L’Utopie (More, trad. Stouvenel)/Livre 2/Titre 5

La bibliothèque libre.
Traduction par Victor Stouvenel.
Paulin (p. 164-209).
◄  Titre 4
Titre 6  ►
Titre 5


DES VOYAGES DES UTOPIENS


« Lorsqu’un citoyen désire aller voir un ami qui demeure dans une autre ville, ou veut simplement se donner le plaisir d’un voyage, les syphograntes et les tranibores consentent volontiers à son départ, s’il n’y a pas d’empêchement valable.

« Les voyageurs se réunissent pour partir ensemble ; ils sont munis d’une lettre du prince qui certifie le congé et fixe le jour du retour. On leur fournit une voiture et un esclave qui soigne et conduit l’attelage. Mais d’habitude, à moins qu’ils n’aient des femmes avec eux, les voyageurs renvoient la voiture comme un embarras. Ils ne se pourvoient de rien pendant la route ; car rien ne peut leur manquer, attendu qu’ils sont partout chez eux.

« Si un voyageur passe plus d’un jour en quelque lieu, il y travaille de son état et reçoit le plus obligeant accueil des ouvriers de sa profession.

« Celui qui, de son propre mouvement, se permet de franchir les limites de sa province, est traité en criminel ; pris sans le congé du prince, il est ramené comme un déserteur et sévèrement puni. En cas de récidive, il perd la liberté.

« S’il prend envie à quelque citoyen de faire une excursion dans la campagne qui dépend de sa ville, il le peut avec le consentement de sa femme et de son père de famille. Mais il faut qu’il achète et paye sa nourriture en travaillant avant le dîner et le souper autant qu’on le fait dans les lieux où il s’arrête. Sous cette condition, tout individu a le droit de sortir de la ville et de parcourir le territoire adjacent, parce qu’il est aussi utile dehors que dedans.

« Vous voyez que, en Utopie, l’oisiveté et la paresse sont impossibles. On n’y voit ni tavernes, ni lieux de prostitution, ni occasions de débauche, ni repaires cachés, ni assemblées secrètes. Chacun, sans cesse exposé aux regards de tous, se trouve dans l’heureuse nécessité de travailler et de se reposer, suivant les lois et les coutumes du pays. L’abondance en toutes choses est le fruit de cette vie pure et active. Le bien-être se répand également sur tous les membres de cette admirable société ; la mendicité et la misère y sont des monstres inconnus.

« J’ai déjà dit que chaque ville d’Utopie envoyait trois députés au sénat d’Amaurote. Les premières séances du sénat sont consacrées à dresser la statistique économique des diverses parties de l’île. Dès qu’on a vérifié les points où il y a trop et les points où il n’y a pas assez, l’équilibre est rétabli en comblant les vides des cités malheureuses par la surabondance des cités plus favorisées. Cette compensation est gratuite. La ville qui donne ne reçoit rien en retour de la part de celle qu’elle oblige ; et réciproquement, elle reçoit gratuitement d’une autre ville à laquelle elle n’a rien donné.

« Ainsi la république utopienne tout entière est comme une seule et même famille.

« L’île est toujours approvisionnée pour deux ans, dans l’incertitude d’une bonne ou mauvaise récolte pour l’année suivante. On exporte à l’extérieur les denrées superflues, telles que blé, miel, laine, lin, bois, matières à teinture, peaux, cire, suif, animaux. La septième partie de ces marchandises est distribuée aux pauvres du pays où l’on exporte ; le reste est vendu à un prix modéré. Ce commerce fait entrer en Utopie, non seulement des objets de nécessité, le fer, par exemple, mais encore une masse considérable d’or et d’argent.

« Depuis le temps que les Utopiens pratiquent ce négoce, ils ont accumulé une quantité incroyable de richesses. C’est pourquoi il leur est indifférent aujourd’hui de vendre au comptant ou à terme. Ordinairement ils prennent des billets en payement ; mais ils ne se fient pas aux signatures individuelles. Ces billets doivent être revêtus des formes légales, et garantis sur la foi et le sceau de la ville qui les accepte. Le jour de l’échéance, la ville signataire exige le remboursement des particuliers débiteurs ; l’argent est déposé dans le Trésor public et on le fait valoir jusqu’à ce que les créanciers utopiens le réclament.

« Ceux-ci ne réclament presque jamais le payement de la dette entière ; ils croiraient commettre une injustice en ôtant à un autre une chose dont il a besoin, et qui leur est à eux inutile. Cependant il y a des cas où ils retirent toute la somme qui leur est due ; cela arrive quand ils veulent s’en servir pour prêter à une nation voisine, ou pour entreprendre une guerre. Dans ce dernier cas, ils ramassent toutes leurs richesses, pour s’en faire comme un rempart de métal, contre les dangers pressants et imprévus. Ces richesses sont destinées à engager et à solder copieusement des troupes étrangères ; car le gouvernement d’Utopie aime mieux exposer à la mort les étrangers que les citoyens. Il sait aussi que l’ennemi le plus acharné se vend quelquefois, si le prix de la vente est à la hauteur de son avarice  ; il sait qu’en général l’argent est le nerf de la guerre, soit pour acheter des trahisons, soit pour combattre à force ouverte.

« À ces fins, les Utopiens ont toujours à leur disposition d’immenses trésors  ; mais loin de les conserver avec une espèce de culte religieux, comme font les autres peuples, ils les emploient à des usages que j’ose à peine vous faire connaître. Je crains fort de vous trouver incrédules, car je vous avoue franchement que, si je n’avais pas vu la chose, je ne la croirais pas sur parole. Cela est très naturel ; plus les coutumes étrangères sont opposées aux nôtres, moins nous sommes disposés à y croire. Néanmoins, l’homme sage qui juge sainement, sachant que les Utopiens pensent et font tout le contraire des autres peuples, ne sera pas surpris qu’ils emploient l’or et l’argent tout différemment que nous.

