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L’Usurpateur/18

La bibliothèque libre.
Marpon ; Flammarion (tome 2p. 1-41).

L’USURPATEUR
ÉPISODE DE L’HISTOIRE JAPONAISE
(1615)


XVIII

LA PRINCIPAUTÉ DE NAGATO


Fatkoura était partie avec toute sa maison, tous ses bagages et une garde d’honneur que lui donnait la reine à cause des dangers de la route. Elle s’était rendue à Hagui, dans le château de son fiancé.

La jeune femme éprouvait une sorte de joie cruelle au milieu du désespoir de son amour déçu.

— Nous sommes trois malheureux maintenant, disait-elle.

Elle avait consenti à épouser le prince dans une pensée de vengeance. D’ailleurs, pouvait-elle se refuser ? La Kisaki ordonnait en sacrifiant noblement son amour inavoué ; de plus, tout le monde au palais connaissait les sentiments de Fatkoura pour le prince de Nagato : elle les avait laissé voir audacieusement dans l’orgueil de sa joie, lorsqu’elle se croyait aimée.

Elle quitta la cour précipitamment, lasse de montrer un masque souriant à ses amis, dont les félicitations l’accablaient.

Pendant le voyage, elle ne regarda rien du charmant pays qu’elle traversait, elle tenait continuellement son regard fixé sur le tapis de son norimono, approfondissant sa douleur.

Quelquefois elle faisait venir Tika.

La jeune suivante s’accroupissait en face d’elle et la regardait avec une compassion inquiète. Elle essayait de la distraire de son rêve douloureux.

— Regarde donc, maîtresse, disait-elle, regarde la jolie rivière couleur d’absinthe qui coule entre ces coteaux de velours. Toutes les nuances de vert sont ici réunies : le saule pâle, le cyprès obscur, le bouleau glacé d’argent, le gazon clair comme une émeraude ; chacun donne sa note. Vois, pour qu’il soit vert aussi, la mousse a envahi ce moulin à eau dont la rivière répète l’image ; et là-bas ces roseaux qui ressemblent à des sabres et ces canards qui battent des ailes sur l’eau et fuient le cou tendu, ils sont verts comme tout le paysage.

Fatkoura n’écoutait pas.

— Il te reviendra, disait alors Tika, renonçant à détourner l’esprit de sa maîtresse de son chagrin obstiné, quand tu seras sa femme il t’aimera de nouveau : tu es si belle !

— Il ne m’a jamais aimée et je ne veux pas qu’il m’aime, disait Fatkoura, car je le hais.

Tika soupirait.

— Je n’ai qu’une joie, c’est de savoir qu’il souffre ; qu’elle aussi, celle qui m’écrase de sa puissance et de sa beauté sans pareille, est mordue par la douleur. Ils s’aiment et ils ne peuvent l’avouer. Je suis un obstacle de plus entre eux : le mikado pouvait mourir, elle l’eût épousé.

— Une kisaki ! épouser un prince ! s’écria Tika.

— Oublies-tu, dit Fatkoura, que l’aïeul de Nagato fut le premier après le mikado, les insignes d’Ivakoura le disent encore, puisqu’ils sont composés de deux caractères chinois signifiant : « Le premier grade. » Du temps où j’aimais le prince de Nagato, le fils des dieux lui-même n’aurait pu le chasser de mon cœur.

— Tu l’aimes plus que jamais, murmura Tika.

Parfois Fatkoura s’attendrissait sur elle-même, elle se souvenait du temps où le bonheur d’être aimée emplissait son âme, et elle pleurait abondamment.

Mais ces larmes ne la soulageaient pas.

— Je suis folle ! disait-elle ; c’est sur son épaule que je voudrais pleurer ; c’est dans ce cœur cruel et froid que je voudrais verser ma douleur !

Puis la colère lui revenait.

Elle atteignit la ville d’Hagui, située au bord de la mer du Japon. Elle franchit la porte magnifique de l’antique forteresse des princes de Nagato.

Dans la première cour, le père d’Ivakoura vint au-devant d’elle ; il la salua amicalement.

— Princesse de Nagato, dit-il, sois la bienvenue chez toi.

Ce seigneur avait soixante ans ; il était droit, fort. Dans la noblesse de ses traits la jeune femme retrouvait quelque chose du visage d’Ivakoura. Depuis plusieurs années le vieux prince avait abdiqué sa puissance en faveur de son fils aîné ; il s’occupait de l’éducation de son plus jeune fils, un enfant de treize ans, debout près de lui en ce moment, et sur la tête duquel il appuyait sa main.

Fatkoura fut obligée de sourire encore et de paraître joyeuse. Elle cacha sa bouche derrière la manche de sa robe, avec ce mouvement pudique et affectueux familier aux femmes japonaises, puis elle s’agenouilla un instant devant le seigneur.

Il la traita paternellement, l’installa dans les appartements d’honneur, donna des fêtes pour elle, organisa des chasses. Il lui montra ses domaines, lui fit des cadeaux splendides.

Fatkoura éprouvait une étrange sensation dans ce milieu où tout lui parlait de son fiancé. Elle vit la chambre où il était né, on lui montra les jouets brisés par ses mains d’enfant, ses premiers vêtements, qui gardaient le souvenir d’une forme déjà gracieuse. On lui racontait mille traits charmants de cette enfance adorée, puis les actions héroïques de l’adolescent, du jeune homme, ses succès littéraires, la noblesse de son âme, sa bonté, son dévouement. Le seigneur ne tarissait pas ; l’amour du père torturait et avivait l’amour douloureux de la femme.

Puis une sorte de résignation lui vint. À force de cacher sa douleur, elle l’ensevelit au fond d’elle-même et l’atténua ; elle s’efforça d’oublier qu’elle n’était pas aimée ; elle trouva une consolation dans la force du sentiment qu’elle éprouvait.

— J’aime, se disait-elle ; cela suffit ; je me contenterai de le voir, de l’entendre, de porter son nom ; je serai patiente ; le temps peut-être le guérira, il aura pitié alors de ma longue résignation, il se souviendra de tout ce que j’ai souffert pour lui ; son cœur s’attendrira, il m’aimera ; je finirai ma vie heureuse près de lui ; je serai la mère de ses enfants.

Bientôt les bruits de guerre s’affirmèrent. L’inquiétude envahit les cœurs, la vie de l’absent était en péril,

— Où est-il en ce moment ? disait Fatkoura.

— Il est au poste le plus périlleux, j’en suis sûr ! répliquait le vieux seigneur.

