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L’Utilisation pédagogique de l’activité sportive

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L’Utilisation pédagogique de l’activité sportive
Le Sport Suisse21 novembre 1928 n°1074 et 28 novembre 1928 n°1075 (p. 1-7).
L’utilisation pédagogique de l’activité sportive



La séance qui a eu lieu récemment dans l’aula de l’université de Lausanne par les soins de la Municipalité, laquelle a donné ensuite une réception au Palace, peut être considérée comme la mise en marche officielle du nouveau Bureau international de pédagogie sportive. M. Pierre de Coubertin qui en a accepté la direction, a fait à cette occasion une conférence sur l’utilisation pédagogique de l’activité sportive dont nous publions aujourd’hui la majeure partie et qui a toute la portée d’un manifeste.

Après un exorde d’allures littéraires où l’orateur s’est plu à rapprocher le type du Paterne grincheux de Jean de Pierrefeu et la gracieuse silhouette de Jacques Peyronny, le petit capitaine de football dessiné par Montherlant « avec ses quatorze ans solides, son autorité de chef d’équipe, son souci de l’hygiène sportive, sa régularité de collégien consciencieux, si sain, si normal, inquiétant néanmoins par son égotisme tacite. » M. de Coubertin a indiqué dans quelle mesure restreinte il admettait qu’il y eut matière à redressement. Après avoir localisé le mal géographiquement « faut-il donc, a-t-il dit, englober dans les réprobations de M. Paterne les gymnastes et les escrimeurs et les nageurs et les rameurs…? Sont-ils donc corrompus tous ceux-là ? Alors si — les justes éliminations opérées — ne demeurent sur la sellette que les représentants du football, du tennis et de la course à pied, vous avouerez que voilà pour commencer un singulier rétrécissement du champ de critique ». Jusqu’à quel point ceux-là sont-ils responsables ? N’a-t-on pas tout fait pour les corrompre ? Et d’abord en multipliant les stades.

Trop de stades

« Des stades, on en élève imprudemment de tous côtés. Ceux qui auraient la curiosité de feuilleter les neuf volumes de la Revue olympique durant les années qu’elle fut mensuelle et servit d’organe au Comité international olympique, ceux-là y trouveraient datées d’il y a vingt-deux, vingt, dix-huit ans de constantes mises en garde contre la formule-spectacle et ses conséquences éventuelles. Quand vous aurez établi, disions-nous, des degrés pour quarante mille assistants, vous serez tenus d’en peupler les courbes qui appellent la foule ; et pour l’attirer cette foule il faudra du battage ; et pour légitimer le battage, il faudra se procurer des numéros sensationnels… Oui, nous répétions ces choses mais on ne nous a pas écoutés ; presque tous les stades construits ces derniers temps proviennent d’une incitation locale et trop souvent mercantile, point du tout olympique. Maintenant que s’épanouissent les conséquences prévues d’un tel état de choses, on s’en prend aux athlètes et on leur reproche la corruption qui leur a été inoculée depuis vingt ans de façon incessante… Oui j’admire qu’ils ne soient pas cent fois plus corrompus… Telle est donc à mon sens la cellule corruptrice dont le mal est issu : l’enceinte de spectacle de dimensions exagérées. Supprimez-la et tout le reste s’atténue. Le gate-money redevient normal, les paris se relâchent, la réclame s’affaiblit, les fédérations voient la tentation malsaine et les occasions de mal faire s’éloigner d’elles, leurs pouvoirs et les occasions d’en abuser, diminuer ; l’athlète est protégé contre lui-même sans qu’on ait à réclamer de lui des vertus non surhumaines mais telles que beaucoup de ceux qui s’indignent de ne pas les lui voir pratiquer n’en seraient peut-être pas capables, placés eux-mêmes dans des circonstances analogues. » Mais M. de Coubertin ne voit là qu’une sorte de remède négatif. « On peut, dit-il, aspirer à un résultat positif bien plus important : non seulement on facilite la corruption externe de l’athlète, mais on néglige de susciter en lui la force de résistance, de créer le point d’appui personnel du perfectionnement moral. »