« En Utopie, l’on ne se sert jamais d’espèces monnayées, dans les transactions mutuelles ; on les réserve pour les événements critiques dont la réalisation est possible, quoique très incertaine. L’or et l’argent n’ont pas, en ce pays, plus de valeur que celle que la nature leur a donnée ; l’on y estime ces deux métaux bien au-dessous du fer, aussi nécessaire à l’homme que l’eau et le feu. En effet, l’or et l’argent n’ont aucune vertu, aucun usage, aucune propriété, dont la privation soit un inconvénient naturel et véritable. C’est la folie humaine qui a mis tant de prix à leur rareté. La nature, cette excellente mère, les a enfouis à de grandes profondeurs, comme des productions inutiles et vaines, tandis qu’elle expose à découvert l’air, l’eau, la terre, et tout ce qu’il y a de bon et de réellement utile.

« Les Utopiens ne renferment pas leurs trésors dans des tours, ou dans d’autres lieux fortifiés et inaccessibles ; le vulgaire, par une folle malice, pourrait soupçonner le prince et le sénat de tromper le peuple, et de s’enrichir en pillant la fortune publique. L’on ne fabrique avec l’or et l’argent ni vases, ni ouvrages artistement travaillés. Car s’il fallait un jour les fondre, pour payer l’armée en cas de guerre, ceux qui auraient mis leur affection en leurs délices dans ces objets d’art et de luxe éprouveraient en les perdant une amère douleur.

« Afin d’obvier à ces inconvénients, les Utopiens ont imaginé un usage parfaitement en harmonie avec le reste de leurs institutions, mais en complet désaccord avec celles de notre continent, où l’or est adoré comme un dieu, recherché comme le souverain bien. Ils mangent et boivent dans de la vaisselle d’argile ou de verre, de forme élégante, mais de minime valeur ; l’or et l’argent sont destinés aux plus vils usages, soit dans les hôtels communs, soit dans les maisons particulières ; on en fait même des vases de nuit. L’on en forge aussi des chaînes et des entraves pour les esclaves, et des marques d’opprobre pour les condamnés qui ont commis des crimes infâmes. Ces derniers ont des anneaux d’or aux doigts et aux oreilles, un collier d’or au cou, un frein d’or à la tête.

« Ainsi tout concourt à tenir l’or et l’argent en ignominie. Chez les autres peuples, la perte de la fortune est une souffrance aussi cruelle qu’un déchirement d’entrailles ; mais quand on enlèverait à la nation utopienne toutes ses immenses richesses, personne ne semblerait avoir perdu un sou.

« Les Utopiens recueillent des perles sur le bord de la mer, des diamants et des pierres précieuses dans certains rochers. Sans aller à la recherche de ces objets rares, ils aiment à polir ceux que le hasard leur présente, afin d’en parer les petits enfants. Ces derniers sont d’abord tout fiers de porter ces ornements ; mais, à mesure qu’ils grandissent, ils s’aperçoivent bientôt que ces frivolités ne conviennent qu’aux enfants les plus jeunes. Alors ils n’attendent pas l’avertissement paternel ; ils se débarrassent de cette parure d’eux-mêmes et par amour-propre. C’est ainsi que chez nous les enfants, en grandissant, délaissent peu à peu boules et poupées.

« Ces institutions, si différentes de celles des autres peuples, gravent dans le cœur de l’Utopien des sentiments et des idées entièrement contraires aux nôtres. Je fus singulièrement frappé de cette différence à l’occasion d’une ambassade anémolienne.

« Les envoyés d’Anémolie vinrent à Amaurote pendant que j’y étais ; et comme ils devaient traiter d’affaires de haute importance, le sénat s’était réuni dans la capitale et les y attendait. Jusqu’alors, les ambassadeurs des nations limitrophes, qui étaient venus en Utopie, y avaient mené le train le plus simple et le plus modeste, parce que les mœurs utopiennes leur étaient parfaitement connues. Ils savaient que le luxe de la parure n’était là d’aucune valeur, que la soie y était méprisée, et l’or une chose infâme.

« Mais les Anémoliens, beaucoup plus éloignés de l’île, avaient eu fort peu de relations avec elle. Apprenant donc que les habitants y étaient vêtus d’une façon grossière et uniforme, ils se persuadèrent que cette extrême simplicité était causée par la misère. Et, plus vaniteux que sages, ils résolurent de se présenter avec une magnificence digne d’envoyés célestes, et de frapper les yeux de ces misérables insulaires par l’éclat d’un faste éblouissant.

« Les trois ministres, qui étaient de grands seigneurs en Anémolie, firent donc leur entrée suivis de cent personnes vêtues d’habits de soie de diverses couleurs. Les ambassadeurs eux-mêmes avaient un costume riche et somptueux ; ils portaient un habit de drap d’or, des colliers et des boucles d’oreilles en or, des anneaux d’or aux doigts, et des garnitures à leurs chapeaux étincelantes de pierreries. Enfin, ils étaient couverts de ce qui fait en Utopie le supplice de l’esclave, la marque honteuse de l’infamie, le jouet du petit enfant.

« C’était chose plaisante à voir que l’orgueilleuse satisfaction des ambassadeurs et des gens de leur suite, comparant le luxe de leur parure à la mise simple et négligée du peuple utopien répandu en foule sur leur passage. D’un autre côté, il n’était pas moins curieux d’observer, à l’attitude de la population, combien ces étrangers se trompaient dans leur attente, combien ils étaient loin d’exciter l’estime et les honneurs qu’ils s’étaient promis.

« À part un petit nombre d’Utopiens qui avaient voyagé à l’extérieur pour de graves motifs, tous les autres regardaient en pitié cet appareil somptueux ; ils saluaient les plus bas valets du cortège, les prenant pour les ambassadeurs, et laissaient passer les ambassadeurs sans y faire plus attention qu’à des valets ; car ils les voyaient chargés de chaînes d’or comme leurs esclaves.