Il disait cela avec orgueil en redressant la tête, mais sa voix tremblait et des larmes lui venaient aux yeux.

Les nouvelles se précisèrent. Les princes de Figo et de Toza menaçaient Osaka ; ils menaçaient aussi la province de Nagato.

Le père d’Ivakoura mit l’armée sur pied ; il envoya des troupes vers les frontières.

— Nous avons un allié, le prince d’Aki, disait-il, d’ailleurs on ne nous attaquera pas, ce n’est pas à nous qu’on en veut.

Il se trompait. Les soldats envoyés par lui n’avaient pas encore atteint les limites du royaume que déjà le prince de Toza débarquait sur les côtes de la mer intérieure.

Plein d’inquiétude, le prince fit parvenir une députation au seigneur d’Aki, son voisin. Celui-ci déclara qu’il désirait rester neutre dans cette guerre.

— C’est un traître ! un infâme ! s’écria le vieux Nagato, quand ses envoyés lui rapportèrent cette réponse ; eh bien, nous nous défendrons seuls, sans l’espoir de triompher, c’est vrai, mais avec la certitude de ne pas amoindrir l’éclat de notre gloire ancienne.

Lorsqu’il fut seul avec Fatkoura, le seigneur laissa paraître son abattement.

— Je fais des vœux, lui dit-il, pour que mon fils demeure auprès du siogoun et ne revienne pas ici. Attaqué par trois puissances nous ne pouvons vaincre ; s’il était là, il se ferait tuer, et qui nous vengerait ?

Des cavaliers entrèrent au château. Le seigneur pâlit lorsqu’il les vit. Ils portaient les insignes de Nagato sur leur bouclier.

— Vous apportez des nouvelles de mon fils ? dit-il d’une voix mal assurée.

— Illustre seigneur, le prince de Nagato est en bonne santé, dit un samouraï. Il est en ce moment sur la limite de son royaume, occupé à réunir l’armée autour de lui ; il va marcher contre le prince de Figo.

— Aki trahit ; mon fils sait-il cela ? dit le seigneur.

— Il le sait, maître. Le prince a traversé la province que domine cet infâme ; il la croyait amie, mais il a été attaqué traîtreusement. Grâce à sa bravoure sans égale, il a dispersé les assaillants ; mais la moitié de ses bagages ont été perdus.

— Quels sont les ordres qu’il t’a dit de nous transmettre ?

— Voici, seigneur ; le prince de Nagato te prie de faire une levée extraordinaire de troupes et de les envoyer à la rencontre du prince de Toza, qui s’avance vers Chozan ; puis de doubler les défenseurs de la forteresse, d’y accumuler des vivres et de t’y enfermer ; il te prie encore de me donner le commandement des troupes que tu enverras contre Toza.

On se hâta d’exécuter ces ordres.

Les événements se succédaient rapidement. D’autres messagers arrivèrent. Le prince de Nagato avait livré bataille au nord du royaume, sur le territoire de Souvo ; le seigneur de Souvo, vassal du prince d’Aki, avait favorisé le débarquement des soldats de Figo ; mais Ivakoura avait culbuté ces soldats dans la mer intérieure ; beaucoup s’étaient noyés, les autres avaient regagné les navires à l’ancre. Pendant ce temps, la petite armée du seigneur de Souvo avait attaqué le prince par derrière, s’efforçant de le séparer de la province de Nagato ; mais cette armée avait été complètement battue et le prince avait pu regagner son royaume.

Maintenant Figo appuyé par de nouvelles forces reparaissait sur les côtes de Nagato, Ivakoura se préparait à repousser une seconde attaque.

Mais tandis que le prince de Nagato triomphait au nord de ses domaines, le prince de Toza les envahissait du côté du sud.

La province de Nagato, pointe extrême de l’île Nipon, est de trois côtés limitée par la mer : au sud-est c’est la mer intérieure séparée de l’océan Pacifique par l’île Sikof et l’île de Kiou-Siou, à l’occident le détroit Coréen, au nord la mer du Japon, à l’orient enfin une chaîne de montagnes la sépare des principautés de Souvo et d’Aki.

Le prince de Toza était venu de l’île Sikof par le canal de Boungo, et avait traversé la mer intérieure tout droit, jusqu’à Chozan ; il voulait franchir la province dans sa largeur et marcher sur Hagui, la capitale, située de l’autre côté sur les rivages de la mer du Japon.

Toza rencontra les troupes levées précipitamment et envoyées par le vieux seigneur de Nagato, mais ces troupes mal aguerries ployèrent devant l’armée bien disciplinée de l’envahisseur ; elles battirent en retraite et refluèrent sur Hagui.

On se prépara à soutenir un siège.

Le château-fort s’élevait à quelque distance de la ville sur une éminence environnée d’un fossé ; du haut de ses tours on apercevait les champs, la mer.

Bientôt l’armée de Toza couvrit la plaine, Le vieux seigneur la regardait du haut de la forteresse.

— Ma fille, disait-il à Fatkoura, que n’es-tu restée à Kioto !

— Mon père, répondait la jeune femme, être ici dans le château de mon époux au moment où il est menacé, c’est mon devoir et c’est mon plaisir.

Les dangers qu’elle courait d’ailleurs l’inquiétaient peu, toute sa colère était partie, elle n’avait plus que de l’amour, elle tremblait pour la vie du bien-aimé, des angoisses affreuses la torturaient, l’arrivée d’un messager ne la tranquillisait pas.

— Depuis que cet homme l’a quitté, se disait-elle, il a pu mourir vingt fois.

Mais le château fut bloqué, les messagers n’arrivèrent plus.

La ville fit une vive résistance, elle fut prise le cinquième jour ; puis on commença le siège du château-fort.

C’était le prince de Toza lui-même qui surveillait les travaux de ses soldats.

Ils construisirent d’abord une longue toiture en bois recouverte de plaques de fer, puis ils la soulevèrent sur de très-hauts poteaux et l’assujettirent. Cela fit une sorte de hangar qu’ils mirent dans le fossé Ils apportèrent alors de la terre, des pierres, des broussailles et les jetèrent dans l’eau. Les flèches qu’on leur lançait rebondissaient sur la toiture. On poussa du haut de l’éminence des quartiers de roche, des blocs énormes, pour écraser ce dangereux abri ; mais en roulant sur la pente leur force s’amortissait ; la plupart tombaient dans le fossé. Ils fortifiaient le travail des assiégeants, qui tranquillement, sous le bouclier qu’ils s’étaient construit, comblaient une partie du fossé.

