L’ange de la caverne/01/13

La bibliothèque libre.
Le Courrier fédéral (p. 59-65).


CHAPITRE XIII

LE DOCTEUR T. STONE


Mme  Reeves-Harris n’était pas contente. Décidément, les choses n’allaient pas à son goût, oh ! mais, pas du tout ! Daphné, sa nièce allait retourner chez elle, à Rowling Green, dans une dizaine de jours maintenant et le Docteur Stone ne s’était pas encore prononcé. Il était toujours aimable et courtois envers la jeune fille, sans doute ; mais Mme  Reeves-Harris avait espéré mieux et plus que cela. Si elle n’avait craint d’empirer les choses, elle aurait demandé ses intentions au docteur.

Afin d’amener le dénouement qu’elle désirait tant, Mme Reeves-Harris donnait un grand bal, ce soir. Sûrement, si Daphné savait s’y prendre, le Docteur Stone lui poserait la grande question durant ce bal ! Mme Reeves-Harris n’avait rien épargné pour rendre sa nièce attrayante pour cette occasion. Une toilette riche mais simple était arrivée de Louisville, la veille, et Daphné était ravissante dans cette tunique blanche, toute de tulle et de dentelle.

Frank-Lewis s’apercevait de ce qui se passait et, au fond, cela l’amusait beaucoup. Le Docteur Stone n’avait pas du tout l’air d’un homme épris. Malgré la réelle beauté de Daphné, malgré toute la peine qu’elle se donnait pour plaire au jeune médecin, celui-ci semblait plutôt distrait en la présence de la jeune fille. Frank-Lewis avait fait quelques observations respectueuses à sa mère sur ce sujet, mais comme il avait été assez mal reçu, il laissait faire. En fin de compte, que lui importait ! Daphné ne l’intéressait qu’en tant qu’elle était sa cousine ; il eut voulu lui épargner une déception, voilà tout.

Le bal de Mme Reeves-Harris battait son plein et, vraiment les choses allaient aussi bien que l’hôtesse pouvait le désirer. Daphné avait dansé quatre fois déjà avec le Docteur Stone. En ce moment tous deux, le docteur et Daphné, se promenaient dans le jardin. Il n’y avait pas à dire autrement, Daphné était en beauté ce soir et le docteur se disait qu’elle ferait une bien charmante femme de médecin : jolie, distinguée, élégante… Il lui demanda :

« Mlle Daphné, aimez-vous Smith’s Grove ? »

— « Mais, oui, Docteur, j’aime beaucoup Smith’s Grove ; Smith’s Grove est une jolie petite ville je trouve. »

— « Et il ne vous coûterait pas de partir de Bowling Green, pour demeurer dans cette jolie petite ville ? »

— « Certes, non, il ne m’en coûterait pas, » répondit Daphné, en lançant au docteur un regard chargé de promesses.

Daphné en avait le pressentiment, le Docteur Stone allait la demander en mariage !… Hélas ! pauvre Daphné, il y a un proverbe anglais qui dit :

 « Theres many a slip
« Twixt the cup and the lip
 »[1]

Cependant, le docteur allait peut-être réaliser enfin le désir de Mme Reeves-Harris — et de Daphné — quand un domestique vint dire qu’un homme attendait le Docteur Stone dans la bibliothèque ; cet homme avait insisté pour parler immédiatement au médecin.

Daphné ne put cacher un mouvement de dépit : ce moment reviendrait-il jamais ?… Le Docteur Stone allait certainement la demander en mariage, s’il n’avait pas été interrompu !  !

« Veuillez m’excuser, Mlle Daphné, » dit le Dr Stone. « Je vais, si vous le désirez, vous ramener auprès de Mme Reeves-Harris. »

— « Merci, Docteur, » répondit Daphné, essayant de cacher la contrariété qu’elle éprouvait. « Je préfère rester ici… Vous me retrouverez en cet endroit quand vous reviendrez. »

Daphné avait trouvé ce moyen de fournir au docteur la chance de continuer la conversation commencée. Vraiment, si le Docteur Stone ne demandait pas la main de Daphné avant la fin du bal, ce ne serait pas la faute de la jeune fille.