« Les enfants, qui avaient déjà quitté les diamants et les perles, et qui les apercevaient aux chapeaux des ambassadeurs, poussaient leurs mères, en disant : — « Vois donc ce grand fripon qui porte encore des pierreries, comme s’il était tout petit. » Et les mères de répondre sérieusement : — « Taisez-vous, mon fils, c’est, je pense, un des bouffons de l’ambassade. »

« Plusieurs critiquaient la forme de ces chaînes d’or. — « Elles sont, disaient-ils, beaucoup trop minces, on pourrait les briser facilement ; de plus, elles ne sont pas serrées assez étroitement, l’esclave s’en débarrasserait s’il voulait, et il pourrait s’enfuir. »

« Deux jours après leur entrée dans Amaurote, les ambassadeurs comprirent que les Utopiens méprisaient l’or autant qu’on l’honorait dans leur pays. Ils eurent l’occasion de remarquer sur le corps d’un esclave plus d’or et d’argent que n’en portait toute leur escorte. Alors ils rabattirent de leur fierté, et, honteux de la mystification qu’ils avaient subie, ils dépouillèrent en hâte le faste qu’ils avaient si orgueilleusement déployé. Les relations plus intimes qu’ils lièrent en Utopie leur apprirent ensuite quels étaient les principes et les mœurs de ses habitants.

« Les Utopiens s’étonnent que des êtres raisonnables puissent se délecter de la lumière incertaine et douteuse d’une perle ou d’une pierre ; tandis que ces êtres peuvent jeter les yeux sur les astres et le soleil. Ils regardent comme fou celui qui se croit plus noble et plus estimable, parce qu’il est couvert d’une laine plus fine, laine coupée sur le dos d’un mouton, et que cet animal a portée le premier. Ils s’étonnent que l’or, inutile de sa nature, ait acquis une valeur factice tellement considérable, qu’il soit beaucoup plus estimé que l’homme ; quoique l’homme seul lui ait donné cette valeur, et le fasse servir à ses usages, suivant son caprice.

« Ils s’étonnent aussi qu’un riche, à intelligence de plomb, stupide comme la bûche, également sot et immoral, tienne sous sa dépendance une foule d’hommes sages et vertueux, parce que la fortune lui a abandonné quelques piles d’écus. Cependant, disent-ils, la fortune peut le trahir ; et la loi (qui aussi bien que la fortune précipite souvent du faîte dans la boue) peut lui arracher son argent et le faire passer aux mains du plus ignoble fripon de ses valets. Alors, ce même riche se trouvera très heureux de passer lui aussi, en compagnie de son argent et comme par-dessus le marché, au service de son ancien valet.

« Il est une autre folie que les Utopiens détestent encore plus, et qu’ils conçoivent à peine ; c’est la folie de ceux qui rendent des honneurs presque divins à un homme parce qu’il est riche, sans être néanmoins ni ses débiteurs ni ses obligés. Les insensés savent bien pourtant quelle est la sordide avarice de ces Crésus égoïstes  ; ils savent bien qu’ils n’auront jamais un sou de tous leurs trésors.

« Nos insulaires puisent de pareils sentiments, partie dans l’étude des lettres, partie dans l’éducation qu’ils reçoivent au sein d’une république dont les institutions sont formellement opposées à tous nos genres d’extravagance. Il est vrai qu’un fort petit nombre est affranchi des travaux matériels, et se livre exclusivement à la culture de l’esprit. Ce sont, comme je l’ai déjà dit, ceux qui, dès l’enfance, ont manifesté un naturel heureux, un génie pénétrant, une vocation scientifique. Mais on ne laisse pas pour cela de donner une éducation libérale à tous les enfants ; et la grande masse des citoyens, hommes et femmes, consacrent chaque jour leurs moments de liberté et de repos à des travaux intellectuels.

« Les Utopiens apprennent les sciences dans leur propre langue. Cette langue est riche, harmonieuse, fidèle interprète de la pensée ; elle est répandue, plus ou moins altérée, sur une vaste étendue du globe.

« Jamais avant notre arrivée les Utopiens n’avaient entendu parler de ces philosophes si fameux dans notre monde ; cependant, ils ont fait à peu près les mêmes découvertes que nous, en musique, dialectique, arithmétique et géométrie. S’ils égalent presque en tout nos anciens, ils sont bien inférieurs aux dialecticiens modernes ; car ils n’ont encore inventé aucune de ces règles subtiles de restriction, amplification, supposition, que l’on enseigne à la jeunesse dans les écoles de logique. Ils n’ont pas approfondi les idées secondes ; et, quant à l’homme en général ou universel, suivant le jargon métaphysique, ce colosse, le plus immense des géants, que l’on nous fait voir ici, personne en Utopie n’a pu l’apercevoir encore.

« En revanche, ils connaissent d’une manière précise le cours des astres et les mouvements des corps célestes. Ils ont imaginé des machines qui représentent avec une grande exactitude les mouvements et les positions respectives du soleil, de la lune et des astres visibles au-dessus de leur horizon. Quant aux haines et aux amitiés des planètes et à toutes les impostures de la divination par le ciel, ils n’y songent pas, même en rêve. Ils savent prédire, à des signes confirmés par une longue expérience, la pluie, le vent et les autres révolutions de l’air. Ils ne forment que des conjectures sur les causes de ces phénomènes, sur le flux et le reflux de la mer, sur la salaison de cet immense liquide, sur l’origine et la nature du ciel et du monde. Leurs systèmes coïncident en certains points avec ceux de nos anciens philosophes ; en d’autres points, ils s’en écartent ; mais dans les nouvelles théories qu’ils ont imaginées, il y a dissidence chez eux comme chez nous.

« En philosophie morale ils agitent les mêmes questions que nos docteurs. Ils cherchent dans l’âme de l’homme, dans son corps et dans les objets extérieurs, ce qui peut contribuer à sa félicité ; ils se demandent si le nom de Bien convient indifféremment à tous les éléments du bonheur matériel et intellectuel, ou seulement au développement des facultés de l’esprit. Ils dissertent sur la vertu et le plaisir ; mais la première et la principale de leurs controverses a pour objet de déterminer la condition unique, ou les conditions diverses du bonheur de l’homme.

