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L’Usurpateur/07

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Marpon ; Flammarion (tome 1p. 105-115).

VII

LE PARJURE


Lorsqu’il entra dans la salle où l’attendait Fidé-Yori, Hiéyas comprit que quelque chose de grave allait s’accomplir.

Tous les partisans dévoués au fils de Taïko-Sama étaient réunis dans cette salle.

Fidé-Yori portait pour la première fois le costume guerrier et royal que lui seul pouvait revêtir. La cuirasse de corne noire serrait sa taille et de lourdes basques formées de lamelles reliées par des points de soie rouge retombaient sur un large pantalon de brocart serré de la cheville aux genoux dans des guêtres de velours. Il avait un sabre au côté gauche et un autre au côté droit. Trois étoiles d’or brillaient sur sa poitrine, il appuyait sa main sur une canne de fer.

Le jeune homme était assis sur un pliant comme les guerriers sous leur tente.

À sa droite se tenait sa mère, la belle Yodogimi, toute pâle et inquiète, mais splendidement vêtue. À sa gauche le prince de Mayada, qui partageait la régence avec Hiéyas ; mais très-vieux, et depuis longtemps malade, ce prince se tenait éloigné des affaires, il surveillait néanmoins Hiéyas, et sauvegardait autant que possible les intérêts de Fidé-Yori.

D’un côté les princes : Satsouma, Sataké, Arima, Aki, Issida ; de l’autre les guerriers : le général Sanada-Sayemon-Yoké-Moura, en tenue de combat ; d’autres chefs, Aroufza, Moto-Tsoumou, Harounaga, Moritska et un tout jeune homme, beau comme une femme et très-grave, nommé Signénari.

Tous les amis du jeune prince enfin, tous les ennemis mortels du régent étaient rassemblés ; cependant Nagato était absent.

Hiéyas promena un regard orgueilleux sur les assistants.

— Me voici, dit-il, d’une voix très-ferme ; j’attends ; que me voulez-vous ?

Un silence profond lui répondit seul. Fidé-Yori détourna ses regards de lui avec horreur.

Enfin le prince de Mayada prit la parole.

— Nous ne voulons de toi rien que de juste, dit-il ; nous voulons simplement te rappeler une chose dont tu sembles avoir perdu la mémoire ; ta mission comme la mienne est accomplie depuis plusieurs mois, Hiéyas, et, dans ton zèle à gouverner l’empire, tu n’y as point pris garde. Le fils de Taïko-Sama est à présent en âge de régner ; ton règne à toi est donc fini, il ne te reste qu’à déposer tes pouvoirs aux pieds du maître et à lui rendre compte de ta conduite, comme je lui rendrai compte de mes actions pendant qu’il était sous notre tutelle.

— Tu ne songes pas à ce que tu dis, s’écria Hiéyas, dont le visage s’empourpra de colère ; tu veux apparemment pousser le pays vers sa ruine ?

— J’ai parlé avec douceur, reprit Mayada, ne me force pas à prendre un autre ton.

— Tu veux qu’un enfant sans expérience, continua Hiéyas sans prendre garde à l’interruption, vienne, avant de s’être exercé d’abord au métier formidable de chef d’un royaume, prendre le pouvoir en mains ; c’est comme si tu mettais un lourd vase de porcelaine entre les mains d’un nouveau-né : il le laissera tomber à terre et le vase se brisera en mille morceaux.

— Tu insultes notre siogoun ! s’écria le prince de Sataké.

— Non, dit Hiéyas, Fidé-Yori lui-même sera de mon avis. Il faut que je l’associe lentement à mes travaux et que je lui indique les solutions possibles des questions pendantes. S’est-il jamais occupé des affaires du pays ? Sa jeune intelligence n’était point mûre encore, et j’ai su lui éviter les ennuis du gouvernement. Moi seul je possède les instructions du grand Taïko et moi seul je puis poursuivre l’œuvre gigantesque qu’il a entreprise. L’œuvre n’est pas achevée encore. Donc, pour obéir à ce chef vénéré, je dois, malgré ton avis, retenir entre mes mains le pouvoir qui m’a été confié par lui ; seulement, pour le montrer combien je tiens compte de tes conseils, dès aujourd’hui le jeune Fidé-Yori prendra part aux graves occupations dont jusqu’à présent j’ai porté seul le poids. Réponds, Fidé-Yori, ajouta Hiéyas ; proclame toi-même que j’ai parlé selon ton cœur.

