L’amour ne meurt pas/12

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CHAPITRE XII

rose-alinda à lowell


Ma Rose ! Ma Rose ! Je lui tendais mes bras qui se refermaient sur elle et l’enlaçaient à l’étouffer. C’était elle enfin, elle sur la terre étrangère où j’avais tant souffert pour l’amour d’elle. En ce moment j’oubliai tous mes ennuis, mes peines, mes chagrins, pour ne plus voir l’avenir que sous des couleurs plus vives. Ma Rose, que tu me parus belle et gracieuse ! Que j’aurais voulu en ce moment te retenir longtemps dans mes bras ! mais ta sœur attendait aussi ton baiser. Nous rentrâmes à la maison où, malgré la fatigue des deux voyageuses, nous restâmes longtemps à table plus à causer qu’à goûter les mets qui paraissaient délicieux cependant. Quand nous nous retirâmes de table, il était temps pour moi de remercier mes hôtes et de gagner mon bureau. Avant mon départ, je volai un bon baiser à ma Rose qui, j’en suis sûr, n’en fut pas surprise du tout, parce que je me suis imaginé qu’elle m’en aurait volé un elle-même si je n’avais pas été assez hardi de faire le premier pas. Je promis à ma Rose de revenir le lendemain et tous les jours suivants.

En traversant le pont qui unissait le quartier qu’habitaient mes amis au centre de la ville, il me semblait que l’eau de la rivière était plus limpide et plus transparente, que le disque de la lune était plus brillant et projetait des rayons plus argentés sur l’onde, que les étoiles plus nombreuses scintillaient avec plus d’éclat, que le bonheur rayonnait sur tous les visages que je rencontrais. J’étais si heureux que je croyais que tout dans la nature, êtres inanimés ou animés, jouissaient comme moi d’un bonheur suprême. J’oubliai pour un instant tout mon passé pour ne penser qu’au présent et à l’avenir. Chemin faisant je me proposais, aussitôt arrivé à mon bureau, de transcrire sur mon journal toutes mes impressions qui devaient refléter toute ma joie. Il y avait si longtemps que je n’avais été aussi heureux qu’il me semblait que je pourrais écrire des pages et des pages que j’aurais lues le lendemain à ma Rose, pour lui montrer tous les beaux sentiments et les belles espérances que son arrivée avait fait naître en moi. Malheureusement quand je suis arrivé à mon bureau, il me fallait répondre à l’appel pressant d’un malade auprès duquel je passai une partie de la nuit.

C’est alors que j’éprouvai vraiment ce que peuvent la quiétude de l’âme et le contentement du cœur sur le moral du médecin. C’était peut-être la première fois auprès d’un malade que j’avais la plus entière confiance en moi-même. J’examinai mon patient avec le plus grand calme ; je posai un diagnostic certain, au moins à ce que je crus, et je prescrivis en toute sûreté, sans hésitation. Il m’était arrivé si souvent, comme à tout jeune médecin, d’hésiter et de tâtonner dans le diagnostic et par suite dans le traitement, que parfois je prescrivais une simple ordonnance à l’eau colorée, pour me donner le temps de consulter mes auteurs, d’examiner à nouveau mon malade afin d’établir un bon diagnostic avant de prescrire un traitement rationnel. Et encore j’étais rarement certain d’être sur la bonne piste et d’ordonner à propos. Je me fiais souvent à la bonne nature qui joue parfois des tours aux médecins en guérissant la maladie malgré eux et en dépit de leur traitement irrationnel. Je prescrivais toujours les médicaments à doses si faibles qu’ils ne pouvaient jamais faire de tort s’ils ne faisaient pas de bien. Quand je revins à mon bureau, je m’étendis sur mon sofa, pour rêver tout éveillé à mon bonheur, penser longtemps à ma Rose et me réjouir de son arrivée ; mais j’étais si accablé et il était si tard que mes yeux se fermèrent malgré moi et que je m’endormis du plus profond sommeil.