« Peut-être les accuserez-vous d’incliner avec excès à l’épicurisme ; car, si la volupté n’est pas, suivant eux, l’unique élément du bonheur, elle en est un des plus essentiels. Et, chose singulière, ils invoquent, à l’appui de cette voluptueuse morale, la religion si grave et sévère, si triste et rigide. Ils ont pour principe de ne discuter jamais du bien et du mal, sans partir des axiomes de la religion et de la philosophie ; autrement ils craindraient de raisonner d’une manière incomplète, et d’édifier de fausses théories.

« Voici leur catéchisme religieux :

« L’âme est immortelle : Dieu qui est bon l’a créée pour être heureuse. — Après la mort, des récompenses couronnent la vertu, des supplices tourmentent le crime.

« Quoique ces dogmes appartiennent à la religion, les Utopiens pensent que la raison peut amener à les croire et à les consentir. Ils n’hésitent pas à déclarer qu’en l’absence de ces principes, il faudrait être stupide pour ne pas rechercher le plaisir par tous les moyens possibles, criminels ou légitimes. La vertu consisterait alors à choisir entre deux voluptés la plus délicieuse, la plus piquante ; et à fuir les plaisirs suivis de douleurs plus vives que la jouissance qu’ils auraient procurée.

« Mais pratiquer des vertus âpres et difficiles, renoncer aux douceurs de la vie, souffrir volontairement la douleur, et ne rien espérer après la mort, en récompense des mortifications de la terre, c’est aux yeux de nos insulaires le comble de la folie.

« Le bonheur, disent-ils, n’est pas dans toute espèce de volupté ; il est seulement dans les plaisirs bons et honnêtes. C’est vers ces plaisirs que tout, jusqu’à la vertu même, entraîne irrésistiblement notre nature ; ce sont eux qui constituent la félicité.

« Ils définissent la vertu : vivre selon la nature. Dieu, en créant l’homme, ne lui donna pas d’autre destinée.

« L’homme qui suit l’impulsion de la nature est celui qui obéit à la voix de la raison, dans ses haines et dans ses appétits. Or, la raison inspire d’abord à tous les mortels l’amour et l’adoration de la majesté divine, à laquelle nous devons et l’être et le bien-être. En second lieu, elle nous enseigne et nous excite à vivre gaiement et sans chagrin, et à procurer les mêmes avantages à nos semblables, qui sont nos frères.

« En effet, le plus morose et le plus fanatique zélateur de la vertu, l’ennemi le plus haineux du plaisir, en vous proposant d’imiter ses travaux, ses veilles, ses mortifications, vous ordonne aussi de soulager de tout votre pouvoir la misère et les incommodités d’autrui. Ce moraliste sévère comble d’éloges, au nom de l’humanité, l’homme qui console et qui sauve l’homme ; il croit donc que la vertu la plus noble et la plus humaine en quelque sorte consiste à adoucir les souffrances du prochain, à l’arracher au désespoir et à la tristesse, à lui rendre les joies de la vie, ou, en d’autres termes, à le faire participer à la volupté.

« Et pourquoi la nature ne porterait-elle pas chacun de nous à faire à soi le même bien qu’aux autres ? Car, de deux choses l’une : ou une existence agréable, c’est-à-dire la volupté, est un mal, ou elle est un bien. Si elle est un mal, non seulement l’on ne doit pas aider ses semblables à en jouir, mais encore on doit la leur enlever comme une chose dangereuse et criminelle. Si elle est un bien, l’on peut et l’on doit la procurer à soi comme aux autres. Pourquoi aurions-nous donc moins de compassion pour nous que pour autrui ? La nature qui nous inspire la charité pour nos frères, ne nous commande pas d’être cruels et sans pitié pour nous-mêmes.

« Voilà ce qui fait affirmer aux Utopiens qu’une vie honnêtement agréable, c’est-à-dire que la volupté est la fin de toutes nos actions ; que telle est la volonté de la nature, et qu’obéir à cette volonté, c’est être vertueux.

« La nature, disent-ils encore, invite tous les hommes à s’entraider mutuellement, et à partager en commun le joyeux festin de la vie. Ce précepte est juste et raisonnable, il n’y a pas d’individu tellement placé au-dessus du genre humain, que la Providence ne doive prendre soin que de lui seul. La nature a donné la même forme à tous ; elle les réchauffe tous de la même chaleur, elle les embrasse tous du même amour ; ce qu’elle réprouve, c’est qu’on augmente son bien-être, en aggravant le malheur d’autrui.

« C’est pourquoi les Utopiens pensent qu’il faut observer non seulement les conventions privées entre simples citoyens, mais encore les lois publiques qui règlent la répartition des commodités de la vie, en d’autres termes, qui distribuent la matière du plaisir, quand ces lois ont été promulguées justement par un bon prince, ou sanctionnées par le commun consentement d’un peuple, qui n’était ni opprimé par la tyrannie ni circonvenu par l’artifice.

« Chercher le bonheur sans violer les lois, est sagesse ; travailler au bien général, est religion ; fouler aux pieds la félicité d’autrui en courant après la sienne, est une action injuste.

« Au contraire, se priver de quelque jouissance, pour en faire part aux autres, c’est le signe d’un cœur noble et humain, qui, du reste, retrouve bien au-delà du plaisir dont il a fait le sacrifice. D’abord, cette bonne œuvre est récompensée par la réciprocité des services ; ensuite, le témoignage de la conscience, le souvenir et la reconnaissance de ceux qu’on a obligés, causent à l’âme plus de volupté que n’aurait pu en donner au corps l’objet dont on s’est privé. Enfin, l’homme qui a foi aux vérités religieuses doit être fermement persuadé que Dieu récompense la privation volontaire d’un plaisir éphémère et léger, par des joies ineffables et éternelles.