Fidé-Yori tourna lentement son visage très-pâle vers Hiéyas et le regarda fixement.

Puis après un instant de silence, il dit d’une voix un peu tremblante, mais pleine de mépris :

— Le bruit qu’a fait le pont de l’Hirondelle en s’écroulant devant mes pas m’a rendu sourd à ta voix.

Hiéyas pâlit en présence de celui qu’il avait essayé de pousser vers la mort, il était humilié par son crime. Sa haute intelligence souffrait de ces taches de sang et de boue qui rejaillissaient jusqu’à elle ; il les voyait dans l’avenir obscurcir son nom qu’il voulait glorieux, certain que son devoir envers son pays était de garder entre ses mains le pouvoir dont il était digne plus que tout autre ; il éprouvait une sorte de colère d’être obligé d’imposer par la force ce que l’intérêt public eût dû lui demander avec instance. Cependant, décidé à lutter jusqu’au bout, il releva sa tête, un instant courbée sous le poids de pensées tumultueuses, et il promena sur l’assistance son regard fauve et dominateur.

Un silence menaçant avait suivi les paroles du siogoun. Il se prolongeait d’une façon pénible ; le prince de Satsouma le rompit enfin.

— Hiéyas, dit-il, je te somme au nom de mon maître de déposer les pouvoirs dont tu fus investi par Taïko-Sama.

— Je refuse, dit Hiéyas.

Un cri de stupeur s’échappa des lèvres de tous les seigneurs. Le prince de Mayada se leva ; il s’avança lentement vers Hiéyas et tira de sa poitrine un papier jauni par le temps.

— Reconnais-tu ceci ? dit-il en déployant l’écrit qu’il mit sous les yeux de Hiéyas ; est-ce bien avec ton sang que tu as tracé ici ton nom de traître à côté de mon nom d’homme loyal ? As-tu oublié la formule du serment : « Les pouvoirs que tu nous confies, nous les rendrons à ton enfant à sa majorité, nous le jurons sur les mânes de nos ancêtres, devant le disque lumineux du soleil ? » Taïko s’est endormi tranquille après avoir vu ces quelques lignes rouges ; aujourd’hui, il va se lever de son tombeau, parjure, pour te maudire.

Le vieillard, tout tremblant de colère, froissa entre ses mains le serment écrit avec du sang ; il le jeta au visage de Hiéyas.

— Mais crois-tu vraiment que nous allons te laisser ainsi dépouiller notre enfant sous nos yeux ? continua-t-il. Crois-tu, parce que tu ne veux pas rendre ce que tu as pris, que nous ne te le reprendrons pas ? Les crimes que tu médites ont obscurci ton intelligence, tu n’as plus ni âme ni honneur, tu oses te tenir debout devant ton maître, devant celui que tu as voulu tuer !

— Ce n’est pas seulement à moi qu’il veut arracher la vie, dit Fidé-Yori ; cet homme, plus féroce que les tigres, a fait assassiner cette nuit mon plus fidèle serviteur, mon ami le plus cher : le prince de Nagato.

Un frisson d’horreur parcourut l’assemblée tandis qu’un éclair de joie passait dans les yeux de Hiéyas.

— Débarrassé de cet adversaire redoutable, pensa-t-il, j’aurai facilement raison de Fidé-Yori.

Comme si elle eût répondu à sa pensée, la voix de Nagato se fit entendre.

— Ne te réjouis pas trop vite, Hiéyas, dit-elle, je suis vivant et en état encore de servir mon jeune maître.

Hiéyas se retourna vivement et vit le prince qui soulevait une draperie et pénétrait dans la salle.

Nagato ressemblait à un fantôme, ses yeux resplendissant du feu de la fièvre paraissaient plus grands et plus noirs que d’ordinaire. Son visage était si pâle qu’on distinguait à peine le mince bandeau blanc taché de quelques gouttes de sang qui serrait son front. Un frisson douloureux secouait ses membres et faisait trembler un coffret de cristal qui scintillait dans sa main.

Le général Yoké-Moura courut à lui.

— Quelle folie, prince ! s’écria-t-il ; après avoir perdu tant de sang, et malgré les ordres des médecins, tu te lèves et tu marches !

— Mauvais ami, dit Fidé-Yori, ne cesseras-tu donc point de jouer avec ta vie ?

— Je deviendrai l’esclave des médecins pour obéir à l’intérêt peu mérité que vous me portez, dit le prince, lorsque j’aurai accompli la mission dont je suis chargé.

