L’Uscoque (RDDM)/4

La bibliothèque libre.




Orio, après avoir déployé ce courage désespéré, s’enfuit chez lui avec l’assurance et l’empressement d’un homme qui aurait compté trouver un expédient de salut dans la solitude. Mais toute sa force s’était réfugiée dans ses muscles, et en se sentant marcher avec tant de précipitation, il s’imagina qu’il allait être assisté comme autrefois par une de ces inspirations infernales qu’il avait dans les cas difficiles. Quand il se trouva dans sa chambre, face à face avec lui-même, il s’aperçut que son cerveau était vide, son ame consternée, sa position désespérée. Il le vit, il se tordit les mains avec une angoisse inexprimable, en s’écriant : — Je suis perdu !

— Qu’y a-t-il ? dit Naam, en sortant du coin de l’appartement où son existence semblait avoir pris racine. Orio n’avait pas coutume de s’ouvrir à Naam quand il n’avait pas besoin de son dévouement. En cet instant, que pouvait-elle pour lui ? Rien sans doute. Mais la terreur d’Orio était si forte, qu’il fallait qu’il cherchât du secours dans une sympathie humaine.

— Ezzelin est vivant ! s’écria-t-il, et il me dénonce !

— Appelle-le au combat, et tâche de le tuer, dit Naam.

— Impossible ! Il n’acceptera le combat qu’après avoir parlé contre moi.

— Va te réconcilier avec lui, offre lui tous tes trésors. Adjure-le au nom du Dieu très grand !

— Jamais ! D’ailleurs il me repousserait.

— Rejette toute la faute sur les autres !

— Sur qui ? Sur Hussein, sur l’Albanais, sur mes officiers ? On me demandera où ils sont, et on ne me croira pas si je dis que l’incendie…

— Eh bien ! mets-toi à genoux devant ton peuple, et dis : J’ai commis une grande faute et je mérite un grand châtiment. Mais j’ai fait aussi de nobles actions et rendu de hauts services à mon pays ; qu’on me juge. Le bourreau n’osera pas porter ses mains sur toi, on t’enverra en exil, et l’an prochain on aura besoin de toi, on te donnera un grand exploit à faire. Tu seras victorieux, et ta patrie reconnaissante te pardonnera et t’élèvera en gloire.

— Naam, vous êtes folle, dit Orio avec angoisse. Vous ne comprenez rien aux choses et aux hommes de ce pays. Vous ne sauriez donner un bon conseil !

— Mais je puis exécuter tes desseins. Dis-les-moi.

— Et si j’en avais un seul, resterais-je ici un instant de plus ?

— La fuite nous reste, dit Naam. Partons !

— C’est le dernier parti à prendre, dit Orio, car c’est tout confesser. Écoute, Naam, il faudrait trouver un bon spadassin, un bravo, un homme habile et sûr. Ne connais-tu pas ici quelque renégat, quelque transfuge musulman, qui n’ait jamais entendu parler de moi, et qui par considération pour toi seule, moyennant une forte somme d’argent…

— Tu veux donc encore assassiner ?

— Tais-toi ! Baisse la voix. Ne prononce pas ici de tels mots, même dans ta langue.

— Il faut s’entendre pourtant. Tu veux qu’il meure, et que j’assume sur moi toute la responsabilité, tout le danger ?

— Non ! je ne le veux pas, Naam ! s’écria Soranzo en la pressant dans ses bras, car en cet instant l’air sombre de Naam l’effraya, et lui rappela que ce n’était pas le moment de perdre son dévouement.

— Ce que tu veux sera fait, dit Naam en se dirigeant vers la porte.

— Arrête, non ! ce serait pire que tout ! dit Orio en l’arrêtant. Sa sœur et sa tante m’accuseraient, et j’aurais eu l’air de craindre la vérité. D’ailleurs, je ne veux pas que tu t’exposes. Va, quitte-moi, Naam, mets ta tête à l’abri des dangers qui menacent la mienne. Il en est temps encore, fuis !

— Je ne te quitterai jamais, tu le sais bien, répondit tranquillement Naam.

— Quoi ! tu me suivrais même à la mort ! Songe que tu seras accusée aussi peut-être !

— Que m’importe ? dit Naam. Ai-je peur de la mort ?

— Mais résisterais-tu à la torture, Naam ? s’écria Soranzo frappé d’une nouvelle inquiétude.

— Tu crains que je succombe à la souffrance et que je t’accuse ? dit Naam d’un ton froid et sévère.

— Oh ! jamais ! s’écria-t-il avec une effusion forcée, toi le seul être qui m’ait compris, qui m’ait aimé et qui souffrirait pour moi mille morts !

— Tu dis qu’un coup de poignard est la seule ressource ? dit Naam en baissant la voix.

Orio ne répondit pas. Il ne savait à quoi se décider. Ce moyen le tentait et l’effrayait également. Il se perdit en projets plus inexécutables les uns que les autres, puis sa tête s’égara. Il tomba dans une sorte d’imbécillité. Naam le secoua sans pouvoir lui arracher une parole. Elle sentit que ses mains étaient raides et glacées. Elle crut qu’il allait mourir. Elle pensa que dans un moment d’égarement il avait avalé quelque poison et qu’il ne s’en souvenait plus. Elle fit appeler le médecin.

Barbolamo le trouva très mal et le tira de cette atonie par des excitans qui produisirent une réaction terrible. Orio eut de violentes convulsions. Le docteur, se rappelant alors que depuis long-temps il n’avait pas fait usage de narcotiques, et pensant que l’inefficacité de ces remèdes, causée autrefois par l’abus, pouvait avoir cessé, se hasarda à lui administrer une assez forte dose d’opium qui le calma sur-le-champ et l’endormit profondément. Quand il le vit mieux, il le quitta, car la soirée était fort avancée, et il avait encore des malades à voir avant de rentrer chez lui.

Naam veilla son maître avec anxiété pendant quelques instans, et s’étant assurée qu’il dormait bien, elle sentit retomber sur elle seule tout le poids de cette horrible situation ; c’était à elle de trouver un moyen d’en sortir. Elle se promena avec agitation dans la chambre, recommandant son ame à Dieu, sa vie au destin, et résolue à tout plutôt que de laisser périr celui qu’elle aimait. De temps en temps elle s’arrêtait devant ce visage pâle et morne, qui semblait, dans sa prostration effrayante, un cadavre sortant des mains du bourreau, et attendant celles qui devaient l’ensevelir. Naam avait vu jadis Orio si prompt, si implacable dans ses terribles résolutions, et maintenant il n’avait plus la force d’affronter l’orage ! Il lui abandonnait le soin de son salut ! Naam prit son parti, fit quelques préparatifs, ferma la porte avec précaution, sortit sans être vue, et se perdit dans le dédale de ces rues étroites, obscures, mal fréquentées, où deux personnes ne se rencontrent pas la nuit sans se serrer chacune de son côté contre la muraille.

— Maudite soit la mère qui m’a engendré ! murmura Orio d’une voix creuse et lugubre, en s’éveillant et en se tordant sur son lit pour secouer le sommeil accablant étendu sur tous ses membres. Est-il possible que je ne puisse jamais dormir comme les autres ! Il faut que je sois assiégé de visions épouvantables et que je m’agite comme un forcené durant mon sommeil, ou bien il faut que je tombe là comme un cadavre, et qu’à mon réveil je sente ce froid mortel et cette langueur qui ressemblent à une agonie ! Naam ! quelle heure ?

Naam ne répondit point.

— Seul ! s’écria Orio, que se passe-t-il donc ? — Il se dressa sur son lit, écarta ses rideaux d’une main tremblante, vit les premières lueurs du matin pénétrer dans sa chambre, et promena des regards hébétés autour de lui, cherchant à retrouver le souvenir des évènemens de la veille. Enfin l’horrible vérité lui revint à l’esprit, d’abord comme un rêve sinistre, et bientôt comme une certitude accablante. Orio resta quelques instans brisé, et sans concevoir la pensée de détourner le coup qui le menaçait. Enfin il se jeta à bas de son lit et se mit à courir comme un fou autour de la chambre. — C’est impossible ! c’est impossible ! se disait-il, je n’en suis pas là ! je ne suis pas abandonné à ce point par la destinée !

— Misérable ! s’écria-t-il en se parlant à lui-même et en se laissant tomber sur une chaise, est-ce ainsi que tu sais maintenant faire face à l’adversité ! Une pierre tombe à tes pieds, et au lieu de te tenir pour averti et de fuir, ou d’agir d’une façon quelconque, tu te couches, tu t’endors, et tu attends que l’édifice entier s’écroule sur ta tête ! Tu es donc devenu une bête brute, ou tes ennemis ont donc jeté sur toi un maléfice ! Damné médecin ! s’écria-t-il en voyant sur sa table la fiole d’opium dont on lui avait fait avaler une partie, ah ! tu étais d’accord avec eux pour m’ôter mes forces et me jeter dans l’impuissance ! Toi aussi, tu me le paieras, infâme ! crains que mon jour ne vienne à moi aussi ! Mon jour ! Hélas ! sortirai-je de cette nuit horrible qui s’est étendue sur moi ? Voyons ! que faire ? Ah ! la force m’a manqué au moment où j’en avais besoin ! Je n’ai pas été inspiré lorsqu’une vive résolution eût pu me sauver. Il fallait, dès que mon ennemi est entré dans cette galerie Memmo, feindre de le prendre pour un démon, m’élancer sur lui, lui enfoncer mon poignard dans la poitrine… Cet homme ne doit pas être difficile à tuer ; il a reçu tant de coups déjà ! — Et puis, j’aurais joué la folie ; on m’eût soigné comme on a déjà fait, on m’eût plaint. J’aurais eu des remords ; j’aurais fait dire des messes pour son ame, et j’en aurais été quitte pour perdre les bonnes graces de la petite fille… Mais n’est-il pas encore possible d’agir ainsi ?… Oui, demain, pourquoi pas ? J’irai à ce rendez-vous. J’irai en jouant la fureur ; je le provoquerai, je l’accuserai de quelque infamie… Je dirai à Morosini qu’il avait séduit… non, qu’il avait violé sa nièce ; que je l’avais chassé honteusement, et que par vengeance il a inventé ce tissu de mensonges… Je lui dirai de telles injures, je lui ferai de telles menaces… D’ailleurs je lui cracherai au visage… Alors il faudra bien qu’il mette la main sur son épée… Une fois là, il est perdu ; avant qu’il l’ait tirée du fourreau, la mienne sera dans sa gorge… Et puis je me jetterai par terre en écumant, je m’arracherai les cheveux, je serai fou. Le pis qui puisse m’arriver, c’est d’être envoyé en exil pour quatorze ans ; on sait ce que valent les quatorze années d’exil d’un patricien. L’année suivante on a besoin de lui, on le rappelle… Naam avait raison… Oui, voilà ce que je ferai… Mais si Ezzelin a déjà parlé à sa tante et à sa sœur, si elles se portent mes accusatrices ! Oh ! oui ! Mais quelles preuves !… D’ailleurs il sera toujours temps de fuir. Si je ne puis emporter tout mon or, j’irai trouver les pirates, j’organiserai une flibuste sur un tout autre pied. Je ferai une magnifique fortune en peu d’années, et j’irai, sous un nom supposé, la manger à Cordoue ou à Séville, des villes de plaisir, dit-on. L’argent n’est-il pas le roi du monde ?… Allons, décidément le docteur a sagement agi en me faisant dormir. Ce sommeil m’a retrempé ; il m’a rendu toute mon énergie, toutes mes espérances !