La faute est aux éducateurs

« Si faillite il y a eu — et je viens de dire dans quel sens très restreint j’admets l’emploi de cette expression — ceux qui en sont responsables ce sont les éducateurs ; il y en a de trois sortes : les parents, les maîtres et ceux que la civilisation moderne investit malgré eux d’un rôle délicat, les journalistes. Entre les mains de ceux-là, à des degrés et selon des modes très différents, l’outil pédagogique sportif est un instrument puissant de perfectionnement humain. Or ils n’ont pas su s’en servir. Les plus coupables ce sont les maîtres, car c’était à eux d’agir sur les parents et sur la presse. Ils le firent au début : ils le firent en Angleterre jadis lorsque la doctrine du grand anglais Thomas Arnold les inspirait et les pénétrait. Ils le firent en France voici quarante ans lorsque les lycéens insurgés à ma voix contre une existence morose et déprimante, défoncèrent les portes de leurs geôles pour y faire entrer le plein air (je cite les paroles de l’un d’eux resté typique, Frantz Reichel). Alors une série de proviseurs et de professeurs avisés, un Fringnet, un Morlet, un Adam… conspirèrent avec ce jeune ouragan et, bravement, s’employèrent à en utiliser la force. Malgré certain recteur qui s’obstinait à voir dans le sport un divertissement, ils s’en servirent pour faire de la culture morale et un de leurs élèves, devenu chef à son tour, Louis Dedet, aujourd’hui directeur du Collège de Normandie n’a pas cessé de conduire ses élèves comme autrefois, ses équipiers de football. J’ose le dire parce que mon ami le Maréchal Lyautey m’en a donné le droit en le disant le premier, c’est cette génération-là qui a d’abord gagné la guerre en fournissant à notre nation non point une réserve de courage dont elle n’avait pas besoin, mais la résistance physio-psychologique qui lui avait fait défaut un demi-siècle plus tôt.

« Pourquoi et comment sous des actions diverses et non conjuguées, en France et en Angleterre, les éducateurs ont laissé échapper de leurs mains l’outil qui avait produit de si belles poussées de sève nationale, ce n’est pas le moment d’en faire le récit. Aussi bien, serais-je compris ?


M. le Baron Pierre de COUBERTIN
Fondateur et Président d’honneur des Jeux Olympiques
Créateur du Bureau International de pédagogie sportive

Les historiens qui commencent seulement à faire une place parmi leurs batailles et leurs chronologies aux questions économiques, sont-ils prêts à admettre l’influence des grands courants pédagogiques sur les événements qu’ils racontent ?… » Après quelques mots incidents sur le remaniement des programmes d’enseignement à quoi travaille, également sous sa direction, l’Union pédagogique universelle, M. de Coubertin s’attache à définir l’utilisation morale de l’athlétisme.

De plan sportif au plan moral

« Sur la médaille de pénétration sportive africaine instituée à mon instigation il y a quatre ans, j’ai fait graver cette inscription concise comme le permet la langue latine : Athletae proprium est seipsum noscere, ducere et vincere, le propre de l’athlète est de se connaître, de se gouverner et de se vaincre. Voilà un texte qui peut sembler prétentieux puisqu’il reflète à la fois Socrate et Saint-Paul. En tous cas, on ne saurait le prendre en défaut de vérité. L’athlète qui veut conquérir par un entraînement persévérant la palme que ne lui assurent pas des qualités naturelles tout à fait exceptionnelles est conduit à la triple obligation d’apprendre à se connaître, à se gouverner et à se vaincre. Doit-on en conclure que tout athlète est voué ainsi à la perfection morale ? Nullement, car ces qualités-là demeureront enfermées dans le cirque étroit de l’ambition localisée. C’est à l’éducateur à les en faire sortir pour les étendre à la personnalité entière ; c’est à lui à les transposer en quelque sorte du domaine simplement technique au domaine général. Pour cela, il n’est pas indispensable qu’il soit lui-même un pratiquant du sport : certes, cela vaudra mieux. Croyez qu’il en acquerrait un prestige de bon aloi. J’ai vu il y a quarante ans les élèves d’un des principaux public-schools d’Angleterre, le collège de Clifton, près Bristol, en grande liesse à la nouvelle que le headmaster que les trustees venaient de leur donner avait, étant étudiant, sauté six pieds. La possession de ce record d’alors accroissait singulièrement à leurs yeux son autorité professionnelle. »

