L’ange de la caverne/02/18

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Le Courrier fédéral (p. 197-204).

CHAPITRE XVIII

APRÈS DOUZE ANS


À neuf heures, le samedi matin, Mirville et Andréa, accompagnés d’Éliane partirent, en automobile, pour Smith’s Grove. Même, Tristan et Rayon étaient de la partie. Il faisait un temps idéal et tout promettait une excursion de plaisir en même temps qu’un voyage d’affaires.

On approchait de Smith’s Grove, quand Éliane, tout à coup, devint très pâle et porta la main à son cœur.

« Qu’y a-t-il, Éliane ? » demandèrent, ensemble, Yves Mirville et Andréa.

— « Avez-vous vu cet homme, dans la limousine que nous venons de rencontrer ? » demanda Éliane, d’une voix tremblante.

— « Je ne l’ai pas remarqué, » dit Mirville.

— « Ni moi, » dit Andréa.

— « C’est M. Castello… J’ai peur de cet homme ! » Et Éliane frissonna, malgré que le thermomètre fut à 80 degrés, à l’ombre.

— « Ma chérie, » dit Mirville, « sois sans inquiétude et sans crainte. Nous sommes là M. Andréa et moi, et ce Castello n’a qu’à se bien tenir. »

— « Certes ! » ajouta Andréa. « Je lui dirais bien deux mots à ce particulier-là, si j’avais la chance de le rencontrer. »

— « Sois sans crainte, Éliane, » dit Mirville. « Tiens, » ajouta-t-il, afin de distraire un peu sa fille, « voici les premières maisons de Smith’s Grove… et voici la rue où demeure M. Pierre. »

— « Et voilà le bureau de M. Pierre, » dit Andréa. « Voyez-vous son enseigne, Éliane ? »

— « Oui, je la vois, » répondit Éliane en souriant. « Ce bon M. Pierre ! Quel plaisir de le revoir ! »

La porte du bureau de l’agent d’immeubles s’ouvrit et le Docteur Stone accourut au-devant d’Éliane et des deux hommes. Éliane descendit de l’auto, suivie d’Andréa.

« Je vais me rendre au garage, » dit Mirville ; « je serai de retour dans une dizaine de minutes… Andréa, Docteur Stone, je vous confie mon plus cher trésor, ma fille chérie ! »

— « Nous prendrons bien soin d’elle, » affirmèrent-ils, tous deux, au moment où l’auto, contenant Mirville et le chauffeur s’élançait sur la route.

« M. Pierre est occupé avec un client, » dit le Docteur Stone à Éliane et Andréa, « Veuillez me suivre dans la salle d’attente. »

À ce moment, Paul s’approcha, le visage radieux et salua Éliane.

« Mlle Lecour… Je veux dire Mirville… »

— « Paul ! Cher Paul ! » s’écria Éliane. « Comment ça va-t-il, Paul ? »

« Ça va bien, très bien, Mlle Mirville. Je suis heureux, tout à fait heureux… Ils sont si bons pour moi M. Pierre et M. le Docteur Stone ! »

— « Et tu apprends l’art de devenir agent d’immeubles, hein, Paul ? Tu réussiras, j’en suis sûre… D’ailleurs, quand le temps sera venu, nous y verrons ! »

— « Merci ! Merci ! » dit Paul, qui salua et se retira.

« Éliane, » demanda le Docteur Stone, « pourquoi êtes-vous si pâle ? »

— « Pâle ! Vraiment ! » s’exclama la jeune fille en se frottant les joues du revers de sa main. « Voyez-vous, Docteur Stone, nous avons croisé, en chemin, M. Castello… et j’ai peur de cet homme. »

— « Castello ! » s’écria le médecin. « Castello a bien prouvé qu’il pouvait être dangereux ; mais je ne le craindrais pas à ce point, ma chérie… Nous… »

— « Nous sommes là, Docteur Stone, n’est-ce pas et personne n’oserait toucher à un cheveu de sa tête, j’en suis certain. »

M. Pierre arrivait dans la salle d’attente, après avoir reconduit son client.

« Tiens ! » pensa Andréa, en apercevant M. Pierre. « En voilà encore un dont le visage semble m’être familier… Pourtant, je n’ai jamais rencontré ce M. Pierre… C’est singulier, tout de même !… C’est dans l’air du Kentucky, je crois cette lubie de reconnaître des gens qu’on n’a jamais vus auparavant ! »

« Mlle Éliane ! » disait M. Pierre. « Quel bonheur de vous recevoir ! »

— « Combien j’avais hâte de vous revoir, moi aussi, M. Pierre ! » s’écria Éliane.

