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L’Utopie (More, trad. Stouvenel)/Livre 1

La bibliothèque libre.
Traduction par Victor Stouvenel.
Paulin (p. 35-119).


DISCOURS

du très excellent homme RAPHAEL HYTHLODÉE sur la meilleure
constitution d’une république,

par
l’illustre THOMAS MORUS, vicomte et citoyen de londres,
noble ville d’angleterre.


LIVRE PREMIER.


L’invincible roi d’Angleterre, Henri, huitième du nom, prince d’un génie rare et supérieur, eut, il n’y a pas longtemps, un démêlé de certaine importance avec le sérénissime Charles, prince de Castille. Je fus alors député orateur en Flandre, avec mission de traiter et arranger cette affaire A.

J’avais pour compagnon et collègue l’incomparable Cuthbert Tunstall, à qui le roi avait confié les sceaux de l’archevêché de Canterbury, aux applaudissements de tous. Je ne dirai rien ici à sa louange. Ce n’est pas crainte qu’on accuse mon amitié de flatterie ; mais sa doctrine et sa vertu sont au-dessus de mes éloges ; et sa réputation est si brillante, que vanter son mérite, serait, comme dit le proverbe, faire voir le soleil une lanterne à la mainB.

Nous trouvâmes à Bruges, lieu fixé pour la conférence, les envoyés du prince Charles, tous personnages fort distingués. Le gouverneur de Bruges était le chef et la tête de cette députationC ; et George de Thamasia, prévôt de Mont-Cassel, en était la bouche et le cœur. Cet homme, qui doit son éloquence moins encore à l’art qu’à la nature, passait pour un des plus savants jurisconsultes en matières d’état ; et sa capacité personnelle, jointe à une longue pratique des affaires, en faisaient un très habile diplomate.

Déjà le congrès avait tenu deux séances, et ne pouvait convenir sur plusieurs articles. Les envoyés d’Espagne prirent alors congé de nous pour aller à Bruxelles, consulter les volontés du prince. Moi, je profitai de ce loisir, et j’allai à AnversD.

Pendant mon séjour dans cette ville, je reçus beaucoup de monde ; mais aucune liaison ne me fut plus agréable que celle de Pierre Gilles, Anversois d’une grande probitéE. Ce jeune homme, qui jouit d’une position honorable parmi ses concitoyens, en mérite une des plus élevées, par ses connaissances et sa moralité, car son érudition égale la bonté de son caractère. Son âme est ouverte à tous ; mais il a pour ses amis tant de bienveillance, d’amour, de fidélité et de dévouement, qu’on pourrait le nommer, à juste titre, le parfait modèle de l’amitié. Modeste et sans fard, simple et prudent, il sait parler avec esprit, et sa plaisanterie n’est jamais une injure. Enfin, l’intimité qui s’établit entre nous fut si pleine d’agrément et de charme, qu’elle adoucit en moi le regret de ma patrie, de ma maison, de ma femme, de mes enfants, et calma les inquiétudes d’une absence de plus de quatre mois.

Un jour, j’étais allé à Notre Dame, église très vénérée du peuple, et l’un de nos plus beaux chefs-d’œuvre d’architecture ; et après avoir assisté à l’office divin, je me disposais à rentrer à l’hôtel, quand tout à coup je me trouve en face de Pierre Gilles, qui causait avec un étranger, déjà sur le déclin de l’âge. Le teint basané de l’inconnu, sa longue barbe, sa casaque tombant négligemment à demi, son air et son maintien annonçaient un patron de navire.

À peine Pierre m’aperçoit-il qu’il s’approche, me salue, éloigne un peu son interlocuteur qui commençait une réponse, et me dit, en le désignant :

— « Vous voyez cet homme ; eh ! bien, j’allais le mener droit chez vous.

— « Mon ami, répondis-je, il eût été le bienvenu à cause de vous.

— « Et même à cause de lui, répliqua Pierre, si vous le connaissiez. Il n’y a pas sur terre un seul vivant qui puisse vous donner des détails aussi complets et aussi intéressants sur les hommes et sur les pays inconnus. Or, je sais que vous êtes excessivement curieux de ces sortes de nouvelles.

— « Je n’avais pas trop mal deviné, dis-je alors, car, au premier abord, j’ai pris cet inconnu pour un patron de navire.

— « Vous vous trompiez étrangement ; il a navigué, c’est vrai ; mais ce n’a pas été comme Palinure. Il a navigué comme Ulysse, voire même comme Platon. Écoutez son histoire :

« Raphaël Hythlodée (le premier de ces noms est celui de sa famille) connaît assez bien le latin, et possède le grec en perfection. L’étude de la philosophie, à laquelle il s’est exclusivement voué, lui a fait cultiver la langue d’Athènes, de préférence à celle de Rome. Aussi, sur des sujets quelque peu importants ne vous citera-t-il que des passages de Sénèque et de Cicéron. Le Portugal est son pays. Jeune encore, il abandonna son patrimoine à ses frères ; et dévoré de la passion de courir le monde, il s’attacha à la personne et à la fortune d’Améric Vespuce. Il n’a pas quitté d’un instant ce grand navigateur, pendant les trois derniers des quatre voyages dont on lit partout aujourd’hui la relation. Mais il ne revint pas en Europe avec lui. Améric, cédant à ses vives instances, lui accorda de faire partie des vingt-quatre qui restèrent au fond de la Nouvelle-Castille. Il fut donc laissé sur ce rivage, suivant son désir ; car notre homme ne craint pas la mort sur la terre étrangère ; il tient peu à l’honneur de pourrir dans un tombeau ; et souvent il répète cet apophtegme : « Le cadavre sans sépulture a le ciel pour linceul ; partout il y a un chemin pour aller à Dieu. » Ce caractère aventureux pouvait lui devenir fatal, si la Providence divine ne l’eût protégé. Quoi qu’il en soit, après le départ de Vespuce, il parcourut avec cinq Castillans une foule de contrées, débarqua à Taprobane comme par miracle, et de là parvint à Calicut, où il trouva des vaisseaux portugais qui le ramenèrent dans son pays, contre toute espérance. »

Dès que Pierre eut achevé ce récit, je lui rendis grâces de son obligeance et de son empressement à me faire jouir de l’entretien d’un homme aussi extraordinaire ; puis j’abordais Raphaël, et après les saluts et compliments d’usage à une première entrevue, je le conduisis chez moi avec Pierre Gilles. Là, nous nous assîmes dans le jardin, sur un banc de gazon, et la conversation commença.

Raphaël me dit d’abord comment, après le départ de Vespuce, lui et ses compagnons, par leur douceur et leurs bons offices, s’attirèrent l’amitié des indigènes, et comment ils vécurent avec eux en paix et dans la meilleure intelligence. Il y eut même un prince, dont le pays et le nom m’échappent, qui leur accorda la protection la plus affectueuse. Sa libéralité leur fournissait barques et chariots, et tout ce qu’il fallait pour continuer leur voyage. Un guide fidèle avait ordre de les accompagner et de les présenter aux autres princes avec d’excellentes recommandations.

Après plusieurs jours de marche, ils découvrirent des bourgs, des villes assez bien administrées, des nations nombreuses, de puissants États.

Sous l’équateur, ajoutait Hythlodée, et de part et d’autre, dans l’espace compris par l’orbite du soleil, ils ne virent que des vastes solitudes éternellement dévorées par un ciel de feu. Là, tout les frappait d’horreur et d’épouvante. La terre en friche n’avait d’autres habitants que les bêtes les plus féroces, les reptiles les plus affreux ou des hommes plus sauvages que ces animaux. En s’éloignant de l’équateur, la nature s’adoucit peu à peu ; la chaleur est moins brûlante, la terre se pare d’une riante verdure, les animaux sont moins farouches. Plus loin encore, l’on découvre des peuples, des villes, des bourgs, où un commerce actif se fait par terre et par mer, non seulement dans l’intérieur et avec les frontières, mais entre des nations à grande distance.

Ces découvertes enflammaient l’ardeur de Raphaël et de ses compagnons. Et ce qui entretenait leur passion des voyages, c’est qu’ils étaient admis sans difficulté sur le premier navire en partance, quelle que fût sa destination.

Les premiers vaisseaux qu’ils aperçurent étaient plats, les voiles formées d’osiers entrelacés ou de feuilles de papyrus, et quelques-unes en cuir. Ensuite ils trouvèrent des vaisseaux terminés en pointe, les voiles faites de chanvre ; enfin des vaisseaux entièrement semblables aux nôtres, et d’habiles nautoniers connaissant assez bien le ciel et la mer, mais sans aucune idée de la boussole.

Ces bonnes gens furent ravis d’admiration et pénétrés de la plus vive reconnaissance, quand nos Castillans leur montrèrent une aiguille aimantée. Avant, ils ne se livraient à la mer qu’en tremblant, et encore n’osaient-ils naviguer que pendant l’été. Aujourd’hui, la boussole en main, ils bravent les vents et l’hiver avec plus de confiance que de sûreté ; car, s’ils n’y prennent garde, cette belle invention, qui semblait devoir leur procurer tous les biens, pourrait devenir, par leur imprudence, une source de maux.

Je serais trop long si je rapportais ici tout ce que Raphaël a vu dans ses voyages. D’ailleurs, ce n’est pas le but de cet ouvrage. Peut-être compléterai-je son récit dans un autre livre, où je détaillerai principalement les mœurs, les coutumes et les sages institutions des peuples civilisés qu’il a visités.

Sur ces graves matières nous le pressions d’une foule de questions, et lui prenait plaisir à satisfaire notre curiosité. Nous ne lui demandions rien de ces monstres fameux qui ont déjà perdu le mérite de la nouveauté. Des Scylles, des Célènes, des Lestrigons mangeurs de peuples, et autres harpies de même espèce, on en trouve presque partout. Ce qui est rare, c’est une société sainement et sagement organisée.

À vrai dire, Raphaël remarqua chez ces nouveaux peuples des institutions aussi mauvaises que les nôtres ; mais il y a observé aussi un grand nombre de lois capables d’éclairer, de régénérer les villes, nations et royaumes de la vieille Europe.

Toutes ces choses, je le répète, feront le sujet d’un autre ouvrage. Dans celui-ci, je rapporterai seulement ce que Raphaël nous raconta des mœurs et des institutions du peuple utopien. Auparavant, je veux apprendre au lecteur de quelle manière la conversation fut amenée sur ce terrain.

Raphaël accompagnait son récit des réflexions les plus profondes. Examinant chaque forme de gouvernement, il analysait avec une sagacité merveilleuse ce qu’il y a de bon et de vrai dans l’une, de mauvais et de faux dans l’autre. À l’entendre discuter si savamment les institutions et les mœurs des différents peuples, il semblait qu’il eût vécu toute sa vie dans les lieux où il n’avait fait que passer. Pierre ne put contenir son admiration.

— « En vérité, dit-il, mon cher Raphaël, je m’étonne que vous ne vous attachiez pas au service de quelque roi. Certes, il n’en est pas un qui ne trouvât en vous utilité et agrément. Vous charmeriez ses loisirs par votre connaissance universelle des lieux et des hommes, et une foule d’exemples que vous pourriez citer lui procurerait un enseignement solide et des conseils précieux. En même temps, vous feriez une brillante fortune pour vous et les vôtres.

— « Je m’inquiète peu du sort des miens, reprit Hythlodée. Je crois avoir passablement rempli mon devoir envers eux. Les autres hommes n’abandonnent leurs biens que vieux et à l’agonie, et encore lâchent-ils en pleurant ce que leur main défaillante ne peut plus retenir. Moi, plein de santé et de jeunesse, j’ai tout donné à mes parents et à mes amis. Ils ne se plaindront pas, j’espère, de mon égoïsme ; ils n’exigeront pas que, pour les gorger d’or, je me fasse esclave d’un roi. »

— « Entendons-nous, dit Pierre, mon intention n’est pas que vous serviez un prince en valet, mais en ministre. »

— « Les princes, mon ami, y mettent peu de différence ; et, entre ces deux mots latins servire et inservire, ils ne voient qu’une syllabe de plus ou de moins.

— « Appelez la chose comme il vous plaira, répondit Pierre ; c’est le meilleur moyen d’être utile au public, aux individus, et de rendre votre condition plus heureuse.