« Les proviseurs français dont je viens d’évoquer la mémoire n’en étaient pas là, mais ils n’avaient pas dédaigné de se mettre au courant de la technique sportive, de s’intéresser aux succès de leurs élèves, de se mêler à eux, de présider leurs réunions et combien souvent, à l’exemple de mon illustre ami le P. Didon dans son collège d’Arcueil, ne les ai-je pas entendus développer ce thème — ancien et toujours neuf — de la transposition des qualités athlétiques du plan sportif au plan moral et louer ce muscularisme de l’âme dont, quarante ans plus tôt, Arnold et Kingsley avaient été en Angleterre les vaillants propagateurs. Ils savaient bien que si le thème latin orne l’esprit (préoccupation qui nous devient trop étrangère) ce sont le sport, ses contacts rudes, ses alternatives, ses chances qui préparent (pardon ! qui peuvent préparer) le corps et le caractère aux batailles de la vie. Ils sentaient que là se trouvent combinés ces deux éléments dont la fraternelle union assure seule la paix des sociétés à savoir l’entr’aide et la concurrence, que là tendent à se réaliser en vue de la réussite, ces mélanges de confiance et de méfiance, d’audace et de prudence, d’élan et de retenue qui sont comme les assises du bel équilibre humain. »

« Cette compréhension sportive de l’éducateur, il faut, Messieurs, la restaurer dans les lieux où elle exista, la créer dans ceux où elle n’a pas encore été ; enfin, il faut aussi, pour cela, vouloir hardiment les réformes connexes, indispensables, je veux dire : l’autonomie des sports scolaires et même universitaires, leur séparation d’avec les fédérations actuelles (dont l’organisation du reste est précaire et destinée à disparaître, je le crois, devant la montée du corporatisme) — l’interdiction à tout collégien de prendre part à un concours public à entrées payantes et à tout étudiant de participer à un tel concours sans l’autorisation de l’université — la suppression de ces perpétuelles allées et venues pour cause de championnats et de sous-championnats qui troublent les études, entraînent à de coûteuses dépenses et constituent du reste la pire manière de voir du pays, créant beaucoup plus de préjugés que ces « voyages à œillères » n’en dissipent. Aussi il faut, à mon avis, que dans tout collège existe une association sportive scolaire cultivant non pas un ou deux, mais autant que possible tous les sports (et vous savez que les sports gymniques sont à mon avis au premier rang) que l’émulation soit entretenue dans ces associations par des rencontres interscolaires simplement régionales, de collège à collège — que l’association soit régie par les élèves sous le contrôle des maîtres et la présidence du chef de l’établissement — qu’un petit journal sportif sans réclames et rédigé en partie par les élèves eux-mêmes les tienne au courant des choses qu’ils ont intérêt à connaître sans oublier le rappel des événements mondiaux et des principaux faits de l’évolution contemporaine. »

Méfiance féministe

C’est aux pouvoirs publics, mais ce serait surtout aux parents à soutenir le collège en cette tâche. Ces derniers y consentiront-ils ? Je me tourne vers eux pour les y inciter mais je ne m’abaisserai pas à tenter d’y réussir en les flattant. Au contraire, j’oserai dire à beaucoup d’entre eux que leur veulerie présente est pitoyable. Comment élèvent-ils leurs enfants et surtout leurs filles ? Aujourd’hui, dans un grand nombre de pays, c’est la fille qui corrompt le garçon, mais les parents encouragent le garçon lui-même à se montrer précocement flirter, avisé et roublard ; ils s’en amusent ; ils s’en réjouissent. Ce n’est pas seulement une génération de névrosés qui se prépare ainsi, c’est une génération de blasés, la pire engeance qu’il y ait au monde. Que cette société qui s’abandonne prenne donc garde aux pays prochains, à l’Asie rajeunie, à l’Afrique toute neuve et aussi à cette population ouvrière partout la plus nombreuses et la plus vigoureuse et qui, à défaut de la culture qu’on lui a imprudemment refusée, commence de s’adonner au sport et y témoigne d’un souci pédagogique digne d’être remarqué. »