Du jour au lendemain, mon existence à Lowell changeait complètement. J’avais cependant le même petit bureau dans le même petit appartement ; je continuais d’être rédacteur à L’Étoile, je recevais des malades à ma consultation ou je faisais des visites à domicile comme avant, mais il me semblait que mon bureau, naguère si triste, si désolé, si sombre, avait une apparence plus gaie, plus réjouie et que le soleil y pénétrait plus facilement, que ses rayons se jouaient plus aisément sur ma petite table auprès de laquelle je trouvais une plus grande ardeur au travail, plus de facilité et d’imagination dans la composition de mes articles de L’Étoile. Le vieux Pégase même me semblait plus docile et plus maniable ; les Muses m’inspiraient plus rapidement. Mon sofa, aux ressorts aplatis et durs, me paraissait plus élastique ; l’oreiller sur lequel reposait ma tête, la nuit, était doux comme un tissu de velours, et moelleux comme un coussin rempli du plus fin duvet. Une main délicate était venue dans mon bureau et y avait accroché ici et là des bibelots réjouissants et des fleurs fraîches ; un esprit enjoué y avait pénétré en y laissant une grande partie de sa gaieté ; un cœur aimant l’avait embaumé du parfum de son amour ; une âme charitable l’avait empli de son esprit d’indulgence ; une femme forte, courageuse, y avait oublié, en faveur de son ami, la confiance en soi-même…

Ma Rose s’était levée de bonne heure le premier matin qu’elle passait à Lowell ; elle voulait me surprendre dans mon petit logis. Je me hâtais de terminer mon travail pour L’Étoile quand j’entendis le timbre à ma porte résonner vivement comme à l’appel pressant d’un malade. Oh ! ma Rose ! toi déjà, toi ici à cette heure matinale ! Je lui ouvrais la porte toute grande et mes bras pareillement. Ma Rose, suivie de ses deux sœurs, entrait dans mon bureau avec un cœur réjoui et une admiration sincère comme si elle eût pénétré dans un palais somptueux. Ses yeux, j’en suis sûr, n’avaient de regards que pour le prince ou le roi qui la recevait. Avait-elle vu, en ce moment, autre chose que son ami, son fiancé, son Elphège ? Charmante Rose, toujours la même, esprit toujours encourageant, âme toujours magnanime, cœur toujours aimable, tu ne voyais pas la simplicité et la pauvreté de mon logement ; tu le voyais et le croyais grand, richement meublé avec des tapis de velours, des tentures en peluche, des rideaux en dentelles, des peintures de prix. Oh ! que je te sus gré d’admirer avec ton cœur et d’embellir, avec ton imagination et ta bonté, ce qui me paraissait et qui, en réalité, était si petit, si pauvre.

Je me souviens, la première chose que tu recherchas, en entrant dans mon bureau, fut ta photographie pour y retrouver les baisers que je te disais y déposer continuellement dans mes ennuis, mes chagrins et mes inquiétudes. En en voyant la trace, tu ne voulus plus être en dette avec moi, tu me sautas au cou et, me tenant la tête entre tes deux mains, tu me donnas, comme arrhes, de bons gros baisers si doux, si doux qu’aujourd’hui, quand je pense à ce temps, il me semble en goûter encore la saveur agréable ; et tu promettais de me payer l’intérêt souvent jusqu’à ce que la balance en fut complètement acquittée. Oh ! ma Rose, que ne reviens-tu encore aujourd’hui, pour revoir comme à Lowell, sur ta photographie, l’empreinte que mes lèvres ne cessent d’y laisser de leurs baisers ardents ; il te faudrait toute l’éternité pour payer cette nouvelle dette.