« Ainsi, en dernière analyse, les Utopiens ramènent toutes nos actions et même toutes nos vertus au plaisir, comme à notre fin.

« Ils appellent volupté tout état ou tout mouvement de l’âme et du corps, dans lesquels l’homme éprouve une délectation naturelle. Ce n’est pas sans raison qu’ils ajoutent le mot naturelle, car ce n’est pas seulement la sensualité, c’est aussi la raison qui nous attire vers les choses naturellement délectables ; et par là il faut entendre les biens que l’on peut rechercher sans injustice, les jouissances qui ne privent pas d’une jouissance plus vive, et qui ne traînent à leur suite aucun mal.

« Il y a des choses, en dehors de la nature, que les hommes, par une convention absurde, nomment des plaisirs (comme s’ils avaient le pouvoir de changer les essences aussi facilement que les mots). Ces choses, loin de contribuer au bonheur, sont autant d’obstacles pour y parvenir ; elles empêchent ceux qu’elles séduisent de jouir des satisfactions pures et vraies ; elles faussent l’esprit en le préoccupant de l’idée d’un plaisir imaginaire. Il y a, en effet, une foule de choses auxquelles la nature n’a attaché aucune douceur, auxquelles même elle a mêlé de l’amertume, et que les hommes regardent comme de hautes voluptés nécessaires, en quelque sorte, à la vie ; quoique la plupart soient essentiellement mauvaises, et ne stimulent que des passions mauvaises.

« Les Utopiens classent, dans ce genre de voluptés bâtardes, la vanité de ceux dont j’ai déjà parlé, qui se croient meilleurs, parce qu’ils ont un plus bel habit. La vanité de ces fats est doublement ridicule.

« Premièrement, ils estiment leur habit au-dessus de leur personne ; car, pour ce qui est de l’usage, en quoi, je vous prie, une laine plus fine l’emporte-t-elle sur une laine plus épaisse ? Cependant, les insensés, comme s’ils se distinguaient de la multitude par l’excellence de leur nature, et non par la folie de leur conduite, dressent fièrement la tête, s’imaginant valoir un grand prix. Ils exigent, en raison de la riche élégance de leur vêtement, des honneurs qu’ils n’oseraient espérer avec une mise simple et commune ; ils s’indignent quand on regarde leur toilette d’un œil indifférent.

« En second lieu, ces mêmes hommes ne sont pas moins stupides de se repaître d’honneurs sans réalité et sans fruit. Est-il naturel et vrai le plaisir que l’on ressent en face d’un flatteur qui se découvre la tête et plie humblement le genou ? Une génuflexion guérit-elle donc de la fièvre ou de la goutte ?

« Parmi ceux que séduit encore une fausse image du plaisir, sont les nobles, qui se complaisent avec orgueil et avec amour dans la pensée de leur noblesse. Et de quoi s’applaudissent-ils ? du hasard, qui les a fait naître d’une longue suite de riches aïeux, et surtout de riches propriétaires (car la noblesse d’aujourd’hui, c’est la fortune). Néanmoins, ces insensés, n’eussent-ils rien hérité de leurs pères, ou bien eussent-ils dévoré tout leur patrimoine, que malgré cela ils ne se croiraient pas moins nobles d’un cheveu.

« Les Utopiens rangent les amateurs de pierreries dans la catégorie des entichés de noblesse. Les hommes qui ont cette passion se croient de petits dieux, quand ils ont trouvé une pierre belle et rare, particulièrement estimée de leur temps et dans leur pays. Car la même pierre ne conserve pas toujours et partout la même valeur. L’amateur de joyaux les achète nus et sans or ; il pousse même la précaution jusqu’à exiger du vendeur une caution et aussi le serment que le diamant, le rubis, la topaze sont de bon aloi ; tant il craint qu’un faux brillant n’en impose à ses yeux ! Quel plaisir y a-t-il donc à regarder une pierre naturelle plutôt qu’une pierre artificielle, puisque l’œil n’en peut saisir la différence ? L’une ou l’autre n’a réellement pas plus de valeur pour un voyant que pour un aveugle.

« Que dire des avares qui entassent argent sur argent, non pour en user, mais pour se repaître de la contemplation d’une énorme quantité de métal ? Le plaisir de ces riches misérables n’est-il pas une pure chimère ? — Est-il plus heureux celui qui, par un travers plus stupide encore, enterre ses écus ? il ne voit pas même son trésor, et la peur de le perdre fait qu’il le perd en réalité. Car enfouir de l’or, n’est-ce pas le voler à soi-même et aux autres ? Cependant, l’avare est tranquille, il saute de joie quand il a enfoui bien avant ses richesses. Maintenant, supposons que quelqu’un s’empare de ce dépôt confié à la terre, et que notre Harpagon survive dix ans à sa ruine, sans le savoir ; je vous le demande, que lui importe, durant l’intervalle, d’avoir conservé ou perdu son trésor ? Enterré ou volé, il lui fait absolument le même usage.

« Les Utopiens regardent aussi comme imaginaires les plaisirs de la chasse et des jeux de hasard, jeux dont ils ne connaissent la folie que de nom, ne les ayant jamais pratiqués. Quel amusement pouvez-vous trouver, disent-ils, à jeter un dé sur un tablier ? et, en supposant qu’il y ait là une volupté, vous vous en êtes rassasiés tant de fois qu’elle doit être devenue pour vous ennuyeuse et fade.

« N’est-ce pas chose plus fatigante qu’agréable d’entendre japper et aboyer des chiens ? Est-il plus réjouissant de voir courir un chien après un lièvre, que de le voir courir après un chien ? Néanmoins, si c’est la course qui fait le plaisir, la course existe dans les deux cas. Mais n’est-ce pas plutôt l’espoir du meurtre, l’attente du carnage qui passionnent exclusivement pour la chasse ? Et comment ne pas ouvrir plutôt son âme à la pitié, comment n’avoir pas horreur de cette boucherie, où le chien fort, cruel et hardi, déchire le lièvre faible, peureux et fugitif ?