« Cette jeunesse féminine dont je viens de parler avec une cruauté justifiée, n’est-elle pas moralisable par le sport ? Je n’en crois rien du tout. De la culture physique, et de la culture physique sportive, oui ; cela est excellent pour la jeune fille, pour la femme ; mais cette rudesse de l’effort masculin dont le principe prudemment mais résolument appliqué est à la base de la pédagogie sportive, il faut grandement le redouter pour l’être féminin. Il ne sera obtenu physiquement qu’à l’aide des nerfs mobilisés au delà de leur rôle, moralement que par une neutralisation des qualités féminines les plus précieuses. L’héroïsme féminin n’est point une chimère. Dirai-je que, plus effacé il est bien aussi fréquent et peut-être plus admirable que l’héroïsme masculin. Mais Edith Cavell et Gabrielle Petit que la Belgique vénère n’eurent pas besoin d’être des athlètes et au risque de contrister les littérateurs qui cherchent à l’entrevoir sous cet angle-là, je dirai qu’à mon avis Jeanne d’Arc ne le fut pas non plus. »

« Et puis, pour plus rares que je souhaite les concours quand il s’agit des garçons, j’en réclame énergiquement le maintien, car cette concurrence, elle est vitale en fait de pédagogie sportive, avec toutes ses conséquences et tous ses risques. Féminisée, elle prend quelque chose de monstrueux. L’expérience d’Amsterdam paraît avoir légitimé mon opposition à l’admission des femmes aux Jeux olympiques et les témoignages recueillis jusqu’ici sont en grande majorité hostiles au renouvellement du spectacle qu’a donné telle épreuve féminine de la célébration de la ixe Olympiade. S’il y a des femmes qui veulent jouer au football ou boxer, libre à elles pourvu que cela se passe sans spectateurs, car les spectateurs qui se groupent autour de telles compétitions n’y viennent point pour voir du sport. »

L’heure « étale »

« Par contre, la pédagogie sportive a ceci de particulier qu’elle dépasse les limites de l’adolescence et déborde sur l’âge adulte. Son objet, après avoir ciselé l’éphèbe, est aussi de maintenir la ciselure chez l’homme fait. Son application a une limite inférieure ; l’enfance ne lui appartient pas. C’est une redoutable erreur que nous commettons aujourd’hui de mettre trop tôt le contact entre l’enfant et le sport organisé. Cet incomparable levier s’émousse à l’usage prématuré. Et il en résulte une prime nouvelle à la précocisation, tare générale de l’éducation actuelle. Nos contemporains semblent vouloir hâter la saison première et, par la quasi-suppression du printemps, ils s’imaginent qu’ils allongent l’été, c’est-à-dire la période de pleine production. Mais la nature se rit de tels calculs ; elle reprend vite ses droits. Gare aux automnes et aux hivers précoces, et qu’en poussant la fleur vous ne fassiez simplement tomber plus tôt la feuille. »

« De limite supérieure, la pédagogie sportive n’en connaît d’autre que l’usure de l’âge. Voilà la seconde erreur d’aujourd’hui. Le sport est considéré comme d’essence juvénile (donc passagère) et collective. Or, pour agir vraiment sur la cité, sur la nation, sur la race, il doit avant tout être individuel et prolongé jusqu’au plus loin possible. Un grand chef d’armée disait que rien ne valait comme producteur d’énergie sans couture un soldat de vingt-huit à trente ans. De même rien ne rayonne davantage dans la vie civile que ce que j’appellerai l’heure étale. »

« Il faut avoir été riverain des mers à marées profondes pour apprécier ce que recèle de puissance et de majesté cette expression d’« étale » servant à désigner l’heure où le flot parvenu à la plénitude de sa montée semble vouloir se reposer un moment avant de commencer à descendre. Parfois le vent, lui aussi, marque un apaisement ; et l’on dirait que la terre s’associe à la détente des autres éléments. Si la flamme s’élève alors d’un de ces feux champêtres qui évoquent les cultes primitifs, on la voit renonçant à ses spirales habituelles, monter droit vers la nue. »

« Une pareille heure existe dans la vie humaine, une heure où la marée cérébrale et musculaire a réalisé son maximum et où l’individu peut avoir la fortune d’en prendre conscience. Mais une semblable fortune n’est pas donnée à tous. Maintes circonstances surviennent qui la détournent : accidents de santé, insuffisantes possibilités de culture, soucis accablants… car le sort est inégal et d’allures injustes… Pourtant combien la laissent passer, cette heure magnifique, par simple inadvertance alors qu’ils auraient pu la vivre ardemment ; combien d’autres auxquels un effort préalable accompli en temps opportun en eût assuré la précieuse maîtrise. »