— « Plus heureuse, dites-vous ! et comment ce qui répugne à mon sentiment, à mon caractère ferait-il mon bonheur ? Maintenant, je suis libre, je vis comme je veux, et je doute que beaucoup de ceux qui revêtent la pourpre puissent en dire autant. Assez de gens ambitionnent les faveurs du trône ; les rois ne s’apercevront pas du vide, si moi et deux ou trois de ma trempe manquons parmi les courtisans. »

Alors, je pris ainsi la parole :

— « Il est évident, Raphaël, que vous ne cherchez ni la fortune, ni le pouvoir, et, quant à moi, je n’ai pas moins d’admiration et d’estime pour un homme tel que vous que pour celui qui est à la tête d’un empire. Cependant, il me semble qu’il serait digne d’un esprit aussi généreux, aussi philosophe que le vôtre, d’appliquer tous ses talents à la direction des affaires publiques, dussiez-vous compromettre votre bien-être personnel ; or, le moyen de le faire avec le plus de fruit, c’est d’entrer dans le conseil de quelque grand prince ; car je suis sûr que votre bouche ne s’ouvrira jamais que pour l’honneur et pour la vérité. Vous le savez, le prince est la source d’où le bien et le mal se répandent comme un torrent sur le peuple ; et vous possédez tant de science et de talents que, n’eussiez-vous pas l’habitude des affaires, vous seriez encore un excellent ministre sous le roi le plus ignorant.

— « Vous tombez dans une double erreur, cher Morus, répliqua Raphaël ; erreur de fait et de personne. Je suis loin d’avoir la capacité que vous m’attribuez ; et quand j’en aurais cent fois davantage, le sacrifice de mon repos serait inutile à la chose publique.

« D’abord, les princes ne songent qu’à la guerre (art qui m’est inconnu et que je n’ai aucune envie de connaître). Ils négligent les arts bienfaisants de la paix. S’agit-il de conquérir de nouveaux royaumes, tout moyen leur est bon ; le sacré et le profane, le crime et le sang ne les arrêtent pas. En revanche, ils s’occupent fort peu de bien administrer les États soumis à leur domination.

« Quant aux conseils des rois, voici à peu près leur composition :

« Les uns se taisent par ineptie, ils auraient eux-mêmes grand besoin d’être conseillés. D’autres sont capables, et le savent ; mais ils partagent toujours l’avis du préopinant qui est le plus en faveur, et applaudissent avec transport aux plates sottises qu’il lui plaît de débiter ; ces vils parasites n’ont qu’un seul but, c’est de gagner par une basse et criminelle flatterie, la protection du premier favori. Les autres sont les esclaves de leur amour-propre, et n’écoutent que leur avis ; ce qui n’est pas étonnant ; car la nature inspire à chacun de caresser avec amour les produits de son invention. C’est ainsi que le corbeau sourit à sa couvée, et le singe à ses petits.

« Qu’arrive-t-il donc au sein de ces conseils, où règnent l’envie, la vanité et l’intérêt ? Quelqu’un cherche-t-il à appuyer une opinion raisonnable sur l’histoire des temps passés, ou les usages des autres pays ? tous les auditeurs en sont comme étourdis et renversés ; leur amour-propre s’alarme, comme s’ils allaient perdre leur réputation de sagesse, et passer pour des imbéciles. Ils se creusent la cervelle, jusqu’à ce qu’ils aient trouvé un argument contradictoire, et si leur mémoire et leur logique sont en défaut, ils se retranchent dans ce lieu commun : « Nos pères ont pensé et fait ainsi ; eh ! plût à Dieu que nous égalions la sagesse de nos pères ! » Puis ils s’assoient en se rengorgeant, comme s’ils venaient de prononcer un oracle. On dirait, à les entendre, que la société va périr, s’il se rencontre un homme plus sage que ses ancêtres. Cependant, nous restons froids, en laissant subsister les bonnes institutions qu’ils nous ont transmises ; et quand surgit une amélioration nouvelle, nous nous cramponnons à l’antiquité, pour ne pas suivre le progrès. J’ai vu presque partout de ces jugeurs moroses, absurdes et fiers. Cela m’arriva une fois en Angleterre…

— « Pardon, dis-je alors à Raphaël, vous auriez été en Angleterre ?

— « Oui, j’y ai demeuré quelques mois, peu après la guerre civile des Anglais occidentaux contre le roi, guerre qui se termina par un affreux massacre des insurgésF. Pendant ce temps, je contractai de grandes obligations envers le très révérend père Jean Morton, cardinal-archevêque de Canterbury, et chancelier d’AngleterreG.

« C’était un homme (je m’adresse seulement à vous, mon cher Pierre, car Morus n’a pas besoin de ces renseignements), c’était un homme encore plus vénérable par son caractère et sa vertu que par ses hautes dignités. Sa taille moyenne ne se courbait pas sous le poids de l’âge ; son visage, sans être dur, imposait le respect ; son abord était facile, en même temps sérieux et grave. Il prenait plaisir à éprouver les solliciteurs par des apostrophes quelquefois un peu rudes, quoique jamais offensantes ; et il était enchanté de trouver chez eux de la présence d’esprit et de vives saillies sans impertinence. Cette épreuve l’aidait à juger le mérite, et à le placer suivant sa spécialité. Son langage était pur et énergique ; sa science du droit profonde, son jugement exquis, sa mémoire prodigieuse. Ces brillantes dispositions naturelles, il les avait encore développées par l’exercice et par l’étude. Le roi faisait grand cas de ses conseils et le regardait comme l’un des plus fermes soutiens de l’État. Transporté fort jeune du collége à la cour, mêlé toute sa vie aux événements les plus graves, ballotté sans relâche sur la mer orageuse de la fortune, il avait acquis, au milieu de périls toujours renaissants, une prudence consommée, une connaissance profonde des choses qui s’était, pour ainsi dire, identifiée avec lui.

« Le hasard me fit rencontrer un jour, à la table de ce prélat, un laïque réputé très savant légiste. Cet homme, je ne sais à quel propos, se mit à combler de louanges la justice rigoureuse exercée contre les voleurs. Il racontait avec complaisance comment on les pendait çà et là par vingtaine au même gibet. Néanmoins, ajoutait-il, voyez quelle fatalité ! à peine si deux ou trois de ces brigands échappent à la potence, et l’Angleterre en fourmille de toutes parts. »

« Je dis alors, avec la liberté de parole que j’avais chez le cardinal :

— « Cela n’a rien qui doive vous surprendre. Dans ce cas, la mort est une peine injuste et inutile ; elle est trop cruelle pour punir le vol, trop faible pour l’empêcher. Le simple vol ne mérite pas la potence, et le plus horrible supplice n’empêchera pas de voler celui qui n’a que ce moyen de ne pas mourir de faim. En cela, la justice d’Angleterre et de bien d’autres pays ressemble à ces mauvais maîtres qui battent leurs écoliers plutôt que de les instruire. Vous faites souffrir aux voleurs des tourments affreux ; ne vaudrait-il pas mieux assurer l’existence à tous les membres de la société, afin que personne ne se trouvât dans la nécessité de voler d’abord et de périr après ?

— « La société y a pourvu, répliqua mon légiste ; l’industrie, l’agriculture, offrent au peuple une foule de moyens d’existence ; mais il y a des êtres qui préfèrent le crime au travail.

— « C’est là où je vous attendais, répondis-je. Je ne parlerai pas de ceux qui reviennent des guerres civiles ou étrangères, le corps mutilé de blessures. Cependant combien de soldats, à la bataille de Cornouailles ou à la campagne de France, perdirent un ou plusieurs membres au service du roi et de la patrie ! Ces malheureux étaient devenus trop faibles pour exercer leur ancien métier, trop vieux pour en apprendre un nouveau. Mais laissons cela, les guerres ne se rallument qu’à de longs intervalles. Jetons les yeux sur ce qui se passe chaque jour autour de nous.

« La principale cause de la misère publique, c’est le nombre excessif des nobles, frelons oisifs qui se nourrissent de la sueur et du travail d’autrui, et qui font cultiver leurs terres, en rasant leurs fermiers jusqu’au vif, pour augmenter leurs revenus ; ils ne connaissent pas d’autre économie. S’agit-il, au contraire, d’acheter un plaisir ? ils sont prodigues jusqu’à la folie et la mendicité. Ce qui n’est pas moins funeste, c’est qu’ils traînent à leur suite des troupeaux de valets fainéants, sans étatH et incapables de gagner leur vie.

« Ces valets tombent-ils malades ou bien leur maître vient-il à mourir, on les met à la porte ; car on aime mieux les nourrir à ne rien faire que les nourrir malades, et souvent l’héritier du défunt n’est pas de suite en état d’entretenir la domesticité paternelle.

« Voilà des gens exposés à mourir de faim, s’ils n’ont pas le cœur de voler. Ont-ils, en effet, d’autres ressources ? Tout en cherchant des places, ils usent leur santé et leurs habits ; et quand ils deviennent pâles de maladie et couverts de haillons, les nobles en ont horreur et dédaignent leurs services. Les paysans mêmes ne veulent pas les employer. Ils savent qu’un homme élevé mollement dans l’oisiveté et les délices, habitué à porter le cimeterre et le bouclier, à regarder fièrement le voisinage et à mépriser tout le monde ; ils savent qu’un tel homme est peu propre à manier la bêche et le hoyau, à travailler fidèlement, pour un mince salaire et une faible nourriture, au service d’un pauvre laboureur.

« Là-dessus mon antagoniste répondit :

— « C’est précisément cette classe d’hommes que l’État doit entretenir et multiplier avec le plus de soin. Il y a chez eux plus de courage et d’élévation dans l’âme que chez l’artisan et le laboureur. Ils sont plus grands et plus robustes ; et partant, ils constituent la force d’une armée, quand il s’agit de livrer bataille.

— Autant vaudrait dire, répliquai-je alors, qu’il faut, pour la gloire et le succès de vos armes, multiplier les voleurs. Car ces fainéants en sont une pépinière inépuisable. Et, de fait, les voleurs ne sont pas les plus mauvais soldats, et les soldats ne sont pas les plus timides voleurs ; il y a beaucoup d’analogie entre ces deux métiers. Malheureusement, cette plaie sociale n’est pas particulière à l’Angleterre ; elle ronge presque toutes les nations.

« La France est infectée d’une peste bien plus désastreuse. Le sol y est entièrement couvert et comme assiégé par des troupes innombrables, enrégimentées et payées par l’État. Et cela en temps de paix, si l’on peut donner le nom de paix à des trêves d’un moment. Ce déplorable système est justifié par la même raison qui vous porte à entretenir des myriades de valets fainéants. Il a semblé à ces politiques peureux et chagrins que la sûreté de l’État exigeait une armée nombreuse, forte, constamment sous les armes, et composée de vétérans. Ils n’osent se fier aux conscrits. On dirait même qu’ils font la guerre pour apprendre l’exercice au soldat, et afin, comme a écrit Salluste, que, dans cette grande boucherie humaine, son cœur ou sa main ne s’engourdissent pas au repos.

« La France apprend à ses dépens le danger de nourrir cette espèce d’animaux carnassiers. Cependant, elle n’avait qu’à jeter les yeux sur les Romains, les Carthaginois et une foule d’anciens peuples. Quels fruits ont-ils retirés de ces armées immenses et toujours debout ? le ravage de leurs terres, la destruction de leurs cités, la ruine de leur empire. Encore, s’il avait servi aux Français d’exercer, pour ainsi dire, leurs soldats dès le berceau ; mais les vétérans de France ont eu affaire avec les conscrits d’Angleterre, et je ne sais s’ils peuvent se vanter d’avoir eu souvent le dessus. Je me tais sur ce chapitre ; j’aurais l’air de faire la cour à ceux qui m’écoutent.

« Revenons à nos valets soldats.

Ils ont, dites-vous, plus de courage et d’élévation que les artisans et les laboureurs. Je ne crois pas, moi, qu’un valet fasse grand’peur ni aux uns ni aux autres, excepté ceux dont la faiblesse du corps paralyse la vigueur de l’âme, et dont l’énergie est brisée par la misère. Les valets, ajoutez-vous, sont plus grands et plus robustes. Mais n’est-il pas dommage de voir des hommes forts et beaux (car les nobles choisissent les victimes de leur corruption), de les voir se consumer dans l’inaction, s’amollir dans des occupations de femmes, tandis qu’on pourrait les rendre laborieux et utiles, en leur donnant un métier honorable, et en les habituant à vivre du travail de leurs mains ?

« De quelque manière que j’envisage la question, cette foule immense de gens oisifs me paraît inutile au pays, même dans l’hypothèse d’une guerre, que vous pourrez au reste éviter toutes les fois que vous le voudrez. Elle est, en outre, le fléau de la paix ; et la paix vaut bien qu’on s’occupe d’elle autant que de la guerre.

« La noblesse et la valetaille ne sont pas les seules causes des brigandages qui vous désolent ; il en est une autre exclusivement particulière à votre île.

— « Et quelle est-elle ? dit le cardinal.