Orio se parlait ainsi à lui-même dans un accès d’énergie fébrile. Ses yeux étaient fixes et brillans, ses lèvres pâles et tremblantes, ses mains contractées sur ses genoux maigres et nus. Le plus bel homme de Venise était hideux, ainsi absorbé dans ses méchantes intentions et ses lâches calculs.

Tandis qu’il devisait de la sorte, une petite porte que recouvrait une tapisserie s’ouvrit doucement, et Naam entra sans bruit dans la chambre. — C’est toi ! Où donc étais-tu ? dit Orio en la regardant à peine. Donne-moi ma robe, je veux m’habiller, sortir !… Mais Orio se leva brusquement et resta immobile de surprise et d’épouvante à l’aspect de Naam, lorsqu’elle s’approcha de lui pour lui présenter sa robe. Elle était plus pâle que l’aube qui se levait en cet instant. Sa bouche avait une teinte livide, et ses yeux vitreux ressemblaient à ceux d’un cadavre. — Pourquoi donc avez-vous du sang sur la figure ? dit Orio en reculant d’effroi. Il s’imagina que suivant les coutumes féroces de la police occulte de Venise, Naam venait d’être prise par les familiers et soumise à la torture. Peut-être avait-elle révélé… Orio la regardait avec un mélange de haine et de terreur. Comment ai-je eu l’imprudence de la laisser vivre ? pensait-il. Il y a un an que j’aurais dû la tuer !

— Ne me demande pas ce qui est arrivé, dit Naam d’une voix éteinte, tu ne dois pas le savoir.

— Et je veux le savoir, moi ! s’écria Orio furieux en la secouant avec une colère brutale.

— Tu veux le savoir ? dit Naam avec une tranquillité dédaigneuse ; apprends-le à tes risques et périls. Je viens de tuer Ezzelin.

— Ezzelin, tué ! bien tué ! bien mort ! s’écria Orio dans un accès de joie insensée ; et serrant Naam contre sa poitrine, il fut pris d’un rire convulsif qui le força de se rasseoir. C’est là le sang d’Ezzelin ? disait-il en touchant les mains humides de Naam. Ce sang maudit a-t-il coulé enfin jusqu’à la dernière goutte ? Oh ! cette fois il n’en réchappera pas, dis ? Tu ne l’as pas manqué, Naam ? Oh non ! tu as la main ferme, et ceux que tu frappes ne se relèvent plus ! Tu l’as tué comme le pacha, dis ? Le même coup, au-dessous du cœur ? Dis-moi ? dis-moi, parle donc !… raconte-moi donc !… Ah ! c’était bien la peine de revenir à Venise !… Il n’en a pas joui long-temps de Venise ! sa vengeance ! …

Et Orio recommença à rire affreusement.

— Je l’ai frappé droit au cœur, dit Naam d’un air sombre, et je l’ai noyé en même temps…

— Le fer et l’eau ! Bonne Venise, s’écria Orio ; les beaux quais déserts pour rencontrer un ennemi ! Mais comment l’as-tu trouvé à cette heure ! Qu’as-tu fait pour le joindre ?

— J’ai pris mon luth et je suis allé en jouer sous la fenêtre de sa sœur ; j’ai joué obstinément jusqu’à ce que le frère ait été éveillé et m’ait regardée par la fenêtre. Je me suis éloignée alors de quelques pas, mais j’ai continué de jouer comme pour le braver. Il m’avait reconnue à mon costume ; c’est ce que je voulais. Il est sorti de sa maison, il s’est approché de moi en me menaçant. Je me suis éloignée encore mais en continuant toujours de jouer du luth, et je me suis encore arrêtée. Il est encore venu sur moi, et je me suis éloignée de nouveau. Alors comme il s’en retournait vers sa maison, je me suis mise à courir du même côté et à jouer en me rapprochant toujours. La fureur lui est venue, et croyant sans doute que j’agissais ainsi par ton ordre, il a recommencé à courir sur moi l’épée à la main. Je me suis fait poursuivre ainsi jusqu’à cet endroit où le pavé de la rive cesse tout à coup et où plusieurs marches conduisent en tournant jusqu’au niveau de l’eau pour l’abordage des gondoles. Il n’y avait là ni barque, ni homme ; pas le moindre bruit, pas la moindre lumière. Je me suis cramponnée fortement à la petite colonne qui termine la rampe, et j’ai attendu en me baissant qu’il vînt jusque-là. Il y est venu, en effet ; il s’est appuyé presque sur moi sans me voir et s’est penché sur l’eau pour chercher des yeux si quelque gondole m’avait mise à l’abri de sa colère. Dans ce moment-là, j’ai arraché d’une main son manteau, de l’autre j’ai frappé. Il a voulu se débattre, lutter…, mais son pied avait glissé sur les marches humides ; il perdait l’équilibre ; je l’ai poussé, et il a roulé au fond de l’eau. Voilà comme les choses se sont passées.

La voix de Naam s’éteignit, et un frisson passa sur tout son corps.

— Au fond ! dit Soranzo d’un air inquiet. Tu n’en es pas sûre, tu as pris la fuite ?

— Je n’ai pas pris la fuite, dit Naam se ranimant ; je suis restée penchée sur l’eau jusqu’à ce que l’eau fût redevenue aussi unie que la surface d’un miroir. Alors j’ai arraché aux pierres humides de la rive une poignée d’herbes marines, et j’ai lavé et nettoyé les marches couvertes de sang. Il n’y avait personne, et il ne s’y est fait aucun bruit. Je suis restée cachée dans l’angle d’un mur ; j’ai entendu marcher ; on venait du palais Memmo ; j’ai quitté doucement mon poste et j’ai marché jusqu’ici.

— Tu auras eu peur ? Tu auras couru ?

— Je suis venue lentement, je me suis arrêtée plusieurs fois, j’ai regardé autour de moi ; personne ne m’a vue, personne ne m’a suivie. Je n’ai pas même éveillé les échos des pavés. J’ai fait mille détours. J’ai mis plus d’une heure à venir du palais Memmo jusqu’ici. Es-tu tranquille ? es-tu content ?

— Naam, ô admirable fille ! ô ame trois fois trempée au feu de l’enfer ! s’écria Orio ; viens dans mes bras, ô toi qui m’as deux fois sauvé !

Mais Orio oublia de serrer Naam dans ses bras : une idée subite venait de glacer l’élan de sa reconnaissance…

— Naam ! lui dit-il après quelques instans de silence durant lesquels elle le contempla avec une inquiétude farouche, vous avez fait une insigne folie, un crime gratuit.

— Comment dis-tu ? répondit Naam de plus en plus sombre.

— Je dis que vous avez pris sur vous de faire une action dont toutes les conséquences vont retomber sur moi ! Ezzelin assassiné, on ne manquera pas de m’accuser. Ce meurtre sera l’aveu de tous les torts qu’il m’impute et qu’il a déjà racontés à sa tante et à sa sœur. Puis j’aurai un assassinat de plus sur le corps, et je ne vois pas comment ce surcroît d’embarras peut me soulager. Que la foudre du ciel t’écrase, misérable bête féroce ! Tu étais si pressée de boire le sang, que tu ne m’as seulement pas consulté.

Naam reçut cet outrage avec un calme apparent qui enhardit Soranzo.

— Vous m’aviez dit de chercher un assassin, dit-elle, un homme sûr et discret, qui ne connût point la main qui le faisait agir ou qui, pour de l’argent, gardât le silence. J’ai fait mieux, j’ai trouvé quelqu’un qui ne veut d’autre récompense que de vous voir délivré de vos ennemis, quelqu’un qui a su frapper ferme et avec prudence, quelqu’un que vous ne pouvez pas craindre et qui se livrera de lui-même aux lois de votre pays, si on vous accuse.

— Je l’espère, dit Orio. Vous voudrez bien vous rappeler que je ne vous ai rien commandé, car vous en avez menti, je ne vous ai rien commandé du tout.

— Menti ! moi, menti ! dit Naam d’une voix tremblante.

— Menti par la gorge ! menti comme un chien ! s’écria Orio dans un accès de fureur grossière, mouvement d’irritation toute maladive et qu’il ne pouvait réprimer, quoique peut-être il sentît bien au fond de lui-même que ce n’était pas le moment de s’y livrer.

— C’est vous qui mentez, reprit Naam d’un ton méprisant, et en croisant ses bras sur sa poitrine. J’ai commis pour vous des crimes que je déteste, puisqu’il vous plaît d’appeler ainsi les actes qu’on fait pour vous lorsqu’ils ne vous semblent plus utiles ; et quant à moi, je hais le sang et j’ai subi l’esclavage chez les Turcs sans songer à faire ce que j’ai fait ensuite pour vous sauver.

— Dites que c’était pour vous sauver vous-même, s’écria Orio, et que ma présence vous a tout d’un coup donné le courage qui jusque-là vous avait manqué.

— Je n’ai jamais manqué de courage, reprit Naam, et vous qui m’insultez après de telles choses et dans un pareil moment, voyez le sang qui est sur mes mains ! C’est le sang d’un homme, et c’est le troisième homme dont moi, femme, j’ai pris la vie, pour sauver la vôtre.

— Aussi vous l’avez prise lâchement et comme une femme peut le faire.

— Une femme n’est point lâche quand elle peut tuer un homme, et un homme n’est point brave quand il peut tuer une femme.

— Eh bien ! j’en tuerai deux ! s’écria Soranzo, que ce reproche acheva de rendre furieux ; et cherchant son épée, il allait s’élancer sur Naam, lorsque trois coups violens ébranlèrent la porte du palais.

— Je n’y suis pas, s’écria Soranzo à ses valets qui étaient déjà levés, et qui parcouraient les galeries. Je n’y suis pour personne. Quel est donc l’insolent mercenaire qui vient frapper à une pareille heure de manière à réveiller le maître du logis ?

— Seigneur ! dit en pâlissant un valet qui s’était penché à la fenêtre de la galerie, c’est un messager du conseil des dix !