« L’homme peut beaucoup pour posséder la joie de l’heure étale. La difficulté réside en ceci que pour y réussir, il lui faut à la fois prolonger la jeunesse de ses muscles et hâter la maturité de son cerveau afin d’amener le corps et l’esprit à une plénitude concordante. J’ai grand espoir que les travaux de l’Union pédagogique, une fois achevés et assimilés, apporteront pour ce qui concerne l’esprit, une aide propice. Pour ce qui concerne les muscles, tant que le gymnase antique n’aura pas été rétabli — antique dans son principe, bien entendu, mais modernisé dans sa forme — et tant que chaque cité ne se préoccupera point d’en créer un ou plusieurs au lieu de construire ces stades auxquels je jetais tout à l’heure l’anathème — comment voulez-vous que l’adulte individuel se maintienne en bonne condition sportive ? Où irait-il s’exercer quand il en trouve, au travers de ses besognes professionnelles, la fuyante occasion. »

« Vous vous étonnez que je fasse entrer dans le rayon d’action de la pédagogie sportive cet adulte individuel auquel certains trouveront, je le sais, que je témoigne une sollicitude exagérée mais que je ne cesserai jamais de tenir, à l’heure sociale actuelle, pour l’être le plus intéressant ; celui-là, pensent-ils, échappe pourtant à l’éducateur. Mais nullement. Si, pendant son éducation il a été bien orienté, il restera l’éducateur de lui-même. Lorsqu’il s’agit de l’adulte, il existe deux points de vue que j’ai signalés il y a longtemps, mais qui n’ont pas su jusqu’ici retenir l’attention des pédagogues de façons suffisante. »

Satisfactions passionnelles

« Il faut au corps une certaine dose de volupté ; et la volupté ce n’est pas le bien-être, c’est le plaisir physique intensif. Cette nécessité n’est pas de toutes les époques parce qu’elle n’est pas essentiellement animale. Dès lors, les temps de spiritualisme ou d’ascétisme dominants en peuvent éteindre momentanément l’aiguillon. Mais dès que l’humanité traverse une phase de « liberté corporelle », si l’on peut dire ainsi, la dose de plaisir physique intensif redevient indispensable au bon fonctionnement vital de l’individu. Or le sport produit de la volupté, c’est-à-dire du plaisir physique intensif. Nombre de sportsmen attesteront que ce plaisir atteint dans certaines circonstances le double caractère impérieux et troublant de la passion sensuelle. Tous, sans doute, ne l’éprouvent pas. Il y faut certaines qualités d’équilibre, ainsi que l’ardeur et l’absence de préoccupations étrangères ou de retenue qui sont à la base de toute exaltation des sens. Mais cette exaltation tel nageur, tel cavalier, tel escrimeur, tel gymnaste vous diront qu’ils la connaissent bien. L’ivresse de la vague, du galop, du combat, du trapèze n’est rien moins qu’une ivresse de convention. Elle est à la fois réelle et définie et a sur « l’autre » cette supériorité qu’elle n’est jamais artificiellement provoquée par l’imagination, rarement déçue par la satiété. Elle pacifie les sens non seulement par la fatigue mais par la satisfaction. Elle ne se borne pas à les neutraliser, elle les contente. »

« Il est une autre passion de l’homme fait qu’il faut aussi, bien que dans une moindre mesure, apaiser par quelque satisfaction : la colère. Le mot, sans calembour, est trop coloré. En français, il évoque aussitôt la ruée d’une violence déchaînée et il exclue, à tort, ces colères froides ou diluées, beaucoup plus pernicieuses pour qui les ressent et s’y abandonne. Les moralistes répondent qu’il suffit d’apprendre à se résister à soi-même : très joli, mais trop simpliste. Cette simplicité découle de l’éternelle confusion entre le caractère et la vertu. Les qualités du caractère ne relèvent pas de la morale : elles ne sont pas du domaine de la conscience. Ces qualités, ce sont : le courage, la volonté, la persévérance, le sang-froid, l’endurance… elles sont aux trois-quarts physiques. Dites-moi, je vous prie, si l’homme qui brise une chaise ou casse un verre pour apaiser sa colère ne ferait pas mieux de saisir un engin de sport quelconque et de s’en servir, fut-ce brutalement ? Vous croyez à l’utopie ? C’est du sens pratique au contraire et l’expérience l’a prouvé. J’ai déjà raconté comment jadis, chargé de diriger la police new-yorkaise et inquiet des rixes ensanglantées qui se renouvelaient sans cesse dans ce qu’on appelait « le bas de la ville » (down town). Théodore Roosevelt avait ouvert en ces quartiers mal famés un certain nombre de salles de boxe gratuites et comment immédiatement, le nombre des combats de la rue avait diminué dans une proportion stupéfiante. »

