L’américanisme/01

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CHAPITRE PREMIER


POURQUOI CE LIVRE ?


Parmi tous les sujets d’inquiétude qu’offre à l’observateur l’état actuel du monde, le moindre n’est pas celui que nous présente l’Amérique du Nord. Elle venait à peine de naître, que déjà elle inspirait des défiances à J. de Maistre, le Voyant de ce siècle. Elle les justifie.

Ce qui la caractérise, c’est l’audace. Elle a manifesté d’abord cette audace dans les entreprises industrielles et commerciales qui, dans leurs excès, détournent le regard de l’homme de ses fins dernières, et lui font envisager la jouissance et la richesse, qui en est le moyen, comme l’objet suprême de ses désirs et de son activité. Elle vient de la montrer dans les rapports internationaux, foulant aux pieds toutes les lois de la civilisation chrétienne pour s’emparer des possessions qu’elle convoitait.

Porterait-elle cette audace dans les choses de la religion ?

Déjà, en 1869, M. l’abbé Gay, depuis sacré évêque, disait à Rome même : « Le Saint-Siège ne saurait trop surveiller l’Amérique du Nord ; il s’y prépare de singulières choses[1]. » Ces choses singulières, alors en germe, seraient-elles sur le point d’éclore ?

On parle d’un Catholicisme américain. C’est le titre qu’un Français américaniste — ce barbarisme est reçu — a donné à un article-programme dans la Revue française d’Edimbourg, en septembre 1897. Le mot a été adopté, et il fait son chemin.

Un Catholicisme américain !

Le catholicisme n’est ni américain, ni français, ni italien : il est universel, il s’étend à tous les temps, à tous les lieux, toujours et partout semblable à lui-même. S’il existait vraiment un catholicisme américain, ce serait un christianisme qui ne serait plus le catholicisme, puisqu’il prendrait une spécification qui le séparerait de la grande unité religieuse : hérésie, si la spécification est doctrinale ; schisme, si elle l’arrache à l’autorité de celui à qui Jésus-Christ a dit : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église. — Pais mes agneaux, pais mes brebis. »

Grâces à Dieu, la dénomination « Catholicisme américain » n’est l’étiquette ni d’un schisme ni d’une hérésie. Elle n’a pourtant été créée et lancée dans le monde que parce que, dans la pensée de ses auteurs, venait de naître une chose nouvelle qu’il fallait bien caractériser par un nom approprié.

Cette chose nouvelle, c’est un ensemble de tendances doctrinales et pratiques qui ont leur foyer en Amérique, et qui de là se répandent dans le monde chrétien et particulièrement chez nous.

Depuis sept ans, depuis le passage de Mgr Ireland à Paris en 1892, une propagande des plus actives est faite sous toutes les formes, en France, en faveur des choses comprises sous le nom d’Américanisme, Les personnes les moins attentives au mouvement des idées, peuvent avoir remarqué la défaveur jetée sur les anciennes méthodes d’apostolat, sur les œuvres et les institutions créées par le zèle de ceux qui ont essayé de relever les ruines faites par la Révolution ; et d’autre part, la propagande active et bruyante d’idées téméraires de méthodes hasardées, d’institutions suspectes.

Tout cela émane d’une école qui a ses maîtres et ses disciples, d’ardents et de bruyants propagateurs.

Cette école ne prétend à rien moins qu’à prendre la direction du clergé en France et ailleurs ; elle offre même de se charger de sa formation.

Cette prétention a été mise en pleine lumière lors de la publication de la Vie du P. Hecker. Dans la préface de ce livre, M. l’abbé Klein dit : « Le P. Hecker a tracé et réalisé en lui l’idéal du prêtre pour l’avenir nouveau de l’Église… Il a établi les principes intimes de la formation sacerdotale pour les temps qui commencent. »

Et Mgr Ireland, dans l’Introduction de ce même livre, présente le P. Hecker comme « l’ornement et le joyau du clergé américain, comme le type qu’il faudrait voir se reproduire le plus possible parmi nous. »

Les Américanistes espèrent que la formation du clergé, selon ce type, « conduira l’Église à des succès qu’elle n’a jamais connus. » Comment cela ? Le P. Hecker nous le dit : « On fera appel à des hommes possédant cette nouvelle synthèse de vérité qui permet de résoudre les problèmes, d’éliminer les antagonismes, de se rencontrer avec les besoins de notre époque ; à des hommes qui sauront prendre toutes les aspirations du génie moderne en fait de science, de mouvement social, de politique, de spiritisme[2], de religion, et les transformer toutes en moyens de défense et d’universel triomphe pour l’Église. » (Vie, p. 398.)