— Déjà ! dit Orio entre ses dents. Ces limiers de malheur ne dorment donc pas non plus ?

Il rentra dans sa chambre d’un air égaré. Il avait jeté son épée par terre en entendant frapper ; Naam, debout, les bras croisés dans son attitude favorite, calme et regardant avec mépris cette arme qu’Orio avait osé lever sur elle et qu’elle ne daignait pas prendre la peine de ramasser.

Orio sentit en cet instant l’insigne folie qu’il avait faite en irritant ce confident de tous ses secrets. Il se dit que, quand on avait réussi à apprivoiser un lion par la douceur, il ne fallait plus tenter de le réduire par la force. Il essaya de lui parler avec tendresse et l’engagea à se cacher. Il voulut même l’y contraindre quand il vit qu’elle feignait de ne pas l’entendre. Tout fut inutile, menaces et prières. Naam voulut attendre de pied ferme les affiliés du terrible tribunal. Ils ne se firent pas attendre long-temps. Devant eux toutes les portes s’étaient ouvertes, et les serviteurs consternés les avaient amenés jusqu’à la chambre de leur maître. Derrière eux marchait un groupe d’hommes armés, et la sombre gondole flanquée de quatre sbires attendait à la porte.

— Messer Pier Orio Soranzo, j’ai ordre de vous arrêter, vous et ce jeune homme votre serviteur et tous les gens de votre maison, dit le chef des agens. Veuillez me suivre.

— J’obéis, dit Orio d’un ton hypocrite. Jamais le pouvoir sacré qui vous envoie ne trouvera en moi ni résistance ni crainte, car je respecte son auguste omnipotence, et j’ai confiance en son infaillible sagesse. Mais je veux ici faire une déclaration, premier hommage rendu à la vérité qui sera mon guide austère en tout ceci. Je vous prie donc de prendre acte de ce que je vais révéler devant vous et devant tous mes serviteurs. J’ignore pour quelle cause vous venez m’arrêter, et je ne puis présumer que vous sachiez les choses que je vais dire. C’est à cause de cela précisément que je veux éclairer la justice et l’aider dans son rigoureux exercice. Ce serviteur que vous prenez pour un jeune homme, est une femme… Je l’ignorais, et tous ceux qui sont ici l’ignoraient également. Elle vient de rentrer ici tout-à-l’heure en désordre, le visage et les mains ensanglantées, comme vous la voyez. Pressée par mes questions et effrayée de mes menaces, elle m’a avoué son sexe et confessé qu’elle venait d’assassiner le comte Ezzelin, parce qu’elle l’a reconnu pour le guerrier chrétien qui a tué son amant dans la mêlée, à l’affaire de Coron, il y a deux ans.

L’agent fit sur-le-champ écrire la déclaration de Soranzo. Cette formalité fut remplie avec l’impassible froideur qui caractérisait tous les hommes affiliés au tribunal des dix. Tandis qu’on écrivait, Orio, s’adressant à Naam dans sa langue, lui expliqua ce qu’il venait de dire aux agens et l’engagea à se conformer à son plan. — Si je suis inculpé, lui dit-il, nous sommes perdus tous les deux ; mais si je me tire d’affaire, je réponds de ton salut. Crois en moi, et sois ferme. Persiste à t’accuser seule. Avec de l’argent, tout s’arrange dans ce pays. Que je sois libre, et sur-le-champ tu seras délivrée. Mais si je suis condamné, tu es perdue, Naam !…

Naam le regarda fixement sans répondre ; quelle fut sa pensée à cet instant décisif ? Orio s’efforça en vain de soutenir ce regard profond qui pénétrait dans ses entrailles comme une épée. Il se troubla, et Naam sourit d’une manière étrange. Après un instant de recueillement, elle s’approcha du scribe, le toucha, et, le forçant de la regarder, elle lui remit son poignard encore sanglant, lui montra ses mains rougies et son front taché. Puis, faisant le geste de frapper, et ensuite portant la main sur sa poitrine, elle exprima clairement qu’elle était l’auteur du meurtre.

Le chef des agens la fit emmener à part, et Orio fut conduit à la gondole et mené aux prisons du palais ducal. Tous les serviteurs du palais Soranzo furent également arrêtés, le palais fermé et remis à la garde des préposés de l’autorité. En moins d’une heure, cette habitation si brillante et si riche fut livrée au silence, aux ténèbres et à la solitude.

Orio avait-il bien sa tête lorsqu’il avait ainsi chargé Naam le premier et improvisé cette fable ? Non, sans doute : Orio était un homme fini, il faut bien le dire. Il avait encore l’audace et le besoin de mentir ; mais sa ruse n’était plus que de la fausseté, son génie que de l’impudence.

Cependant il n’avait pas parlé sans vraisemblance, en disant à Naam qu’avec de l’argent tout s’arrangeait à Venise. À cette époque de corruption et de décadence, le terrible conseil des dix avait perdu beaucoup de sa fanatique austérité, les formes seules restaient sombres et imposantes ; mais bien que le peuple frémît encore à la seule idée d’avoir affaire à ces juges implacables, il n’était plus sans exemple qu’on repassât le pont des Soupirs.

Orio se flattait donc, sinon de rendre son innocence éclatante, du moins d’embrouiller tellement sa cause, qu’il fût impossible de le convaincre du meurtre d’Ezzelin. Ce meurtre était, après tout, une grande chance de salut, et toutes les accusations dont Ezzelin eût chargé Orio disparaissaient pour faire place à une seule qu’il n’était pas impossible peut-être de détourner. Si Naam persistait à assumer sur elle seule toute la responsabilité de l’assassinat, quel moyen de prouver la complicité d’Orio ?

Seulement Orio s’était trop pressé d’accuser Naam. Il eût dû commencer par la prévenir et craindre la pénétration et l’orgueil de cette ame indomptable. Il sentait bien l’énorme faute qu’il avait faite lorsqu’il s’était laissé emporter, un instant auparavant, à un mouvement d’ingratitude et d’aversion. Mais comment la réparer ? on l’enfermait à l’heure même, et on ne lui permettait aucune communication avec elle.

Orio avait fait une autre faute bien plus grande sans s’en douter. La suite vous le montrera. En attendant l’issue de cette fâcheuse affaire, Orio résolut d’établir, autant que possible, des relations avec Naam ; il demanda à voir plusieurs de ses amis, cette permission lui fut refusée ; alors il se dit malade et demanda son médecin. Peu d’heures après Barbolamo fut introduit auprès de lui.

Le fin docteur affecta une grande surprise de trouver son opulent et voluptueux client sur le grabat de la prison. Orio lui expliqua sa mésaventure en lui faisant le même récit qu’il avait fait aux exécuteurs de son arrestation ; Barbolamo parut y croire et offrit avec grace ses services désintéressés à Orio. Ce qu’Orio voulait par-dessus tout, c’est que le docteur lui procurât de l’argent, car une fois muni de ce magique talisman, il espérait corrompre ses geôliers, sinon jusqu’à réussir à s’évader, du moins jusqu’à communiquer avec Naam, qui lui paraissait désormais la clé de voûte par laquelle son édifice devait se soutenir ou s’écrouler. Le docteur mit, avec une courtoisie sans égale, sa bourse, qui était assez bien garnie, au service d’Orio ; mais ce fut en vain que celui-ci essaya de corrompre ses gardiens, il ne lui fut pas possible de voir Naam. Plusieurs jours se passèrent pour Orio dans la plus grande anxiété, et sans aucune communication avec ses juges. Tout ce qu’il put obtenir, ce fut de faire passer à Naam des alimens choisis et des vêtemens. Le docteur s’y employa avec grace et vint lui donner des nouvelles de sa triste compagne. Il lui dit qu’il l’avait trouvée calme comme à l’ordinaire, malade, mais ne se plaignant pas, et ne paraissant pas seulement s’apercevoir qu’elle eût la fièvre, refusant tout adoucissement à sa captivité et tout moyen de justification auprès de ses juges : elle semblait, sinon désirer la mort, du moins l’attendre avec une stoïque indifférence.

Ces détails donnèrent un peu de calme à Soranzo, et ses espérances se ranimèrent. Le docteur fut vivement frappé du changement que ces revers inattendus avaient opéré en lui. Ce n’était plus le rêveur atrabilaire qu’assiégeaient des visions funestes, et qui se plaignait sans cesse de la longueur et de la pesanteur de la vie. C’était un joueur acharné qui, au moment de perdre la partie, à défaut d’habileté, s’armait d’attention et de résolution. Il était facile de voir que le joueur n’avait plus que de misérables ressources, et que son obstination ne suppléait à rien. Mais il semblait que cet enjeu, si méprisé jusque-là, eût pris une valeur excessive au moment décisif. Les terreurs d’Orio s’étaient réalisées, et ce qui prouva bien à Barbolamo que cet homme ignorait le remords, c’est qu’il n’eut plus peur des morts dès qu’il eut affaire aux vivans. Son esprit n’était plus occupé que des moyens de se soustraire à leur vengeance : il s’était réconcilié avec lui-même dans le danger.

Enfin, un jour, le dixième après son arrestation, Orio fut tiré de sa cellule et conduit dans une salle basse du palais ducal, en présence des examinateurs. Le premier mouvement d’Orio fut de chercher des yeux si Naam était présente. Elle n’y était point. Orio espéra.

Le docteur Barbolamo s’entretenait avec un des magistrats. Orio fut assez surpris de le voir figurer dans cette affaire, et une vive inquiétude commença à le troubler lorsqu’il vit qu’on le faisait asseoir, et qu’on lui témoignait une grande déférence, comme si on attendait de lui d’importans éclaircissemens. Orio, habitué à mépriser les hommes, se demanda avec effroi s’il avait été assez généreux avec son médecin, s’il ne l’avait pas quelquefois blessé par ses emportemens, et il craignit de ne l’avoir pas assez magnifiquement payé de ses soins. Mais, après tout, quel mal pouvait lui faire cet homme auquel il n’avait jamais ouvert son ame ?

L’interrogatoire procéda ainsi :

— Messer Pier Orio Soranzo, patricien et citoyen de Venise, officier supérieur dans les armées de la république, et membre du grand conseil, vous êtes accusé de complicité dans l’assassinat commis le 16 juin 1686. Qu’avez-vous à répondre pour votre défense ?

— Que j’ignore les circonstances exactes et les détails particuliers de cet assassinat, répondit Orio, et que je ne comprends pas même de quelle espèce de complicité je puis être accusé.

— Persistez-vous dans la déclaration que vous avez faite devant les exécuteurs de votre arrestation ?

— J’y persiste ; je la maintiens entièrement et absolument.

— Monsieur le docteur-professeur Stefano Barbolamo, veuillez écouter la lecture de l’acte qui a été dressé de votre déclaration en date du même jour, et nous dire si vous la maintenez également.