M. de Coubertin a ensuite évoqué le Congrès de psychologie sportive de 1913 ouvert dans cette même aula universitaire et auquel participèrent tant de personnalités de premier plan, telles que l’historien Ferrero qui prononça le discours inaugural, et le président Roosevelt lui-même qui envoya la plus suggestive auto-biographie « sur le rôle qu’avait joué le sport dans sa vie et sur la façon dont il s’était servi de la boxe qui lui faisait peur, pour se muer d’adolescent délicat, inquiet et timoré en un homme audacieux et robuste ». Après avoir rappelé le détail du programme proposé à l’activité des congressistes, l’orateur a reconnu que les autorités lausannoises étaient justifiées à faire valoir les titres de priorité que leur conféraient les journées de 1913 sur le domaine de la Pédagogie sportive, titres confirmés par l’action de l’Institut olympique durant les années de guerre où il fonctionna au profit des internés français et belges. Il a exposé ensuite comment le B. I. P. S. était né de la pression de l’opinion qui, s’exagérant du reste les abus présents, réclamait une intervention et un redressement.

La fondation et l’action du B. I. P. S.

« Alors, nous nous sommes laissé convaincre. Nous avons tenté l’aventure. Une satisfaction de bon augure a accueilli l’initiative, une satisfaction que je n’attendais ni si générale, ni si complète. La note initiale du Bureau a mérité des suffrages très divers. Quelques-uns d’entre nous et moi-même avons interviewé beaucoup de gens compétents ou censés tels : éducateurs, journalistes, dirigeants sportifs. Ma surprise a été assez grande de les trouver en accord presque complet sur un point essentiel, et leurs opinions peuvent se résumer dans l’argument que voici : aujourd’hui est passé ; on ne peut pas espérer grand’chose de la génération présente ; la réformer dépasse nos moyens (je n’en suis pas si sûr que cela) ; c’est sur demain qu’il faut travailler, sur la génération prochaine qui va entrer à l’école. Le maître de l’heure c’est l’instituteur, c’est le professeur. La cellule de perfectionnement, c’est l’école normale. Que les jeunes maîtres inclinent leur attention vers cette utilisation pédagogique de l’activité sportive. Avant que les petits ne fassent du sport, quand ils n’en sont encore qu’à épeler l’alphabet musculaire — et surtout dès que, plus grands, ils commencent à s’en approcher, il y a place pour un enseignement point didactique mais d’autant plus fécond ; il y a toute une petite philosophie juvénile à introduire qui sera la base de la grande philosophie virile de plus tard — on ne triche pas ; tout succès obtenu dans les jeux par une entorse à la vérité ne compte pas ; c’est comme si on voulait se nourrir en absorbant du poison. Ce qui est fâcheux, ce n’est pas d’échouer mais de ne pas essayer. Quand le camarade réussit mieux, et parfois aidé par une chance qu’on n’a pas en soi, il est compréhensible qu’on en ressente du dépit, mais ce dépit-là, cela ne se montre pas, cela se refoule, — Il faut endurer les écorchures physiques et morales sans s’en plaindre et surtout sans s’en vanter. Le bluff est inutile en sport parce que les résultats sportifs s’inscrivent en chiffres ou en faits ; ils ne permettent de mentir ni aux autres ni à soi-même. — L’entraînement vient à bout sinon de tout, du moins de beaucoup. L’entraînement, c’est une résolution quotidienne, une grimpée pas à pas, coupée d’arrêts et de reculs, mais appuyée sur une canne solide qu’on appelle la volonté. »