— « Les troupeaux innombrables de moutons qui couvrent aujourd’hui toute l’Angleterre. Ces bêtes, si douces, si sobres partout ailleurs, sont chez vous tellement voraces et féroces qu’elles mangent même les hommes, et dépeuplent les campagnes, les maisons et les villages.

« En effet, sur tous les points du royaume, où l’on recueille la laine la plus fine et la plus précieuse, accourent, pour se disputer le terrain, les nobles, les riches, et même de très saints abbés. Ces pauvres gens n’ont pas assez de leurs rentes, de leurs bénéfices, des revenus de leurs terres ; ils ne sont pas contents de vivre au sein de l’oisiveté et des plaisirs, à charge au public et sans profit pour l’État. Ils enlèvent de vastes terrains à la culture, les convertissent en pâturages, abattent les maisons, les villages, et n’y laissent que le temple, pour servir d’étable à leurs moutons. Ils changent en déserts les lieux les plus habités et les mieux cultivés. Ils craignent sans doute qu’il n’y ait pas assez de parcs et de forêts, et que le sol ne manque aux animaux sauvages.

« Ainsi un avare affamé enferme des milliers d’arpents dans un même enclos ; et d’honnêtes cultivateurs sont chassés de leurs maisons, les uns par la fraude, les autres par la violence, les plus heureux par une suite de vexations et de tracasseries qui les forcent à vendre leurs propriétés. Et ces familles plus nombreuses que riches (car l’agriculture a besoin de beaucoup de bras), émigrent à travers les campagnes, maris et femmes, veuves et orphelins, pères et mères avec de petits enfants. Les malheureux fuient en pleurant le toit qui les a vus naître, le sol qui les a nourris, et ils ne trouvent pas où se réfugier. Alors, ils vendent à vil prix ce qu’ils ont pu emporter de leurs effets, marchandise dont la valeur est déjà bien peu de chose. Cette faible ressource épuisée, que leur reste-t-il ? Le vol, et puis la pendaison dans les formes.

« Aiment-ils mieux traîner leur misère en mendiant ? on ne tarde pas à les jeter en prison comme vagabonds et gens sans aveu. Cependant, quel est leur crime ? C’est de ne trouver personne qui veuille accepter leurs services, quoiqu’ils les offrent avec le plus vif empressement. Et d’ailleurs, comment les employer ? Ils ne savent que travailler à la terre ; il n’y a donc rien à faire pour eux, là où il n’y a plus ni semailles ni moissons. Un seul pâtre ou vacher suffit maintenant à faire brouter cette terre, dont la culture exigeait autrefois des centaines de bras.

« Un autre effet de ce fatal système, c’est une grande cherté de vivres, sur plusieurs points.

« Mais ce n’est pas tout. Depuis la multiplication des pâturages, une affreuse épizootie est venue tuer une immense quantité de moutons. Il semble que Dieu voulait punir l’avarice insatiable de vos accapareurs par cette hideuse mortalité, qu’il eût plus justement lancée sur leurs têtes. Alors, le prix des laines est monté si haut, que les plus pauvres des ouvriers drapiers ne peuvent pas maintenant en acheter. Et voilà encore une foule de gens sans ouvrage. Il est vrai que le nombre des moutons s’accroît rapidement tous les jours ; mais le prix n’en a pas baissé pour cela ; parce que si le commerce des laines n’est pas un monopole légal, il est en réalité concentré dans les mains de quelques riches accapareurs, que rien ne presse de vendre et qui ne vendent qu’à de gros bénéfices.

« Les autres espèces de bétail sont devenues d’une cherté proportionnelle par la même cause et par une cause plus puissante encore, car la propagation de ces animaux est complétement négligée depuis l’abolition des métairies, et la ruine de l’agriculture. Vos grands seigneurs ne soignent pas l’élévement du gros bétail comme celui de leurs moutons. Ils vont acheter au loin des bêtes maigres, presque pour rien, les engraissent dans leurs prés, et les revendent hors de prix.

« J’ai bien peur que l’Angleterre n’ait pas ressenti tous les effets de ces déplorables abus. Jusqu’à présent, les engraisseurs de bêtes n’ont causé la cherté que dans les lieux où ils vendent ; mais à force d’enlever le bétail là où ils l’achètent, sans lui donner le temps de multiplier, le nombre en diminuera insensiblement, et le pays finira par tomber dans une horrible disette. Ainsi, ce qui devait faire la richesse de votre île, en fera la misère, par l’avarice d’une poignée de misérables.

« Le malaise général oblige tout le monde à restreindre sa dépense et son domestique. Et ceux qu’on met à la porte, où vont-ils ? mendier ou voler, s’ils en ont le cœur.

« À ces causes de misère vient se joindre le luxe et ses folles dépenses. Valets, ouvriers, paysans, toutes les classes de la société déploient un luxe inouï de vêtements et de nourriture. Parlerai-je des lieux de prostitution, des honteux repaires d’ivrognerie et de débauche, de ces infâmes tripots, de tous ces jeux, cartes, dés, paume, palet, qui engloutissent l’argent de leurs habitués et les conduisent droit au vol pour réparer leurs pertes ?

« Arrachez de votre île ces pestes publiques, ces germes de crime et de misère. Décrétez que vos nobles démolisseurs reconstruiront les métairies et les bourgs qu’ils ont renversés, ou céderont le terrain à ceux qui veulent rebâtir sur leurs ruines. Mettez un frein à l’avare égoïsme des riches ; ôtez-leur le droit d’accaparement et de monopole. Qu’il n’y ait plus d’oisifs pour vous. Donnez à l’agriculture un large développement ; créez des manufactures de laine et d’autres branches d’industrie, où vienne s’occuper utilement cette foule d’hommes dont la misère a fait jusqu’à présent des voleurs, des vagabonds ou des valets, ce qui est à peu près la même chose.

« Si vous ne portez remède aux maux que je vous signale, ne me vantez pas votre justice ; c’est un mensonge féroce et stupide.

« Vous abandonnez des millions d’enfants aux ravages d’une éducation vicieuse et immorale. La corruption flétrit sous vos yeux ces jeunes plantes qui pouvaient fleurir pour la vertu, et vous les frappez de mort, quand, devenus des hommes, ils commettent les crimes qui germaient, dès le berceau, dans leurs âmes. Que faites-vous donc ? des voleurs, pour avoir le plaisir de les pendre. »

« Tandis que je parlais ainsi, mon adversaire se préparait à la réplique. Il se proposait de suivre la marche solennelle de ces disputeurs catégoriques qui répètent plutôt qu’ils ne répondent, et placent tout l’honneur d’une discussion dans des efforts de mémoire.

— « Vous avez très bien parlé, me dit-il, vous surtout qui êtes étranger, et qui ne pouvez connaître ces matières que par ouï-dire. Je vais vous donner de meilleurs renseignements. Voici l’ordre de mon discours : d’abord, je récapitulerai tout ce que vous avez dit ; ensuite, je relèverai les erreurs que vous a imposées l’ignorance des faits ; enfin, je réfuterai vos arguments, je les pulvériserai. Je commence donc, comme je l’ai promis. Vous avez, si je ne me trompe, énuméré quatre…

— « Je vous arrête là, interrompit brusquement le cardinal, l’exorde me fait craindre que le discours ne soit un peu long. Nous vous épargnerons aujourd’hui cette fatigue. Mais je ne vous tiens pas quitte de votre harangue ; gardez-nous-la tout entière pour la prochaine entrevue que vous aurez avec votre partie adverse. Je souhaite que le jour de demain vous ramène ici tous les deux, à moins que vous ou Raphaël ne soyez dans l’impossibilité de venir. En attendant, mon cher Raphaël, vous me feriez plaisir de m’apprendre pourquoi le vol ne mérite pas la mort, et quelle autre peine vous y substitueriez qui garantit plus puissamment la sûreté publique. Car, vous ne pensez pas que l’on doive tolérer le vol, et si la potence n’est pas aujourd’hui une barrière pour le brigandage, quelle terreur imprimerez-vous aux scélérats, quand ils auront la certitude de ne pas perdre la vie ? quelle sanction assez forte donnerez-vous à la loi ? Une peine plus douce ne serait-elle pas une prime d’encouragement au crime ?

— « Ma conviction intime, très éminent père, est qu’il y a de l’injustice à tuer un homme pour avoir pris de l’argent, puisque la société humaine ne peut pas être organisée de manière à garantir à chacun une égale portion de bien.

« On m’objectera, sans doute, que la société en frappant de mort venge la justice et les lois, et ne punit pas seulement une misérable soustraction d’argent. Je répondrai par cet axiome : Summum jus, summa injuria. « L’extrême droit est une extrême injustice. » La volonté du législateur n’est pas tellement infaillible et absolue, qu’il faille tirer le glaive pour la moindre infraction à ses décrets. La loi n’est pas tellement rigide et stoïque, qu’elle place au même niveau tous les délits et tous les crimes, et n’établisse aucune différence entre tuer un homme et le voler. Car, si l’équité n’est pas un vain mot, entre ces deux actions, il y a un abîme.

« Eh quoi ! Dieu a défendu le meurtre, et nous, nous tuons si facilement pour un vol de quelques pièces de monnaie !

« Quelqu’un dira peut-être : Dieu, par ce commandement, a ôté la puissance de mort à l’homme privé, et non au magistrat qui condamne en appliquant les lois de la société.

« Mais, s’il en est ainsi, qui empêche les hommes de faire d’autres lois également contraires aux préceptes divins, et de légaliser le viol, l’adultère et le parjure ? Comment !… Dieu nous a défendu d’ôter la vie non seulement à notre prochain, mais encore à nous-mêmes ; et nous pourrions légitimement convenir de nous entr’égorger, en vertu de quelques sentences juridiques ! Et, cette convention atroce mettrait juges et bourreaux au-dessus de la loi divine, leur donnant le droit d’envoyer à la mort ceux que le code pénal condamne à périr !

« Il suivrait de là cette conséquence monstrueuse, que la justice divine a besoin d’être légalisée et autorisée par la justice humaine ; et que, dans tous les cas possibles, c’est à l’homme à déterminer quand il faut obéir, ou non, aux commandements de Dieu.

« La loi de Moïse elle-même, loi de terreur et de vengeance, faite pour des esclaves et des hommes abrutis, ne punissait pas de mort le simple vol. Gardons-nous de penser que, sous la loi chrétienne, loi de grâce et de charité, où Dieu commande en père, nous avons le droit d’être plus inhumains et de verser à tout propos le sang de notre frère.

« Tels sont les motifs qui me persuadent qu’il est injuste d’appliquer au voleur la même peine qu’au meurtrier. Peu de mots vous feront comprendre combien cette pénalité est absurde en elle-même, combien elle est dangereuse pour la sûreté publique.

« Le scélérat voit qu’il n’a pas moins à craindre en volant qu’en assassinant ; alors, il tue celui qu’il n’aurait fait que dépouiller ; et il le tue dans sa propre sûreté. Car il se débarrasse ainsi de son principal dénonciateur, et court la chance de mieux cacher son crime. Le bel effet de cette justice implacable ! en terrifiant le voleur par l’attente du gibet, elle en fait un assassin.

« Maintenant, j’arrive à la solution de ce problème tant agité : Quel est le meilleur système pénitentiaire ?

« À mon avis, le meilleur était beaucoup plus facile à trouver que le pire. D’abord, vous connaissez tous la pénalité adoptée par les Romains, ce peuple si avancé dans la science du gouvernement. Ils condamnaient les grands criminels à l’esclavage perpétuel, aux travaux forcés dans les carrières ou dans les mines. Ce mode de répression me paraît concilier la justice avec l’utilité publique. Cependant, pour vous dire là-dessus ma façon de penser, je ne sache rien de comparable à ce que j’ai vu chez les Polylérites, nation dépendante de la Perse.

« Le pays des Polylérites est assez peuplé, et leurs institutions ne manquent pas de sagesse. À part le tribut annuel qu’ils payent au roi de Perse, ils jouissent de leur liberté et se gouvernent par leurs propres lois. Loin de la mer, entourés de montagnes, ils se contentent des productions d’un sol heureux et fertile ; rarement ils vont chez les autres, rarement les autres viennent chez eux. Fidèles aux principes et aux coutumes de leurs ancêtres, ils ne cherchent point à étendre leurs frontières et n’ont rien à craindre du dehors. Leurs montagnes, et le tribut qu’ils payent annuellement au monarque, les mettent à l’abri d’une invasion. Ils vivent commodément, dans la paix et l’abondance, sans armée et sans noblesse, occupés de leur bonheur et peu soucieux d’une vaine renommée ; car leur nom est inconnu au reste de la terre, si ce n’est à leurs voisins.