Lecture fut faite de cet acte, dont voici la teneur :

« Le 16 juin 1686, vers deux heures du matin, Stefano Barbolamo rentrait chez lui, ayant passé la nuit auprès de ses malades. De sa maison, située sur l’autre rive du canaletto qui baigne le palais Memmo, il vit précisément en face de lui un homme qui courait et qui se baissa comme pour se cacher derrière le parapet, à l’endroit où la rampe s’ouvre pour un abordage ou tragnet. Soupçonnant que cet homme avait quelque mauvais dessein, le docteur, qui déjà était entré chez lui, resta sur le seuil, et, regardant par sa porte entr’ouverte de manière à n’être point vu, il vit accourir un autre homme, qui semblait chercher le premier, et qui descendit imprudemment deux marches du tragnet. Aussitôt celui qui était caché se jeta sur lui et le frappa de côté. Le docteur entendit un seul cri ; il s’élança vers le parapet, mais déjà la victime avait disparu. L’eau était encore agitée par la chute d’un corps. Un seul homme était debout sur la rive, s’apprêtant à recevoir son ennemi à coups de poignard s’il réussissait à surnager. Mais celui-ci était frappé à mort ; il ne reparut pas. Le sang-froid et l’audace de l’assassin, qui, au lieu de fuir, s’occupait à laver le sang répandu sur les dalles, étonnèrent tellement le docteur, qu’il résolut de l’observer et de le suivre. Masqué par un angle de mur, il avait pu voir tous ses mouvemens sans qu’il s’en doutât. Il longea les maisons du quai, tandis que l’assassin longeait le quai opposé. Le docteur avait pour lui l’avantage de l’ombre, et pouvait se glisser inaperçu, tandis que la lune, se dégageant des nuages, éclairait en plein le coupable. Ce fut alors que le docteur, n’étant plus séparé de lui que par un canal fort resserré, reconnut distinctement non pas seulement le costume turc, mais encore la taille et l’allure du jeune musulman qui depuis un an est attaché au service de messer Orio Soranzo. Ce jeune homme se retirait sans se presser, et de temps en temps s’arrêtait pour regarder s’il n’était pas suivi. Le docteur avait soin alors de s’arrêter aussi. Il le vit s’enfoncer dans une petite rue. Alors le docteur se mit à courir jusqu’au premier pont, et, gagnant de vitesse, il eut bientôt rejoint Naama, mais toujours à une distance raisonnable, et il le suivit ainsi à travers mille détours pendant près d’une heure, jusqu’à ce qu’enfin il le vît rentrer au palais Soranzo. Ayant par là acquis la certitude qu’il ne s’était pas trompé de personnage, le docteur alla faire sa déclaration à la police, et de là, tandis que l’on procédait sur-le-champ à l’arrestation de messer Orio et de son serviteur, il retourna chez lui. Il trouva plusieurs hommes errant et cherchant sur le quai d’un air fort affairé. L’un d’eux vint à lui, et l’ayant reconnu tout de suite, car il commençait à faire jour, lui demanda avec civilité, et en l’appelant par son nom, s’il n’avait pas vu ou entendu quelque chose d’extraordinaire, un homme en fuite, ou un combat sur son chemin, dans le quartier qu’il venait de parcourir. Mais le docteur, au lieu de répondre, recula de surprise, et faillit tomber à la renverse en voyant devant lui le spectre d’un homme qu’il croyait mort depuis un an, et dont la perte douloureuse avait été pleurée par sa famille. — Ne soyez ni étonné, ni effrayé, mon cher docteur, dit le fantôme ; je suis votre fidèle client et ancien ami le comte Ermolao Ezzelin, que vous avez peut-être eu la bonté de regretter un peu, et qui a échappé, comme par miracle, à des malheurs étranges…

En cet endroit de la déposition du docteur, Orio se tordit les poings sous son manteau. Ses yeux rencontrèrent ceux du docteur. Ils avaient l’expression ironique et un peu cruelle de l’homme d’honneur déjouant les ruses d’un scélérat.

La lecture continua.

« Le comte Ezzelin dit alors au docteur qu’il le verrait plus à loisir pour lui parler de ses affaires, mais que, pour le moment, il le priait d’excuser son inquiétude, et de l’aider à éclaircir un fait bizarre. Un joueur de luth, qu’à son costume il avait cru reconnaître pour l’esclave arabe de messer Orio Soranzo, était venu sous la fenêtre de la signora Argiria, et avait semblé chercher à braver la défense du maître de la maison, qui lui prescrivait du geste et de la voix d’aller faire de la musique plus loin. Le comte Ezzelin, impatienté, était sorti et s’était lancé à sa poursuite ; mais s’étant avisé qu’il était sans armes, et que ce musicien pouvait bien être le provocateur d’un guet-apens (d’autant plus que le comte avait de fortes raisons pour penser que messer Soranzo lui tendrait quelque embûche), il était rentré pour prendre son épée. Au moment où il passait la porte de son palais, son brave et fidèle serviteur Danieli en sortait, et, inquiet de cette aventure, venait à son aide. Danieli courut sur le joueur de luth. Pendant ce temps, le comte rentra dans une salle basse, et prit à la muraille une vieille épée, la première qui lui tomba sous la main. Il fut retenu quelques instans par sa sœur épouvantée, qui s’était jetée dans les escaliers, et qui tremblait pour lui. Il eut quelque peine à se dégager ; mais, s’étonnant de ne pas voir revenir Danieli, il s’élança dans la même direction. Voyant cette rue déserte et silencieuse, il avait pris à gauche, et avait couru et appelé quelques instans sans succès. Enfin, il était revenu sur ses pas ; ses autres serviteurs, s’étant levés, l’avaient aidé à chercher Danieli. L’un d’eux prétendait avoir entendu une espèce de cri et la chute d’un corps dans l’eau. C’était même ce qui l’avait éveillé et engagé à se lever, bien qu’il ne sût pas de quoi il s’agissait. Tous les efforts du comte et de ses serviteurs pour retrouver le bon Danieli avaient été inutiles. Quelques traces de sang mal essuyées sur les marches du tragnet leur causaient une vive inquiétude. Le docteur raconta ce qu’il avait vu. On reprit alors, avec la sonde, les recherches sur la rive. Mais au bout de quelques heures, on retrouva le corps de Danieli, qui surnageait à l’autre extrémité du canal. »

Ainsi, se dit Orio, dévoré d’une rage intérieure, Naam s’est trompée, et c’est moi qui me suis livré moi-même en déclarant à la police que le coup était destiné au comte Ezzelin !

Le docteur ayant confirmé sa déclaration, le comte Ezzelin fut introduit.

— Monsieur le comte, lui dit le juge examinateur, vous avez annoncé que vous aviez d’importantes déclarations à faire sur la conduite de messer Orio Soranzo. C’est vous-même qui l’avez fait assigner à comparaître ici devant vous, en notre présence. Veuillez parler.

— Excusez-moi pour un instant, dit Ezzelin, j’attends un témoin que le conseil des dix m’a autorisé à demander, et devant lequel les dépositions que j’ai à faire doivent être enregistrées.

On présenta un siége au comte Ezzelin, et quelques instans se passèrent dans le plus profond silence. Combien Soranzo dut être blessé dans son orgueil, en se voyant debout devant son ennemi assis au milieu d’un auditoire impassible et dans l’attente de quelque nouveau coup impossible à détourner !

Tourmenté d’une secrète angoisse, il résolut d’en sortir par un effort d’effronterie.

— J’avais cru, dit-il, que mon esclave Naama, ou plutôt Naam, car c’est le nom qui convient à son sexe, assisterait à cette séance ; ne me sera-t-il pas accordé d’être confronté avec elle et d’invoquer le témoignage de sa sincérité ?

Personne ne répondit à cette interrogation. Orio sentit le froid de la mort parcourir ses veines. Néanmoins il renouvela sa demande. Alors la voix lente et sonore du conseiller examinateur lui répondit :

— Messer Orio Soranzo, votre seigneurie devrait savoir qu’elle n’a aucune espèce de questions à nous adresser, et nous aucune espèce de réponse à lui faire. Les formes de la justice seront observées, dans cette cause, avec l’indépendance et l’intégrité qui président à tous les actes du conseil suprême.

En cet instant, messer Barbolamo s’approcha du comte et lui parla à l’oreille. Leurs regards à tous deux se portèrent en même temps sur Orio : ceux du comte, pleins de cette complète froideur qui est le dernier terme du mépris ; ceux du docteur, animés d’une énergie d’indignation qui allait jusqu’à la moquerie impitoyable. Mille serpens rongeaient le sein d’Orio. L’heure sonna, lente, égale, vibrante. Orio ne comprenait pas que la marche du temps pût s’accomplir comme à l’ordinaire. La circulation inégale et brisée de son sang dans ses artères semblait bouleverser l’ordre accoutumé des instans par lesquels le temps se déroule et se mesure.

Enfin le témoin attendu fut introduit ; c’était l’amiral Morosini. Il se découvrit en entrant, mais ne salua personne et parla de la sorte :

— L’assemblée devant laquelle je suis appelé à comparaître me permettra de ne m’incliner devant aucun de ses membres avant de savoir qui est ici l’accusateur ou l’accusé, le juge ou le coupable. Ignorant le fond de cette affaire, ou du moins ne l’ayant appris que par la voie incertaine et souvent trompeuse de la clameur publique, je ne sais point si mon neveu Orio Soranzo, ici présent, mérite de moi des marques d’intérêt ou de blâme. Je m’abstiendrai donc de tout témoignage extérieur de déférence ou d’improbation envers qui que ce soit, et j’attendrai que la lumière me vienne, et que la vérité me dicte la conduite que j’ai à tenir.

Ayant ainsi parlé, Morosini accepta le siége qui lui fut offert, et Ezzelin parla à son tour :

— Noble Morosini, dit-il, j’ai demandé à vous avoir pour témoin de mes paroles et pour juge de ma conduite en cette circonstance, où il m’est également difficile de concilier mes devoirs de citoyen envers la république et mes devoirs d’ami envers vous. Le ciel m’est témoin (et j’invoquerais aussi le témoignage d’Orio Soranzo, si le témoignage d’Orio Soranzo pouvait être invoqué !) que j’ai voulu, avant tout, m’expliquer devant vous. Aussitôt après mon retour à Venise, me fiant à votre sagesse et à votre patriotisme plus qu’à ma propre conscience, j’avais résolu de me diriger d’après votre décision. Orio Soranzo ne l’a pas voulu ; il m’a contraint à le traîner sur la sellette où s’asseient les infâmes ; il m’a forcé à changer le rôle prudent et généreux que j’avais embrassé en un rôle terrible, celui de dénonciateur auprès d’un tribunal dont les arrêts sévères ne laissent plus de retour à la compassion, ni de chances au repentir. J’ignore sous quel titre et sous quelles formes judiciaires je dois poursuivre ce criminel. J’attends que les pères de la république, ses plus puissans magistrats et son plus illustre guerrier me dictent ce qu’ils attendent de moi. Quant à moi personnellement, je sais ce que j’ai à faire ; c’est de dire ici ce que je sais. Je désirerais que mon devoir pût être accompli dans cette seule séance, car, en songeant à la rigueur de nos lois, je me sens peu propre à l’office d’accusateur acharné, et je voudrais pouvoir, après avoir dévoilé le crime, atténuer le châtiment que je vais attirer sur la tête du coupable.