Pendant son séjour à Lowell, Rose revint souvent à mon bureau avec sa plus jeune sœur. Parfois nous causions de sujets indifférents, mais le plus souvent nous bâtissions de nouveaux châteaux en Espagne ailleurs qu’à Lowell, puisque tous les terrains de cette ville étaient trop mouvants pour supporter les châteaux que nous avions proposé d’y construire. Nous en avions assez de Lowell dont nous avions appris à détester la profession médicale. Lowell était l’école ou le collège qu’on ne déteste pas de quitter quand le cours scolaire est terminé. Si j’avais dû forcément fixer un jour mes pénates aux États-Unis, je ne serais cependant jamais allé ailleurs, parce que j’avais dans cette ville de vrais bons amis, parce que ma Rose y avait sa charmante sœur, sa compagne assidue des anciens jours, parce que j’y aurais continué à rédiger L’Étoile pour le bien de mes compatriotes expatriés. Mais reçu médecin, rien ne me forçait plus à m’expatrier de nouveau, à quitter mon cher Canada que j’aimais tant. Je devais donc plus tard, le temps venu, tenter fortune au Canada, auprès de mes parents, de mes amis et des parents et amis de ma Rose. C’était aussi le désir de ma chère Rose.

Parfois je lisais à ma Rose les articles que j’avais composés pour L’Étoile. Je lui demandais son opinion sur tel ou tel sujet. J’aimais les corrections qu’elle en faisait et il ne m’en coûtait jamais de retrancher ce qui lui déplaisait ou d’ajouter ce qu’elle me conseillait. Souvent elle m’aidait à corriger les épreuves. Quand je devais écrire une poésie, je lui en demandais le titre, les beaux sentiments et les nobles idées qu’elle aurait aimé y retrouver. C’est à l’inspiration et au souffle de ma Rose que ma plume a dû ses meilleurs morceaux. C’est à ma Rose aussi que je dus plus tard cet amour constant du travail et l’application acharnée, que je mettais en toute chose, qui ne m’ont jamais abandonné un seul instant. C’est à son aide et à son encouragement que je dois d’avoir écrit mes chroniques médicales qui ont souvent été reproduites par beaucoup de Revues Médicales en Europe ou ailleurs, qui ont fait connaître mon nom par tout le monde médical, et l’ont fait citer dans les grands traités de médecine. Sans ma Rose qu’aurais-je été ? Peut-être un insouciant comme beaucoup ou tout au moins un médecin ordinaire qui pratique dans l’unique but de faire sa vie ou peut-être de tenter fortune dans une profession qui enrichit rarement celui qui n’a pas d’autres ficelles à tirer.

Parfois Rose, accompagnée de ses sœurs et de Mr. C. P… venait me chercher, après l’heure de ma consultation, pour aller faire une promenade dans la ville ou les campagnes environnantes. Je ne m’ennuyais plus à Lowell, cependant, je n’aurais pas aimé continuer longtemps cette vie tranquille. Il me fallait plus d’activité ; j’étais médecin, ou du moins je prétendais l’être, et je n’avais pas assez de patients suivant mes désirs. Je ne perdais pas mon temps, mais ce temps n’était pas employé uniquement à faire de la médecine, et c’est là ce qui me chagrinait. Pendant les longues heures passées dans mon bureau, j’écrivais, je lisais, j’étudiais beaucoup, quand je n’avais pas de patients à examiner et à traiter. De dix heures à midi, de quatre à six et après neuf heures le soir, je visitais mes malades quand j’en avais, et mon temps libre était consacré à ma chère Rose que je voyais l’avant-midi, l’après-midi et le soir. Je la rencontrais chez sa sœur où nous passions de longues heures à causer, ou bien nous allions faire de grandes marches.

Durant nos causeries, je disais à ma Rose toutes mes inquiétudes auprès de mes premiers malades et toutes les difficultés que je rencontrais dans l’exécution des traitements prescrits, ce qui fait en règle générale le désespoir des médecins ; comment en effet espérer un bon résultat si les médicaments ne sont pas administrés aux doses voulues et aux heures indiquées ou s’ils ne sont pas donnés du tout. « Combien de fois, disais-je, j’ai rencontré des parents trop pauvres pour se procurer les remèdes les plus simples et les moins dispendieux. J’en avais un chagrin mortel ; les larmes m’en venaient aux yeux, mais j’étais complètement impuissant en face d’une telle misère, parce que souvent je n’avais pas un sou dans ma poche pour en faire la charité, comme mon cœur l’aurait voulu ». Je déplorais alors doublement la pauvreté des parents et ma propre infortune. Que j’aurais voulu être riche et en même temps le médecin des pauvres !