« Lorsque chez ce peuple un individu est convaincu de larcin, on lui fait d’abord restituer l’objet volé au propriétaire et non au prince, comme cela se pratique ailleurs. Les Polylérites pensent que le vol ne détruit pas le droit de propriété. Si l’objet est dégradé ou perdu, on en prend la valeur sur les biens du coupable, et on laisse le reste à sa femme et à ses enfants. Lui, on le condamne aux travaux publics ; et si le vol n’est pas accompagné de circonstances aggravantes, on ne met le condamné ni au cachot ni aux fers ; il travaille le corps libre et sans entraves.

« Pour forcer les paresseux et les mutins, on emploie les coups préférablement à la chaîne. Ceux qui remplissent bien leur devoir ne subissent aucun mauvais traitement. Le soir, on fait l’appel nominal des condamnés et on les enferme dans des cabanons où ils passent la nuit. Du reste, la seule peine qu’ils aient à souffrir, c’est la continuité du travail ; car on leur fournit toutes les nécessités de la vie ; comme ils travaillent pour la société, c’est la société qui les entretient.

« Les coutumes, à cet égard, varient suivant les localités. Dans certaines provinces, l’on affecte aux condamnés le produit des aumônes et des collectes ; cette ressource, précaire par elle-même, est la plus féconde en réalité, à cause de l’humanité des habitants. Ailleurs, on destine à cet effet une portion des revenus publics ou bien une imposition particulière et personnelle.

« Il y a même des contrées où les condamnés ne sont pas attachés aux travaux publics. Tout individu qui a besoin d’ouvriers ou de manœuvres vient les louer sur place pour la journée, moyennant un salaire qui est un peu moindre que celui d’un homme libre. La loi donne au maître le droit de battre les paresseux. De la sorte, les condamnés ne manquent jamais d’ouvrage ; ils gagnent leurs vêtements et leur nourriture, et apportent chaque jour quelque chose au Trésor.

« On les reconnaît facilement à la couleur de leur habit, qui est la même pour tous et qui appartient exclusivement à eux seuls. Leur tête n’est pas rasée, excepté un peu au-dessus des oreilles, dont une est mutilée. Leurs amis peuvent leur donner à boire, à manger, et un habit de couleur voulue. Mais un cadeau d’argent entraîne la mort de celui qui donne et de celui qui reçoit. Un homme libre ne peut, sous aucun prétexte, recevoir de l’argent d’un esclave (c’est ainsi qu’on nomme les condamnés). L’esclave ne peut toucher des armes ; ces deux derniers crimes sont punis de mort.

« Chaque province marque ses esclaves d’un signe particulier et distinctif. Le faire disparaître est pour eux un crime capital, ainsi que franchir la frontière et parler avec les esclaves d’une autre province. Le simple projet de fuir n’est pas moins dangereux que la fuite elle-même. Pour avoir trempé dans un pareil complot, l’esclave perd la vie, l’homme libre, la liberté. Bien plus, la loi décerne des récompenses au dénonciateur ; elle lui accorde de l’argent, s’il est libre ; la liberté, s’il est esclave ; l’impunité, s’il était complice, afin que le malfaiteur ne trouve pas plus de sûreté à persévérer dans un mauvais dessein qu’à s’en repentir.

« Telle est la pénalité du vol chez les Polylérites. Il est facile d’y apercevoir une grande humanité jointe à une grande utilité. Si la loi frappe, c’est pour tuer le crime en conservant l’homme. Elle traite le condamné avec tant de douceur et de raison, qu’elle le force à devenir honnête et à réparer, pendant le reste de sa vie, tout le mal qu’il avait fait à la société.

« Aussi est-il excessivement rare que les condamnés reviennent à leurs anciennes habitudes. Les habitants n’en ont pas la moindre peur, et même ceux d’entre eux qui entreprennent quelque voyage choisissent leurs guides parmi ces esclaves, qu’ils changent d’une province à l’autre. En effet, qu’y a-t-il à craindre ? La loi ôte à l’esclave la possibilité et jusqu’à la pensée du vol ; ses mains sont désarmées ; l’argent est pour lui la preuve d’un crime capital ; s’il est pris, la mort est toute prête et la fuite impossible. Comment voulez-vous qu’un homme vêtu autrement que les autres puisse cacher sa fuite ? Serait-ce en allant tout nu ? Mais encore son oreille à demi coupée le trahirait.

« Il est également impossible que les esclaves puissent ourdir un complot contre l’État. Afin d’assurer à la révolte quelque chance de succès, les meneurs auraient besoin de solliciter et d’entraîner dans leur parti les esclaves de plusieurs provinces. Or, la chose est impraticable. Une conspiration n’est pas facile à des gens qui, sous peine de mort, ne peuvent se réunir, se parler, donner ou rendre un salut. Oseraient-ils même confier leur projet à leurs camarades, qui connaissent le danger du silence et l’immense avantage de la dénonciation ? D’un autre côté, tous ont l’espoir, en se montrant soumis et résignés, en donnant par leur bonne conduite des garanties pour l’avenir, de recouvrer un jour la liberté ; car il ne se passe pas d’année qu’un grand nombre d’esclaves, devenus excellents sujets, ne soient réhabilités et affranchis.

« Pourquoi, ajoutai-je alors, n’établirait-on pas en Angleterre une pénalité semblable ? Cela vaudrait infiniment mieux que cette justice qui exalte si fort l’enthousiasme de mon savant antagoniste.

— « Un pareil état de choses, répondit celui-ci, ne pourra jamais s’établir en Angleterre, sans entraîner la dissolution et la ruine de l’empire.

« Puis il secoua la tête, se tordit la lèvre et se tut.

« Tous les assistants d’applaudir avec transport à cette magnifique sentence, jusqu’au moment où le cardinal fît la réflexion suivante :

— « Nous ne sommes pas prophètes, pour savoir, avant l’expérience, si la législation polylérite convient ou non à notre pays. Toutefois, il me semble qu’après le prononcé de l’arrêt de mort le prince pourrait ordonner un sursis, afin d’essayer ce nouveau système de répression, en abolissant en même temps les privilèges des lieux d’asile. Si l’essai produit de bons résultats, adoptons ce système ; sinon, que les condamnés soient envoyés au supplice. Cette manière de procéder ne fait que suspendre le cours de la justice et n’offre aucun danger dans l’intervalle. J’irai même plus loin ; je crois qu’il serait très utile de prendre des mesures également douces et sages pour réprimer et détruire le vagabondage. Nous avons entassé lois sur lois contre ce fléau, et le mal est aujourd’hui pire que jamais.

« À peine le cardinal avait-il cessé de parler, que les louanges les plus exagérées accueillirent les opinions appuyées par son éminence, qui n’avaient trouvé que mépris et dédain quand seul je les avais soutenues. L’encens pleuvait particulièrement sur les idées du prélat touchant le vagabondage.

« Je ne sais s’il ne vaudrait pas mieux supprimer le reste de la conversation ; des choses bien ridicules y furent dites. Néanmoins, je vais vous en faire part ; ces choses n’étaient pas mauvaises, et elles se rattachent à mon sujet.

« Il y avait à table un de ces parasites qui font honneur et métier de singer le fou. Quant à celui-ci, la ressemblance était si parfaite qu’on la prenait aisément pour la réalité. Ses plaisanteries étaient si insipides et froides que le rire s’adressait plus souvent à sa personne qu’à ses bons mots. Cependant, il lui échappait de temps à autre quelques paroles assez raisonnables. Il ne faisait pas mentir le proverbe : « À force de dire des sottises, on finit par dire quelque chose de bon. »

« L’un des convives observa que moi j’avais pourvu au sort des voleurs et le cardinal à celui des vagabonds ; mais qu’il y avait encore deux classes de malheureux dont la société devait assurer l’existence, parce qu’ils sont incapables de travailler pour vivre, savoir les malades et les vieillards.

— « Laissez-moi faire, dit le bouffon, j’ai là dessus un plan superbe. À vous parler franchement, j’ai grande envie de me délivrer du spectacle de ces misérables et de les cloîtrer loin de tous les yeux. Ils me fatiguent avec leurs pleurnicheries, leurs soupirs et leurs supplications lamentables, quoique cette musique lugubre n’ait jamais pu m’arracher un sou ; car il m’arrive toujours de deux choses l’une : ou quand je peux donner, je ne le veux pas, ou quand je le veux, je ne le peux pas. Aussi à présent ils sont assez raisonnables ; dès qu’ils me voient passer, ils se taisent pour ne pas perdre leur temps. Ils savent qu’il n’y a pas plus à attendre de moi que d’un prêtre. Voici donc l’arrêt que je porte :

« Tous les mendiants vieux et malades seront distribués et classés comme il suit : Les hommes entreront dans les couvents des bénédictins en qualité de frères-lais ; les femmes seront faites religieuses. Tel est mon bon plaisir. »

« Le cardinal sourit à cette saillie, l’approuva comme idée plaisante, et les assistants, comme une parole sérieuse et grave. Elle mit surtout en belle humeur un frère théologien qui se trouvait là. Ce révérend frère, déridant un peu sa face sombre et renfrognée, s’égaya avec beaucoup de malice sur le compte des prêtres et des moines, puis, s’adressant au bouffon :

— « Vous n’avez pas anéanti la mendicité, si vous ne pourvoyez à la subsistance de nous autres frères mendiants. »

— « Monseigneur le cardinal y a parfaitement pourvu, répliqua celui-ci, quand il a dit qu’il fallait enfermer les vagabonds et les faire travailler. Or, les frères mendiants sont les premiers vagabonds du monde. »

« À cette violente sortie, tous les yeux se fixèrent sur le cardinal, qui ne parut pas formalisé ; l’épigramme alors fut bruyamment applaudie. Quant au révérend frère, il en demeura pétrifié. Le trait de satire qu’on venait de lui jeter au visage alluma rapidement sa colère ; et, rouge comme le feu, il se répandit en un torrent d’injures, traita le plaisant de fripon, calomniateur, bavard, enfant de damnation ; assaisonnant tout cela des plus foudroyantes menaces de l’Écriture sainte.

« Alors, notre bouffon bouffonna sérieusement, et il avait beau jeu :

— « Ne nous fâchons pas, très cher frère. Il est écrit : Dans votre patience, vous posséderez vos âmes. »

« Le théologien reprit aussitôt, et voici ses propres expressions :

— « Je ne me fâche pas, coquin ; ou au moins je ne pèche pas ; car le psalmiste dit : Mettez-vous en colère et ne péchez point. »

« Le cardinal, dans une admonition pleine de douceur, engage le frère à modérer ses transports.

— « Non, monseigneur, s’écria-t-il, non, je ne puis me taire, je ne le dois pas. C’est un zèle divin qui me transporte, et les hommes de Dieu ont eu de ces saintes colères. D’où il est écrit : Le zèle de ta maison me dévore. Ne chante-t-on pas dans les églises : Ceux qui se moquaient d’Élysée, pendant qu’il montait à la maison de Dieu, sentirent la colère du chauve. La même punition frappera peut-être ce moqueur, ce bouffon, ce ribaud. »

— « Sans doute, dit le cardinal, votre intention est bonne. Mais il me semble que vous agiriez plus sagement, sinon plus saintement, d’éviter de vous compromettre avec un fou dans une querelle ridicule. »

— « Monseigneur, ma conduite ne saurait être plus sage. Salomon, le plus sage des hommes, a dit : Répondez au fou selon sa folie. Eh ! bien, c’est ce que je fais. Je lui montre l’abîme où il va se précipiter, s’il ne prend garde à lui. Ceux qui riaient d’Élysée étaient en grand nombre, et ils furent tous punis, pour s’être moqués d’un seul homme chauve. Quel sera donc le châtiment d’un seul homme qui tourne en ridicule un si grand nombre de frères, parmi lesquels il y a tant de chauves ? Mais ce qui doit surtout le faire trembler, nous avons une bulle du pape, qui excommunie ceux qui se moquent de nous. »

« Le cardinal, voyant que cela n’en finirait pas, renvoya d’un signe le bouffon parasite, et tourna prudemment le sujet de la conversation. Bientôt après, il se leva de table, pour donner audience à ses vassaux, et congédia tous les convives.

« Cher Morus, je vous ai fatigué du récit d’une bien longue histoire. Vraiment, je serais confus de l’avoir autant prolongée, si je n’avais cédé à vos instances, et si l’attention que vous prêtiez à ces détails ne m’avait fait un devoir de n’en omettre aucun. Je pouvais abréger, mais j’ai voulu vous éclairer sur l’esprit et le caractère des convives. Tant que seul je développais mes idées, le mépris général accueillit mes paroles ; et dès que le cardinal m’eut donné son assentiment, l’éloge remplaça le mépris. Leur courtisanerie allait jusqu’à trouver judicieux et sublimes les lazzi d’un bouffon, que le cardinal tolérait comme un badinage frivole.