— Comte Ezzelin, dit l’examinateur, quelle que soit la rigidité de notre arrêt, quelque sévère que soit la peine applicable à de certains crimes, vous devez la vérité tout entière, et nous comptons sur le courage avec lequel vous remplirez la mission austère dont vous êtes revêtu.

— Comte Ezzelin, dit Francesco Morosini, quelque amère que soit pour moi la vérité, quelque douleur que je puisse éprouver à me voir frappé dans la personne de celui qui fut mon parent et mon ami, vous devez à la patrie et à vous-même de dire la vérité tout entière.

— Comte Ezzelin, dit Orio avec une arrogance qui tenait un peu de l’égarement, quelque fâcheuses pour moi que soient vos préventions et de quelque crime que les apparences me chargent, je vous somme de dire ici la vérité tout entière.

Ezzelin ne répondit à Orio que par un regard de mépris. Il s’inclina profondément devant les magistrats, et plus encore devant Morosini ; puis il reprit la parole :

« J’ai donc à livrer aujourd’hui à la justice et à la vengeance de la république un de ses plus insolens ennemis. Le fameux chef des pirates missolonghis, celui qu’on appelait l’Uscoque, celui contre qui j’ai combattu corps à corps, et par les ordres duquel, au sortir des îles Curzolari, j’ai eu tout mon équipage massacré et mon navire coulé à fond, ce brigand impitoyable, qui a ruiné et désolé tant de familles, est ici devant vous. Non-seulement j’en ai la certitude, l’ayant reconnu comme je le reconnais en cet instant même, mais encore j’en ai acquis toutes les preuves possibles. L’Uscoque n’est autre qu’Orio Soranzo. »

Le comte Ezzelin raconta alors avec assurance et clarté tout ce qui lui était arrivé depuis sa rencontre avec l’Uscoque à la pointe nord des îles Curzolari, jusqu’à sa sortie de ces mêmes écueils, le lendemain. Il n’omit aucune des circonstances de sa visite au château de San-Silvio, de la blessure qu’avait au bras le gouverneur, et des signes de complicité qu’il avait surpris entre lui et le commandant Léontio. Ezzelin raconta aussi ce qui lui était arrivé à partir de son dernier combat avec les pirates. Il déclara que Soranzo n’avait pas pris part à ce combat, mais que le vieux Hussein et plusieurs autres, qu’il avait vus la veille sur la barque de l’Uscoque, n’avaient agi que par son ordre et sous sa protection. Nous raconterons en peu de mots par quel miracle Ezzelin avait échappé à tant de dangers.

Épuisé de fatigue et perdant son sang par une large blessure, il avait été porté à fond de cale sur la tartane du juif albanais. Là un pirate s’était mis en devoir de lui couper la tête. Mais l’Albanais l’avait arrêté ; et s’entretenant avec cet homme dans la langue de leur pays, qu’heureusement Ezzelin comprenait, il s’était opposé à cette exécution, disant que c’était là un noble seigneur de Venise, et qu’à coup sûr, si on pouvait lui sauver la vie, on tirerait de sa famille une forte rançon. — C’est bien, dit le pirate, mais vous savez que le gouverneur a menacé Hussein de toute sa colère, s’il ne lui apportait la tête de ce chef. Hussein a donné sa parole, et ne voudra pas se prêter à le garder prisonnier. C’est trop risquer que d’entreprendre cette affaire. — Ce n’est rien risquer du tout, reprit le juif, si tu es prudent et discret. Je m’engage à partager avec toi le prix du rachat. Prends seulement le pourpoint de ce Vénitien, mets-le en pièces, et nous le porterons au gouverneur de San-Silvio. Garde ici le prisonnier et ne laisse entrer personne. Cette nuit nous le mettrons sur une barque, et tu le conduiras en lieu sûr.

Le marché fut accepté. Ces deux hommes déshabillèrent Ezzelin ; le juif pansa sa plaie avec beaucoup d’art et de soin. La nuit suivante, il fut conduit dans une île éloignée des Curzolari, et habitée seulement par des pêcheurs et des contrebandiers qui donnèrent asile avec empressement au pirate leur allié et à sa capture. Ezzelin passa plusieurs jours sur cet écueil, où les soins les plus empressés lui furent prodigués. Lorsqu’il fut hors de danger, on l’emmena plus loin encore ; et enfin à travers mille fatigues et mille difficultés, on le conduisit dans une des îles de l’Archipel qui était le quartier-général adopté par les pirates depuis l’arrivée de Mocenigo dans le golfe de Lépante. Là Ezzelin retrouva Hussein et toute sa bande, et vécut près d’un an en esclave, refusant obstinément le trafic de sa liberté et de faire passer de ses nouvelles à Venise.

Interrogé sur les motifs de cette conduite singulière, le comte répondit avec une noblesse qui émut profondément Morosini et le docteur : « Ma famille est pauvre, dit-il ; j’avais achevé de ruiner mon patrimoine en perdant ma galère et mon équipage aux îles Curzolari. Il ne restait pour ma rançon que la faible dot de ma jeune sœur et la modique aisance de ma vieille tante. Ces deux femmes généreuses eussent donné avec empressement tout ce qu’elles possédaient pour me délivrer, et l’insatiable juif, refusant de croire qu’on pût allier à un grand nom un très misérable héritage, les eût dépouillées jusqu’à la dernière obole. Heureusement, il avait à peine entendu prononcer mon nom, et j’avais réussi d’ailleurs à lui faire croire qu’il s’était trompé, et que je n’étais point celui qu’il avait pensé dérober à la haine de Soranzo. J’essayai de lui persuader que je n’étais pas de Venise, mais de Naples ; et tandis qu’il faisait d’infructueuses recherches pour me trouver une famille et une patrie, je songeais à m’évader et à conquérir ma liberté sans l’acheter.

« Après bien des tentatives infructueuses, après des dangers sans nombre et des revers dont le détail serait ici hors de propos, je parvins à fuir et à gagner les côtes de Morée, où je reçus, des garnisons vénitiennes, secours et protection. Mais je me gardai bien de me faire reconnaître, et je me donnai pour un sous-officier fait prisonnier par les Turcs à la dernière campagne. Je tenais à convaincre le traître Soranzo de ses crimes, et je savais que si le bruit de mon salut et de mon évasion lui arrivait, il se soustrairait par la fuite à ma vengeance et à celle des lois de la patrie.

« Je gagnai donc assez misérablement le littoral occidental de la Morée, et, au moyen d’un modique prêt qui me fut loyalement fait, sur ma seule parole, par quelques compatriotes, je parvins à m’embarquer pour Corfou. Le petit bâtiment marchand sur lequel j’avais pris passage fut forcé de relâcher à Céphalonie, et le capitaine voulut y séjourner une semaine pour des affaires. Je conçus alors la pensée d’aller visiter les écueils Curzolari, désormais purgés de leurs pirates, et délivrés de leur funeste gouverneur. Excusez, noble Morosini, la triste réflexion que je suis forcé de faire pour expliquer cette fantaisie. J’avais vu là, pour la dernière fois de ma vie, une personne dont la chaste et respectable amitié avait rempli ma jeunesse de joies et de souffrances également sacrées dans mon souvenir ; j’éprouvais un douloureux besoin de revoir ces lieux témoins de sa longue agonie et de sa mort tragique. Je ne trouvai plus qu’un monceau de pierres à la place où j’avais éprouvé de si profondes émotions, et celles qui vinrent m’y assaillir furent si terribles, que j’ignore comment j’eus la force d’y résister. Pendant plusieurs heures, j’errai parmi ces décombres, comme si j’eusse espéré y trouver quelque vestige de la vérité ; car, je dois le dire, des soupçons plus affreux, s’il est possible, que les certitudes déjà acquises sur les crimes d’Orio Soranzo, remplissaient mon esprit depuis le jour où j’avais appris l’incendie de San-Silvio et le malheur que cet évènement avait entraîné. Je gravissais donc au hasard ces masses de pierres noircies, lorsque je vis venir, sur un sentier du roc abandonné aux chèvres et aux cigognes, un vieux pâtre accompagné de son chien et de son troupeau. Le vieillard, étonné de ma persévérance à explorer cette ruine, m’observait d’un air doux et bienveillant. Je fis d’abord peu d’attention à lui ; mais, ayant jeté les yeux sur son chien, je ne pus retenir un cri de surprise, et j’appelai aussitôt cet animal par son nom. À ce nom de Sirius, le lévrier blanc, qui avait eu tant d’attachement pour votre infortunée nièce, vint à moi en boitant et me caressa d’un air mélancolique. Cette circonstance engagea la conversation entre le pâtre et moi. — Vous connaissez donc ce pauvre chien ? me dit-il. Sans doute vous êtes de ceux qui vinrent ici avec le commandant d’escadre Mocenigo ? C’est un véritable miracle que l’existence de Sirius, n’est-ce pas, mon officier ? — Je le priai de me l’expliquer. Il me raconta que, le lendemain de l’incendie du château, vers le matin, comme il s’approchait par curiosité des décombres, il avait entendu de faibles gémissemens qui semblaient partir des pierres amoncelées. Il avait réussi à déblayer un amas de ces pierres, et il avait dégagé le malheureux animal d’une sorte de cachot qu’un accident fortuit de l’éboulement lui avait, pour ainsi dire, jeté sur le corps sans l’écraser. Il respirait encore ; mais il avait une patte engagée sous un bloc, et brisée : le pâtre souleva le bloc, emporta le lévrier, le soigna et le guérit. Il avoua qu’il l’avait caché, car il craignait que les gens de l’escadre n’en prissent envie, et il se sentait beaucoup d’affection pour lui. — Ce n’est pas tant à cause de lui, ajouta-t-il, qu’à cause de sa maîtresse, qui était si bonne et si belle, et qui, plusieurs fois, était venue au secours de ma misère. Rien ne m’ôtera de la pensée qu’elle n’est pas morte par l’effet d’un malheureux hasard, mais bien plutôt par celui d’une méchante volonté ! Mais, ajouta encore le vieux pâtre, il n’est peut-être pas prudent pour un pauvre homme, même quand l’île est abandonnée, le château détruit et la rive déserte, de parler de ces choses-là. »

— Il est bien nécessaire d’en parler, cependant, dit Morosini d’une voix altérée, en interrompant, par l’effet d’une forte préoccupation, le récit d’Ezzelin ; mais il est nécessaire de n’en pas parler à la légère et sur de simples soupçons, car ceci est encore plus grave et plus odieux, s’il est possible, que tout le reste.