On cessa de jeter des projectiles du haut des murailles.

Les soldats tentèrent une sortie ; ils descendirent le chemin qui s’enroulait comme un ruban à la colline et s’approchèrent du fossé. Pour gagner l’endroit où les ennemis travaillaient, il fallait quitter le chemin abrité par un double rang de cyprès et marcher sur l’herbe glissante qui tapissait la pente roide de la colline. Les soldats s’y enforcèrent, mais ils étaient mal à l’aise pour tirer, tandis qu’ils s’offraient comme des cibles aux coups de leurs adversaires. Les blessés roulaient et tombaient dans le fossé.

Ils renoncèrent et rentrèrent dans les murs. Les assaillants achevèrent leur travail sans être inquiétés ; ils firent une chaussée assez large qui rejoignait le pied de la colline et sur laquelle l’armée put passer.

On donna l’assaut.

Le château fit une résistance héroïque, il refusa de capituler. Sur ses murs croulants, les assiégés se défendaient encore. Il fut envahi. Les vainqueurs ouvrirent les portes, on abaissa les ponts et le prince de Toza pénétra dans le château de Nagato au son d’une musique triomphale.

Dans la première cour où il entra, le spectacle qui frappa ses yeux l’impressionna désagréablement.

On n’avait pas eu le temps d’enterrer les morts ; on les avait réunis dans cette cour, assis à terre, adossés à la muraille ; ils étaient là une centaine avec leur face verte, leur bouche et leurs yeux grands ouverts, leurs bras pendants : ils étaient terribles.

Le prince de Toza s’imaginait qu’ils le regardaient et lui défendaient d’entrer. Comme il était superstitieux, il fut sur le point de rebrousser chemin.

Il domina vite cette faiblesse cependant, il pénétra dans une salle du palais et ordonna qu’on amenât devant lui le seigneur, ses femmes, ses enfants et toute sa maison.

Ils parurent bientôt.

Il y avait là des femmes âgées, quelques-unes accompagnant leur père très-vieux et tremblant, quelques jeunes filles, des enfants. Le seigneur s’avança, tenant son fils par la main, Fatkoura marchait près de lui.

— Si tu veux faire périr les femmes, dit le vieux Nagato en regardant Toza avec mépris, hâte-toi de le dire, que je puisse te maudire et appeler sur toi toutes les afflictions.

— Que m’importe que ces femmes vivent ou meurent, s’écria Toza, toi-même ayant abdiqué, tu n’es plus rien, et j’épargnerai ta vieillesse. Je cherche parmi vous un otage assez précieux pour qu’il puisse me répondre de la soumission du prince de Nagato, car après la victoire je ne puis m’établir sur ses terres, la guerre m’appelle d’un autre côté. Qui prendrai-je, continua-t-il, le fils ou le père ? L’enfant est encore bien jeune et sans valeur ; faute de mieux, j’emmènerai le père.

— Emmène-moi avec lui alors ! s’écria l’enfant.

Fatkoura s’avança tout à coup.

— Puisque tu trouves le père trop vieux et le frère trop jeune, s’écria-t-elle, fais prisonnière l’épouse du souverain, si tu la crois digne d’être regrettée.

— Certes, je t’emmène, car tu dois être passionnément aimée, dit Toza frappé de la beauté de Fatkoura.

— Ma fille, murmurait le vieux Nagato, pourquoi t’être trahie ? pourquoi ne m’avoir pas laissé partir ?

— Est-elle vraiment l’épouse d’Ivakoura ? demanda le vainqueur inquiété par un doute ; je te somme de me répondre en toute vérité, Nagato.

— Toute parole sortie de ma bouche est parole de vérité, dit Nagato, cette femme est l’épouse de mon fils, puisque les promesses ont été échangées, la guerre seule a retardé les noces.

— Eh bien, Ivakoura viendra chercher sa fiancée dans le château des princes de Toza et la rançon qu’il devra donner pour la ravoir sera proportionnée à la valeur du trésor que j’emmène avec moi.

— Qu’as-tu fait ? qu’as-tu fait ? disait le vieux prince en soupirant. Comment oserai-je annoncer à mon fils que son épouse est prisonnière ?

— Réjouis-toi, au contraire, dit le prince de Toza, car vois à quel point je suis magnanime, je te laisse la vie, à toi et à ton fils, et à tous ceux de ta maison, je te permets de relever les murs effondrés de ton château, je me contente de cette seule captive.

— Je suis prête à te suivre, dit Fatkoura, heureuse d’être sacrifiée au salut de tous ; puis-je emmener avec moi une suivante ?

— Une ou plusieurs et le bagage que lu voudras, dit le prince de Toza, tu seras traitée par moi comme doit l’être une souveraine.

Le soir même, Fatkoura quitta le château de Nagato. Elle essaya en vain de retenir ses larmes en franchissant la porte dans son norimono porté par les gens du vainqueur.

— Jamais je ne rentrerai dans cette demeure ! s’écria-t-elle.

Tika pleurait aussi.

Lorsqu’on fut à une petite distance, Fatkoura fit arrêter les porteurs du palanquin et, penchée hors de la fenêtre, elle regarda une dernière fois la forteresse d’Hagui qui se découpait au faîte de la colline, en noir, sur le ciel rouge.

— Adieu ! adieu ! cria-t-elle, dernier refuge de mon espoir tenace. Derrière tes murs, château du bien-aimé, j’ai pu rêver encore un bonheur tardif et lointain, mais c’est fini, je suis vouée au désespoir ; la dernière lueur qui brillait pour moi s’éteint avec le jour qui fuit. On se remit en route et le château disparut. Le prince de Toza laissa la moitié de son armée sur le territoire de Nagato. Des messagers lui annonçaient que Figo n’avait pas pu rompre les lignes ennemies, mais qu’en apprenant la nouvelle du siège d’Hagui, Ivakoura s’était subitement éloigné pour marcher au secours de la forteresse. Il était parti la nuit sans bruit ; le matin on avait trouvé la plaine déserte. Figo allait le poursuivre, mais la victoire serait certaine si l’on pouvait barrer la route à l’ennemi et l’écraser entre deux armées.

Toza donna des ordres aux chefs des troupes qu’il laissait, puis il se hâta de gagner Chozan, où ses navires l’attendaient. Ce seigneur ne voulait pas laisser plus longtemps ses États sans défense, il craignait le voisinage du prince d’Awa qu’il croyait dévoué à Fidé-Yori.