« Pensez-vous maintenant que les gens de cour auraient en grande considération ma personne et mes conseils ?

« Je répondis à Raphaël :

— « Votre narration m’a fait éprouver une jouissance bien vive. Elle réunissait l’intérêt et le charme à une sagesse profonde. En vous écoutant, je me croyais en Angleterre ; car j’ai été élevé, enfant, dans le palais de ce bon cardinal, et son souvenir me ramenait aux premières années de ma vie. Je vous avais déjà donné mon amitié, mais tout le bien que vous avez dit à la mémoire du pieux archevêque vous rend encore plus cher à mon cœur. Du reste, je persiste dans mon opinion à votre égard, et je suis persuadé que vos conseils seraient d’une haute utilité publique, si vous vouliez surmonter l’horreur que vous inspirent les rois et les cours. N’est-ce pas un devoir pour vous, comme pour tout bon citoyen, de sacrifier à l’intérêt général des répugnances particulières ? Platon a dit : « L’humanité sera heureuse un jour, quand les philosophes seront rois ou quand les rois seront philosophes. » Hélas ! que ce bonheur est loin de nous, si les philosophes ne daignent pas même assister les rois de leurs conseils ! »

— « Vous calomniez les sages, me répliqua Raphaël ; ils ne sont pas assez égoïstes pour cacher la vérité ; plusieurs l’ont communiquée dans leurs écrits ; et si les maîtres du monde étaient préparés à recevoir la lumière, ils pourraient voir et comprendre. Malheureusement, un fatal bandeau les aveugle, le bandeau des préjugés et des faux principes, dont on les a pétris et infectés dès l’enfance. Platon n’ignorait pas cela ; il savait aussi que jamais les rois ne suivraient les conseils des Philosophes, s’ils ne l’étaient pas eux-mêmes. Il en fit la triste expérience à la cour de Denys le Tyran.

« Supposons donc que je sois ministre d’un roi. Voici que je lui propose les décrets les plus salutaires ; je m’efforce d’arracher de son cœur et de son empire tous les germes du mal. Vous croyez qu’il ne me chassera pas de sa cour, ou ne m’abandonnera pas à la risée des courtisans ?

« Supposons, par exemple, que je sois ministre du roi de FranceI. Me voilà siégeant dans le Conseil, alors qu’au fond de son palais, le monarque préside en personne les délibérations des plus sages politiques du royaume. Ces nobles et fortes têtes sont en grand travail pour trouver par quelles machinations et par quelles intrigues le roi leur maître conservera le Milanais, ramènera le royaume de Naples qui le fuit toujours, comment ensuite il détruira la république de Venise et soumettra toute l’Italie ; comment enfin il réunira à sa couronne la Flandre, le Brabant, la Bourgogne entière, et les autres nations que son ambition a déjà envahies et conquises depuis longtemps.

« L’un propose de conclure avec les Vénitiens un traité qui durera autant qu’il n’y aura pas intérêt à le rompre. « Pour mieux dissiper leurs défiances, ajoute-t-il, donnons-leur communication des premiers mots de l’énigme ; laissons même chez eux une partie du butin, nous la reprendrons facilement après l’exécution complète du projet. »

« L’autre conseille d’engager des Allemands ; un troisième d’amadouer les Suisses avec de l’argent. Celui-ci pense qu’il faut se rendre propice le dieu impérial, et lui faire une de l’or en expiation ; celui-là, qu’il est opportun d’entrer en arrangement avec le roi d’Aragon, et de lui abandonner comme un gage de paix le royaume de Navarre, qui ne lui appartient pas. Un autre veut leurrer le prince de Castille de l’espoir d’une alliance, et entretenir à sa cour des intelligences secrètes, en payant de grosses pensions à quelques grands seigneurs.

« Puis vient la question difficile et insoluble, la question d’Angleterre, véritable nœud gordien politique. Afin de parer à toutes les éventualités, on arrête les dispositions suivantes :

« Négocier avec cette puissance les conditions de paix, et resserrer plus étroitement les liens d’une union toujours chancelante ; lui donner publiquement le nom de meilleure amie de la France, et, au fond, s’en méfier comme de son plus dangereux ennemi.

« Tenir les Écossais toujours en haleine, ainsi que des sentinelles d’avant-poste attentives à tout événement, et, au premier symptôme de mouvement en Angleterre, les y lancer à l’instant comme une armée d’avant-gardeK.

« Entretenir secrètement (à cause des traités qui s’opposent à une protection ouverte) quelque grand personnage en exil, l’encourager à faire valoir des droits sur la couronne d’Angleterre, et, par là, mettre en échec le prince régnant dont on redoute les desseinsL.

« Alors, si, au milieu de cette royale assemblée où s’agitent tant de vastes intérêts, en présence de ces profonds politiques concluant tous à la guerre, si moi, homme de rien, je me levais pour renverser leurs combinaisons et leurs calculs, si je disais :

— « Laissons en repos l’Italie, et restons en France ; la France est déjà trop grande pour être bien administrée par un seul homme, le roi ne doit pas songer à l’agrandir. Écoutez, messeigneurs, ce qui arriva chez les Achoriens, dans une circonstance pareille, et le décret qu’ils rendirent à cette occasion :

« Cette nation, située vis-à-vis de l’île d’Utopie, sur les bords de l’Euronston, fit autrefois la guerre, parce que son roi prétendait à la succession d’un royaume voisin, en vertu d’une ancienne alliance. Le royaume voisin fut subjugué, mais on ne tarda pas à reconnaître que la conservation de la conquête était plus difficile et plus onéreuse que la conquête elle-même.

« À tout moment, il fallait comprimer une révolte à l’intérieur, ou envoyer des troupes dans le pays conquis ; à tout moment, il fallait se battre pour ou contre les nouveaux sujets. Cependant l’armée était debout, les citoyens écrasés d’impôts ; l’argent s’en allait au-dehors ; le sang coulait à flots, pour flatter la vanité d’un seul homme. Les courts instants de paix n’étaient pas moins désastreux que la guerre. La licence des camps avait jeté la corruption dans les cœurs ; le soldat rentrait dans ses foyers avec l’amour du pillage et l’audace de l’assassinat, fruit du meurtre sur les champs de bataille.

« Ces désordres, ce mépris général des lois venaient de ce que le prince, partageant son attention et ses soins entre deux royaumes, ne pouvait bien administrer ni l’un ni l’autre. Les Achoriens voulurent mettre un terme à tant de maux ; ils se réunirent en conseil national, et offrirent poliment au monarque le choix entre les deux États, lui déclarant qu’il ne pouvait plus porter deux couronnes, et qu’il était absurde qu’un grand peuple fût gouverné par une moitié de roi, quand pas un individu ne voudrait d’un muletier qui serait en même temps au service d’un autre maître.

« Ce bon prince prit son parti ; il abandonna son nouveau royaume à l’un de ses amis, qui en fut chassé bientôt après, et il se contenta de son ancienne possession.

« Je reviens à ma supposition. Si j’allais plus loin encore ; si, m’adressant au monarque lui-même, je lui faisais voir que cette passion de guerroyer qui bouleverse les nations à cause de lui, après avoir épuisé ses finances, ruiné son peuple, pourrait avoir pour la France les conséquences les plus fatales ; si je lui disais :

« Sire, profitez de la paix qu’un heureux hasard vous donne ; cultivez le royaume de vos pères, faites-y fleurir le bonheur, la richesse et la force ; aimez vos sujets, et que leur amour fasse votre joie ; vivez en père au milieu d’eux, et ne commandez jamais en despote ; laissez là les autres royaumes, celui qui vous est échu en héritage est assez grand pour vous. »

« Dites-moi, cher Morus, de quelle humeur une telle harangue serait-elle accueillie ? »

— « De fort mauvaise humeur, répondis-je. »

— « Ce n’est pas tout, continua Raphaël ; nous avons passé en revue la politique extérieure des ministres de France ; c’était de la gloire qu’il fallait à leur maître, maintenant c’est de l’argent. Voyons un peu leurs principes de gouvernement et de justiceM.

« Celui-ci propose de hausser la valeur des monnaies, quand il s’agit de rembourser un emprunt, et d’en baisser le prix bien au-dessous du pair, quand il s’agit de remplir le Trésor. Par ce double expédient, le prince acquittera les dettes énormes, et, avec peu de chose, il récoltera une large moisson de finances.

« Celui-là conseille de simuler une guerre prochaine. Ce prétexte légitimera un nouvel impôt. Après la levée des subsides, le prince fera subitement la paix ; il ordonnera que cet heureux événement soit célébré dans les temples par des actions de grâces et toute la pompe des cérémonies religieuses. La nation sera éblouie, et la reconnaissance publique élèvera jusqu’aux cieux les vertus d’un roi si humainement avare du sang de ses sujets.

« Un autre s’en va déterrer de vieilles lois rongées des vers et abrogées par le temps. Comme tout le monde ignore leur existence, tout le monde les transgresse. En renouvelant donc les peines pécuniaires portées par ces lois, on se créerait une ressource lucrative, et même honorable, puisqu’on agirait au nom de la justice.

« Un autre pense qu’il n’y aurait pas moins d’avantage à lancer, sous de fortes amendes, une foule de prohibitions nouvelles, la plupart en faveur du peuple. Le roi moyennant une somme considérable, délivrerait des dispenses à ceux dont les intérêts privés seraient compromis par ces prohibitions. De cette manière, il se verrait comblé des bénédictions du peuple, et ferait double recette en touchant à la fois l’argent des contrevenants et celui des privilégiés. Le meilleur de l’affaire, c’est que plus le prix des dispenses serait exorbitant, plus il en reviendrait à Sa Majesté d’honneur et d’affection. Voyez, dirait-on, quelle violence ce bon prince fait à son cœur, puisqu’il vend si cher le droit de nuire à son peuple.

« Un autre enfin conseille au monarque de s’attacher des juges, prêts à soutenir en toute occasion les droits de la couronne. Votre Majesté, ajoute-t-il, devrait les appeler à sa cour, et les amener par ses royales invitations à discuter devant elle ses propres affaires. Quelque mauvaise que soit une cause, il y aura toujours bien un juge qui la trouvera bonne, soit par manie de contradiction, soit par amour de la nouveauté et du paradoxe, soit pour plaire au souverain. Alors, une discussion s’élève, la multiplicité et le conflit des opinions embrouillent une chose très claire en elle-même, la vérité est mise en question. Votre Majesté saisit le moment, elle tranche la difficulté en interprétant le droit à son avantage. Les dissidents se rangent à son avis par honte ou par crainte, et le jugement est rendu dans les formes bravement et sans aucun scrupule. Les considérants manqueront-ils au juge qui prononce en faveur du prince ? N’a-t-il pas le texte de la loi, la liberté d’interprétation, et ce qui est au-dessus des lois pour un juge religieux et fidèle, la prérogative royale ?

« Écoutez les axiomes de la morale politique proclamés unanimement par les membres du noble conseil :

« Le roi qui nourrit une armée n’a jamais trop d’argent.

« Le roi ne peut mal faire, quand même il le voudrait.

« Il est le propriétaire universel et absolu des biens et personnes de tous ses sujets ; ceux-ci ne possèdent que sous son bon plaisir et comme usufruitiers.

« La pauvreté du peuple est le rempart de la monarchie.

« La richesse et la liberté conduisent à l’insubordination et au mépris de l’autorité ; l’homme libre et riche supporte impatiemment un gouvernement injuste et despotique.

« L’indigence et la misère dégradent les courages, abrutissent les âmes, les façonnent à la souffrance et à l’esclavage, et les compriment au point de leur ôter l’énergie nécessaire pour secouer le joug.

« Si je me levais encore, et si je parlais ainsi à ces puissants seigneurs :

— « Vos conseils sont infâmes, honteux pour le roi, funestes pour le peuple. L’honneur de votre maître et sa santé consistent dans les richesses de ses sujets, plutôt que dans les siennes propres. Les hommes ont fait des rois pour les hommes, et non pas pour les rois ; ils ont mis des chefs à leur tête pour vivre commodément à l’abri de la violence et de l’insulte ; le devoir le plus sacré du prince est de songer au bonheur du peuple avant de songer au sien ; comme un berger fidèle, il doit se dévouer pour son troupeau, et le mener dans les plus gras pâturages.

« Avancer que la misère publique est la meilleure sauve-garde de la monarchie, c’est avancer une erreur grossière et évidente ; où voit-on plus de querelles et de batteries que parmi les mendiants ?

