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L’amazone (Verhaeren)

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Les Forces tumultueusesSociété du Mercure de France (p. 67-72).
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L’AMAZONE


Dans le chemin sonore et lumineux du val,
Le torse érigé droit vers la menace ;
— Vertige ! — l’amazone passe ;
Et tour à tour les bonds de son cheval,
S’ouvrant ou se fermant, ramassent
Ou rejettent loin d’eux l’espace.
L’arc, la flèche, l’épieu,
N’importe quoi hérisse et fait sonner sa course ;
L’eau des étangs et les mares des sources
La voient passer, comme un faisceau d’éclairs :
Nœud de muscles, grappes de nerfs,
Galops, crinière, écume et lance au clair.


Des oiselets, pareils à des joyaux,
Volent de hêtre en chêne, et de chêne en bouleau ;
Les troncs luisent, ainsi que des écailles ;
Mille sèves, au ras du sol, travaillent ;
L’ombre est légère et le chemin vermeil
Et les buissons des fleurs et des ramures,
Autant que la guerrière et son armure
Semblent dressés, soudain, en gerbes de soleil.

Elle est joyeuse et tout son être
Vit de courage et rayonne de foi.

L’homme qui fut, depuis mille et mille ans, le maître
Et l’empereur du monde a laissé choir
Sa force et son pouvoir,
Un soir,
Et de ses mains belles et fières
La guerrière
Les relevant, les tient brandis contre la mort.

Et c’est elle qui, désormais, sera le sort.
Son front règne, ses bras fermes semblent des barres
Où se casse l’assaut des révoltes barbares ;
Son corps est souple et vit ; ses yeux

Brillent dans le tumulte en or de ses cheveux,
Pour se sentir mieux à l’aise dans la victoire,
Elle a brûlé l’un de ses seins
Et la voici surgir de l’horizon lointain,
En conquête, vers la gloire.

Or, près de l’antre où s’assombrit la blanche
Et haute et flamboyante arrogance des branches,
Les poings meurtris au flanc des rochers roux,
Le cœur vaincu et les yeux las et le courroux
Des liens serrant son col, ses seins et son front sombre,
L’humanité sanglante et tragique l’attend.

L’antre est profond, mais s’éclaire pourtant
Du vieux dragon couché, comme un éclair, dans l’ombre.

Et la guerrière se souvient
Du reptile qu’il faut tuer sans cesse
Et qui renaît et qui revient
Et dont les têtes d’or et les gueules redressent,
Comme une vigne en sang, la floraison
Violente de leurs poisons.


Elle arrive. Sitôt il érige sa force,
Tel un arbre dont la râpeuse écorce,
— Dartres, langues, suçoirs et dents —
Empeste, au loin, les soirs ardents
Et tord, vers le soleil, sa multiple épouvante.
Du sang, du fiel, du feu jaillit, soudain, dans l’air ;
Un remuement d’anneaux glauques et verts
Bande son corps dont la lèpre paraît vivante
Et lui fait une armure avec sa puanteur.
Il apparaît dardé dans toute sa hauteur
Et la Vierge qui lutte et rage se dévoue,
Ne frappe, qu’au hasard, un monument de boue.

Et l’on entend vers l’infini, les cris
De l’éternelle humanité monter
Et tous les bruits du soir se lamenter,
Comme si l’ombre et l’étendue
Répondaient, sourdement, à la plainte entendue.

Le monstre est suspendu et s’écroule, soudain…
Sans un brusque sursaut de son cheval, la main
De la guerrière et ses armes étaient broyées ;
Elle aperçoit la mort géante et déployée,
La peur est dans sa chair, mais son cœur n’en veut pas,

La fièvre emplit ses yeux et la fureur son bras
Et vers la bête immensément qui se relève,
Elle bondit, avec la rage dans son glaive.

Heurts et fracas, clameurs et chocs,
De roc en roc,
Les monts jusqu’à la mer en retentissent ;
Des coups
Lourds et puissants s’apesantissent
L’arc est vibrant, le glaive est fou ;
La guerrière, dans la tempête
De gueules et de dents qui menacent sa tête,
Paraît brandir la foudre et diriger l’éclair,
Mais peu à peu l’élan de son bras clair
Se ralentit ; elle se trouble et s’inquiète.
On la vaincra, puisqu’elle pense à sa défaite ;
Et tandis qu’une dernière fois
Son poing dresse le glaive — droit
Puis s’affaisse, les ténèbres sont survenues,
Le livide Occident décompose les nues,
Et seul s’entend encor, parmi le morne espace,
là-bas, dans le fond de la nuit, le bruit
D’armes grandes, qui tombent, lasses.


Sous les astres, et sous l’effroi
Des étoiles seules
Tournant, là-haut, comme des meules,
La guerrière doutant de soi,
L’orgueil en deuil s’en est allée.
Derrière elle, criait, dans la vallée,
Et se brisait au roc, l’éternelle douleur.
Des vents de désespoirs, et des fleuves de pleurs
Sourdaient, comme jadis, au pied de la montagne.
L’humanité restait rivée au bagne
Douce pour la guerrière et la plaignant d’avoir,
Malgré son cœur, dû s’échapper de son devoir,
Alors que le dragon que saccagea Persée,
Et qu’il dompta, par la pensée
Et le regard,
Sortait, après mille ans, de son sommeil hagard
Et la mâchoire inassouvie
Se redressait contre la vie.