Lorsque les jonques eurent quitté la côte et firent voile dans la mer intérieure vers le canal de Boungo, le prince vint saluer sa prisonnière. Il l’avait installée sous une tente superbe, à l’arrière du plus beau navire, celui qu’il montait lui-même. Fatkoura était assise sur un banc recouvert d’un riche tapis ; elle fixait ses regards sur les rivages de Nagato, qui disparaissaient dans le lointain inondé de lumière.

— As-tu quelque désir, belle princesse ? demanda Toza, veux-tu que je te fasse monter des friandises ? Aimerais-tu à entendre le son de la flûte ou du biva[1] ?

— Tous mes désirs sont restés sur cette terre que je quitte, dit-elle, je n’en emporte qu’un seul, celui de la mort.

— Je respecte ta douleur, dit le prince, qui se retira.

Mais il s’éloigna peu ; il se promenait sur le pont, et, comme malgré lui, revenait souvent près de la tente qui abritait Fatkoura. Tika l’observait du coin de l’œil.

Il avait quitté son costume militaire et était vêtu avec une certaine recherche. Le prince de Toza avait trente ans, il était un peu gros et petit, son teint bistré faisait éclater vivement la blancheur de ses dents, ses yeux, très-voilés par le pli des paupières relevées vers les tempes, avaient une certaine douceur.

Tika trouvait que le prince n’était pas sans charme, et elle souriait à demi chaque fois qu’il laissait échapper un soupir ou jetait un furtif regard sur Fatkoura, qui regardait le sillage du vaisseau.

— Elle est belle, n’est-ce pas ? disait-elle tout bas ; tu trouves que le prince de Nagato est bien heureux d’avoir une pareille fiancée, tu voudrais la lui prendre. Je t’ai deviné tout de suite. Dès que tu l’as vue au château d’Hagui, tu n’as plus regardé qu’elle, et tu l’as emmenée en toute hâte ; tu craignais que le fiancé n’arrivât à temps pour te l’arracher. Mais tu perds tes peines, elle ne t’aimera jamais… Ce n’est pas que je ne fasse des vœux pour toi, continua Tika poursuivant son monologue, si elle pouvait guérir et devenir princesse de Toza, je me réjouirais sincèrement. Le prince de Nagato, lui aussi, consentirait avec plaisir à ce mariage ; mais de cela, tu ne t’en doutes pas.

Le prince de Toza examinait aussi par instant la jeune suivante.

— Oui ! oui ! je comprends, murmurait Tika. Tu regardes l’échelon qui pourrait peut-être te servir à arriver jusqu’à elle.

Bientôt la jeune fille se leva, et, comme pour respirer plus à l’aise, s’avança sur le pont ; elle s’accouda au parapet et regarda la mer.

En dessous cependant, elle surveillait les mouvements du prince.

— Oh ! tu viendras vers moi, disait-elle, j’en suis bien sûre. Voyons comment tu entameras la conversation ?

Le prince s’approchait, en effet, lentement avec une certaine hésitation.

Tika regardait au loin.

— L’air est plus frais ici, n’est-ce pas, jeune fille ? dit enfin le prince en s’arrêtant devant elle.

« C’est assez banal, cela », pensa Tika qui répondit en inclinant la tête.

— Pourquoi ta maîtresse ne se promène-t-elle pas un peu ? pourquoi ne permet-elle pas à cette brise légère de rafraîchir son front ?

— Le vent qui souffle de la terre d’exil est plus brûlant qu’une flamme, dit Tika d’une voix solennelle.

— Est-ce donc si terrible d’habiter dans un château plutôt que dans un autre ? dit le prince ; Fatkoura sera traitée comme une souveraine. Je te jure que je veux que sa captivité soit plus douce que la liberté d’une autre. Dis-moi quels sont ses goûts.

— Ne t’a-t-elle pas dit elle-même qu’elle n’a plus goût à rien ? Autrefois elle aimait la parure, les fêtes, la musique ; elle aimait surtout entendre les pas de son fiancé sur la galerie extérieure.

— Elle l’aime donc beaucoup ce Nagato ?

— Comme il mérite d’être aimé, c’est le plus parfait seigneur qui soit.

— Il y en a qui le valent bien, dit Toza.

— Tu crois ! s’écria Tika d’un air incrédule, je ne l’ai jamais entendu dire.

— Il l’aime éperdument, n’est-ce pas ?

— Comment pourrait on ne pas l’aimer !

— Elle est belle, c’est vrai, dit le prince en jetant un regard vers Fatkoura.

— Tu la trouves belle aujourd’hui que ses yeux sont noyés dans les larmes, qu’elle dédaigne les fards et la parure. Si tu l’avais vue lorsqu’elle était heureuse !

— Je ferai tous mes efforts pour ramener le sourire sur ses lèvres, dit Toza.

— Il n’est qu’un moyen pour cela.

— Lequel ? Indique-le moi.

— C’est de la rendre à son époux.

— Tu te moques de moi, s’écria le prince en fronçant le sourcil.

— Moi, seigneur ! dit Tika qui joignit les mains ; crois-tu que je te trompe et que ce ne serait pas le meilleur moyen de rendre ma maîtresse heureuse ? Je sais bien que tu ne l’emploieras pas, aussi tu ne la verras jamais sourire.

— Eh bien ! elle restera triste, dit Toza ; je la garderai près de moi.

— Hélas ! soupira Tika.

— Tais-toi ! s’écria le prince en frappant du pied, pourquoi dis-tu : hélas ! que t’importe à toi de la servir ici ou là-bas, ne vois-tu pas qu’elle m’a charmé et que je suis malheureux ?

Le prince s’éloigna après avoir dit ces mots, tandis que Tika feignait d’être plongée dans une stupéfaction profonde.

— Je ne croyais pas que tu en vins si vite aux confidences, murmura-telle quand il fut loin, je t’avais bien deviné d’ailleurs, mais toi tu ne soupçonnes pas encore que je veux protéger ton amour.

Tika revint s’asseoir aux pieds de sa maîtresse.

— Tu me laisses seule pour causer avec notre geôlier, lui dit Fatkoura.

— C’est lui qui est venu me parler, maîtresse, dit Tika, et, en quelques minutes, il m’a appris des choses fort étranges.

— Que t’a-t-il appris ?

— Faut-il te le dire ? Tu ne te courrouceras pas ?

— Je ne sais ; parle donc.