Je décrivais aussi à ma Rose, dans leurs moindres détails, les taudis où le jeune médecin entre plus souvent que son aîné, parce qu’il est plus prompt à répondre aux appels quels qu’ils soient. Avant de partir de son bureau, le jeune médecin ne tend pas la main pour recevoir d’avance le prix de son travail, et cependant il sait bien que le plus souvent il ne recevra comme paiement que la promesse de prières qui sont rarement dites ; mais peu lui importe ; ce qu’il lui faut tout d’abord ce sont des malades pour édifier sur un fond de charité les bases de sa pratique. Quand je disais à ma Rose comment la pauvreté et la misère ouvraient toutes grandes les portes des taudis à la mort qui guettait toujours des victimes, elle en avait le cœur navré, et souvent elle pleurait au récit de ces infortunes. La maladie et la mort des tout petits l’affectaient tout particulièrement. Le plus souvent je lui cachais mes appels auprès des petits moribonds miséreux pour ne pas causer de peine à son cœur compatissant ; mais elle s’intéressait tellement à mes malades qu’elle savait toujours s’y prendre pour me faire avouer la vérité, et c’était alors qu’elle me faisait de douces réprimandes sur mon peu de confiance en elle. Oh ! ma Rose ! tu étais vraiment la femme créée pour être l’épouse d’un médecin consciencieux et laborieux ; tu l’as prouvé amplement dans la suite des années. J’ai pratiqué, toute ma vie, la spécialité la plus difficile, la plus fatigante et la plus accablante de la médecine, qui exige des appels à toute heure du jour et de la nuit, spécialité qui nous a privés bien souvent des parties de cartes que tu aimais tant, des soirées dont tu raffolais, des théâtres dont tu étais si friande, des plaisirs que tu goûtais tant, et jamais je ne t’ai entendue murmurer contre le sort nous privant des amusements qui auraient pu nous distraire et nous reposer. Tu t’en privais le plus souvent parce que je ne pouvais t’accompagner et tu en acceptais volontiers le sacrifice. Combien de fois aussi, chère Rose, n’as-tu pas soutenu mon courage, relevé mes forces quand j’étais fatigué, épuisé par un long travail et que cependant je recevais un appel de me rendre auprès d’une pauvre malheureuse qui n’avait pas le sou à me donner ! Je me rappelle toujours comme tu savais alors toucher mon cœur par tes paroles pleines de pitié dans l’espoir de sauver une mère qui sans moi serait peut-être morte, laissant une dizaine de petits enfants en bas âge, voués à toutes les misères et à tous les accidents trop souvent l’apanage de l’orphelin.

Ma Rose, ton cœur a toujours été compatissant aux souffrances des autres et ta charité a toujours compris que le médecin se doit tout entier et à tout instant au soulagement de ces souffrances, et que la femme du médecin se doit tout entière à son mari en l’aidant, en l’encourageant et en supportant une partie du fardeau pour ne pas le laisser s’affaisser seul sous le poids qui est quelquefois trop lourd s’il n’est pas partagé par une compagne intelligente et dévouée. Chère Rose, que de reconnaissance et de remerciements ne te dois-je pas pour tous les sacrifices que tu t’es imposés pour l’honneur de ton mari et le bien-être, la santé et la vie de ses malades. Maintenant que tu n’es plus, qui me soutiendra dans ma tâche ardue ? Tu n’es plus et je n’entendrai plus ta voix si sympathique ; je ne sentirai plus les bons mouvements de ton cœur ; mais ton souvenir me reste ; le souvenir de ta charité te survit, puisse-t-il m’inspirer encore de bons sentiments et de belles actions.