« Au revoir, donc, Mlle Daphné, » dit le docteur.

Puis il quitta le jardin, précédé du domestique, qui le conduisit à la bibliothèque.

Dans la bibliothèque l’attendait un homme de haute taille ; cet homme salua le Docteur Stone, à son arrivée.

« Vous êtes le Docteur T. Stone ? » demanda-t-il.

— « Oui, je suis le Docteur Stone. Qu’y a-t-il ? »

— « Je suis venu vous chercher pour une dame qui est bien malade… qui se meurt, je crois. »

— « Bien, mon ami, je vous suis, » répondit le médecin.

— « Mon auto est à la porte, » dit l’inconnu. « Cette dame se meurt, je vous l’ai dit ; c’est pourquoi je suis venu vous chercher jusqu’ici… Seulement, avant de partir, je dois vous demander de jurer de ne jamais dévoiler la retraite dans laquelle cette dame agonise. »

— « Que signifie ?… demanda le Docteur Stone.

— « Cette dame se meurt, » répéta l’homme. « Si vous hésitez, vous arriverez trop tard… Allez-vous jurer ce que je vous demande… ou bien si je vais être obligé de vous bander les yeux et vous entraîner de force ? »

— « Vous n’en serez pas réduit à cette extrémité, car je vais vous suivre volontairement, » répondit le Docteur Stone, en haussant les épaules. « Je ne puis laisser mourir cette dame sans la secourir ; conséquemment, je jure… tout ce que vous voudrez. »

— « Partons, alors, M. le Docteur ! » dit l’homme, en se dirigeant vers la porte de sortie.

Mais, juste au moment où le docteur allait quitter la maison de Mme Reeves-Harris, à son tour, celle-ci arriva sur la scène.

« Je vous croyais avec Daphné, » dit-elle au docteur.

— « J’ai laissé Mlle Daphné au jardin, Mme Reeves-Harris, » répondit-il.

— « Vraiment ! » s’écria Mme Reeves-Harris.

— « Vous voudrez bien lui faire mes excuses à Mlle Daphné ; je suis appelé auprès d’une personne malade et… »

— « Vous partez ! » s’exclama Mme Reeves-Harris. « Que c’est… »

« Le devoir avant tout, chère madame, » dit le docteur, s’inclinant en souriant.

— « Vous nous reviendrez ? » demanda l’hôtesse.

— « Oui, certainement ; je reviendrai aussitôt que je le pourrai… Au revoir donc, Mme Reeves-Harris ! »

Une auto attendait le Docteur Stone à la porte de la résidence de Mme Reeves-Harris et l’homme que nous avons vu dans la bibliothèque était déjà au volant quand le docteur y prit place… On partit…

« Nous serons à destination en moins d’un quart d’heure, » dit le chauffeur au docteur.

En effet, en moins d’un quart d’heure, l’auto s’arrêta et le médecin vit, avec étonnement, qu’ils étaient en plein bois. Le chauffeur fit entendre un sifflement doux et prolongé et aussitôt, la silhouette d’un autre homme, de haute taille, lui aussi, se détacha dans l’ombre.

« C’est toi, Goliath ? ” cria le nouveau venu.

— « Oui, Samson, c’est moi… Et voici le Docteur Stone, » répondit le chauffeur, en désignant le médecin, que ces allures mystérieuses ennuyaient beaucoup.

— « Vous êtes attendu, Docteur Stone, » dit, au médecin celui qui avait été désigné du nom de Samson.

— « Tu dois conduire le Docteur Stone à destination, n’est-ce pas, Samson ? » demanda Goliath.