— Eh bien, c’est toi le geôlier, c’est lui le prisonnier.

— Que veux-tu dire ?

— Que le prince de Toza aime Fatkoura et que, si elle sait s’y prendre, elle fera de lui tout ce qu’elle voudra.

— Qu’importe à mon mépris qu’il m’aime ou me haïsse ? dit Fatkoura en détournant la tête.

— Il n’est pas si méprisable, dit Tika, c’est un prince très-puissant et très-illustre.

— Tu parles ainsi de notre mortel ennemi, Tika ? dit Fatkoura en la regardant sévèrement.

— Ne me gronde pas, dit Tika d’un air caressant, je ne puis m’empêcher de le haïr moins depuis que je sais que ta grâce l’a subjugué et que, en quelques heures, tu as envahi son cœur.

— Oui, tu songes qu’un autre, au contraire, détourne ses yeux de moi, et tu sais gré à celui-ci de réparer l’outrage qui m’a été fait ! dit Fatkoura en cachant son front dans sa main.

Comme la mer était belle et le voyage facile, au lieu de traverser les terres, on longea les côtes de l’île Sikof, on doubla le cap de Toza, et, après avoir remonté vers le nord pendant quelques heures dans l’océan Pacifique, les jonques entrèrent dans le port de Kotsi. La ville était toute frissonnante de bannières, de banderoles, de lanternes, les rues étaient jonchées de branches en fleur. Le souverain, à la tête de ses troupes victorieuses, faisait une rentrée triomphale.

Quand ils eurent dépassé la ville et franchi l’enceinte du château, le prince conduisit lui-même Fatkoura au pavillon qu’il lui destinait. C’était le palais de la reine de Toza, morte depuis quelques années.

— Je suis très-peiné que les clameurs joyeuses qui m’ont accueilli aient frappé ton oreille, dit le prince à sa prisonnière ; je ne pouvais m’opposer à ce que mon peuple fît éclater sa satisfaction, mais je souffrais à cause de toi.

— Je n’ai rien entendu, ma pensée était ailleurs, répondit Fatkoura.

Le prince fut quelques jours sans rendre visite à la jeune femme. Son amour naissant le rendait timide, et il s’étonnait de ce sentiment nouveau pour lui.

Un matin il vint se promener seul dans la partie du parc occupée par Fatkoura.

Tika le guettait, elle ne dit rien à sa maîtresse et se laissa voir sur la galerie. Le prince lui fit signe de venir près de lui, elle obéit.

— Est-elle toujours aussi triste ? lui demanda-t-il.

— Toujours.

— Elle me hait, n’est-ce pas ?

— Je ne sais, dit Tika.

— J’ai laissé échapper l’autre jour devant toi un aveu que j’aurais dû taire, dit le prince ; l’as-tu rapporté à ta maîtresse ?

— J’ai l’habitude de ne lui rien cacher, seigneur.

— Ah ! demanda vivement le prince, qu’a-t-elle dit en apprenant mon amour pour elle ?

— Elle n’a rien dit, elle a caché son visage dans ses mains.

Le prince soupira.

— Je veux la voir à tout prix ! s’écria-t-il. Depuis trois jours, je me prive de sa présence et l’ennui m’accable, j’oublie trop que je suis le maître.

— Je vais lui annoncer ta visite, dit Tika, qui rentra brusquement dans l’habitation.

Un instant après Toza parut devant Fatkoura. Il la trouva plus belle encore que la dernière fois qu’il l’avait vue ; la tristesse ennoblissait sa beauté ; son teint, oublieux du fard, laissait voir sa pâleur fiévreuse, et ses yeux avaient une expression résignée et fière des plus touchantes.

Le prince était ému devant elle et se taisait. Elle l’avait salué en élevant la manche de sa robe à la hauteur de sa bouche.

Ce fut elle qui parla la première.

— Si tu as quelque pitié dans l’âme, lui dit-elle d’une voix où tremblaient des larmes, ne me laisse pas dans cette incertitude terrible, donne-moi des nouvelles de mon époux !

— Je crains de t’attrister davantage en t’apprenant des nouvelles heureuses pour moi, déplorables pour toi, puisque tu es mon ennemie.

— Achève ! je t’en conjure ! s’écria Fatkoura épouvantée.

— Eh bien, l’armée du prince de Figo, secondée par mes soldats, a triomphé du prince de Nagato, qui s’est défendu héroïquement, je l’avoue ; en ce moment, il doit être prisonnier ; la dernière nouvelle m’annonce qu’avec une centaine d’hommes à peine, Nagato s’est retranché dans un petit bois, mes troupes l’ont cerné et il ne peut échapper.

Fatkoura baissa la tête avec accablement. Lui, vaincu ! elle ne pouvait le croire, elle ne pouvait se l’imaginer malheureux. À ses yeux il triomphait toujours, il était le premier, le plus beau, le plus noble : comment serait-il prisonnier, d’ailleurs, lorsqu’il pouvait échapper à la captivité par la mort ?

Elle releva les yeux vers le seigneur de Toza, doutant de ses paroles,

— Tu me caches la vérité, dit-elle avec une effrayante intensité de regard, tu veux me préparer au coup fatal, il est mort ?

— J’ai parlé avec franchise, dit Toza ; il sera pris vivant. Mais je veux te donner un conseil : oublie cet homme, ajouta-t-il, irrité par la douleur de Fatkoura.

— Moi, l’oublier ! s’écria-t-elle en joignant les mains.

— Il le faut. Tout est fini pour lui. Crois-tu que je lui rende la liberté, à celui que Hiéyas déteste au point de faire le premier du royaume l’homme qui le délivrera de cet adversaire, celui qui nous a tous humiliés par son luxe, par son esprit, par sa beauté, celui que tu aimes enfin, et qui est mon rival, puisque je t’aime ?

— Tu m’aimes ! s’écria Fatkoura avec horreur.

— Oui, soupira le prince, et j’étais venu pour te dire de douces paroles ; mais tu m’as entraîné à parler de choses que je voulais taire. Je sais bien que mon amour te sera odieux d’abord ; mais il faudra t’y accoutumer ; il n’a rien d’offensant pour toi, Je suis libre et je t’offre d’être mon épouse. Songe que le prince de Nagato n’existe plus.

Toza se retira pour ne pas entendre la réponse de Fatkoura. Il était irrité contre elle, mécontent de lui-même.

— J’ai été brutal, pensait-il, je n’ai pas dit ce qu’il fallait, mais la jalousie m’a soudain mordu le cœur ; c’est une torture très-violente que je ne connaissais pas.

