L’ancien et le futur Québec/Chapitre VI

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Typographie C. Darveau (p. 38-43).

VI.


Avec deux noms semblables, je voudrais bien terminer ma conférence ; ce serait comme l’éclair réussissant enfin à percer le nuage, mais il me reste encore le plus difficile à faire, c’est de savoir finir. Depuis Bourdaloue qui avait commencé son oraison funèbre de Louis XIV par cette éclatante exclamation « Dieu seul est grand, » et qui ne sut plus quoi dire après ces quatre mots, que d’œuvres sont restés incomplètes, et d’autres simplement ébauchées ! Ainsi, me voilà parvenu à l’extrémité de la plateforme et je ne sais pas comment atteindre le sommet du cap, à deux pas seulement, ni aborder le château St. Louis dont je vois pourtant le pont-levis abaissé, les archers inoffensifs et les créneaux muets. Avoir fait le tour de Québec et découvrir qu’il reste encore quelque chose à faire après cela, n’est-ce pas déroutant ? Si l’on écoutait le Globe, on ne le ferait pas du tout ; c’est beaucoup plus simple ; mais la simplicité, qui est souvent de la grandeur, devient ici de la petitesse. Conçoit-on que ce grand organe, qui a 40,000 abonnés dans tout le Dominion, qui remue des flots d’or, nous marchande à nous, à notre pauvre cité ruinée au profit de toutes les autres, et dispute au gouvernement fédéral une dépense de trente mille louis pour élever une résidence d’été au gouverneur-général ? « Ce doit-être là, dit-il, une dépense de cale. » Ah ! vraiment ! Eh bien, alors, pourquoi la ville d’Ottawa n’a-t’elle pas été chargée toute seule de la construction de Rideau Hall, résidence d’hiver, et n’est-elle pas taxée uniquement pour son entretien ? À quel titre la construction d’un château d’été pour le gouverneur-général de toutes les colonies devient-elle une dépense locale ? Est-ce à la ville de Québec ou bien au gouvernement fédéral qu’ont été transférées la forteresse, les fortifications et tous les terrains militaires qui se trouvent dans notre ville et qui en prennent une si large part ? Est-ce nous seuls, les Québecquois, qui sommes appelés à payer pour le maintien du système colonial, et, sinon, en quoi serions-nous tenus exclusivement, avec nos seules ressources, d’élever une demeure somptueuse au gouverneur-général, qui est le plus haut représentant de ce système ? Quoi ! nous aurions seuls, nous qui ne sommes que 70,000 dans une confédération qui compte quatre millions d’âmes, le magnifique privilège d’offrir, à nos frais et dépens, une éternelle hospitalité au gouverneur nommé par la Grande Bretagne et dont la confédération entière paie le traitement ? Si la résidence officielle d’été du gouverneur-général est une dépense locale pour la ville qu’il a choisie, alors qu’on rende à cette ville les terrains militaires que la métropole a abandonnés, et dont le gouvernement fédéral perçoit les revenus.

Il me semble que ce sont bien là des propriétés locales ; si nous devons avoir seuls les charges, seuls aussi nous devons avoir les bénéfices ; mais si l’on continue à regarder Québec comme une ville militaire appartenant à tout le Dominion, si l’on continue à lui imposer la privation de vastes espaces de terrain qui se trouvent dans son enceinte, de quel droit vient-on lui demander de se charger seule de la construction d’un édifice qui n’est pas pour elle, qui est uniquement pour le représentant de la mère patrie ? On dira que cet édifice embellit la ville, que c’est nous qui profitons de ce spectacle et des avantages qu’il attire, et que par conséquent c’est à nous de le payer… En vérité, voilà des arguments comiques ! Il faudrait donc, pour que nous ne fussions pas tenus de construire à nos frais le château St. Louis, qu’il fût tellement laid, tellement repoussant, que les voyageurs, au lieu d’être attirés à Québec, en fussent tenus éternellement à distance ! Nous aurons le privilège de ne pas payer seuls le château St. Louis à la condition que son aspect achève de nous ruiner ! Alors, il y a une chose bien simple à faire ; invitons le gouverneur, que le Globe est en train de rendre aussi peu exigeant que possible, à venir habiter l’ancien collège des Jésuites. Il ne peut entrer dans la pensée de personne qu’on veuille élever une résidence vice-royale avec l’intention d’enlaidir la ville au lieu de lui apporter un ornement de plus ; eh bien ! puisque l’embellissement est une conséquence forcée, inévitable de l’œuvre même, pourquoi nous chicaner là-dessus ? Il me semble que la ville fait largement et généreusement sa part, dans l’état obéré de ses finances, en contribuant pour $30,000 à l’exécution du plan de Lord Dufferin. Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est qu’on veuille charger Québec de construire à ses propres frais un édifice qui ne lui appartiendra pas. Est-ce que la citadelle, est-ce que les terrains militaires, est-ce que les fortifications n’appartiennent pas au gouvernement fédéral, et ne trouverait-on pas prodigieusement absurde de charger Québec de leur entretien et des réparations qui pourraient être nécessaires ? Eh bien ! alors, quand bien même le gouvernement fédéral ajouterait à toutes ces possessions, au prix de $100,000, un édifice de plus, où est donc la différence ? La différence ! c’est que cet édifice aurait une valeur réelle, que sa construction, au lieu d’être une dépense inutile ou contestée, est approuvée de tout le monde, tandis que les terrains militaires, que le gouvernement fédéral s’obstine à garder, n’ont aucune valeur entre ses mains.