« Cet évangile, notre B. I. P. S. a pour tâche de le répandre, mais il semble que d’autres besognes lui soient également dévolues. Depuis le Congrès de Bruxelles de 1905, dont le programme a été replacé récemment sous les yeux de nos collègues, il leur a paru que bien des problèmes figuraient dans ce programme qui n’avaient pas été en ce temps-là suffisamment appréciés et en tous cas demeuraient non élucidés, problèmes qu’il y aurait grand avantage à étudier de nouveau et d’une façon plus serrée avec l’aide des expériences accumulées depuis 25 ans. J’en veux citer quelques-uns. Dans l’État de New-York, à la fin du xixe siècle, on appliquait déjà à la réfection morale des hôtes du vaste pénitencier d’Elmira les exercices sportifs ; des résultats remarquables s’accusaient. J’ai eu la curiosité dernièrement de m’enquérir de ce qu’étaient devenues ces méthodes inconnues du vieux-monde. Bien loin, là-bas, de les avoir abandonnées, on leur a donné un considérable développement. Et dans le gros volume qui m’a été envoyé relatant la marche des choses au pénitencier durant l’année écoulée, le sport tient une place énorme, une place inouïe. Ce qui se passe à Elmira se passe ailleurs également. Il serait utile et intéressant de grouper des informations et d’étudier de quelle façon opère le sport dans de pareils milieux. Nous nous en doutons bien un peu. Nous savons qu’il réintroduit dans l’être fautif ou dégénéré une sorte de fierté humaine qui ne va pas sans une tendance au culte de l’honneur : des nuances, des nuances subtiles, fugitives, qu’il faut saisir et fixer. Mais encore cela vaut la peine de défricher ce champ psychologique susceptible de devenir très fertile. »

« La fierté ne va non plus sans confiance : et c’est là ce dont a le plus aisément raison le mal moderne (moderne surtout par sa grande diffusion présente) qu’on nomme la neurasthénie. Qu’il soit possible d’appliquer à pas mal de neurasthéniques des remèdes sportifs, c’est ce qu’avançait la Revue Olympique dans son numéro de février 1912. Aujourd’hui plus d’un spécialiste distingué se trouve prêt à y consentir. On peut toujours y penser, en parler, en attendant d’agir. Enfin, la mitoyenneté du sport et du service militaire n’est pas fixée ou du moins l’est mal. Il y a eu sur ce point des actions et des réactions constantes. Les grands chefs pas plus que les officiers de rang inférieur en contact direct avec la troupe n’ont pu se mettre d’accord quant aux limites à fixer aux précisions à prendre. Dirai-je enfin — malgré qu’il soit peu tentant de s’aventurer dans ce guêpier — que les fameuses querelles sur l’amateurisme ne sont pas sans revêtir partout un côté, un aspect psychologique subtil et complexe qui les place dans le secteur d’observations d’une institution comme le B. I. P. S. »

« Vous le voyez, Messieurs, ce B. I. P. S. n’est pas embarassé de se tailler du travail. Voilà même ce qui, personnellement, m’effraie. Il en aura trop. Et qui va conduire tout cela ? Je ne suis plus qu’un vieux général d’état-major retraité dont la bonne volonté se dépensera volontiers en sympathies attentives et en conseils désintéressés. Mais tout de même, il faut autre chose. Et les correspondants que plusieurs gouvernements ont déjà désignés pour participer de loin à nos travaux — ce qui est un honneur et un incitant à la fois — réclameront davantage. Vous aurez donc à me procurer des collaborateurs convaincus et zélés, orientés vers l’horizon mondial (car s’il ne s’agissait que des légers abus existants en ce pays, il ne vaudrait pas la peine de s’y attaquer). Il faudra que ceux-ci prennent bien garde de maintenir l’observateur sur le sommet où je le place et de ne pas laisser les observations glisser doucement dans la plaine de la statistique : prendre contact, échanger des vues et accumuler des chiffres, c’est la grande utopie d’aujourd’hui, celle derrière laquelle peuvent se tisser indéfiniment les toiles d’araignées de la routine et de l’illusion. Gardez-vous de ce péril. Le vrai type du « Bureau international » de nos jours, quel qu’en soit l’objet, c’est le type météorologique : Surveiller l’atmosphère et dénoncer les modifications qui s’y dessinent du plus loin possible. Ainsi l’opinion peut être avisée de ce qui naît de périlleux (souvent pas ses propres fautes) et savoir à temps ce qu’il faut faire pour en neutraliser l’effet. Il n’est pas besoin que ceux qui administrent ces Bureaux-là se dépensent en enquête, en contre-enquêtes, en comparaisons et cherchent des inspirations de génie au fond de leurs tiroirs ; mais il faut qu’ils soient vigilants, d’une vigilance sans défaillance, afin que leur regard aigu sache pénétrer la brume et reconnaître au travers les contours véritables des choses. »