Déjà le « catholicisme américain » a été étudié en divers ouvrages qui ont attiré la plus sérieuse attention de NN. SS. les Évêques et de Rome même. Il suffit de signaler le livre de M. l’abbé Maignen : Le P. Hecker est-il un saint ? Études sur l’Américanisme ; et celui du R. P. Delattre, S. J. : Un catholicisme américain. Celui-ci s’attache particulièrement à la critique des vues toutes spéciales du P. Hecker sur les vœux de religion ; celui-là considère l’Américanisme sous tous les aspects que présente la Vie du Père Hecker, éditée par M. l’abbé Klein ; il en montre et en réfute avec vigueur toutes les erreurs.

Nous avions lu la Vie du P. Hecker, dès son apparition, avec l’empressement que donnent le désir et l’espoir d’y trouver une lumière, celle que l’on nous annonçait. À toutes les heures critiques de l’histoire de l’Église, Dieu a toujours suscité des saints pour montrer aux hommes de bonne volonté la voie qu’ils doivent suivre pour coopérer à ses desseins. Le P. Hecker, disaient des réclames que nous aurions pu trouver trop tapageuses pour être jugées dignes de toute confiance, était le saint suscité de nos jours pour guider les âmes, le clergé, l’Église elle-même, dans les obscurités d’un avenir tout nouveau. Notre déception fut grande. Une lecture rapide ne nous avait cependant laissé que des vues assez confuses sur l’opposition que nous avions sentie, de la première à la dernière page de ce livre, entre l’esprit du héros et des panégyristes, et l’esprit de la Sainte Église. L’ouvrage de M. l’abbé Maignen vint préciser ce qui n’avait été qu’entrevu, mettre en évidence les erreurs de l’Américanisme et en montrer la dangereuse séduction.

C’est alors qu’un désir que nous devions considérer comme un ordre, vint nous engager à prémunir le diocèse de Cambrai contre cette séduction par des articles qui seraient publiés dans la Semaine Religieuse, Nous le fîmes d’autant plus volontiers qu’une étude précédente nous permettait de considérer l’Américanisme à un point de vue tout particulier : dans ses rapports avec les espérances et les projets des juifs et plus généralement avec les tendances antichrétiennes des lois, des gouvernements et de cette partie « de la société qui prétend au monopole de l’intellectualité. C’est ce que marque la seconde partie du titre : la conjuration antichrétienne[3].

Les articles de la Semaine Religieuse furent remarqués hors du diocèse de Cambrai, en France, en Allemagne, en Amérique, à Rome même ; et de divers côtés nous fut exprimé le désir de les voir réunis en brochure.

Daigne Notre-Dame de la Treille, l’Auguste Patronne de Lille, bénir l’œuvre bien modeste de son humble chapelain.

Au XVIe et au XVIIe siècle, par des miracles qu’a reconnus l’autorité ecclésiastique, Elle porta, pour ainsi dire, aux extrêmes limites de notre contrée, le treillis qui l’entoure pour en faire une barrière contre l’hérésie des Gueux ; puis la même protection nous fut accordée par la divine Mère, usant des mêmes moyens, contre le Jansénisme, favorisé par l’évêque de Tournai, Gilbert de Choiseul, qui alors avait la ville de Lille sous sa juridiction. Qu’elle préserve la France, qu’elle préserve l’Église des tendances doctrinales et aussi des tendances pratiques qui ont pris le nom d’Américanisme ; et bien que nous n’ayons ni la volonté ni le pouvoir de prendre ici le mot hérésie dans la rigueur de sa signification, qu’elle nous permette de lui demander de vouloir bien justifier une fois encore le cri de reconnaissance que tous les siècles ont élevé vers Elle :

Gaude, Maria Virgo, cunctas hæreses sola interemisti in universo mundo !

Avant d’entrer en matière, nous devons faire quelques observations :

1° Le catholicisme, dont il va être parlé, est ici intitulé : Un catholicisme américain, et non point Le catholicismze américain. C’est qu’en effet on ne peut point dire que ce catholicisme soit le catholicisme de l’Église d’Amérique. Beaucoup d’évêques et de prêtres américains ont protesté contre l’Américanisme, et l’Américanisme compte malheureusement des partisans ailleurs qu’en Amérique[4].

Le R. P. Martin disait dernièrement dans les Études : « Il n’y a pas bien longtemps, nous avons entendu nous-même des évêques d’Amérique, très patriotes, mais aussi très catholiques, désavouer de la façon la plus absolue les tendances, les idées et les agissements d’une école qui vise, disaient-ils, à faire prédominer les vues d’un petit nombre, à l’encontre de la très grande majorité des évêques, dans les questions d’enseignement et de conduite. »

L’un de ces évêques, Mgr Mac Quaid, évêque de Rochester, a cru devoir un jour, pour prémunir son troupeau, monter dans la chaire de sa cathédrale, revêtu des ornements pontificaux et la crosse en main, pour lire une déclaration d’une singulière énergie contre les agissements de l’un de ses collègues, le plus ardent propagateur de l’Américanisme.