« Quel est l’homme qui désire plus vivement une révolution ? N’est-ce pas celui dont l’existence actuelle est misérable ? Quel est l’homme qui aura le plus d’audace à bouleverser l’État ? N’est-ce pas celui qui ne peut qu’y gagner, parce qu’il n’a rien à perdre ?

« Un roi qui aurait soulevé la haine et le mépris des citoyens, et dont le gouvernement ne pourrait se maintenir que par la vexation, le pillage, la confiscation et la mendicité universelle, devrait descendre du trône et déposer le pouvoir suprême. En employant ces moyens tyranniques, peut-être conservera-t-il le nom de roi, mais il en perdra le courage et la majesté. La dignité royale ne consiste pas à régner sur des mendiants, mais sur des hommes riches et heureux. »

« Fabricius, cette grande âme, était pénétré de ce sentiment sublime, quand il répondit : « J’aime mieux commander à des riches, que de l’être moi-même. » Et, de fait, nager dans les délices, se gorger de voluptés au milieu des douleurs et des gémissements d’un peuple, ce n’est pas garder un royaume, c’est garder une prison.

« Le médecin qui ne sait guérir les maladies de ses clients qu’en leur donnant des maladies plus graves, passe pour ignare et imbécile ; avouez donc, ô vous qui ne savez gouverner qu’en enlevant aux citoyens la subsistance et les commodités de la vie, avouez que vous êtes indignes et incapables de commander à des hommes libres. Ou bien, corrigez votre ignorance, votre orgueil et votre paresse ; voilà ce qui excite à la haine et au mépris du souverain. Vivez de votre domaine, selon la justice ; proportionnez vos dépenses à vos revenus, arrêtez le torrent du vice, créez des institutions bienfaisantes qui préviennent le mal et l’étouffent dans son germe, au lieu de créer des supplices contre des malheureux qu’une législation absurde et barbare pousse au crime et à la mort.

« N’allez pas ressusciter des lois vermoulues tombées en désuétude et en oubli, et jeter ainsi à vos sujets des pierres d’achoppement et de scandale. N’élevez jamais le prix d’une faute à un taux que le juge flétrirait comme injuste et honteux entre simples particuliers. Ayez toujours devant les yeux cette belle coutume des Macariens.

« Chez cette nation voisine de l’Utopie, le jour où le roi prend possession de l’empire, il offre des sacrifices à la divinité, et s’engage par un serment sacré à n’avoir jamais dans ses coffres plus de mille livres d’or, ou la somme d’argent de valeur équivalente. Cet usage fut introduit par un prince qui avait plus à cœur de travailler à la prospérité de l’État, que d’accumuler des millions. Il voulut par là mettre un frein à l’avarice de ses successeurs, et les empêcher de s’enrichir en appauvrissant leurs sujets. Mille livres d’or lui parurent une somme suffisante en cas de guerre civile ou étrangère, mais trop faible pour s’emparer de la fortune de la nation. Ce fut principalement ce dernier motif qui le détermina à porter cette loi ; il avait encore deux autres buts : premièrement, tenir en réserve pour les temps de crise, la quantité d’argent nécessaire à la circulation et aux transactions journalières des citoyens ; secondement, limiter le chiffre de l’impôt et de la liste civile, afin que le prince n’employât pas l’excès de la mesure légale à semer la corruption et commettre l’injustice. Un roi comme celui-là est la terreur des méchants et l’amour des gens de bien.

« Mais, dites-moi, cher Morus, prêcher une pareille morale à des hommes qui, par intérêt et par système, inclinent à des principes diamétralement opposés, n’est-ce pas conter une histoire à des sourds ? »

— « Et à des sourds renforcés, répondis-je. Mais cela ne m’étonne pas, et, à vous dire ma façon de penser, il est parfaitement inutile de donner des conseils, quand on a la certitude qu’ils seront repoussés et pour la forme et pour le fond. Or les ministres et les politiques du jour sont farcis d’erreurs et de préjugés ; comment voulez-vous renverser brusquement leurs croyances, et leur faire entrer du premier coup, dans la tête et dans le cœur, la vérité et la justice ? Cette philosophie bonne pour l’école est à sa place, dans un entretien familier entre amis ; elle est hors de propos, dans les conseils des rois, où se traitent de grandes choses avec une grande autorité, et en face du pouvoir suprême. »

— « C’est là ce que je vous disais tout à l’heure, répartit Raphaël ; la philosophie n’a pas accès à la cour des princes. »

— « Vous dites vrai, si vous parlez de cette philosophie de l’école, qui attaque de front et en aveugle les temps, les lieux et les personnes. Mais il est une philosophie moins sauvage ; celle-ci connaît son théâtre, et dans la pièce où elle doit jouer, elle remplit son rôle avec convenance et harmonie. Voilà celle que vous devez employer.

« Je suppose que pendant la représentation d’une comédie de Plaute, au moment où les esclaves sont en belle humeur, vous vous élanciez sur la scène en habit de philosophe, en déclamant ce passage d’Octavie, où Sénèque gourmande et moralise Néron ; je doute fort que vous soyez applaudi. Certainement, vous auriez mieux fait de vous borner à un rôle de personnage muet, que de donner au public ce drame tragi-comique. Ce monstrueux amalgame gâterait tout le spectacle, quand même votre citation vaudrait cent fois plus que la pièce. Un bon acteur met tout son talent dans ses rôles, quels qu’ils soient ; et il ne trouble pas l’ensemble, parce qu’il lui prend fantaisie de débiter une tirade magnifique et pompeuse.

« Ainsi convient-il d’agir, quand on délibère sur les affaires de l’État, au sein d’un royal conseil. Si l’on ne peut pas déraciner de suite les maximes perverses, ni abolir les coutumes immorales, ce n’est pas une raison pour abandonner la chose publique. Le pilote ne quitte pas son navire, devant la tempête, parce qu’il ne peut maîtriser le vent.

« Vous parlez à des hommes imbus de principes contraires aux vôtres ; quel cas feront-ils de vos paroles, si vous leur jetez brusquement à la tête la contradiction et le démenti ? Suivez la route oblique, elle vous conduira plus sûrement au but. Sachez dire la vérité avec adresse et à propos ; et si vos efforts ne peuvent servir à effectuer le bien, qu’ils servent du moins à diminuer l’intensité du mal : car tout ne sera bon et parfait que lorsque les hommes seront eux-mêmes bons et parfaits. Et, avant cela, des siècles passeront. »

Raphaël répondit :

— « Savez-vous ce qui m’arriverait de procéder ainsi ? C’est qu’en voulant guérir la folie des autres, je tomberais en démence avec eux. Je mentirais, si je parlais autrement que je vous ai parlé. Le mensonge est permis peut-être à certains philosophes, il n’est pas dans ma nature. Je sais que mon langage paraîtra dur et sévère aux conseillers des rois ; néanmoins, je ne vois pas que sa nouveauté soit tellement étrange qu’elle frise l’absurde. Si je rapportais les théories de la république de Platon, ou les usages actuellement en vigueur chez les Utopiens, choses très excellentes et infiniment supérieures à nos idées et à nos mœurs, alors on pourrait croire que je viens d’un autre monde, parce qu’ici le droit de posséder en propre appartient à chacun, tandis que là tous les biens sont communs. Mais qu’ai-je dit qu’il ne soit convenable et même nécessaire de publier ? Ma morale montre le danger, elle en détourne l’homme raisonnable ; elle ne blesse que l’insensé qui se jette à corps perdu dans l’abîme.

« Il y a lâcheté ou mauvaise honte à taire les vérités qui condamnent la perversité humaine, sous prétexte qu’elles seront bafouées comme des nouveautés absurdes, ou des chimères impraticables. Autrement, il faudrait jeter un voile sur l’Évangile, et dissimuler aux chrétiens la doctrine de Jésus. Mais Jésus défendait à ses apôtres le silence et le mystère ; il leur répétait souvent : « Ce que je vous dis à voix basse et à l’oreille, prêchez-le sur les toits hautement et à découvert. » Or, la morale du Christ est bien plus opposée que nos discours aux coutumes de ce monde.

« Les Prêcheurs, hommes adroits, ont suivi la route oblique dont vous me parliez tout à l’heure ; voyant qu’il répugnait aux hommes de conformer leurs mauvaises mœurs à la doctrine chrétienne, ils ont ployé l’Évangile comme une règle de plomb, pour la modeler sur les mauvaises mœurs des hommes. Où les a conduits cette habile manœuvre ? à donner au vice le calme et la sécurité de la vertu.

« Et moi, je n’obtiendrais pas un résultat meilleur dans les conseils des princes ; car, ou mon opinion est contraire à l’opinion générale, et alors elle est comme non avenue, ou elle coïncide avec l’avis de la majorité, et alors je délire avec les fous, suivant l’expression du Micion de Térence. Ainsi, je ne vois pas où conduit votre chemin de traverse. Vous dites : « Quand on ne peut pas atteindre la perfection, il faut au moins atténuer le mal. » Mais ici, la dissimulation est impossible, et la connivence est un crime, puisqu’il s’agit d’approuver les conseils les plus exécrables, de voter des décrets plus dangereux que la peste, et que, donner de malignes louanges à ces délibérations infâmes, serait le fait d’un espion et d’un traître.

« Il n’y a donc aucun moyen d’être utile à l’État, dans ces hautes régions. L’air qu’on y respire corrompt la vertu même. Les hommes qui vous entourent, loin de se corriger à vos leçons, vous dépravent par leur contact et l’influence de leur perversité ; et, si vous conservez votre âme pure et incorruptible, vous servez de manteau à leur immoralité et à leur folie. Nul espoir donc de transformer le mal en bien, par votre route oblique et vos moyens indirects.

« C’est pourquoi le divin Platon invite les sages à s’éloigner de la direction des affaires publiques ; et il appuie son conseil de cette belle comparaison :

« Quand les sages voient la foule répandue dans les rues et sur les places, pendant une longue et forte pluie, ils crient à cette multitude insensée de rentrer au logis, pour se mettre à couvert. Et, si leur voix n’est pas entendue, ils ne descendent pas dans la rue pour se mouiller inutilement avec tout le monde ; ils restent chez eux, et se contentent d’être seuls à l’abri, puisqu’ils ne peuvent guérir la folie des autres.

« Maintenant, cher Morus, je vais vous ouvrir le fond de mon âme, et vous dire mes pensées les plus intimes. Partout où la propriété est un droit individuel, où toutes choses se mesurent par l’argent, là on ne pourra jamais organiser la justice et la prospérité sociale, à moins que vous n’appeliez juste la société où ce qu’il y a de meilleur est le partage des plus méchants, et que vous n’estimiez parfaitement heureux l’État où la fortune publique se trouve la proie d’une poignée d’individus insatiables de jouissances, tandis que la masse est dévorée par la misère.

« Aussi, quand je compare les institutions utopiennes à celles des autres pays, je ne puis assez admirer la sagesse et l’humanité d’une part, et déplorer, de l’autre, la déraison et la barbarie.

« En Utopie, les lois sont en petit nombre ; l’administration répand ses bienfaits sur toutes les classes de citoyens. Le mérite y reçoit sa récompense ; et, en même temps, la richesse nationale est si également répartie que chacun y jouit en abondance de toutes les commodités de la vie.

« Ailleurs, le principe du tien et du mien est consacré par une organisation dont le mécanisme est aussi compliqué que vicieux. Des milliers de lois, qui ne suffisent pas encore pour que tout individu puisse acquérir une propriété, la défendre, et la distinguer de la propriété d’autrui. À preuve, cette multitude de procès qui naissent tous les jours et ne finissent jamais.

« Lorsque je me livre à ces pensées, je rends pleine justice à Platon, et je ne m’étonne plus qu’il ait dédaigné de faire des lois pour les peuples qui repoussent la communauté des biens. Ce grand génie avait aisément prévu que le seul moyen d’organiser le bonheur public, c’était l’application du principe de l’égalité. Or, l’égalité est, je crois, impossible, dans un État où la possession est solitaire et absolue ; car chacun s’y autorise de divers titres et droits pour attirer à soi autant qu’il peut, et la richesse nationale, quelque grande qu’elle soit, finit par tomber en la possession d’un petit nombre d’individus qui ne laissent aux autres qu’indigence et misère.

« Souvent même, le sort du riche devrait échoir au pauvre. N’y a-t-il pas des riches avares, immoraux, inutiles ? des pauvres simples, modestes, dont l’industrie et le travail profitent à l’État, sans bénéfices pour eux-mêmes ?