Du jeu à l’héroïsme

« Messieurs, en ce lieu, les souvenirs du Congrès de 1913 se font pour moi très vivants ; et je me rappelle ce propos du professeur Millioud qui en suivait les débats avec un vif intérêt « en somme, le sport est une forme d’activité allant du jeu à l’héroïsme et susceptible de remplir tous les degrés intermédiaires. »

« J’évoquais en débutant la silhouette d’un petit capitaine de football posé devant la vie à l’aurore des jours viriles. Ma pensée se détourne maintenant vers cette vallée qui s’étend derrière les monts neigeux. Là s’élève le monument d’un jeune sportif dont l’image devrait planer sur l’école à l’heure des mâles enseignements. Ce qu’il y eut de si grand dans l’aventure de Chavez, permettez qu’en terminant je le rappelle brièvement. La traversée des Alpes en avion passait alors pour un exploit presque surhumain et étant donné l’état de construction des appareils et l’entraînement des aviateurs, c’était bien la vérité. Chavez, entraîné à tous les sports et qui les avait délaissés pour l’aviation, était déjà monté à de grandes hauteurs. Ayant débuté en février 1910, il avait atteint six mois plus tard ses 2 587 mètres. À ces vols, il prenait, comme ses émules, un plaisir extrême. Mais cette fois le jeune péruvien devait faire connaissance avec ce qu’il connaissait pas, la peur. S’essayant au parcours terrible, il était rentré à Brigue, tout haletant. « Tu trembles, carcasse, s’écriait le grand Turenne, tu tremblerais bien davantage si tu savais où je te mènerai demain ». C’est pourquoi le 23 septembre 1910, cuirassé de vaillance, ivre de vouloir, Chavez, persuadé qu’il courait à la mort mais préférant tout à un recul, s’engagea dans les gorges où il devait voir défiler au-dessous de lui des choses jusqu’alors interdites au regard de l’homme. Saisi dans des remous, glacé de froid, luttant avec son moteur rebelle comme avec les éléments coalisés, il vint s’abattre à Domodossola, brisé, anéanti, mais ayant accompli l’exploit rêvé. »

« L’oiseau en atterrissant était tordu, disloqué, désagrégé ; l’homme aussi. Les nerfs tendus à se rompre au service de la volonté toute puissante s’étaient vengés sur les organes. Après une terrible agonie, Chavez succomba, ayant sacrifié volontairement pour l’amour de la gloire ses vingt-trois ans robustes et joyeux. Le duel éternel comptait une victime nouvelle et le sublime domptage du corps par l’âme rayonnait une fois de plus sur l’humanité. »

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Tel est presque complet le texte de la conférence du 7 novembre. Nous disions qu’il avait la valeur d’un manifeste. En effet, on y relève des déclarations dont il faudra bien tenir compte et qui vont mettre le feu aux poudres sur plus d’un point. Les athlètes sont présentés comme non coupables de la corruption grandissante dont s’alarment les amis du sport. Ce sont les constructeurs de stades, les parents amoraux, les éducateurs insouciants qui sont coupables. M. de Coubertin les a pris vivement à partie. Mais, d’autre part, il a réclamé « l’autonomie des sports scolaires et universitaires », la « défense aux scolaires de participer à des concours publics à entrées payantes »… mesures qui renverseront l’organisation actuelle dans ses parties, il est vrai, les plus défectueuses. Il a laissé entendre qu’à ses yeux les fédérations inclinaient fâcheusement vers la décadence et que peut-être en viendrait-on un jour à envisager leur réorganisation sur le plan corporatif. Comme, d’autre part, il est de ceux qui tiennent les « sports athlétiques » pour des « sports gymniques » et qu’il a proclamé souvent qu’entre ces deux domaines artificiels « la frontière était mal tracée » et qu’enfin il considère, on le sait, les règlements amateuristes actuels comme des « barrières pour rire », on admettra que le front de bataille esquissé est singulièrement vaste. Tout cela va sans doute prêter à des discussions nombreuses et âpres. Mais la vie sportive y gagnera en vigueur et l’épuration finale en sortira, selon le vœu de tous ceux qui croient qu’en effet « l’activité sportive est un magnifique outil de progrès humain ».