« C’est pourquoi nos insulaires défendent la chasse aux hommes libres, comme un exercice indigne d’eux ; ils ne la permettent qu’aux bouchers, qui sont tous esclaves. Et même, dans leur opinion, la chasse est la partie la plus vile de l’art de tuer les bêtes ; les autres parties de ce métier sont beaucoup plus honorées, parce qu’elles rapportent plus de profit, et qu’on n’y tue les animaux que par nécessité, tandis que le chasseur cherche dans le sang et le meurtre une stérile jouissance. Les Utopiens pensent en outre que cet amour de la mort, même de la mort des bêtes, est le penchant d’une âme déjà féroce, ou qui ne tardera pas à le devenir, à force de se repaître de ce plaisir barbare.

« Les Utopiens méprisent toutes ces joies, et beaucoup d’autres semblables en nombre presque infini, que le vulgaire envisage comme des biens suprêmes, mais dont la suavité apparente n’est pas dans la nature. Quand même ces plaisirs rempliraient les sens de la plus délicieuse ivresse (ce qui semble être l’effet naturel de la volupté), ils affirment qu’ils n’ont rien de commun avec la volupté véritable ; car, disent-ils, ce plaisir sensuel ne vient pas de la nature même de l’objet, il est le fruit d’habitudes dépravées qui font trouver doux ce qui est amer. C’est ainsi que les femmes grosses, dont le goût s’est corrompu, trouvent la poix et le suif plus doux que le miel. Cependant le jugement de l’individu, si corrompu soit-il par la maladie ou par l’habitude, ne peut pas plus changer la nature du plaisir qu’il ne lui appartient de transformer la nature des choses.

« Les Utopiens distinguent diverses sortes de vrais plaisirs : les uns se rapportent au corps, les autres à l’âme.

« Les plaisirs de l’âme sont dans le développement de l’intelligence, et les pures délices qui accompagnent la contemplation de la vérité. Nos insulaires y joignent aussi le témoignage d’une vie irréprochable, et l’espérance certaine d’une immortalité bienheureuse.

« Ils divisent en deux espèces les voluptés du corps :

« La première espèce comprend toutes les voluptés qui opèrent sur les sens une impression actuelle, manifeste, et dont la cause est le rétablissement des organes épuisés par la chaleur interne. Cette impression naît, d’une part, de l’action de boire et de manger qui rend les forces perdues ; d’autre part, des fonctions animales qui chassent du corps les matières dont il surabondait.

« Telles sont les sécrétions intestinales, le coït, et l’apaisement d’une démangeaison quelconque, en frottant ou grattant.

« Quelquefois le plaisir des sens ne provient pas des fonctions animales qui réparent les organes épuisés, ou les débarrassent d’une exubérance pénible ; il est l’effet d’une force intérieure et indéfinissable qui émeut, charme et attire ; tel est le plaisir qui naît de la musique.

« La seconde espèce de volupté sensuelle consiste dans l’équilibre stable et parfait de toutes les parties du corps, c’est-à-dire dans une santé exempte de malaise. En effet, l’homme que n’affecte pas la douleur éprouve en soi un certain sentiment de bien-être, quand même aucun objet extérieur n’ébranlerait agréablement ses organes. Il est vrai que cette sorte de volupté n’agite et n’étourdit pas les sens, comme, par exemple, les plaisirs de la table ; néanmoins, plusieurs la mettent au premier rang ; et presque tous les Utopiens déclarent qu’elle est la base et le fondement du vrai bonheur. Car, disent-ils, ce n’est qu’avec une santé parfaite que la condition de la vie humaine est rendue paisible et souhaitable ; sans la santé, il n’est plus de volupté possible ; sans elle, l’absence même de la douleur n’est pas un bien, c’est l’insensibilité du cadavre.

« Une vive querelle s’éleva autrefois, en Utopie, à ce sujet. Quelques-uns prétendaient qu’on ne devait pas compter au nombre des plaisirs une santé stable et tranquille, parce qu’elle ne fait pas percevoir une jouissance actuelle et distincte, ainsi que les sensations qui viennent du dehors. Mais aujourd’hui, tous, à une exception très minime, s’accordent à proclamer la santé comme une volupté essentielle. En effet, d’après eux, c’est la douleur qui, dans la maladie, est l’ennemie implacable du plaisir ; or, la maladie est également l’ennemie de la santé ; pourquoi donc n’y aurait-il pas plaisir dans la santé, de même qu’il y a douleur dans la maladie ? Il importe peu à la question que la maladie soit la douleur, ou que la douleur soit inhérente à la maladie, puisque les résultats sont entièrement semblables. Soit donc que l’on envisage la santé comme la volupté elle-même, ou bien comme la cause qui la produit nécessairement, ainsi que le feu produit nécessairement la chaleur, toujours est-il que, dans les deux cas, l’homme qui jouit d’une santé inaltérable doit éprouver un certain plaisir.

« Quand nous mangeons, disent les Utopiens, n’est-ce pas la santé qui, commençant à défaillir, combat contre la faim avec le secours des aliments ? Ceux-ci s’avancent, chassent devant eux ce cruel ennemi, et inspirent à l’homme cette joie qui accompagne le retour de sa vigueur normale. Mais la santé qui prenait tant de plaisir au combat ne se réjouirait-elle pas après la victoire ? Ce qu’elle cherchait dans la lutte, c’était sa force première ; et ce résultat obtenu, est-il possible qu’elle tombe dans un engourdissement stupide, sans connaître ni aimer son bonheur !

« Les Utopiens, en conséquence, rejettent pleinement l’opinion que l’homme bien portant n’a pas le sentiment de son état. Suivant eux, il faut être malade ou endormi pour ne pas sentir qu’on se porte bien ; il faut être de pierre ou frappé de léthargie pour ne pas se complaire dans une santé parfaite, pour ne pas y trouver du charme. Or, ce charme, cette complaisance, qu’est-ce autre chose que de la volupté ?

