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L’affaire Demers/14

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Imprimerie Pigeon (coll. Erreur judiciaire) (p. 58-59).

XIII

Pendant que les jurés délibéraient, le juge s’était retiré dans sa chambre privée, et il agitait mollement ses idées épaissies par les longues heures d’audience, dans une des berceuses confortables que la maison Philippe Vallière, de Québec, construit spécialement pour la magistrature assise.

La salle d’audience avait momentanément perdu sa solennité et ressemblait à la salle d’entrée du St Laurent Hall. Chacun pérorait véhémentement. Les uns soutenaient que l’accusé ne pouvait être déclaré coupable, les autres n’admettaient pas qu’il ne fût point pendu à brève échéance.

Des paris s’engageaient et un tumulte confus régnait dans la salle.

Le caporal Frissonnette allait des avocats aux journalistes, des journalistes aux dames, des dames aux hôteliers qui étaient dans l’assistance, puis il revenait aux avocats, pour recommencer sa petite tournée. Il faisait la roue comme un dindon, parlait haut, soufflait, débitait des inepties « à la brasse » et s’imaginait : candidement qu’il était un objet d’admiration.

Maître Hikse, qui avait eu le bon esprit de rire de sa déconvenue, formait le centre d’un groupe d’avocats et de journalistes qui lui lançaient des brocards qu’il savait spirituellement retourner. Sur un mot plus piquant que les autres, tout le groupe battit des mains.

A ce moment une vilaine mouche piqua le caporal Frissonnette. Avisant un citoyen qui imitait ses voisins en applaudissant, il l’interpella grossièrement et cria à la cantonade : « Est-ce que c’est les Québecquois qui vont faire la loi icite, à c’t’heure ? » Puis il menaça le québecquois de le jeter dehors.

Par malheur pour le caporal, ce québecquois-là était un journaliste qui n’avait pas la plume dans sa poche. Il servit le lendemain, dans l'Aventure, un petit plat pimenté qui fit faire une laide grimace au Frissonnette et qui fit rire tout le barreau.

XIV


Les jurés sont à leurs bancs, le juge à son fauteuil, l’accusé à la barre.

Un silence solennel règne dans le prétoire. L’heure imposante, l’heure fatale va sonner.

César Demers est un peu pâle, mais nulle défaillance ne peut se constater chez lui. Il promène un regard assuré sur l’assistance et l’on ne croirait jamais qu’il est si intéressé au procès.

Le greffier se leva, et, s’adressant aux jurés, il leur demanda s’ils étaient d’accord et en état de rendre un verdict. Chacun des jurés répondit à son tour.

Ces messieurs étaient prêts.

Un frisson passa dans la salle lorsque le président du jury se dressa. Le pauvre M. Liber était livide et ce fut avec peine qu’il put articuler le fatidique : Coupable, qui devait envoyer Demers à la mort.

L’accusé ne trahit pas la moindre émotion ; pas un muscle de son visage n’eût la moindre contraction. Il se borna à hausser les épaules dans un geste de dédain, presque de dégoût.

Le juge prit alors la parole.

— Étant donné, dit-il, les éléments du procès, la promptitude de décision du jury, la manifestation évidente de la conscience publique, dont je suis en mesure d’apprécier la signification, je me crois autorisé de déroger à la règle en prononçant la sentence immédiatement.

Le juge laissa tomber ces mots avec une lenteur cal