M. Arthur Preuss, directeur de The Review, journal catholique très répandu en Amérique, écrivait, dans le même sens, à M. l’abbé Maignen :

« Permettez- moi de vous remercier, au nom des milliers de prêtres et de laïques américains qui abominent « l’Américanisme », parce que c’est une doctrine fausse et dangereuse. »

Ils essaient donc de tromper, ceux qui veulent solidariser les Américanistes avec l’Église des États-Unis[5]. On conçoit l’intérêt qu’ils ont à accréditer cette erreur.

2° Nous serons amené, et déjà nous l’avons été, à prononcer quelques noms[6]. Il est impossible de se soustraire complètement à cette nécessité dans une étude de ce genre ; nous l’écarterons toutes les fois que la chose sera possible.

De même nous devrons rappeler des faits qui montrent que l’Américanisme, et ses tendances, et ses doctrines, et ses dangers de perversion, ne sont point aussi éloignés de nous qu’on aimerait à le penser. S’il importe de voir le péril lorsqu’il est encore loin, c’est un devoir impérieux de le montrer s’il a déjà pris pied chez nous.

Ce danger n’est point imaginaire.

Le Docteur Brownson, protestant converti au catholicisme en même temps que le P. Hecker, cité dans la Review de Saint-Louis (Missouri) du 23 décembre 1897, a dit :

« Je dois moi-même confesser à ma honte et à mon grand chagrin que, pendant trois ou quatre ans, j’ai écouté avec trop de respect ces catholiques libéraux et libéralisants, soit ici, soit à l’étranger, et que j’ai essayé d’encourager leur tendance aussi loin que je le pouvais faire sans me départir absolument de la foi et de la morale catholiques. »

Mais je ne fus pas longtemps, par la grâce de Dieu, à découvrir que la tendance que j’encourageais, si elle était suivie jusque au bout, me conduirait hors de l’Église ; et aussitôt que cela devint clair pour moi, je n’hésitai pas à l’abandonner et à supporter de mon mieux l’humiliation d’avoir cédé à une influence dangereuse et anticatholique. »

3o  Un digne évêque, zélé à maintenir dans le clergé l’esprit ecclésiastique et les saines doctrines, Mgr l’évêque d’Annecy, écrivait dernièrement :

« Les hommes, laïcs ou prêtres, qui se sont donné la fonction de fournir au clergé un esprit nouveau pour des temps nouveaux, ne se proposent, disent-ils, que de procurer l’accomplissement des volontés les plus hautes[7]. Ils se couvrent des plus honorables pavillons, usurpant une garantie dans la mise en saillie des personnalités les plus justement réputées, vénérées ; ils travaillent en sûreté à la dépossession de l’autorité établie par Dieu dans son Église et qui est la vie même de l’Église. »

Puis, pour montrer d’une manière saisissante où cela peut conduire. Sa Grandeur engageait à méditer sur ce qui s’est passé à la fin du siècle dernier.

« En 1789, ceux-là seuls parvenaient à se faire écouter qui, rejetant toutes pensées de réformes, d’améliorations graduelles, exigeaient une refonte universelle et complète ; tout détruire, bâtir à neuf et sur de nouveaux fondements : c’était le cri de toute cette génération. Les jeunes entraînèrent les anciens, et, pour ne parler que du clergé tant régulier que séculier, combien de ses membres « donnèrent dans la Révolution » sans le vouloir, sans le savoir ! Ils devinèrent, puis ils comprirent où on les menait, lorsqu’il était devenu impossible de s’arrêter. Ils avaient cru sauver l’Église de France en l’associant au mouvement d’une prétendue rénovation générale : cruellement trompés, ils n’avaient fait que la compromettre ; ils avaient scandalisé ; ils avaient mis en péril leur propre salut. Tous ces phénomènes reparaissent et se déroulent rapidement depuis trois années surtout. »

Plaise à Dieu que l’on n’ait plus à déplorer le même malheur ! C’est pour l’écarter, autant qu’il est en nous, que nous avons écrit ces pages.



  1. Cité dans la Semaine d’Annecy, en juin 1895.
  2. Ainsi le spiritisme lui-même serait appelé à défendre l’Église et à procurer son universel triomphe !!
  3. Il y a une autre conjuration antichrétienne qui travaille par les révolutions et les guerres à affaiblir, à anéantir, s’il était possible, les nations catholiques, pour donner l’hégémonie aux nations protestantes. Et il semble bien que les conspirateurs veulent se servir à cette fin de l’Amérique comme de l’Allemagne et de l’Angleterre. Mais cette question est étrangère au but de ce livre.
  4. Voir aux DOCUMENTS, N. I.
  5. Une brochure anonyme, mais dont on connaît l’auteur, intitulée : Une campagne contre l’Église d’Amérique a été répandue à profusion dans le clergé.
  6. Voir aux DOCUMENTS, N. II.
  7. Voir aux Documents, N. III.