« Ils se livrent par-dessus tout aux plaisirs de l’esprit, qu’ils regardent comme les premiers et les plus essentiels de tous les plaisirs ; ils mettent au rang des plus purs et des plus souhaitables la pratique de la vertu et la conscience d’une vie sans souillures. Parmi les voluptés corporelles, ils donnent la préférence à la santé, car, dans leur opinion, si l’on doit rechercher la bonne chère et les autres jouissances de la vie animale, c’est uniquement en vue de la conservation de la santé, attendu que ces choses ne sont pas délectables par elles-mêmes, mais seulement parce qu’elles s’opposent à l’invasion secrète de la maladie.

« L’homme sage prévient le mal plutôt que d’employer les remèdes ; il évite la douleur plutôt que de recourir aux soulagements. D’après cela, les Utopiens usent de tous les plaisirs du corps dont la privation nécessiterait l’emploi de moyens curatifs. Mais ils ne mettent pas tout leur bonheur dans ces plaisirs ; autrement, le comble de la félicité humaine serait la faim et la soif en permanence, puisqu’il faudrait alors manger et boire sans désemparer. Certes, une pareille vie serait aussi misérable qu’ignoble.

« Les jouissances animales sont les plus viles, les moins pures, et toujours il y a une douleur qui les accompagne. La faim n’est-elle pas unie au plaisir de manger, et cela en parties bien inégales ? En effet, la sensation de la faim est la plus violente ; elle est aussi la plus durable, puisqu’elle naît avant le plaisir et ne meurt qu’avec lui.

« Les Utopiens, pénétrés de ces principes, pensent qu’on ne doit faire grand cas des voluptés charnelles qu’autant qu’elles sont nécessaires et utiles. Toutefois, ils s’y abandonnent joyeusement, et remercient la nature qui prend soin de l’homme avec la tendresse d’une mère, en mêlant des impressions si douces et suaves aux fonctions indispensables de la vie.

« Quel triste sort serait le nôtre, s’il nous fallait chasser, à force de poisons et de drogues amères, la faim et la soif de chaque jour, comme nous chassons les autres maladies qui nous assiègent de loin en loin !

« Ils entretiennent et cultivent volontiers la beauté, la vigueur, l’agilité du corps, ces dons les plus agréables et les plus heureux de la nature. Ils admettent aussi les plaisirs que l’on perçoit par la vue, l’ouïe et l’odorat, plaisirs que la nature a créés exclusivement pour l’homme, et qui font l’assaisonnement et le charme de la vie. Car la bête n’arrête pas son regard sur la magnificence de la création, sur l’ordre et l’arrangement de l’univers. Elle flaire l’odeur pour distinguer sa nourriture, mais elle ne savoure pas les délices des parfums ; elle ne connaît pas les rapports des sons, et n’apprécie ni la dissonance ni l’harmonie.

« Au reste, en toute sorte de satisfactions sensuelles, les Utopiens n’oublient jamais cette règle pratique : Fuir la volupté qui empêche de jouir d’une volupté plus grande ou qui est suivie de quelque douleur. Or, la douleur est, à leurs yeux, la suite inévitable de toute volupté déshonnête.

« Voici encore un de leurs principes :

« Mépriser la beauté du corps, affaiblir ses forces, convertir son agilité en engourdissement, épuiser son tempérament par le jeûne et l’abstinence, ruiner sa santé, en un mot, repousser toutes les faveurs de la nature, et cela pour se dévouer plus efficacement au bonheur de l’humanité, dans l’espoir que Dieu récompensera ces peines d’un jour par des extases d’éternelle joie, c’est faire acte de religion sublime. — Mais se crucifier la chair, se sacrifier pour un vain fantôme de vertu, ou pour s’habituer d’avance à des misères qui peut-être n’arriveront jamais, c’est faire acte de folie stupide, de lâche cruauté envers soi-même, et d’orgueilleuse ingratitude envers la nature ; c’est fouler aux pieds les bienfaits du Créateur, comme si l’on dédaignait de lui avoir quelque obligation.

« Telle est la théorie utopienne touchant la vertu et le plaisir. À moins qu’une révélation descendue du ciel n’inspire à l’homme quelque chose de plus saint, ils croient que la raison humaine ne peut rien imaginer de plus vrai.

« Cette morale est-elle bonne, est-elle mauvaise ? c’est ce que je ne discuterai pas ; je n’en ai pas le temps, et cela n’est pas nécessaire à mon but ; j’ai entrepris une histoire et non une apologie. Ce qui est certain pour moi, c’est que le peuple d’Utopie, grâce à ses institutions, est le premier de tous les peuples, et qu’il n’existe pas ailleurs de république plus heureuse.

« L’Utopien est preste et nerveux : sans être de petite taille, il est plus vigoureux qu’il ne le paraît extérieurement. L’île n’est pas d’une égale fertilité en tous lieux ; l’air n’y est pas partout également pur et salubre. Les habitants combattent par la tempérance les influences funestes de l’atmosphère ; ils corrigent le sol au moyen d’une excellente culture ; en sorte que nulle autre part on ne vit jamais de plus riche bétail, ni de plus abondantes récoltes. Nulle autre part la vie de l’homme n’est plus longue et les maladies moins nombreuses.

« Non seulement les citoyens agriculteurs exécutent avec une grande perfection les travaux qui fertilisent une terre naturellement ingrate  ; mais le peuple en masse est employé quelquefois à déraciner des forêts mal situées pour la commodité du transport, puis à en planter de nouvelles près de la mer, des fleuves ou des villes ; car, de tous les produits du sol, le bois est le plus difficile à transporter par terre.

« Le peuple utopien est spirituel, aimable, industrieux, aimant le loisir, et néanmoins patient au travail, quand le travail est nécessaire  ; sa passion favorite est l’exercice et le développement de l’esprit.