Hiéyas, plein d’inquiétude, s’était enfermé dans un mutisme complet ; il observait et attendait tout en jetant souvent un regard vers la porte comme s’il eût voulu fuir.

— C’est à genoux que je dois te présenter ce coffret, et c’est à genoux que tu dois le recevoir, dit le prince, car il contient un message de ton seigneur et du nôtre, de celui qui tient son pouvoir du ciel, du Mikado tout-puissant.

Nagato se prosterna et remit la cassette au siogoun, qui la reçut en ployant le genou.

Hiéyas sentait bien que cette cassette contenait sa perte définitive, et il songeait que, comme toujours, c’était le prince de Nagato qui triomphait de lui.

Cependant Fidé-Yori avait déployé le message du Mikado et le parcourait des yeux. Une expression de joie éclairait son visage. Il leva un regard humide vers Nagato, songeant à son tour que c’était toujours par lui qu’il triomphait.

— Prince de Satsouma, dit-il bientôt en tendant la lettre au vieux seigneur, faites-nous, à haute voix, la lecture de ce divin écrit.

Le prince de Satsouma lut ce qui suit :

« Moi, le descendant direct des dieux qui fondèrent le Japon, j’abaisse mes regards vers la terre et je vois que le temps s’est écoulé depuis la mort du fidèle serviteur de ma dynastie : Taïko-Sama, que mon prédécesseur avait nommé général en chef du royaume. Le fils de ce chef illustre, qui a rendu de grands services au pays, avait six ans quand son père mourut ; mais le temps a marché pour lui comme pour tous, et il est aujourd’hui en âge de succéder à son père, c’est pourquoi je le nomme à son tour général en chef du royaume.

« Dans quelques jours, des hommes du ciel iront lui annoncer solennellement mes volontés, afin que nul ne les ignore.

« Maintenant, me reposant sur Fidé-Yori du soin de gouverner, je me replonge dans la mystérieuse absorption de mon rêve extrahumain.

« Fait au Daïri, la dix-neuvième année du Nengo-Kai-Tio[1].

« Go-Mitzou-No. »

— Il n’y a rien à répliquer à ceci, dit Hiéyas en courbant la tête, le souverain maître a ordonné, j’obéis, je dépose les pouvoirs qui m’ont été confiés, et après les insultes que j’ai subies je sais ce qu’il me reste à faire. Je souhaite que ceux qui ont conduit cette affaire ne se repentent pas un jour de l’avoir vu réussir, et que le pays n’ait pas à gémir sous le poids des calamités qui peuvent fondre sur lui.

Il sortit après avoir dit ces mots, et tous les seigneurs joyeux s’empressèrent autour du jeune siogoun et le félicitèrent.

— C’est mon ami, mon frère Nagato qu’il faut féliciter, dit Fidé-Yori, c’est lui qui a tout fait.

— Tout n’est pas fini, dit Nagato qui paraissait soucieux, il faut signer sur-le-champ la condamnation à mort de Hiéyas.

— Mais tu l’as entendu, ami ? il a dit qu’il savait ce qu’il avait à faire, il procède en ce moment au Hara-Kiri.

— C’est certain, dit le prince de Satsouma,

— Il connaît le code de la noblesse, dit le prince d’Aki.

— Oui, mais il méprise ses usages et ne s’y conformera pas, dit Nagato. Si nous ne condamnons pas cet homme promptement il nous échappera, et une fois libre il est capable de tout oser.

Le prince de Nagato avait déployé un rouleau de papier blanc et tendait un pinceau trempé dans l’encre au siogoun.

Fidé-Yori semblait hésiter.

— Le condamner ainsi sans jugement ! disait-il.

— Le jugement est inutile, reprit Nagato devant tout le conseil, il vient de se parjurer et de te manquer de respect ; de plus, c’est un assassin.

— C’est le grand-père de ma femme, murmura le siogoun.

— Tu répudieras ta femme, dit Nagato. Hiéyas vivant, il n’y a pas de tranquillité pour toi, pas de sécurité pour le pays.

Fidé-Yori prit soudain le pinceau, écrivit la sentence et signa.

Nagato remit L’ordre au général Sanada-Sayemon-Yoké-Moura, qui sortit aussitôt.

Il revint bientôt, le visage bouleversé par la colère.

— Trop tard ! s’écria-t-il, le prince de Nagato n’avait que trop raison : Hiéyas est en fuite.


  1. 1614.