« Voilà ce qui me persuade invinciblement que l’unique moyen de distribuer les biens avec égalité, avec justice, et de constituer le bonheur du genre humain, c’est l’abolition de la propriété. Tant que le droit de propriété sera le fondement de l’édifice social, la classe la plus nombreuse et la plus estimable n’aura en partage que disette, tourments et désespoir.

« Je sais qu’il y a des remèdes qui peuvent soulager le mal ; mais ces remèdes sont impuissants pour le guérir. Par exemple :

« Décréter un maximum de possession individuelle en terre et en argent.

« Se prémunir par des lois fortes contre le despotisme et l’anarchie.

« Flétrir et châtier l’ambition et l’intrigue.

« Ne pas vendre les magistratures.

« Supprimer le faste et la représentation dans les emplois élevés, afin que le fonctionnaire, pour soutenir son rang, ne se livre pas à la fraude et à la rapine ; ou afin qu’on ne soit pas obligé de donner aux plus riches les charges que l’on devrait donner aux plus capables.

« Ces moyens, je le répète, sont d’excellents palliatifs qui peuvent endormir la douleur, étuver les plaies du corps social ; mais n’espérez pas lui rendre la force et la santé, tant que chacun possédera solitairement et absolument son bien. Vous cautériserez un ulcère, et vous enflammerez tous les autres ; vous guérirez un malade, et vous tuerez un homme bien portant ; car, ce que vous ajoutez à l’avoir d’un individu, vous l’ôtez à celui de son voisin. »

Je dis alors à Raphaël :

— « Loin de partager vos convictions, je pense, au contraire, que le pays où l’on établirait la communauté des biens, serait le plus misérable de tous les pays. En effet, comment y fournir aux besoins de la consommation ? Tout le monde y fuira le travail, et se reposera du soin de son existence sur l’industrie d’autrui. Et quand même la misère talonnerait les paresseux, comme la loi n’y maintient pas inviolablement envers et contre tous la propriété de chacun, l’émeute gronderait sans cesse affamée et menaçante, et le massacre ensanglanterait votre république.

« Quelle barrière opposeriez-vous à l’anarchie ? Vos magistrats n’ont qu’une autorité nominale ; ils sont mis à nu, dépouillés de ce qui impose la crainte et le respect. Je ne conçois pas même de gouvernement possible chez ce peuple de niveleurs, repoussant toute espèce de supériorité.

— « Je ne m’étonne pas que vous pensiez ainsi, répliqua Raphaël. Votre imagination ne se forme aucune idée d’une république semblable, ou ne s’en forme qu’une idée fausse. Si vous aviez été en Utopie, si vous aviez assisté au spectacle de ses institutions et de ses mœurs, comme moi qui ai passé là cinq années de ma vie, et qui n’ai pu me décider à en sortir que pour révéler ce nouveau monde à l’ancien ; vous avoueriez que nulle autre part il n’existe de société parfaitement organisée. »

Pierre Gilles dit alors, s’adressant à Raphaël :

— « Vous ne me persuaderez jamais qu’il y ait dans ce nouveau monde des peuples mieux constitués que dans celui-ci. La nature ne produit pas chez nous des esprits d’une trempe inférieure. Nous avons en outre l’exemple d’une civilisation plus ancienne, et une foule de découvertes qu’un long temps a fait éclore soit pour les besoins, soit pour le luxe de la vie. Je ne parle pas des inventions enfantées par le hasard, et que le génie le plus subtil n’aurait pu imaginer.

— « La question d’antiquité, répondit Raphaël, vous la discuteriez plus savamment si vous aviez lu les histoires de ce nouveau monde. Or, d’après ces histoires, il y avait là-bas des villes avant qu’il y eût ici des hommes. Pour ce qui est des découvertes dues au génie ou au hasard, elles peuvent également surgir dans tous les continents. J’admets que nous ayons sur ces peuples la supériorité de l’intelligence ; en revanche, ils nous laissent bien loin derrière eux en activité et en industrie. Vous allez en avoir une preuve.

« Leurs annales témoignent qu’ils n’avaient jamais entendu parler de notre monde, avant notre arrivée ; seulement, il y a environ douze cents ans, un navire poussé par la tempête échoua devant l’île d’Utopie. Le flot jeta sur le rivage des Égyptiens et des Romains, qui ne voulurent plus quitter ce pays qu’avec la vie. Les Utopiens tirèrent de cet événement un parti immense ; à l’école des naufragés, ils apprirent tout ce que ceux-ci connaissaient des sciences et des arts répandus dans l’empire romain. Plus tard, ces premiers germes se développèrent, et le peu que les Utopiens avaient appris leur fit trouver le reste. Ainsi, un seul point de contact avec l’ancien monde leur en communiqua l’industrie et le génie.

« Il est possible qu’avant ce naufrage, le même sort ait amené quelques-uns des nôtres en Utopie ; mais le souvenir en est complétement effacé. Peut-être aussi la postérité oubliera-t-elle mon séjour dans cette île fortunée, séjour qui fut infiniment précieux pour les habitants, puisqu’ils s’approprièrent, par ce moyen, les plus belles inventions de l’Europe.

« Mais nous, que de siècles il nous faudra pour leur emprunter ce qu’il y a de parfait dans leurs institutions ! Voilà ce qui leur donne la supériorité du bien-être matériel et social, quoique nous les égalions en intelligence et en richesse ; c’est cette activité d’esprit qu’ils dirigent sans cesse vers la recherche, le perfectionnement et l’application des choses utiles.

— « Eh ! bien, dis-je à Raphaël, faites-nous la description de cette île merveilleuse. Ne supprimez aucun détail, je vous en supplie. Décrivez-nous les champs, les fleuves, les villes, les hommes, les mœurs, les institutions, les lois, tout ce que vous pensez que nous désirons savoir, et, croyez-moi, ce désir embrasse tout ce que nous ignorons.

— « Très volontiers, répondit Raphaël ; ces choses sont toujours présentes à ma mémoire ; mais le récit en demande un long temps.

— « Dans ce cas, lui dis-je, allons dîner d’abord ; nous prendrons, après, tout le temps nécessaire.

— « Je le veux bien, ajouta Raphaël. »

Alors nous entrâmes dans la maison pour dîner, et, après, nous revînmes au jardin nous asseoir sur le même banc. Je recommandai soigneusement aux domestiques d’éloigner les importuns, puis je joignis mes instances à celles de Pierre, afin que Raphaël nous tînt sa promesse. Lui, voyant notre curiosité avide et attentive, se recueillit un instant dans le silence et la méditation, et commença en ces termes.


NOTES.


Le passage suivant de Rapin Toyras explique la position du roi d’Angleterre vis-à-vis de l’archiduc Charles, prince des Espagnes, en 1515 :

« Henri avait deux ambassadeurs à Bruxelles, qui ne faisaient pas grands progrès. Il en avait usé fort cavalièrement avec le jeune archiduc Charles, prince des Espagnes, en donnant la princesse, sa fiancée, à Louis XII, sans lui avoir fait, sur ce sujet, la moindre civilité. Véritablement, Charles ne s’était pas rendu à Calais, le 5 mai de l’année précédente, comme il y était engagé par le traité de Lille. Mais on n’en pouvait pas inférer qu’il eût renoncé à son mariage, du moins avant qu’on lui eût fait demander s’il avait l’intention de l’accomplir. Henri craignit donc que ce prince, qui venait de prendre en main le gouvernement des Pays-Bas et de faire un traité avec la France, ne pensât à se venger de l’affront qui lui avait été fait. Aussi, ce fut en vue de le sonder et de prévenir les effets de son ressentiment, qu’il envoya deux ambassadeurs, qui avaient ordre de lui proposer le renouvellement de l’alliance conclue autrefois entre Henri VIII et Philippe I, leurs pères. Mais on laissa ces ambassadeurs se morfondre à Bruxelles, sans leur faire beaucoup d’honneur, et même sans leur donner aucune réponse pendant un assez long temps. »

Les deux ambassadeurs dont parle Rapin Toyras étaient Cuthbert Tunstall et William Knyght. Ces diplomates dirigeaient en même temps une autre ambassade, chargée de négocier un traité de commerce avec l’archiduc, et d’exiger l’exécution pleine et entière du traité précédemment conclu entre les rois Henri VII et Philippe I, en l’année 1506. On sait que, vers cette époque, le commerce de l’Angleterre avec les Pays-Bas, particulièrement le commerce des draps et des laines, avait reçu un développement considérable ; ce qui nécessitait souvent des conventions particulières entre les deux peuples, soit pour affranchir la marchandise d’une foule de prohibitions, de droits et d’entraves ; soit pour empêcher et punir les friponneries et les fraudes. Ces négociations commerciales se terminèrent ordinairement à l’avantage des Anglais, surtout celles du règne de Henri VII ; en outre, elles servaient à couvrir des négociations plus secrètes et plus importantes.

Voici, extraits de Rymer, les noms des membres composant la députation anglaise à Bruxelles :

Cuthbert Tunstall, William Knight, Richard Sampson, Thomas Spynell, Thomas Morus, John Clifford.

La députation flamande se composait de : Guillaume de Croy, seigneur de Chièvres ; Jean le Sauvage, chancelier ; Michel de Croy, Jean de Hallewyn, Georges de Thamasia, Philippe Ubhalant.

Le traité de paix et celui de commerce furent signés tous deux, à Bruxelles, par les plénipotentiaires anglais, le 24 janvier 1516.


Cuthbert Tunstall, élève et docteur de cette université d’Oxford qui fournit à l’Angleterre tant d’hommes d’état et d’écrivains illustres. Tunstall était mathématicien, théologien et jurisconsulte. Henri VIII, qui, au commencement de son règne, aimait à s’entourer d’hommes capables et instruits, lui confia les fonctions les plus honorables et les plus importantes. Il le nomma successivement secrétaire de son cabinet, chancelier de l’archevêché de Canturbery, ambassadeur en plusieurs occasions, évêque de Londres en 1522 ; évêque de Durham en 1530, président du gouvernement du nord d’Angleterre ; enfin il le mit au nombre de ses exécuteurs testamentaires en 1546. Alors que Tunstall présidait l’ambassade anglaise envoyée en Flandre en l’année 1515, il n’était encore que chancelier de l’archevêque de Canturbery, comme on voit par l’extrait suivant d’une lettre d’Érasme à Pierre Gilles :

« Adsunt Brugis duo totius Anglioe doctissimi, Cutbertus Tunstallus archiepiscopi Cantuariensis cancellarius, et Thomas Morus. » (Epist. Erasm. ad Pet. AEgidium). Cuthbert Tunstall n’eut pas le courage de son ami Thomas Morus dans les affaires de la réformation et du divorce de Henri VIII avec Catherine d’Espagne. Mais plus tard il se repentit, et, à l’âge de 84 ans, il mourut en prison pour sa foi, sous le règne d’Élisabeth, l’année 1559.

Tunstall a laissé plusieurs écrits, dont voici les titres :

De arte supputandi ; Commentarii in Apocalypsin ; Contra Tindallum ; de Laude matrimonii ; de Veritate corporis et sanguinis Christi in Eucharistiâ ; Liber elegantium sermonum ; Epistolæ ad Budœum et alios ; Prædestinationis contrà blasphematores.


Ce gouverneur de Bruges devait être Guillaume de Cray, seigneur de Chièvres, grand-maître et grand chambellan de l’archiduc Charles. Après avoir servi avec distinction dans les guerres d’Italie, sous les rois Charles VIII et Louis XII, le seigneur de Chièvres se retira dans le Hainaut, où il fit la plus brillante fortune. L’archiduc Philippe, en partant pour l’Espagne (1506), lui laissa l’éducation de son fils et le gouvernement de ses états dans les Pays-Bas. Depuis cette époque jusqu’à l’année 1521, Guillaume de Croy ne quitta plus l’archiduc Charles. Il réussit à lui assurer les couronnes de Castille et d’Aragon, et la succession de l’empire. Le jeune prince, dévoué à son gouverneur, en fit son premier ministre et son favori, et suivait ses conseils en toute chose. Ils allèrent ensemble en Espagne où Chièvres fut chargé, de la direction des affaires après la mort du cardinal Ximénès ; Chièvres avait toujours été haï de Henri VIII et de Ferdinand-le-Catholique, à cause de son origine française et de son éloignement à entrer, dans leurs projets contre la France ; il n’était pas moins détesté par les Espagnols, qui l’accusaient d’avoir dilapidé les trésors du cardinal Ximénès et les revenus de Castille et d’Aragon, pendant quatre années ; d’avoir vendu les charges et les bénéfices de ces deux monarchies. Le dernier acte de cet homme, d’état fut sa participation à la diète impériale de Worms, où Luther, interrogé par Ekius, défendit hardiment ses doctrines en présence de l’empereur et de tous les députés de l’empire. Peu de jours après son entrée dans Worms, Chièvres vit mourir, empoisonné à l’âge de vingt-trois ans, son neveu le cardinal de Croy, archevêque de Tolède. Lui-même mourut aussi empoisonné cinquante jours après.