« Pendant notre séjour dans l’île, nous avions dit aux habitants quelques mots des lettres et des sciences de la Grèce. C’était chose vraiment curieuse à voir que l’empressement avec lequel ces bons insulaires nous suppliaient de leur interpréter les auteurs grecs  ; nous ne leur avions pas parlé des latins, pensant qu’ils n’estimeraient parmi ces derniers que les historiens et les poètes. Enfin il nous fallut céder à leurs prières ; et je vous l’avouerai, ce fut de notre part un acte de pure complaisance, dont nous n’espérions pas tirer grand fruit. Mais, après quelques leçons, nous eûmes lieu de nous féliciter du succès de notre entreprise, du zèle et des progrès de nos élèves. Nous étions émerveillés de leur facilité à copier la forme des lettres, de la netteté de leur prononciation, de la promptitude de leur mémoire, et de la fidélité de leurs traductions. Il est vrai que la plupart de ceux qui s’étaient livrés d’abord spontanément à cette étude avec une si belle ardeur, y furent obligés depuis par un décret du sénat ; ceux-là étaient les savants les plus distingués de la classe des lettrés, et des hommes d’un âge mûr. Aussi, en moins de trois ans, il n’y avait rien dans les ouvrages des bons auteurs qu’ils ne comprissent parfaitement à la lecture, à part les difficultés provenant des erreurs typographiques.

« M’est avis que cette grande facilité avec laquelle ils apprirent le grec prouve que cette langue ne leur était pas tout à fait étrangère. Je les crois Grecs d’origine ; et quoique leur idiome se rapproche beaucoup du persan, l’on trouve dans les noms de leurs villes et de leurs magistratures quelques traces de la langue grecque.

« Lors de mon quatrième voyage en Utopie, au lieu de marchandises, j’avais embarqué une assez jolie pacotille de livres, bien résolu que j’étais de revenir en Europe le plus tard possible. En quittant les Utopiens, je leur laissai ma bibliothèque ; ils eurent ainsi de moi presque toutes les œuvres de Platon, un grand nombre de celles d’Aristote, et le livre de Théophraste, Sur les Plantes, livre déchiré en plusieurs endroits, ce que je regrette infiniment. Pendant la traversée, je l’avais laissé à l’abandon ; malheureusement un singe le trouva, et le drôle prit plaisir à en arracher çà et là les feuillets. De tous les grammairiens, je ne pus donner à nos insulaires que le seul Lascaris, car je n’avais pas apporté Théodore ; en fait de dictionnaire, ils ont Hésichius et Dioscoride.

« Plutarque est leur auteur favori ; l’enjouement et les grâces de Lucien les enchantent. Parmi les poètes, ils possèdent Aristophane, Homère, Euripide et le Sophocle d’Aldus en petits caractères. En fait d’historiens, je leur laissai Thucydide, Hérodote et Hérodien.

« En médecine, ils ont quelques ouvrages d’Hippocrate, et le Microtechne de Galien, que mon compagnon de voyage, Tricius Apinas, avait apportés avec lui. Ces deux derniers livres sont chez eux en grande estime ; car, s’il n’y a pas de pays où la médecine soit moins nécessaire qu’en Utopie, il n’y en a pas où elle soit plus honorée. Les Utopiens la mettent au rang des parties les plus utiles et les plus nobles de la philosophie naturelle. Le médecin, disent-ils, qui s’applique à pénétrer les mystères de la vie, non seulement puise dans cette étude d’admirables jouissances, mais encore il se rend agréable au divin ouvrier, auteur de la vie. Dans les idées utopiennes, le Créateur, ainsi que les ouvriers de la terre, expose sa machine du monde aux regards de l’homme, seul être capable de comprendre cette belle immensité. Dieu voit avec amour celui qui admire ce grand œuvre, et cherche à en découvrir les ressorts et les lois ; il regarde avec pitié celui qui demeure froid et stupide à ce merveilleux spectacle, comme une bête sans âme.

« On concevra maintenant que les Utopiens, dont l’esprit est cultivé sans cesse par l’étude des sciences et des lettres, soient doués d’une aptitude remarquable pour les arts et les inventions utiles au bien-être de la vie. Ils nous doivent l’imprimerie et la fabrication du papier ; mais en cela leur génie leur servit autant que nos leçons, car nous ne connaissions bien à fond aucun de ces deux arts. Nous ne fîmes donc que leur montrer les impressions d’Aldus, leur parlant en termes vagues de la matière employée à la fabrication du papier, et des procédés de l’imprimerie. Bientôt ils devinèrent ce que nous leur avions seulement indiqué. Avant, ils écrivaient sur des peaux, des écorces, des feuilles de papyrus ; ils essayèrent bien vite de faire du papier et d’imprimer. Ces premières tentatives furent stériles, mais, à force d’expériences mille fois répétées, ils parvinrent à obtenir un succès complet ; et, s’ils avaient en main tous les manuscrits grecs, ils pourraient en tirer de nombreuses éditions. Ils ne possèdent aujourd’hui d’autres livres que ceux que je leur ai laissés ; mais ces livres, ils les ont déjà multipliés par milliers d’exemplaires.

« L’étranger qui aborde en Utopie y est parfaitement reçu, s’il se recommande par un mérite réel, ou si de longs voyages lui donnent une science exacte des hommes et des choses. C’est à ce dernier titre que nous devons d’avoir été les bienvenus dans ce pays, où l’on est excessivement curieux de savoir ce qui se passe au-dehors. Le commerce y attire peu de monde  ; car, à l’exception du fer, que porter en Utopie ? de l’or et de l’argent ? mais on serait certainement obligé de remporter l’un et l’autre. Quant au commerce d’exportation, les Utopiens le font eux-mêmes ; et en cela ils ont en vue deux objets : d’abord, se tenir au courant de tout ce qui se passe à l’extérieur ; puis, entretenir et perfectionner leur navigation.