Il erra tout le reste du jour dans les jardins, rudoyant tous ceux qui l’approchaient.

— Jamais elle ne voudra m’aimer, se disait-il, je n’ai aucun moyen de dompter son cœur ; mais si le prince de Nagato tombe en mon pouvoir, c’est sur lui que je me vengerai.

Fatkoura, elle aussi, ne pouvait tenir en place ; elle allait d’une chambre à l’autre dans ses appartements, se tordant les mains, pleurant silencieusement. Elle n’osait plus interroger, mais chaque heure écoulée augmentait son inquiétude.

Une nuit, elle entendit un bruit inaccoutumé dans le château : on abaissait les ponts, des chocs d’armures résonnaient.

Elle se leva et courut à une fenêtre ; elle vit briller des lumières à travers les arbres :

— Lève-toi, Tika, dit-elle en éveillant la jeune fille ; tâche de te glisser sans être vue et de surprendre ce qui se dit ; efforce-toi de savoir ce qui se passe au château.

Tika s’habilla rapidement et sortit silencieusement du pavillon. Sa maîtresse la suivait du regard, mais elle disparut bientôt dans l’obscurité.

Lorsqu’elle revint, elle était très-pâle et appuyait la main sur son cœur.

— Le prince de Nagato vient d’entrer au palais, dit-elle, je l’ai vu passer entre les soldats, il est chargé de chaînes, on l’a dépouillé de ses armes.

Fatkoura, à ces mots, poussa un grand cri et tomba sur le plancher.

— Est-ce qu’elle serait morte ? s’écria Tika épouvantée en s’agenouillant près de sa maîtresse.

Elle appuya son oreille sur la poitrine de Fatkoura ; le cœur battait rapidement, mais ses yeux étaient clos, elle était froide et immobile.

— Que faire ? que faire ? disait Tika qui n’osait appeler, sa maîtresse lui ayant défendu de laisser pénétrer près d’elle aucun des serviteurs mis à sa disposition par le prince de Toza.

L’évanouissement dura longtemps. Lorsque Fatkoura rouvrit les yeux, il faisait jour. Elle regarda Tika un instant avec surprise ; mais la mémoire lui revint vite. Elle se leva brusquement.

— Il faut le sauver, Tika, s’écria-t-elle avec une surexcitation fiévreuse, il faut le faire sortir de ce château.

« Est-elle devenue folle ? » se dit Tika.

— Sortons, continua Fatkoura ; tâchons de savoir dans quelle partie du palais il est enfermé.

— Y songes-tu, maîtresse ? à l’heure qu’il est ? le soleil n’a pas encore bu les vapeurs du matin, on se défiera de nous si l’on nous voit nous promener si tôt, d’autant plus que depuis que nous sommes ici tu n’es pas encore sortie une seule fois de ton appartement.

— N’importe, tu dirais que la fièvre m’a chassée de mon lit. Allons.

Fatkoura descendit dans le jardin et se mit à marcher devant elle, l’herbe était toute mouillée, les arbres, les buissons baignaient dans une atmosphère rose qui se confondait avec le ciel, les plus hautes toitures de la grande tour du château recevaient déjà les rayons du soleil et brillaient, humides de rosée.

Tika suivait sa maîtresse. Elles arrivèrent à la palissade qui entourait leur enclos particulier, la porte n’était fermée qu’au loquet, les prisonnières étaient libres dans la forteresse bien gardée.

Les soldats qui avaient amené le prince de Nagato campaient dans les allées du parc ; la plupart dormaient à plat ventre, la tête dans leurs bras ; d’autres, accroupis autour d’un fou mourant, mangeaient du riz dans des grands bols enveloppés de paille.

— Tika, dit Fatkoura en regardant ces hommes et les armes qui brillaient près d’eux, un sabre est un compagnon fidèle qui vous ouvre la porte de l’autre vie et vous permet d’échapper au déshonneur. Le vainqueur m’a pris le poignard que je portais avec moi. Tâche de voler le sabre d’un de ces soldats.

— Maîtresse ! dit Tika en jetant un regard effrayé sur la jeune femme.

— Obéis, dit Fatkoura.

— Alors, éloignons-nous de ceux qui sont éveillés et reste en arrière, le bruit de tes robes pourrait nous dénoncer.

Tika se coula entre les touffes de fleurs, puis elle s’étendit sur l’herbe et s’allongea le plus qu’elle put vers un soldat couché au bord de l’allée. Il dormait sur le dos, le nez en l’air ; son sabre était posé à côté de lui.

La jeune fille toucha l’arme du bout des doigts, ses ongles contre le fourreau firent un petit bruit ; le cœur de Tika battait très-fort.

Le soldat ne remua pas.

Elle s’avança encore un peu et saisit le sabre par le milieu, puis elle se recula lentement en glissant sur l’herbe.

— Je l’ai, maîtresse ! dit-elle tout bas en revenant vers Fatkoura.

— Donne ! donne ! je me sentirai plus calme avec ce défenseur près de moi.

Fatkoura cacha le sabre contre sa poitrine, puis elle se remit à marcher rapidement sans savoir où elle allait.

Tout à coup elle se trouva à quelques pas du palais habité par le prince de Toza ; des gens allaient et venaient, elle entendait un bruit de voix ; elle s’approcha encore et s’agenouilla derrière un buisson.

Elle prêta l’oreille.

Elle surprit quelques mots et comprit que l’on félicitait le prince sur la capture qu’il venait de faire. Les inférieurs s’exprimant à demi-voix, respectueusement, Fatkoura entendait mal, mais le prince de Toza prit la parole à voix haute et alors elle n’entendit que trop.

— Je vous remercie, dit-il, de prendre part à la joie que me cause l’événement dont il s’agit ; Nagato est l’ennemi le plus acharné de notre grand Hiéyas, c’est donc une grande gloire pour moi de le délivrer de cet adversaire détesté, je l’ai condamné au dernier supplice, il sera exécuté demain au milieu du jour dans l’enceinte de la forteresse et l’on portera de ma part sa tête à Hiéyas.

Fatkoura eut la force de ne pas crier. Elle alla rejoindre Tika, elle en savait assez. Sa pâleur était effrayante, mais elle était calme, elle écrasait le sabre contre sa chair, il lui faisait mal, mais la tranquillisait.

— Je t’en conjure, rentre, maîtresse, dit Tika ; si l’on te surprenait, on se défierait de nous et on nous enfermerait.