Les deux derniers mois que je passai à Lowell furent plus agréables que les trois premiers ; c’était presque une vacance. Ma Rose était près de moi, que me fallait-il de plus pour être heureux ? Les jours étaient moins longs ; les soirées plus délicieuses et les nuits, rarement troublées par des cauchemars, étaient plus calmes et plus reposantes. Le matin quand je m’éveillais, j’aimais à me rappeler mes rêves parce qu’ils étaient doux et n’avaient absolument rien d’inquiétant. Je me plaisais à les raconter à ma Rose, l’avant-midi quand je la rencontrais. Elle me disait les siens et souvent nos rêves se ressemblaient tellement que nous en étions tout stupéfaits.

Quand nous étions seuls, Rose et moi, nous nous plaisions à remémorer les faits et gestes des jours passés à Montréal, à Ste-Martine et surtout au Buisson. Souvent nous nous demandions si Lowell pourrait jamais laisser d’aussi beaux souvenirs que ceux de Ste-Martine. Notre séjour à Lowell a été plus long que celui de Ste-Martine et cependant il ne pouvait être aussi agréable parce que, aux souvenirs des instants délicieux que nous y passions se mêlait trop souvent l’idée de mes ennuis et de mes misères.

Vingt ans plus tard, nous avons revu Lowell qui nous a paru insipide, et nous n’y avons retrouvé aucun souvenir qui ait pu toucher la moindre fibre de nos cœurs. Nous avons revu la vieille maison en briques à l’encoignure des rues Tremont et Merrimack où j’avais coulé des jours si tristes ; le vieil escalier vermoulu existait encore ; la fenêtre de mon petit bureau avait encore la même apparence, il n’y manquait qu’une chose : mon nom ; et cependant rien de ce que nous voyions là ne nous touchait. Lowell nous paraissait comme une ville silencieuse, morne, que nous aurions visitée pour la première fois. Nous avions coulé des jours si heureux depuis notre départ de cette ville, nous avions eu tant de bonheur depuis, que le souvenir des mauvais jours en était complètement effacé depuis longtemps de notre mémoire. Dans le seul coin de la ville où nous aurions pu trouver les souvenirs de nos beaux instants, la mort avait passé et enlevé celle qui l’avait animé et en avait fait autrefois un lieu de délices. Amanda, la sœur bien-aimée de ma Rose, et la plus consolante amie pour moi, était morte depuis plusieurs années et son mari avait quitté Lowell. Qu’aurions-nous trouvé dans ce petit coin, dans cette petite maison hospitalière où nous avions goûté toutes les douceurs que procure l’amitié la plus franche ? Quand l’âme qui anime une demeure est disparue que reste-t-il après elle ? Des murs, des meubles, des bibelots qui peuvent encore rappeler certains souvenirs ; mais quand les murs ont changé d’apparence, quand les meubles ont été remplacés, quand les bibelots n’y sont plus, quels souvenirs peut-on retrouver qui rappellent même de loin les êtres disparus et les joies évanouies ? Il n’y a plus rien qui parle au cœur. Il vaut mieux ne pas visiter ces lieux, car l’âme en devient triste et le cœur en éprouve une angoisse qui suffoque et étouffe. Si, aujourd’hui que je suis seul sur la terre, je retournais à Lowell, peut-être que les souvenirs des anciens ennuis que j’ai éprouvés loin de ma Rose reparaîtraient en foule plus cruels et plus impitoyables et qu’ils feraient résonner douloureusement les dernières fibres de mon cœur s’il en reste encore de non-brisées. Les vacances de Rose et de sa sœur se terminaient vers la fin du mois d’août ; de même mon cours d’expérience ou mon apprentissage de la vie, si je puis appeler ainsi mon séjour à Lowell, prenait fin. Il avait été convenu depuis longtemps entre Rose et moi que nous quitterions Lowell ensemble. Je ne tenais nullement rester plus longtemps et à passer le mois de septembre pour y attendre le commencement des cours universitaires qui s’ouvraient en octobre à Montréal. Qu’aurais-je fait de plus dans cette ville devenue déserte par l’absence de ma Rose ? J’avais déjà éprouvé assez d’ennuis pour ne pas tenter de recommencer une seconde épreuve dans l’isolement complet.