Déjà le congrès avait tenu deux séances et ne pouvait convenir sur plusieurs articles.

La cause apparente ou réelle de ce dissentiment était le traité de commerce de 1506, conclu entre Henri VIII et Philippe I. Ce traité avait modifié les précédents d’une manière extrêmement favorable aux Anglais, sans compensation pour les Flamands ; il avait même ôté à ces derniers la liberté de pêche sur les côtes d’Angleterre. Aussi, les habitants des Pays-Bas le violaient en toute rencontre et lui avaient donné le surnom de Intercursus malus. Le résultat des négociations de 1515 fut une convention provisoire de cinq ans ; laquelle, sans détruire directement le traité de 1506, replaçait le commerce des deux nations sur les bases du grand traité de 1495, en stipulant, pour les Anglais, deux notables réductions de droits. Le traité de 1495 pouvait être regardé comme un code à peu près complet de commerce international. On l’avait appelé Intercursus magnus, à cause de son importance et de son étendue. Il contenait 38 articles, parmi lesquels on remarque celui qui établissait qu’un navire faisant naufrage sur les côtes de l’un des deux princes ne serait point confisqué, s’il y restait en vie un homme, un chien, un chat ou un coq.


Pierre Gilles.

Ce personnage serait demeuré complétement obscur sans les relations d’amitié qu’il eut avec Thomas Morus, Busleiden, Érasme et plusieurs autres écrivains célèbres de son temps. Il est cité comme poëte et théologien par quelques historiens flamands. Érasme l’appelle son hôte et son Pylade, et le loue d’avoir traduit en vers presque toutes les saintes Écritures. Il était greffier (graphiarius) de la ville d’Anvers, où il professa la théologie avec distinction. On a de lui l’épître de saint Paul aux Romains et les sept psaumes de la pénitence traduits en vers latins. Mirœus, dans sa Bibliothèque ecclésiastique, lui attribue les ouvrages suivants : 1o Threnodiam in funas Maximiliani Cæsaris I ; 2o Lexicon Græcum ; 3o Præceptiones ad principes ac magistratus instruendos. Valère-André le fait auteur d’un commentaire sous le titre : Commentarius in Ovidium de remedio amoris.


Guerre qui se termina par un affreux massacre des insurgés.

Il est ici question de la révolte de Cornouailles, arrivée en 1497 à l’occasion de la levée d’un subside considérable voté par le Parlement, pour la guerre d’Écosse. Les commissaires du roi Henri VII mirent tant d’inhumanité et de rigueur dans la perception du nouvel impôt, que le peuple de Cornouailles, moins traitable que celui des autres provinces, se souleva en masse, avec des cris de mort contre Réginald Bray et le cardinal Morton. Les insurgés, ayant à leur tête l’avocat Flammock et un maréchal-ferrant appelé Michel, marchent à Londres, à travers les provinces de Devonshire et de Somerset. À Wells, ils choisissent pour leur général le lord Audley, qui les conduit à Salisbury, puis à Winchester, et voulait les mener droit à Londres comme le bon sens l’indiquait. Mais l’avocat Flammock pensa qu’il valait mieux envahir la province de Kent, afin de recruter des mécontents. Son avis prévalut, et cette fausse démarche démoralisa et perdit l’insurrection. Cependant le lord Audley vint camper à Black-Heath, presqu’en vue de Londres. Henri VIII l’attendait avec des forces supérieures. La bataille (22 juin) fut sanglante ; les insurgés perdirent le tiers de leur monde ; le reste fut fait prisonnier. Audley fut décapité, couvert d’un habit de papier peint de ses armes renversées. Michel et Flammock furent traînés sur la claie, pendus et écartelés.


Le cardinal Morton.

Ce prélat eut un bonheur unique en ces temps de guerres civiles, celui de terminer, au faîte du pouvoir et des honneurs, une longue vie politique, passée sous quatre règnes de dynasties différentes. Ce n’était pas un grand caractère, mais un esprit flexible, intelligent et rusé. Sa réputation commença à l’université d’Oxford dont il était membre et l’un des plus savants professeurs. Henri VI l’admit dans son conseil privé ; Edouard IV, loin de l’exclure de ce poste, lui donna une plus haute marque de faveur en le nommant évêque d’Ély, et l’un de ses exécuteurs testamentaires. Morton était présent à ce fameux conseil de la Tour, où le duc de Glocester fit tuer ou emprisonner les conseillers fidèles à Edouard V, et usurpa violemment la couronne. On sait que ce jour-là lord Hastings fut décapité, et que l’évêque d’Ély fut arrêté avec lord Stanley et l’archevêque d’Yorck. Glocester, devenu Richard III, sur une requête de l’université d’Oxford, tira Morton de la prison de la Tour où il était renfermé, et le mit sous la garde du duc de Buckingham, qui fit conduire l’évêque à son château de Brecknock. Ce fut là que Buckingham, mécontent du roi Richard, conspira avec Morton pour mettre sur le trône le comte de Richemond, dernier rejeton de la famille de Lancastre. L’évêque, redoutant la découverte du complot, se sauva en Flandre ; quant à Buckingham, il fut trahi, livré et exécuté. Morton continua de conspirer en Flandre, d’où il rendit les plus importants services au comte de Richemond, depuis Henri VII, et qui alors était réfugié en Bretagne. Henri, dès qu’il fut roi, se ressouvint de l’évêque d’Ély, dont le caractère et le génie étaient d’ailleurs à sa convenance. Ce prince combla Morton de dignités et de richesses ; il le fit successivement archevêque de Canturbery, premier ministre, grand chancelier, et cardinal. Morton mourut en 1500, à l’âge de quatre-vingt-dix ans, et peu regretté des Anglais, qui le regardaient comme le complice de la tyrannie et des rapines du roi Henri VII.


Ce qui n’est pas moins funeste.

Le luxe des domestiques était alors porté si loin, qu’il avait éveillé la surveillance du gouvernement, et nécessité plusieurs lois répressives. Différents actes du parlement défendaient de donner des livrées à d’autres qu’aux domestiques ordinaires et actuellement servant. On conçoit quels désordres pouvaient survenir de cette population parasite, enlevée à l’agriculture et aux arts utiles, destinée à servir d’élément de trouble, dans les guerres civiles, et de protection armée contre les lois en temps de paix. Henri VII fut très sévère dans l’application des peines entraînées par les délits de ce genre ; ce qui du reste lui rapporta des sommes considérables. Le fait suivant prouve qu’il ne ménageait pas même ses meilleurs amis. Un jour, il alla visiter le comte d’Oxford, à la maison de campagne de ce dernier. Le comte, pour faire honneur à son royal visiteur, le reçut au milieu d’une longue haie de gens de livrée magnifiquement vêtus. En partant, le roi, qui avait appris de son hôte que ces nombreux valets étaient seulement loués et retenus pour les jours d’apparat et les occasions extraordinaires, lui dit brusquement : « Par ma foi, mylord, je vous remercie de votre bonne chère ; mais je ne souffrirai point que sous mes propres yeux on viole ainsi les lois. Mon procureur général vous parlera de ma part. »

Le comte d’Oxford ne se débarrassa du procureur général qu’au prix de quinze mille marcs.


Supposons que je sois ministre du roi de France.

Les lignes qui suivent résument très bien la politique de Louis XII, au commencement de 1514, et celle de François Ier, au commencement de 1515 ; à part l’amplification de Thomas Morus sur l’ambition de la cour de France, et sur la mauvaise foi de cette dernière dans ses alliances avec Venise, Venise avait rompu la première le traité de Blois de 1499, en négociant une trêve avec le roi des Romains, à l’insu de Louis XII, en favorisant le roi d’Aragon, dans son usurpation de la moitié du royaume de Naples. Si la ligue de Cambrai fut une grande faute politique, c’était du moins une représaille. Et puis, comment l’Angleterre pouvait-elle sérieusement reprocher au gouvernement français ses prétentions sur le duché de Milan et le royaume de Naples, lorsqu’elle venait de faire la guerre à la France (1512 et 1513), pour lui enlever la Guienne, la Normandie et la Picardie ?


Il est vrai que l’Écosse, amie de la France et séparée de l’Angleterre, était pour celle-ci une chaîne, une menace, et comme une armée d’invasion permanente. Henri VIII avait compris l’extrémité du péril, lorsque, guerroyant en France, il avait été attaqué en Angleterre par le roi Jacques, qui périt à Flodden-field. Après la mort de ce prince, Henri VIII espérait gouverner l’Écosse par la reine Marguerite, sa sœur, veuve du roi défunt ; mais Louis XII se hâta d’y envoyer Jean Stuart, duc d’Albany, cousin germain de Jacques IV, qui fut nommé par les états du royaume tuteur du jeune roi Jacques V. François Ier avait employé tout son crédit pour maintenir le duc d’Albany à la régence, malgré les intrigues de Henri VIII. Cela explique suffisamment les rancunes et les jalousies de ce dernier, et aussi le passage de l’Utopie relatif à l’alliance de la France et de l’Écosse. Du reste, il est évident que l’Angleterre, séparée de l’Écosse, ne pouvait entreprendre rien de grand, rien de sérieux au dehors, ni se créer un avenir. La politique et les intérêts des deux pays demandaient la réunion.


Il est ici question de Richard de la Pole, troisième fils de Jean de la Pole, duc de Suffolck, et d’Élisabeth d’York, sœur d’Edouard IV. Richard de la Pole pouvait jouer le rôle de prétendant ; c’était un instrument de guerre civile en Angleterre, à la disposition de François Ier, et qui, d’un moment à l’autre, pouvait rallumer les sanglantes querelles des maisons d’York et de Lancastre. On comprend que Henri VIII et ses ministres devaient voir avec inquiétude la protection et l’asile accordés par la France à ce seigneur, qui avait commandé six mille hommes au siége de Térouenne, et qui venait d’amener récemment à François Ier un renfort d’Allemands. Le cardinal Wolsey, dans un grand conseil d’état (1515), où fut décidée la rupture avec la France, argumenta, entre autres griefs, de l’appui donné par cette puissance à Richard de la Pole, qui était un transfuge et un traître. Richard avait eu deux frères, qui eurent, comme lui, une fin malheureuse. Le premier, Jean, comte de Lincoln, fut tué à la bataille de Stoke ; le second, Edmond, comte de Suffolck, fut livré à Henri VII en 1506, par Philippe, roi de Castille ; puis enfermé à la tour de Londres ; enfin décapité en 1513, par ordre de Henri VIII, au mépris de la parole royale que son père Henri VII avait donnée à Philippe Ier, de ne jamais faire mourir ce prisonnier.


Thomas Morus attribue au roi de France ce qui était clairement le fait du roi Henri VII ; mais on ne pouvait se méprendre à cette substitution de personne, commandée à l’écrivain par sa position particulière auprès du fils de ce dernier monarque. L’avarice de Henri VII était devenue proverbiale, et les moyens qu’il employait pour la satisfaire se retrouvent indiqués dans toutes les histoires contemporaines, aussi bien que dans l’Utopie de Thomas Morus. La passion de gagner de l’argent conduisit ce prince à l’oppression, dégrada son caractère qui ne manquait pas de supériorité, et ternit la gloire qu’il avait eue d’éteindre la guerre civile en Angleterre, d’affaiblir le système féodal, et de fonder un gouvernement stable et régulier. Il paraît étrange que le parlement n’ait fait aucune opposition à tant d’exactions tyranniques ; mais Henri VII avait rendu le parlement docile et muet par la corruption et la terreur. Cette assemblée poussa le servilisme jusqu’à choisir pour son orateur le ministre Dudley, l’homme le plus impopulaire, le plus exécré du peuple anglais. Henri VII sut exploiter habilement cette élection, et faire consentir la chambre des communes à de nouvelles rapines. Voici un extrait de l’histoire d’Angleterre par Rapin Thoiras, qui donne la mesure de la cupidité du père de Henri VIII.

« L’historien Bacon dit qu’il avait vu un compte d’Empson apostillé à chaque article, de la propre main du roi, où celui-ci se trouve entre plusieurs autres :

« Reçu de N… cinq marcs, pour lui procurer un pardon, à condition que s’il ne l’obtient pas, on lui rendra son argent, ou qu’on le satisfera d’une autre manière. L’apostille du roi était : il sera autrement satisfait. Il ne voulait pas se résoudre à restituer les cinq marcs ; on voit par là qu’il ne négligeait pas les petits profits. »



FIN DES NOTES.