— Il est présumable, reprit l’examinateur, que le comte Ezzelin a des preuves à l’appui de tout ce qu’il avance. Nous l’engageons à poursuivre son récit sans se laisser troubler par aucune observation, de quelque part qu’elle vienne.

Ezzelin étouffa un soupir, « C’est une rude tâche, dit-il, que celle que j’ai embrassée. Quand la justice ne peut réparer le mal commis, son rôle est tout amertume, et pour celui qui la rend et pour ceux qui la reçoivent. Je poursuivrai néanmoins, et remplirai mon devoir jusqu’au bout. Pressé par mes questions, le vieux pâtre me raconta qu’il avait vu souvent la signora Soranzo, durant son séjour à San-Silvio. Il avait, sur le revers du rocher, un coin de terre où il cultivait des fleurs et des fruits ; il les lui portait, et recevait d’elle de généreuses aumônes. Il la voyait dépérir, et il ne doutait pas, d’après ce qu’il avait recueilli des propos des serviteurs du château, qu’elle ne fût pour son époux un objet de haine ou de dédain. Le jour qui précéda l’incendie du château, il la vit encore : elle paraissait mieux portante, mais fort agitée. Écoute, lui dit-elle ; tu vas porter cette boîte au lieutenant de vaisseau Mezzani ; et elle prit, sur sa table, un petit coffre de bronze, qu’elle lui mit presque dans les mains. Mais elle le lui retira aussitôt, et, changeant d’avis, elle lui dit : Non ! tu pourrais payer ce message de ta vie ; je ne le veux pas. Je trouverai un autre moyen… Et elle le renvoya sans lui rien confier, mais en le chargeant d’aller trouver le lieutenant et de lui dire de venir la voir tout de suite. Le vieillard fit la commission. Il ignore si le lieutenant se rendit à l’ordre de la signora Giovanna. Le lendemain, l’incendie avait dévoré le donjon, et Giovanna Morosini était ensevelie sous les ruines. »

Ezzelin se tut. — Est-ce là tout ce que vous avez à dire, seigneur comte ? lui dit l’examinateur.

— C’est tout.

— Voulez-vous produire vos preuves ?

— Je ne suis point venu ici, dit Ezzelin, en me vantant de produire les preuves de la vérité ; j’y suis venu pour dire la vérité telle qu’elle est, telle que je la possède en moi. Je ne songeais point à amener Orio Soranzo au pied de ce tribunal, lorsque j’ai acquis la certitude de ses crimes. En revenant à Venise, je ne voulais que le chasser de ma maison, de ma famille, et remettre son sort entre les mains de l’amiral. Vous m’avez sommé de dire ce que je savais, je l’ai fait ; je l’affirmerai par serment, et j’engagerai mon honneur à le soutenir désormais envers et contre tous. Orio Soranzo pourra soutenir le contraire, il pourra fort bien affirmer par serment que j’en ai menti. Votre conscience jugera, et votre sagesse prononcera qui de lui ou de moi est un imposteur et un lâche.

— Comte Ezzelin, dit Morosini, le conseil des dix fera de votre assertion l’appréciation qu’il jugera convenable. Quant à moi, je n’ai pas de jugement à formuler dans cette affaire, et, quelque douloureuses que soient mes impressions personnelles, je saurai les renfermer, puisque l’accusé est dans les mains de la justice. Je dois seulement me constituer en quelque sorte son défenseur jusqu’à ce que vous m’ayez sous tous les rapports ôté le courage de le faire. Vous avez avancé une autre accusation que j’ai à peine la force de rappeler, tant elle soulève en moi de souvenirs amers et de sentimens douloureux. Je dois vous demander, malgré ce que vous venez de dire, si vous avez une preuve à fournir de l’attentat dont, selon vous, mon infortunée nièce aurait été victime ?

— Je demande la permission de répondre au noble Morosini, dit Stefano Barbolamo en se levant, car cette tâche m’appartient, et c’est d’après mes conseils et mes instances, je dirai plus, c’est sous ma garantie, que le comte Ezzelin a raconté ce qu’il avait appris du vieux pâtre de Curzolari. Sans doute, ceci prouverait peu de chose, isolé de tout le reste ; mais la suite de l’examen prouvera que c’est un fait de haute importance. Je demande à ce qu’on enregistre seulement toutes les circonstances de ce récit, et à ce qu’on procède au reste de l’examen. » Le juge fit un signe, et une porte s’ouvrit ; la personne qu’on allait introduire se fit attendre quelques instans. Orio s’assit brusquement au moment où elle parut. C’était Naam ; le docteur regardait Orio très attentivement.

— Puisque vos excellences passent à l’examen du troisième chef d’accusation, dit-il, je demande à être entendu sur un fait récent qui dénouera certainement tout le nœud de cette affaire, et qui seul pouvait m’engager, ainsi que je l’ai fait depuis quelques jours, à me porter l’adversaire de l’accusé.

— Parlez, dit le juge : cette séance, consacrée à l’examen des faits, appelle et accueille toute espèce de révélation.

— Avant-hier, dit Barbolamo, messer Orio Soranzo, que depuis plusieurs jours je voyais en qualité de médecin, ainsi que sa complice, me témoigna un grand dégoût de la vie, et me supplia de lui procurer du poison, afin, disait-il, que si le mensonge et la haine triomphaient du bon droit et de la vérité, il pût se soustraire aux lenteurs d’un supplice indigne en tout cas d’un patricien. Ne pouvant me délivrer de son obsession, mais ne m’arrogeant pas le droit de soustraire un accusé à la justice des lois, j’allai lui chercher une poudre soporifique, et l’assurai que quelques grains de cette poudre suffiraient pour le délivrer de la vie. Il me fit les plus vifs remerciemens, et me promit de n’attenter à ses jours qu’après la décision du tribunal.

Vers le soir, je fus appelé par l’intendant des prisons à porter mes soins à la fille arabe Naam, la complice d’Orio. Le geôlier, étant rentré dans son cachot quelques heures après lui avoir porté son repas, l’avait trouvée plongée dans un sommeil léthargique, et l’on craignait qu’elle n’eût tenté de s’empoisonner. Je la trouvai en effet endormie par l’effet bien appréciable d’un narcotique. J’examinai ses alimens, et je trouvai dans son breuvage le reste de la poudre que j’avais donnée à messer Soranzo. Je pris des informations, et je sus par le geôlier que chaque jour messer Soranzo envoyait à Naam des alimens plus choisis que ceux de la prison, et une certaine boisson préparée avec du miel et du citron, dont elle avait l’habitude. Moi-même je m’étais prêté, avec la permission de l’intendant, à porter à la captive ces adoucissemens au régime de la prison, réclamés par son état fébrile. Pour m’assurer du fait, je portai le fond du vase à l’apothicaire qui m’avait vendu la poudre ; il l’analysa et constata que c’était la même. J’ai fait constater aussi les circonstances de l’envoi de cette boisson à Naam par son maître, et il résulte de tout ceci que messer Orio Soranzo, craignant sans doute quelque révélation fâcheuse de la part de son esclave, a voulu l’empoisonner et se servir de moi à cet effet ; ce dont je lui sais le plus grand gré du monde, car la méfiance et l’antipathie que je ressentais pour lui, depuis le premier jour où j’ai eu l’honneur de le voir, sont enfin justifiées, et ma conscience n’est plus en guerre avec mon instinct. Je ne me justifierai pas auprès de messer Orio de l’espèce d’animosité que depuis hier je porte contre lui dans cette affaire ; peu m’importe ce qu’il en pense. Mais auprès de vous, noble et vénéré seigneur Morosini, je tiens à ne point passer pour un homme qui s’acharne sur les vaincus, et qui se plaît à fouler aux pieds ceux qui tombent. Si dans cette circonstance je me suis investi d’un rôle tout-à-fait contraire à mes goûts et à mes habitudes, c’est que j’ai failli être pris pour complice d’un nouveau crime de messer Soranzo, et qu’entre le rôle de dupe de l’imposture et celui de vengeur de la vérité j’aime encore mieux le dernier.

— Tout ceci, s’écria Orio, tremblant et un peu égaré, est un tissu de mensonges et d’atrocités, ourdi par le comte Ezzelin pour me perdre. Si cette pauvre créature que voici, ajouta-t-il en montrant Naam, pouvait entendre ce qui se dit autour d’elle et à propos d’elle, si elle pouvait y répondre, elle me justifierait de tout ce qu’on m’impute ; et, quoique souillée d’un crime qui m’ôte une grande partie de la confiance que j’avais en elle, j’oserais encore invoquer son témoignage…

— Vous êtes libre de l’invoquer, dit le juge.

Orio s’adressa alors en arabe à Naam et l’adjura de le disculper. Elle garda le silence et ne tourna même pas la tête vers lui. Il sembla qu’elle ne l’eût pas entendu.

— Naam, dit le juge, vous allez être interrogée ; voudrez-vous cette fois nous répondre, ou êtes-vous réellement dans l’impossibilité de le faire ?

— Elle ne peut, dit Orio, ni répondre aux paroles qui lui sont adressées, ni les comprendre. Je ne vois point ici d’interprète, et, si vos seigneuries le permettent, je lui transmettrai…

— Ne prends pas cette peine, Orio, dit Naam d’une voix ferme et dans un langage vénitien très intelligible. Il faut que tu sois bien simple, malgré toute ton habileté, pour croire que, depuis un an que j’habite Venise, je n’ai pas appris à comprendre et à parler la langue qu’on parle à Venise. J’ai eu mes raisons pour te le cacher, comme tu as eu les tiennes pour agir avec moi ainsi que tu l’as fait. Écoute, Orio, j’ai beaucoup de choses à te dire, et il faut que je te les dise devant les hommes, puisque tu as détruit la sécurité de nos tête-à-tête, puisque ta méfiance, ton ingratitude et ta méchanceté ont brisé la pierre de ce sépulcre où je m’étais ensevelie vivante avec toi.

En parlant ainsi, Naam, que son état de faiblesse autorisait à rester assise, était appuyée sur le dossier d’une stalle en bois placée à quelque distance d’Orio. Son coude soutenait nonchalamment sa tête, et elle se tournait à demi vers Soranzo, pour lui parler, comme on dit, par-dessus l’épaule ; mais elle ne daignait pas se tourner entièrement de son côté, ni jeter les yeux sur lui. Il y avait dans son attitude quelque chose de si profondément méprisant, qu’Orio sentit le désespoir s’emparer de lui, et il fut tenté de se lever et de se déclarer coupable de tous les crimes, pour en finir plus vite avec toutes ces humiliations.