— Tu as raison, dit Fatkoura, mais il faut absolument que je sache dans quelle partie du palais on a conduit Nagato. Ils veulent me le tuer, ils le condamnent à une mort ignominieuse. Si je ne puis le sauver, je lui porterai du moins de quoi mourir noblement.

— Moi je puis passer inaperçue, dit Tika, je puis causer avec les serviteurs sans éveiller de soupçon, je saurai découvrir ce que tu veux savoir.

Fatkoura rentra dans le palais, et accablée se laissa tomber sur des coussins presque sans pensée.

Tika resta longtemps absente ; lorsqu’elle revint, sa maîtresse était encore à la même place, immobile.

— Eh bien, Tika ? dit-elle dès qu’elle aperçut la jeune fille.

— Je sais où il est, maîtresse, on m’a montré de loin le pavillon qui l’abrite, je saurai t’y conduire.

— Allons ! dit Fatkoura en se levant.

— Y songes-tu ? s’écria Tika ; il fait encore grand jour ; il faut attendre la nuit.

— C’est vrai, dit Fatkoura, attendons.

Elle retomba.

Jusqu’au soir elle demeura sans mouvement, sans parole, le regard fixé sur le même point du plancher.

Lorsque la nuit fut tout à fait venue, elle se leva.

— Partons ! dit-elle.

Tika n’objecta rien et marcha devant. Elles traversèrent de nouveau les jardins, longèrent d’autres habitations, des cours ; la jeune fille s’orientait en regardant de temps à autre la grande tour sur laquelle brillait un fanal.

— Tu vois ce pavillon surmonté de deux toitures, on peut les distinguer sur le ciel. C’est là.

— La fenêtre est éclairée, dit Fatkoura, il est là, est-ce bien possible ? vaincu, prisonnier, prêt à mourir.

Elles avancèrent encore.

— Y a-t-il des soldats ? demanda Fatkoura à voix basse.

— Je ne sais, dit Tika, je ne vois personne.

— Si je ne puis lui parler, je jetterai le sabre par cette fenêtre ouverte, devant lui.

Elles marchaient toujours, elles descendaient une petite pente.

Tout à coup Fatkoura se sentit enlacée par un bras vigoureux qui la retint en arrière.

— Encore un pas et tu tombais dans un fossé profond qui est là, à fleur de terre, dit une voix.

Fatkoura reconnut le prince de Toza.

— Tout est fini, murmura-t-elle.

Il la tenait toujours ; elle faisait tous ses efforts pour se dégager de cette étreinte ; elle n’y parvenait pas.

— C’est ainsi que tu me remercies de t’avoir sauvé la vie, dit-il ; heureusement, j’étais prévenu de la promenade que tu comptais faire ce soir, et je t’ai suivie pour te préserver de tout danger. Crois-tu donc que chacune de tes paroles, chacun de tes mouvements ne me sont pas rapportés fidèlement ? Crois-tu que j’ignorais le projet insensé que tu as formé de délivrer ton fiancé ou de lui fournir le moyen d’échapper à ma vengeance ?

— Lâche-moi, infâme ! gémissait Fatkoura en se débattant.

— Non, dit le prince, tu resteras sur mon cœur. Le contact de ta taille souple m’enchante. Je suis décidé à t’aimer malgré toi. Cependant je veux faire une dernière tentative pour conquérir ton amour. Accorde-le-moi et je te permets d’aller porter à Nagato ce sabre que tu as dérobé à un de mes soldats.

— Cette proposition est bien digne de toi. dit Fatkoura avec mépris.

— Tu refuses ?

— La princesse de Nagato ne déshonorera pas son nom.

— Alors, il va falloir me rendre cette arme, dit le prince qui la reprit lui-même sur la poitrine de Fatkoura, tu pourrais m’échapper par la mort, ce qui me serait un amer chagrin. Réfléchis à la proposition que je viens de te faire, tu as jusqu’à demain pour te décider. Jusqu’à l’heure du supplice, auquel tu assisteras, il sera en ton pouvoir de procurer à ton époux une mort plus douce.

Le prince reconduisit à son palais la jeune femme, puis il la quitta.

Elle était tellement accablée par l’épouvante et le désespoir qu’il lui semblait qu’elle n’existait plus.

Elle s’endormit d’un sommeil plein de cauchemars, mais tout ce que le rêve fiévreux peut enfanter de terreur était moins horrible que la réalité. Lorsqu’elle s’éveilla, sa première pensée lui serra le cœur et baigna son front d’une sueur froide.

Le prince de Toza lui fit demander ce qu’elle avait décidé et à quel genre de mort devait se préparer le seigneur de Nagato.

— Dites à Toza, répondit la princesse fièrement, qu’il cesse de m’insulter en feignant de croire que je suis capable de ternir le nom de Nagato en commettant une action infâme.

On lui annonça alors que l’exécution aurait lieu devant ses fenêtres, au moment où le soleil commencerait à descendre vers l’occident.

— Cet odieux seigneur s’imagine peut-être, dit Fatkoura lorsqu’elle fut de nouveau seule avec Tika, que je vais survivre à la mort de celui qui m’est plus cher que moi-même. Il croit que le coup qui le frappera sous mes yeux ne me tuera pas. Il ignore ce que c’est qu’un cœur de femme.

Tika, atterrée, ne disait rien. Assise aux pieds de sa maîtresse, elle laissait couler ses larmes silencieusement.

On allait et venait devant l’habitation, des pas nombreux faisaient craquer le sable.

Fatkoura s’approcha de la fenêtre, elle regarda à travers le store.

On plantait des poteaux tout autour de la place nue qui s’étendait devant la façade du palais. Des hommes montés sur des échelles frappaient avec des maillets sur l’extrémité des poteaux, pour les faire entrer en terre. Puis, on apporta des caisses de laque noire aux encoignures d’argent et on en tira des draperies de soie blanche que l’on accrocha aux poteaux, de façon à enfermer la place dans une muraille d’étoffe. On étendit sur le sol plusieurs nattes et au centre une toute blanche, bordée d’une frange rouge ; sur cette natte, devait s’asseoir le condamné. On posa un pliant sous la fenêtre de Fatkoura pour le prince de Toza qui voulait assister au supplice.

La malheureuse jeune femme marchait fiévreusement dans sa chambre ; elle s’éloignait de la fenêtre, puis y revenait malgré elle. Ses dents s’entrechoquaient ; une sorte d’horrible impatience l’agitait : elle était épouvantée d’attendre.