À la veille du départ, nous éprouvions deux sentiments bien différents. Tout d’abord nous nous affligions de quitter une sœur et une amie pour longtemps peut-être. Les trois sœurs s’aimaient tant qu’elles auraient voulu toujours vivre au même endroit pour toujours se voir. Rose et sa plus jeune sœur n’ignoraient pas que leur sœur Amanda jouissait d’un bonheur parfait, en pleine lune de miel, avec un mari qui la chérissait tendrement ; mais elles savaient aussi que leur présence ne pouvait qu’augmenter ce bonheur. Elles parties, c’était pour cette pauvre Amanda un morceau du Canada qu’elle perdait de nouveau. Cette chère Amanda avait été si bonne pour moi ; elle avait si souvent apaisé mes chagrins, chassé mes ennuis et calmé mes inquiétudes qu’il m’en coûtait de la laisser et de la perdre. Elle avait été pour moi plus qu’une amie, plus qu’une sœur, je la considérais comme une mère, et il me fallait la quitter, j’en avais le cœur malade. Nous pensions, en quittant cette charmante sœur, cette amie sincère, aux ennuis qu’elle éprouverait quand elle serait seule dans sa petite maison. Comme elle devait penser souvent à son cher Canada, à ses amis et à ses sœurs malgré tout le bonheur dont elle jouissait !

D’autre part, dans le train qui nous emportait, nous regardions, Rose et moi, fuir la ville que nous voyions s’estomper peu à peu dans un brouillard qui finit par l’envelopper complètement et la faire disparaître à nos yeux. Nous étions véritablement comme des écoliers qui laissent le collège et s’en éloignent pour toujours. Notre joie s’en augmentait avec les distances, et quand la ville eut disparu complètement à nos yeux, il nous semblait que le train nous emportait vers des cieux plus cléments où nous retrouverions la paix dans un bonheur plus parfait. Fini le temps de la misère noire ! Fini le temps des épreuves et des ennuis !


Quand je relis aujourd’hui le journal de ces années, il me semble qu’il y a en moi deux personnalités bien distinctes ; le jeune homme de vingt-quatre ans et l’homme dans un âge déjà avancé. En retraçant ces pages que j’écrivais, il y a juste quarante trois ans, il me semble que je suis réellement jeune avec tout le feu et l’ardeur de l’étudiant, et que ma douce amie, ma chère Rose-Alinda est dans toute la fleur de sa jeunesse, qu’elle en a encore tout l’éclat, toute la fraîcheur. Je la vois exactement telle qu’elle était alors, véritable bouton de rose à la veille de s’épanouir.

Relire le journal de mes mauvais jours que j’écrivais il y a juste quarante trois ans à même date, pour ma chère Rose, mon idole, c’est revivre un passé que je croyais enfoui à tout jamais dans les plus grandes profondeurs de l’oubli. Nous étions tellement heureux depuis si longtemps que jamais nous n’aurions pensé à regarder dans le passé et jamais nous n’aurions pu croire, ni même osé penser qu’un jour l’un des deux pût disparaître avant l’autre ; et, si parfois l’idée de la mort nous hantait, nous demandions d’avoir le même tombeau pour y dormir ensemble notre dernier sommeil, ou si l’un des deux devait sombrer avant l’autre, nous demandions, chacun de nous, à être le premier à quitter la terre. Nous redoutions tellement l’un et l’autre les ennuis, les chagrins et les pleurs de l’isolement ici-bas, que nous ne voulions pas nous survivre l’un à l’autre. Hélas ! le sort m’en voulut et c’est moi qu’il frappa le plus durement. Ma Rose est partie et je reste pour la pleurer. Je souffre, il est vrai, mais elle au moins jouit d’un bonheur parfait ; c’est ma consolation. Ma Rose aurait-elle enduré moins péniblement que moi les tourments de l’isolement ? J’en doute beaucoup, car plusieurs de ses amies m’ont répété depuis son décès qu’elle leur disait souvent : « Je ne voudrais pas que mon mari meure avant moi, parce que je ne saurais que faire seule sur la terre. Mourir la première c’est mon désir le plus ardent ». Et moi, chère Rose, que vais-je faire seul sur la terre ?