Naam poursuivit son discours avec une tranquillité effrayante. Ses yeux, creusés par la fièvre, semblaient de temps en temps céder à un reste de sommeil léthargique. Mais sa volonté semblait aussitôt faire un effort, et les éclairs d’un feu sombre succédaient à cet abattement.

— Orio, dit-elle sans changer d’attitude, je t’ai beaucoup aimé, et il fut un temps où je te croyais si grand, que j’aurais tué mon père et mes frères pour te sauver. Hier encore, malgré le mal que je t’ai vu commettre et malgré tout celui que j’ai commis pour toi, il n’est pas de juges impitoyables, il n’est pas de bourreaux avides de sang et de tortures qui eussent pu m’arracher un mot contre toi. Je ne t’estimais plus, je ne te respectais plus, mais je t’aimais encore, du moins je te plaignais, et, puisqu’il me fallait mourir, je n’eusse pas voulu t’entraîner avec moi dans la tombe. Aujourd’hui est bien différent d’hier ; aujourd’hui je te hais et je te méprise, tu sais pourquoi. Allah me commande de te punir, et tu seras puni sans que je te plaigne.

« Pour toi, j’ai assassiné mon premier maître, le pacha de Patras. C’était la première fois que je répandais le sang. Un instant je crus que mon sein allait se briser et ma tête se fendre. Tu m’as reproché depuis d’être lâche et féroce ; que cette accusation retombe sur ta tête !

Je t’ai sauvé cette fois de la mort, et bien d’autres fois depuis ; lorsque tu combattais contre tes compatriotes, à la tête des pirates, je t’ai fait un rempart de mon corps, et bien souvent ma poitrine sanglante a paré les coups destinés à l’invincible Uscoque.

Un soir tu m’as dit : — Mes complices me gênent ; je suis perdu si tu ne m’aides à les anéantir. J’ai répondu : Anéantissons-les. Il y avait deux matelots intrépides, qui t’avaient cent fois fait voler sur les ondes dans la tempête, et qui chaque nuit t’avaient ramené au seuil de ton château avec une fidélité, une adresse et une discrétion au-dessus de tout éloge et de toute récompense. Tu m’as dit : Tuons-les ; et nous les avons tués. Il y avait Mezzani et Léontio, et Frémio le renégat, qui avaient partagé tes exploits dangereux et qui voulaient partager tes riches dépouilles. Tu m’as dit : Empoisonnons-les ; et nous les avons empoisonnés. Il y avait des serviteurs, des soldats, des femmes qui eussent pu s’apercevoir de tes desseins et interroger les cadavres. Tu m’as dit : Effrayons et dispersons tous ceux qui dorment sous ce toit ; et nous avons mis le feu au château. — J’ai participé à toutes ces choses avec la mort dans l’ame, car les femmes ont horreur du sang répandu. J’avais été élevée dans une riante contrée, parmi de tranquilles pasteurs, et la vie féroce que tu me faisais mener ressemblait aussi peu aux habitudes de mon enfance que ton rocher nu et battu des vents ressemblait aux vertes vallées et aux arbres embaumés de ma patrie. Mais je me disais que tu étais un guerrier et un prince, et que tout est permis à ceux qui gouvernent les hommes et leur font la guerre. Je me disais qu’Allah place leur personne sur un roc escarpé, où ils ne peuvent gravir qu’en marchant sur beaucoup de cadavres, et où ils ne se maintiendraient pas longtemps s’ils ne renversaient au fond des abîmes tous ceux qui essaient de s’élever jusqu’à eux. Je me disais que le danger ennoblit le meurtre et le pillage, et qu’après tout tu avais assez exposé ta vie pour avoir le droit de disposer de celle de tes esclaves après la victoire. Enfin, j’essayais de trouver grand, ou du moins légitime, tout ce que tu commandais, et il en eût toujours été ainsi, si tu n’avais pas tué ta femme.

Mais tu avais une femme belle, chaste et soumise. Elle eût été digne, par sa beauté, de la couche d’un sultan ; elle était digne, par sa fidélité, de ton amour, et par sa douceur, de l’amitié et du respect que j’avais pour elle. Tu m’avais dit : — Je la sauverai de l’incendie. J’irai d’abord à elle, je la prendrai dans mes bras, je la porterai sur mon navire. — Et je te croyais, et je n’aurais jamais pensé que tu fusses capable de l’abandonner.

Cependant, non content de la livrer aux flammes, et craignant sans doute que je ne volasse à son secours, tu as été la trouver et tu l’as frappée de ton poignard. Je l’ai vue baignée dans son sang, et je me suis dit : L’homme qui s’attaque à ce qui est fort est grand, car il est brave ; l’homme qui brise ce qui est faible est méprisable, car il est lâche ; et j’ai pleuré ta femme, et j’ai juré sur son cadavre que le jour où tu voudrais me traiter comme elle, sa mort serait vengée.

Cependant je t’ai vu souffrir. J’ai cru à tes larmes, et je t’ai pardonné. Je t’ai suivi à Venise ; je t’ai été fidèle et dévouée comme le chien l’est à celui qui le nourrit, comme le cheval l’est à celui qui lui passe le mors et la bride. J’ai dormi à terre, en travers de ta porte, comme la panthère au seuil de l’antre où reposent ses petits. Je n’ai jamais adressé la parole à un autre que toi ; je n’ai jamais fait entendre une plainte, et mon regard même ne t’a jamais adressé un reproche. Tu as rassemblé dans ton palais des compagnons de débauche ; tu t’es entouré d’odalisques et de bayadères. Je leur ai présenté moi-même les plats d’or, et j’ai rempli leurs coupes du vin que la loi de Mahomet me défendait de porter à mes lèvres. J’ai accepté tout ce qui te plaisait, tout ce qui te paraissait nécessaire ou agréable. La jalousie n’était pas un sentiment fait pour moi. Il me semblait, d’ailleurs, avoir changé de sexe en changeant d’habit. Je me croyais ton frère, ton fils, ton ami, et pourvu que tu me traitasses avec amitié, avec confiance, je me trouvais heureuse.

Tu as voulu te remarier ; tu as eu le tort de me le cacher. Je savais déjà la langue que tu me croyais incapable de jamais apprendre. Je savais tout ce que tu faisais. Je ne t’aurais jamais contrarié dans ton projet ; j’eusse aimé et respecté ta femme ; je l’eusse servie comme ma patrone légitime, car on la disait aussi belle, aussi chaste, aussi douce que la première. Et si elle eût été perfide, si elle eût manqué à ses devoirs en tramant quelque complot contre loi, je t’aurais aidé à la faire mourir. Cependant tu me craignais, et tu entourais tes nouvelles amours d’un mystère outrageant pour moi. Je l’observais, et je ne te disais rien.

Ton ennemi est revenu. Je l’avais vu une seule fois ; je ne pouvais ni l’aimer, ni le haïr. J’aurais été portée à l’estimer, parce qu’il était brave et malheureux. Mais il était forcé de te chasser de chez sa sœur, il était forcé de t’accuser et de te perdre ; j’étais forcée de te délivrer de lui. Tu m’as dit de chercher un bravo pour l’assassiner ; je ne me suis fiée qu’à moi-même, et j’ai voulu l’assassiner. J’ai frappé le serviteur pour le maître ; mais je l’ai frappé comme tu n’aurais pas su frapper toi-même, tant tu es déchu et affaibli, tant tu crains maintenant pour ta vie. Au lieu de me savoir gré de ce nouveau crime, commis pour toi, tu m’as outragée en paroles, tu as levé la main sur moi pour me frapper. Un instant de plus, et je te tuais. Mon poignard était encore chaud. Mais, la première colère apaisée, je me suis dit que tu étais un homme faible, usé, égaré par la peur de mourir ; je t’ai pris en pitié, et, sachant qu’il me fallait mourir moi-même, n’ayant aucun espoir, aucun désir de vivre, j’ai refusé de t’accuser. J’ai subi la torture, Orio ! cette torture qui te faisait tant de peur pour moi, parce que tu croyais qu’elle m’arracherait la vérité. Elle ne m’a pas arraché un mot ; et, pour récompense, tu as voulu m’empoisonner hier. Voilà pourquoi je parle aujourd’hui. J’ai tout dit.

En achevant ces mots, Naam se leva, jeta sur Orio un seul regard, un regard d’airain ; puis, se tournant vers les juges :

— Maintenant, vous autres, dit-elle, faites-moi mourir vite. C’est tout ce que je vous demande.

Le silence glacial, qui semblait au nombre des institutions du terrible tribunal, ne fut interrompu que par le bruit des dents de Soranzo qui claquaient dans sa bouche. Morosini fit un grand effort pour sortir de l’abattement où l’avait plongé ce récit, et, s’adressant au docteur :

— Cette jeune fille, lui dit-il, a-t-elle quelque preuve à fournir de l’assassinat de ma nièce ?

— Votre seigneurie connaît-elle cet objet ? dit le docteur en lui présentant un petit coffret de bronze artistement ciselé, portant le nom et la devise des Morosini.

— C’est moi qui l’ai donné à ma nièce, dit l’amiral. La serrure est brisée.

— C’est moi qui l’ai brisée, dit Naam, ainsi que le cachet de la lettre qu’il contient.

— C’était donc vous qui étiez chargée de le remettre au lieutenant Mezzani ?

— Oui, c’était elle, répondit le docteur ; elle l’a gardé parce que d’un côté elle savait que Mezzani trahissait la république et n’était pas dans les intérêts de la signora Giovanna, et parce que de l’autre Naam se doutait bien que ce coffret contenait quelque chose qui pouvait perdre Soranzo. Elle cacha ce gage, pensant que plus tard la signora Giovanna le lui demanderait. Celle-ci avait toute confiance dans Naam, et sans doute elle croyait que cette lettre vous parviendrait. Naam vous l’eût remise si elle n’eût craint de nuire à Soranzo en le faisant. Mais elle a gardé ce gage comme un précieux souvenir de cette rivale qui lui était chère. Elle l’a toujours porté sur elle, et c’est hier seulement, en se convaincant de la tentative d’empoisonnement faite sur elle par Orio, qu’elle a brisé le cachet de la lettre, et qu’après l’avoir lue, elle me l’a remise.