Le Globe donne encore pour argument que si le gouverneur-général actuel préfère Québec, son successeur pourrait fort bien aimer de préférence un autre endroit, où il voudrait à son tour faire construire un château, et, qu’ainsi, le Dominion en aurait été pour ses frais en élevant à Québec le château St. Louis. Évidemment la fortune du Globe est faite, s’il a le courage de dire des choses comme celles-là à 40,000 abonnés quotidiens ; autrement, il hésiterait, c’est bien sûr.

Craindre que chaque gouverneur successif veuille avoir une résidence différente et ne demande pour cela un nouveau $100,000 au parlement fédéral, c’est supposer à ces grands dignitaires une humeur beaucoup trop mobile, des goûts bien divers, c’est leur supposer une diversité de tempérament et une instabilité auxquelles nul d’entre eux ne nous a encore habitués. On ne voit pas de fantaisie semblable, même dans la longue suite de souverains qui gouvernent depuis des siècles les mêmes pays ; ils se contentent d’habiter l’un après l’autre les mêmes palais et n’ont pas l’idée de s’en faire construire de nouveaux dans chaque endroit qui leur est agréable. Nos gouverneurs ne sont pas d’une nature tellement en dehors de celle des autres hommes qu’on leur suppose des goûts exceptionnels, et, en fût-il ainsi, fûssions-nous menacés de la perspective d’un nouveau château à bâtir pour chaque gouverneur nouveau, sommes-nous bien sûrs que la série de ces gouverneurs soit interminable ? Pouvons-nous croire qu’elle se prolongera tellement dans l’avenir que la surface du pays devienne littéralement couverte de châteaux élevés pour chacun d’eux ? Non, en vérité, messieurs, de pareils arguments, vous le sentez tous, sont non seulement puérils et absurdes, mais ils sont vexatoires, et de plus ils seraient odieux, s’ils pouvaient être un seul instant à craindre pour nous. Si les objections du Globe exprimaient l’opinion d’Ontario, la province la plus peuplée et la plus riche du Dominion, il faudrait la croire aussi mesquine, aussi étroite d’idées qu’elle est puissante par le nombre et la fortune. Vouloir convertir en dépense purement locale la construction d’un château qui ne coûterait que la misérable somme de $100,000 pour le représentant d’une métropole dont on veut rester éternellement la colonie, comme c’est le désir de l’ultra-loyal grand organe de Toronto, c’est montrer que sa loyauté n’a pas un grand prix à ses propres yeux. Il me semble qu’à ce compte les rôles vont être intervertis, et que c’est nous qui allons nous montrer plus loyaux que la reine elle-même. Non seulement nous ne faisons aucune difficulté à ce que le gouvernement fédéral dépense $100,000 pour construire le nouveau château St. Louis, mais nous en accepterions bien $200,000, même $300,000, un demi-million ! si cette grosse somme devait avoir pour effet de fixer une fois pour toutes la demeure des vice-rois au milieu de nous, et d’effrayer à jamais tous ceux d’entre eux qui seraient tentés de ne pas s’y plaire et de vouloir se faire bâtir ailleurs.

C’est ce que témoigne hautement et unanimement votre présence ici, Messieurs, et ce rare exemple d’unité parmi nous sera, croyez-le-bien, d’un immense poids auprès du gouvernement fédéral.