— « Oui, » répondit Samson. Puis s’adressant au médecin, il ajouta : « Attendez s’il vous plaît, Docteur Stone. »

Le Docteur Stone entendit un grincement singulier et bientôt, il lui sembla qu’un pan se détachait de la montagne. Instinctivement, il fit un mouvement de recul. Immédiatement, cependant, il s’aperçut que ce qui lui avait semblé un pan de la montagne n’était qu’une sorte de pont-levis qu’on abaissait. Sur ce pont passa Samson, venant au-devant du médecin. Le docteur alors vit que ce pont reliait les deux murs d’un précipice qui devait avoir près de cinquante pieds de profondeur ; au fond de ce gouffre grondait un torrent. Vraiment, ce précipice, de douze pieds de large, défendait bien la demeure où le médecin allait pénétrer. Impossible de parvenir chez ces gens sans l’aide du pont-levis, car, qui se serait risqué à franchir ce terrible gouffre sur un pont improvisé ?

Oui, l’entrée de la caverne était bien gardée : par un gouffre presque insondable ; ceux qui habitaient là n’avaient à craindre aucune surprise du dehors !

Assez intrigué, le Docteur Stone traversa le pont, suivant Samson qui le conduisit au pied d’un mur en pierre. Arrivé à ce mur, l’homme siffla trois fois, d’une façon particulière et le mur se mit à glisser comme s’il eut été posé sur des rainures ; le médecin s’aperçut bientôt qu’il pénétrait dans une caverne.

Toujours suivant son guide, le docteur traversa plusieurs pièces chauffées et éclairées à l’électricité. Ces pièces étaient tendues de tapisseries et d’étoffes précieuses. Partout, des portières de grande richesse et de grande beauté. Sur des guéridons, également d’une grande beauté, étaient des statues magnifiques ; des porcelaines de grande valeur étaient éparpillées sur des buffets splendidement sculptés. De vases, de jardinières, dont chacun valait une fortune, il y avait profusion …

Une odeur particulière parvint bientôt aux narines du Docteur Stone et il comprit aussitôt où il était et à quelle sorte de gens il avait affaire… Mais il était venu là pour donner ses soins à une malade ; il ferait son devoir jusqu’au bout, envers et contre tout.

« Qui sait si je sortirai vivant de cette caverne ! » se disait-il. « Cependant, ces gens n’ont pas d’intérêt à m’assassiner… Mais, soyons prudent ; il s’agit de leur laisser croire que j’ignore dans quel repaire je suis en ce moment. »

Réfléchissant ainsi, le docteur arriva bientôt près d’une chambre dont d’épaisses portières fermaient l’entrée. Samson frappa sur la paroi de cette chambre et une voix de femme lui dit d’entrer.

En pénétrant dans la pièce, le Docteur Stone vit une femme couchée sur un lit tendu de dentelles et de moelleux édredons. Debout, près de ce lit était une femme d’âge mûr — Lucia, celle qui leur avait dit d’entrer — Au pied du lit était une jeune fille agenouillée, le visage caché dans ses deux mains ; elle pleurait tout bas. La jeune fille ne changea pas de posture à l’arrivée du médecin.

Le Docteur Stone s’approcha de la malade, qui le regarda avec un pâle sourire, et il vit bien qu’il n’y avait rien à faire pour la sauver… Dans quelques heures — moins que cela peut-être — cette femme aurait cessé de vivre.

« Souffrez-vous ? » demanda le Docteur Stone à la malade.

— « Non, Docteur, » répondit-elle. « Je m’en irai sans souffrance, je l’espère… à cause de ma fille… Éliane ! » appela-t-elle.

La jeune fille agenouillée se leva aussitôt et s’approcha de sa mère :

« Mère chérie ! » murmura-t-elle. Puis, joignant les mains et s’adressant au docteur, elle s’écria :

« Oh ! sauvez-la, Docteur !… Sauvez-la ma mère chérie ! »

Le docteur Stone ne répondit pas… Les yeux démesurément ouverts, il regardait Éliane… Cette jeune fille… Mais… C’était l’apparition de Green Valley, l’ange entrevu quelques instants seulement… Celle qui avait si mystérieusement disparu… Elle ! Elle ici !… Que faisait, dans ce repaire, cette exquise jeune fille ?…

  1. Il y a loin de la coupe aux lèvres.