Des soldats arrivèrent sur la place, puis des samouraïs, vassaux du prince de Toza.

Ceux-ci se réunirent par groupes et, la main appuyée sur leurs sabres, causèrent à demi-voix ; ils blâmaient tout bas la conduite de leur seigneur.

— Refuser le Hara-Kiri à un des plus nobles parmi les souverains du Japon, je ne peux comprendre cette décision, disait quelqu’un.

— Cela ne s’est jamais vu, disait un autre, même lorsqu’il s’agissait de simples samouraïs comme nous.

— Il veut envoyer la tête du prince de Nagato à Hiéyas.

— Lorsque le prince se serait fait justice lui-même, on pouvait trancher la tête au cadavre secrètement, sans déshonneur pour la mémoire du noble condamné.

— Le seigneur de Toza a sans doute un motif de haine contre Nagato.

— N’importe ! la haine n’excuse pas l’injustice.

Lorsque l’heure de l’exécution fut arrivée, on vint relever les stores dans le palais de Fatkoura.

La jeune femme éperdue s’enfuit au fond de l’appartement ; elle alla cacher sa tête dans les plis d’une draperie de satin pour être aveugle et sourde, pour étouffer l’éclat de ses sanglots.

Mais tout à coup elle se releva et essuya ses yeux.

— Viens, Tika, s’écria-t-elle, ce n’est pas ainsi que doit se conduire l’épouse d’Ivakoura, je saurai enfermer ma douleur en moi-même, aide-moi à gagner cette fenêtre.

Lorsqu’elle parut appuyée sur Tika, un grand silence s’établit parmi les assistants, silence plein de respect et de compassion.

Le prince de Toza arriva en même temps, il leva les yeux vers elle, mais elle laissa tomber sur lui un regard si chargé de haine et de mépris qu’il baissa la tête.

Il vint s’asseoir sur le pliant, et fit signe d’amener le prisonnier.

Il s’avança bientôt nonchalamment avec un sourire dédaigneux sur les lèvres ; on l’avait délivré de ses chaînes, il jouait avec son éventail.

Deux bourreaux marchaient derrière lui, jambes nues, vêtus de tuniques noires serrées par une ceinture traversée d’un long sabre.

Il mit le pied sur la natte blanche qui devait, quelques minutes plus tard, être rougie par son sang, puis il leva la tête.

Fatkoura eut alors un singulier tressaillement.

Celui qui était devant elle n’était pas le prince de Nagato.

Le regard de la femme éprise qui s’était si souvent et si longuement arrêté sur le visage du bien-aimé ne pouvait se tromper même à une ressemblance qui trompait tout le monde. Elle n’hésita pas une minute. Elle ne retrouva ni l’éclat du regard, ni la mélancolie du sourire, ni l’orgueil du front de celui qui emplissait son cœur.

— Je savais bien qu’il ne pouvait être vaincu et humilié, se disait-elle, prise d’une folle joie quelle avait peine à dissimuler.

On lisait la sentence au prisonnier. Elle le condamnait à avoir les mains, puis la tête tranchées.

— L’infamie que tu viens de m’annoncer, c’est toi qu’elle déshonore, s’écria le condamné. Mes mains n’ont jamais commis que de nobles actions et ne méritent pas d’être détachées des bras qui les ont guidées. Mais invente les supplices qui te plairont, torture-moi comme tu le voudras, je demeure le prince et tu t’abaisses au rang de bourreau. Moi, je me suis battu de toute ma puissance contre les ennemis de notre légitime seigneur ; toi, tu l’as trahi pour un autre qui le trahissait, et tu es venu sournoisement, sans motif de guerre entre nous, attaquer mon royaume. Tu voulais ma tête pour te la faire payer un bon prix par Hiéyas ; le déshonneur est pour toi. Que m’importe ta ridicule sentence !

« Quel est donc cet homme qui parle avec tant de courage ? » se disait Fatkoura.

Les samouraïs approuvaient les paroles du prisonnier, ils laissaient voir leur mécontentement au prince de Toza.

— Ne lui refuse pas la mort des nobles, disaient-ils, il n’a rien fait pour mériter une telle rigueur.

Toza avait la rage dans l’âme.

— Je ne trouve pas ma vengeance suffisante, disait-il les dents serrées, je voudrais trouver quelque chose de plus terrible encore.

— Mais tu ne trouves rien, dit le condamné en riant, tu as toujours manqué d’imagination. Te souviens-tu, lorsque tu me suivais, dans les fêtes, dans les joyeuses aventures que j’organisais ? tu n’as jamais su rien inventer, mais ton esprit du lendemain se souvenait de notre esprit de la veille.

— Assez ! s’écria Toza, je t’arracherai la chair avec des tenailles et je coulerai dans tes plaies de la poix bouillante.

— Tu n’as trouvé là qu’un perfectionnement aux moxas inventés par les médecins : cherche encore, c’est trop peu de chose.

« Je ne m’explique pas la conduite héroïque de cet homme », pensait Fatkoura ; « il sait qu’il est pris pour un autre et il soutient un rôle qui le conduit à une mort affreuse. »

Elle avait envie de crier la vérité, de dire que cet homme n’était pas le prince de Nagato ; mais elle pensait qu’on ne la croirait pas ; d’ailleurs, puisqu’il se taisait lui-même il devait avoir de graves raisons pour agir ainsi.

— Je te jure que tu seras vengé d’une façon éclatante, s’écria-t-elle, c’est l’épouse du prince de Nagato qui fait ce serment et elle le tiendra.

— Merci, divine princesse, dit le condamné, toi, le seul regret que puisse laisser le monde que je quitte ; dis à mon maître que je suis mort gaiement pour lui, envoyant dans la rage mal assouvie de mon bourreau une preuve de notre supériorité et de notre gloire future.

— Tu ne parleras plus, s’écria le prince de Toza en faisant un signe au bourreau.

La tête de Sado fut tranchée d’un seul coup.

Un flot de sang inonda la natte blanche. Le corps tomba.

Fatkoura n’avait pu retenir un cri d’horreur.

Les samouraïs détournaient la tête en fronçant le sourcil. Ils s’éloignèrent après avoir salué silencieusement le prince de Toza.

Celui-ci, plein de colère et de honte, alla s’enfermer dans son palais.

Le soir même, un messager, portant une tête sanglante, enveloppée de soie rouge et enfermée dans un sac de paille, quitta le château de Toza.


  1. Sorte de guitare.