Jeune homme de vingt-quatre ans, quand je faisais route pour une terre étrangère, j’emportais le cœur de ma Rose et je lui laissais le mien en échange. Je partais avec tout son amour, et toutes les espérances de la revoir et de la posséder un jour ; cependant les lettres qu’elle recevait de mon exil, ne trahissant qu’une partie des secrets de mon journal, lui montraient surabondamment les horribles tortures de mon isolement et de mon éloignement. Je n’aurais jamais osé lui transcrire mot à mot mon journal de peur de trop l’affliger, et dans mon journal je n’osais pas toujours mettre les impressions que j’éprouvais parfois de crainte qu’un jour il ne lui tombât entre les mains et qu’elle n’éprouvât elle-même seulement une partie de mes souffrances et de mes angoisses, ce qui lui aurait déchiré le cœur. J’aimais tant ma Rose que je cherchais autant que possible à lui cacher l’horreur de mes ennuis ; mais parfois la douleur était si vive que je ne pouvais plus y tenir, et des cris m’échappaient que j’aurais voulu retenir, mais souvent il était trop tard. Parfois, comme le malade que la douleur torture, j’étais au désespoir et je demandais un calmant, et quel autre que ma Rose aurait pu m’administrer cet analgésique ou ce soporifique. Elle était le médecin de mon cœur et de mon âme, et quand ma douleur était trop aiguë il me fallait bien le lui dire. J’étais loin de ma Rose, et j’avais parfois toutes les peurs de l’éloignement. Je craignais de la perdre, de ne plus la revoir ; je pleurais, je me désolais. Seul l’espoir de la retrouver, de la revoir, de l’enlacer dans mes bras et de couvrir sa belle tête, ses beaux cheveux blonds de mes baisers les plus chauds, calmait un peu mon agonie.

Mais aujourd’hui que je suis âgé, vieux, ma Rose m’a laissé dans un exil plus pénible que le premier. Elle est partie, emportant tout mon cœur, tout mon amour, ne me laissant que le désespoir et son souvenir. Je n’ai plus désormais de patrie, car ma patrie c’était son cœur, c’était elle, ma Rose-Alinda. Elle n’est plus et je suis seul ici-bas. À qui désormais confier mes peines, mes douleurs, mes angoisses en comparaison desquelles celles d’autrefois, relatées dans mon journal de Lowell, ne sont qu’une faible image. Maintenant que je suis encore seul, loin, bien loin de ma Rose, pourrais-je reprendre et continuer le journal commencé autrefois. Oh ! non, non ; ce serait jouer dans des plaies avivées avec un bistouri aigu, pour déchirer des chairs sanglantes, meurtries, sans espoir d’en recevoir aucun soulagement. Que pourrais-je confier à mon journal si je le continuais ? Des choses si tristes que j’en perdrais la raison avant de les avoir écrites en entier, des choses si lamentables qu’elles feraient verser des torrents de larmes brûlantes à ceux qui auraient le malheur de les lire. Je veux garder pour moi seul mes pensées sombres et mon désespoir.

Jeune homme, autrefois j’espérais retrouver ma Rose, l’enlacer, la couvrir de mes baisers ; vieillard, je n’ai plus d’espoir de la retrouver ici-bas ; je n’ai plus qu’à souffrir les affres d’une agonie lente. Une seule espérance me reste aujourd’hui, c’est d’aller bientôt, près d’elle dans le tombeau, mêler mes cendres à ses cendres, pendant que mon cœur et mon âme iront retrouver son cœur et son âme dans la céleste patrie où elle doit m’attendre. Oh ! Rose, prie avec moi pour que ce jour où nous nous rejoindrons soit proche, très proche.