éclairci. Une douleur ou une résolution mystérieuse l’absorbe tout entier. Il ne m’a témoigné ni humeur, ni colère ; il s’est donné mille soins, au contraire, pour me rendre agréable le séjour de ce donjon, comme si, hors de son amour et de son indifférence, quelque chose pouvait m’être bon ou mauvais ! Il a fait venir des ouvriers et des matériaux de Céphalonie pour me construire à la hâte cette demeure ; il a fait venir aussi des femmes pour me servir, et, au milieu de ses préoccupations les plus sombres, jamais il n’a cessé de veiller à tous mes besoins et de prévenir tous mes désirs. Hélas ! il semble ignorer que je n’en ai qu’un réel sur la terre, c’est de retrouver son amour. Quelquefois… bien rarement ! il est revenu vers moi, plein d’amour et d’effusion en apparence. Il m’a confié qu’il nourrissait un projet important ; que, dévoré de vengeance contre les infidèles qui ont massacré son escorte, pris sa galère, et qui maintenant viennent exercer leurs pirateries presque sous ses yeux, il n’aurait pas de repos qu’il ne les eût anéantis. Mais à peine s’était-il abandonné à ces aveux, que, craignant mes inquiétudes et s’ennuyant de mes larmes, il s’arrachait de mes bras pour aller rêver seul à ses belliqueux desseins. Enfin nous en sommes venus à ce point, que nous ne nous voyons plus que quelques heures par semaine, et le reste du temps j’ignore où il est et de quoi il s’occupe. Quelquefois il me fait dire qu’il profite du temps calme pour faire une longue promenade sur mer, et j’apprends ensuite qu’il n’est point sorti du château. D’autres fois il prétend qu’il s’enferme le soir pour travailler, et je le vois, au lever du jour, dans sa barque, cingler rapidement sur les flots grisâtres, comme s’il voulait me cacher qu’il a passé la nuit dehors. Je n’ose plus l’interroger, car alors sa figure prend une expression effrayante, et tout tremble devant lui. Je lui cache mon désespoir, et les instans qu’il passe près de moi, au lieu de m’apporter quelque soulagement, sont pour moi un véritable supplice ; car je suis forcée de veiller à mes paroles et à mes regards même, pour ne point laisser échapper une seule de mes sinistres pensées. Quand il voit une larme rouler dans mes yeux malgré moi, il me presse la main en silence, se lève et me quitte sans me dire un mot ; une fois j’ai été sur le point de me jeter à ses genoux et de m’y attacher, de m’y traîner, pour obtenir qu’il partage au moins ses soucis avec moi, et pour lui promettre de souscrire à tous ses desseins sans faiblesse et sans terreur. Mais, au moindre mouvement que je fais, son regard me cloue à ma place, et la parole expire sur mes lèvres. Il semble que si ma douleur éclatait devant lui, le reste de compassion et d’égards qu’il me témoigne se changerait en fureur et en aversion. Je suis restée muette ! Voilà pourquoi, quand vous me parlez de sa haine, je dis qu’elle est impossible, car je ne l’ai point méritée : je meurs en silence.

Ezzelin remarqua que ce récit laissait dans l’ombre la circonstance la plus importante de celui de Léontio. Giovanna ne semblait nullement considérer Soranzo comme aliéné, et les questions détournées qu’il lui adressa prudemment à cet égard n’amenèrent aucun éclaircissement. Giovanna manquait-elle d’une confiance absolue en lui, ou bien Léontio avait-il fait de faux rapports ? Voyant que ses investigations étaient infructueuses, Ezzelin conclut du moins qu’elle mourrait de langueur et de tristesse, si elle restait dans ce triste château, et il la supplia de se rendre à Corfou auprès de son oncle. Il s’offrit à l’y conduire sur-le-champ ; mais elle rejeta bien loin cette proposition, disant que pour rien au monde, elle ne voudrait laisser soupçonner à son oncle qu’elle n’était point heureuse avec Orio, car la moindre plainte de sa part le ferait infailliblement tomber dans la disgrace de l’amiral. Elle soutint d’ailleurs qu’Orio n’avait envers elle aucun mauvais procédé, et que si l’amour qu’elle lui portait était devenu son propre supplice, Orio ne pouvait être accusé du mal qu’elle se faisait à elle-même. Ezzelin se hasarda à lui demander si elle ne vivait pas dans une sorte de captivité, et s’il n’y avait pas une consigne sévère qui lui interdisait la vue de tout compatriote. Elle répondit que cela n’était point, et que pour rien au monde elle n’eût reçu Ezzelino lui-même, s’il eût fallu désobéir à Orio pour goûter cette joie innocente. Orio ne lui avait jamais témoigné de jalousie, et plusieurs fois il l’avait autorisée à recevoir quiconque elle jugerait à propos, sans même l’en prévenir.

Ezzelin ne savait que penser de cette contradiction manifeste, entre les paroles de Giovanna et celles de Léontio. Tout à coup le grand lévrier blanc, qui semblait dormir, tressaillit, se releva, et posant ses pattes de devant sur le rebord de la fenêtre, resta immobile, les oreilles dressées. — Est-ce ton maître, Sirius ? lui dit Giovanna. Le chien se retourna vers elle d’un air intelligent ; puis, élevant la tête et dilatant ses narines, il frissonna et fit entendre un long gémissement de douleur et de tendresse. — Voici Orio ! dit Giovanna en passant son bras blanc et maigre autour du cou du fidèle animal ; il revient ! Ce noble lévrier reconnaît toujours, au bruit des rames, le bateau de son maître ; et quand je vais avec lui attendre Orio sur le rocher, au moindre point noir qu’il aperçoit sur les flots, il garde le silence ou fait entendre ce hurlement, selon que ce point noir est l’esquif d’Orio ou celui d’un autre. Depuis qu’Orio ne lui permet plus de l’accompagner, il a reporté sur moi son attachement, et ne me quitte pas plus que mon ombre. Comme moi, il est malade et triste ; comme moi, il sait qu’il n’est plus cher à son maître ; comme moi, il se souvient d’avoir été aimé !

Alors Giovanna, se penchant sur la fenêtre, essaya de discerner la barque dans les ténèbres ; mais la mer était noire comme le ciel, et l’on ne pouvait distinguer le bruit des rames du clapotement uniforme des flots qui battaient le rocher.

— Êtes-vous bien sûre, dit le comte, que ma présence dans votre appartement n’indisposera point votre mari contre vous ? — Hélas ! il ne me fait pas l’honneur d’être jaloux de moi, répondit-elle. — Mais je ferais peut-être mieux, dit Ezzelin, d’aller au-devant de lui ? — Ne le faites pas, répondit-elle, il penserait que je vous ai chargé d’épier ses démarches : restez. Peut-être même ne le verrai-je pas ce soir. Il rentre souvent de ses longues promenades sans m’en donner avis, et sans l’admirable instinct de ce lévrier, qui me signale toujours son retour dans le château ou dans l’île, j’ignorerais presque toujours s’il est absent ou présent. Maintenant, à tout évènement, aidez-moi à replacer ce panneau de boiserie sur la fenêtre, car s’il savait que je l’ai rendu mobile, pour interroger des yeux ce côté du château qui donne sur les flots, il ne me le pardonnerait pas ; il a fait fermer cette ouverture à l’intérieur de ma chambre, prétendant que j’alimentais à plaisir mon inquiétude par cette inutile et continuelle contemplation de la mer.

Ezzelin replaça le panneau, soupirant de compassion pour cette femme infortunée.