L’amiral voulut lire la lettre. Le juge examinateur la lui demanda en vertu de ses pouvoirs illimités. Morosini obéit, car il n’était point de tête si puissante et si vénérée dans l’état qui ne fût forcée de se courber sous la puissance des dix. Le juge prit connaissance de la lettre, et la remit ensuite à Morosini qui la lut à son tour ; quand il l’eut finie, il en recommença la lecture à haute voix, disant qu’il devait cette satisfaction à l’honneur d’Ezzelin, et ce témoignage d’abandon complet à Orio. La lettre contenait ce qui suit :


« Mon oncle, ou plutôt mon père bien-aimé, je crains que nous ne nous retrouvions pas en ce monde. Des projets sinistres s’agitent autour de moi, des intentions haineuses me poursuivent ; j’ai fait une grande faute en venant ici sans votre aveu. J’en serai peut-être trop sévèrement punie. Quoi qu’il arrive, et quelque bruit qu’on vienne à faire courir sur moi, je n’ai pas le plus léger tort à me reprocher envers qui que ce soit, et cette pensée me donne l’assurance de braver toutes les menaces et d’accepter la mort suspendue sur ma tête. Dans quelques heures peut-être je ne serai plus. Ne me pleurez pas. J’ai déjà trop vécu ; et si j’échappais à cette périlleuse situation, ce serait pour aller m’ensevelir dans un cloître loin d’un époux qui est l’opprobre de la société, l’ennemi de son pays, l’Uscoque en un mot ! Dieu vous préserve d’avoir à ajouter, quand vous lirez cette lettre, l’assassin de votre fille infortunée.

« Giovanna Morosini,
qui jusqu’à sa dernière heure vous chérira et vous
bénira comme un père. »


Ayant achevé cette lecture, Morosini quitta sa place, et porta la lettre sur le bureau des juges ; puis il les salua profondément, et se mit en devoir de se retirer.

— Votre seigneurie se constituera-t-elle le défenseur de son neveu Orio Soranzo ? dit le juge.

— Non, messer, répondit gravement Morosini.

— Votre seigneurie n’a-t-elle rien à ajouter aux révélations qui ont été faites ici, soit pour charger, soit pour alléger la cause des accusés ?

— Rien, messer, répondit encore Morosini. Seulement s’il m’est permis d’émettre un vœu personnel, j’implore l’indulgence des juges pour cette jeune fille que l’ignorance de la vraie religion et les mœurs barbares de sa race ont poussée à des crimes que son cœur généreux désavoue.

Le juge ne répondit point. Il salua le général, qui se tourna vers le comte Ezzelin et lui serra fortement la main. Il en fit autant pour le docteur et sortit précipitamment sans jeter les yeux sur son neveu. Au moment où la porte s’ouvrait pour le laisser sortir, le chien favori d’Ezzelin, qui s’impatientait de ne pas voir son maître, s’élança dans la salle, malgré les archers qui s’efforçaient de le chasser. C’était un grand lévrier blanc, qui ne marchait que sur trois pattes. Il courut d’abord vers son maître ; mais rencontrant Naam sur son chemin, il parut la reconnaître, et s’arrêta un instant pour la caresser. Puis, apercevant Orio, il s’élança vers lui avec fureur, et il fallut qu’Ezzelin le rappelât avec autorité pour l’empêcher de lui sauter à la gorge.

— Et toi aussi, tu m’abandonnes, Sirius ! dit Orio.

— Et lui aussi te condamne, dit Naam.

Le juge fit un signe, Orio fut emmené par les sbires, la porte intérieure du palais ducal se referma sur lui. Il ne la repassa jamais, ou n’entendit jamais parler de lui. On vit un moine sortir le lendemain matin des prisons. On présuma qu’une exécution avait eu lieu dans la nuit.

Naam fut condamnée à mort séance tenante. Elle écouta son arrêt et retourna au cachot avec une indifférence qui confondit tous les assistans. Le docteur et le comte Ezzelin se retirèrent consternés de son sort ; car, malgré le meurtre de Danieli, ils ne pouvaient s’empêcher d’admirer son courage et de s’intéresser à elle.

Naam ne reparut pas plus qu’Orio dans Venise. Cependant on assure que son arrêt ne reçut pas d’exécution. Un des juges examinateurs, frappé de sa beauté, de sa sauvage grandeur d’ame, et de son indomptable fierté, avait conçu pour elle une passion violente, presque insensée. Il risqua, dit-on, son rang, sa réputation et sa vie, pour la sauver. S’il faut en croire de sourdes rumeurs, il descendit la nuit dans son cachot et lui offrit de lui conserver la vie à condition qu’elle serait sa maîtresse, et qu’elle consentirait à vivre éternellement cachée dans une maison de campagne aux environs de Venise. Naam refusa d’abord. Cet incurable désespoir, ce profond mépris de la vie exaltèrent de plus en plus la passion du juge. Naam était bien en effet la maîtresse idéale d’un inquisiteur d’état ! Il la pressa tellement, qu’elle lui répondit enfin : — Une seule chose me réconcilierait avec la vie, ce serait l’espoir de revoir le pays où je suis née. Si tu veux t’engager avec moi à m’y renvoyer dans un an, je consens à être ton esclave jusque-là. Puisqu’il faut que je subisse l’esclavage ou la mort, je choisis l’esclavage à condition que je conquerrai ainsi ma liberté.

Le traité fut accepté. Le bourreau chargé de conduire Naam dans une gondole fermée au canal des Murane, là où se faisaient les noyades, s’apprêtait à lui passer le sac fatal, lorsque six hommes masqués et armés jusqu’aux dents, conduisant une barque légère, se jetèrent sur lui et lui enlevèrent sa victime. On fit de grands commentaires sur cet évènement, on alla jusqu’à croire qu’Orio s’était échappé et qu’il avait fui avec sa complice en pays étrangers. D’autres pensèrent que Morosini, touché de l’attachement de Naam pour sa nièce, l’avait soustraite à la rigueur des lois. La vérité ne fut jamais bien connue.

Seulement on prétend que l’année suivante, il se passa des choses étranges à la maison de campagne du juge. Une sorte de fantôme la hantait et remplissait d’effroi tous les environs. Le juge semblait avoir de rudes démêlés avec le lutin, et on l’entendait parler d’une voix suppliante, tandis que l’autre criait d’un ton de menace : — Si tu ne veux pas tenir ta parole, je te conseilla de me tuer, car je vais aller me livrer aux juges. J’ai rempli mes engagemens, c’est à toi de remplir les tiens. — Les bonnes femmes du pays en conclurent que le terrible juge avait fait un pacte avec le diable. L’inquisition s’en serait mêlée, si tout à coup le bruit n’eût cessé et si la maison du juge ne fût redevenue tranquille.

Environ cinq ans après ces évènemens, un groupe d’honnêtes bourgeois prenait le café sous une tente dressée sur la rive des Esclavons. Une famille patricienne qui venait de faire quelques tours de promenade le long du quai, se rembarqua un peu au-dessous du café, et la gondole s’éloigna lentement. — Pauvre signora Ezzelin ! dit un des bourgeois en la suivant des yeux, elle est encore bien pâle, mais elle a l’air parfaitement raisonnable — Oh ! elle est très bien guérie ! reprit un autre bourgeois. Ce brave docteur Barbolamo qui l’accompagne partout, est un si habile médecin et un ami si dévoué !

— Elle était donc vraiment folle ? dit un troisième. — Une folie douce et triste, reprit le premier. La perte et le retour inattendu de son frère le comte Ezzelin lui avaient fait une si grande impression, que pendant long-temps elle n’a pas voulu croire qu’il fût vivant : elle le prenait pour un spectre, et s’enfuyait quand elle le voyait. Absent, elle le pleurait sans cesse ; présent, elle avait peur de lui.

— Certes ! Ce n’est pas là la vraie cause de son mal, dit le second bourgeois. Est-ce que vous ne savez pas qu’elle allait épouser Orio Soranzo au moment où il a disparu par là ? En parlant ainsi, le citoyen de Venise indiquait d’un geste significatif le canal des prisons qui coulait à deux pas de la tente.

— À telles enseignes, reprit un autre interlocuteur, que dans sa folie, elle se faisait habiller de blanc, et pour bouquet de noces mettait à son corsage une branche de laurier desséchée.

— Qu’est-ce que cela signifiait ? dit le premier.

— Ce que cela signifiait ? je m’en vais vous le dire. La première femme d’Orio Soranzo avait été amoureuse du comte Ezzelin, elle lui avait donné une branche de laurier en lui disant : Quand la femme que Soranzo aimera portera ce bouquet, Soranzo mourra. La prédiction s’est vérifiée. Ezzelin a donné le bouquet à sa sœur, et Soranzo s’est évaporé comme tant d’autres.

— Et que le doge n’ait rien dit, et ne se soit pas inquiété de son neveu ! voilà ce que je ne conçois pas !

— Le doge ? le doge n’était dans ce temps-là que l’amiral Morosini, et d’ailleurs qu’est-ce qu’un doge devant le conseil des dix ?

— Par le corps de saint Marc ! s’écria un brave négociant qui n’avait encore rien dit, tout ce que vous dites là me rappelle une rencontre singulière que j’ai faite l’an passé pendant mon voyage dans l’Yemen. Ayant fait ma provision de café à Moka même, il m’avait pris fantaisie de voir la Mecque et Médine. Quand j’arrivai dans cette dernière ville, on faisait les obsèques d’un jeune homme qu’on regardait dans le pays comme un saint, et dont on racontait les choses les plus merveilleuses. On ne savait ni son nom ni son origine. Il se disait Arabe et semblait l’être ; mais sans doute il avait passé de longues années loin de sa patrie, car il n’avait ni amis ni famille dont il pût ou dont il voulût se faire reconnaître. Il paraissait adolescent, quoique son courage et son expérience annonçassent un âge plus viril. Il vivait absolument seul, errant sans cesse de montagne en montagne. et ne paraissant dans les villes que pour accomplir des œuvres pieuses et de saints pèlerinages. Il parlait peu, mais avec sagesse ; il ne semblait prendre aucun intérêt aux choses de la terre et ne pouvait plus goûter d’autres joies ni ressentir d’autres douleurs que celles d’autrui. Il était expert à soigner les malades, et, quoiqu’il fût avare de conseils, ceux qu’il donnait réussissaient toujours à ceux qui les suivaient, comme si la voix de Dieu eût parlé par sa bouche. On venait de le trouver mort, prosterné devant le tombeau du prophète. Son cadavre était étendu au seuil de la mosquée, les prêtres et tous les dévots de l’endroit récitaient des prières et brûlaient de l’encens autour de lui. Je jetai les yeux, en passant, sur ce catafalque. Quelle fut ma surprise lorsque je reconnus… devinez qui ?

— Orio Soranzo ! s’écrièrent tous les assistans.

— Allons donc ! je vous parle d’un adolescent ! C’était ni plus ni moins que ce beau page qu’on appelait Naama ; vous savez ? celui qui suivait toujours et partout messer Orio Soranzo, sous un costume si riche et si bizarre !

— Voyez un peu ! dit le premier bourgeois ; il y avait beaucoup de mauvaises langues qui disaient que c’était une femme !


George Sand.