— « Tang… Le Docteur Stone m’a annoncé la grande et bonne nouvelle, Mlle Éliane, » dit M. Pierre. « Je l’ai félicité et encore… Je vous souhaite, à tous deux, bonheur parfait ! »

— « Merci, cher M. Pierre, merci ! » répondit Éliane.

— « M. Pierre, » intervint le Docteur Stone, « je vous présente M. Andréa… M. Andréa, M. Pierre. »

— « Ah ! M. Andréa ! » dit M. Pierre. « Je suis heureux de faire votre connaissance enfin… Le Docteur Stone m’a tant parlé de vous et de M. Mirville ! … M. Mirville ne vous a-t-il pas accompagné ? »

— « Il sera ici dans quelques instants, » répondit Andréa… « Ah ! le voilà, je crois ; j’entends le bruit d’une automobile… elle s’est arrêtée devant la porte. »

Le Docteur Stone quitta la salle d’attente afin d’aller au-devant du nouvel arrivé.

« Par ici, M. Mirville, » dit le médecin, en ouvrant la porte de la pièce où se tenaient Éliane, Andréa et M. Pierre.

M. Pierre alla à la rencontre de M. Mirville. Mirville, venant de dehors, ne distingua pas, tout d’abord, les traits de M. Pierre… Mais, comme celui-ci s’approchait davantage, Yves fit quelques pas en arrière et s’écria :

« Desroches !… Sylvio Desroches !  ! »

— « Courcel !… Yves Courcel !  !  !… Ciel ! C’est Courcel ! » cria Sylvio Desroches, à son tour.

Tous s’approchèrent des deux hommes et tous étaient pâles d’émotion et de surprise.

« Grand Dieu ! Desroches ! » répéta Courcel. « Toi, vivant ! Toi que l’on a cru mort !… assassiné… par moi !  ! »

— « Ah ! Courcel, je t’expliquerai tout… Je vais partir pour la France afin de te réhabiliter. »

— « Éliane ! » s’écria Courcel. « Tu as entendu, ma fille ? »

— « Oui, oui, père, j’ai entendu… et je suis si heureuse ! »

— « Desroches, » dit Courcel, en entourant de son bras les épaules d’Andréa, « je veux te dire ce qu’est mon ami Andréa… Je veux te dire qu’il est la personnification de l’honnêteté, de la bonté et de la générosité. »

— « M. Andréa, » dit Desroches, « Yves Courcel et moi avions été surnommés « les deux inséparables »… nous serons trois inséparables, dorénavant, si vous le voulez bien. »

— « Si je le veux ! » s’exclama Andréa.

— « Yves, » demanda Sylvio, « tu sais, n’est-ce pas que ta femme et ta fille ont quitté la France depuis longtemps ? »

— « Oui, je le sais, Sylvio, » répondit Yves.

— « Que sont-elles devenues ?… Le sais-tu, Courcel ? »

— « Stella, ma femme est morte… Ma fille, mon Éliane… la voici, Desroches, » ajouta-t-il, en entourant Éliane de ses bras.

— « Ta fille, dis-tu ?… Ciel !… Éliane serait… »

— « Éliane, que j’ai adoptée, la croyant Mlle Lecour, Éliane est ma véritable fille, Desroches. »

— « Ciel ! » dit le Docteur Stone, « Éliane, votre fille ! »

— « Oui, Docteur Stone… Le soir où je me suis évanoui, c’est parceque Éliane avait chanté — ou commencé à chanter — une berceuse que sa mère, ma femme, ma Stella avait composée, paroles et mélodie… Je l’avais entendu si souvent cette berceuse !… Le soir même de mon arrestation, ma femme l’avait chantée en berçant notre enfant… »

— « Je me souviens de cette berceuse, Courcel, » dit Sylvio Desroches… Et il commença à chanter :

En regardant tes lèvres roses,
Ton front charmant,
Lorsque, dans mes bras, tu reposes… »

— « Justement, Descoches, » dit Yves Courcel… Cette berceuse, tu l’as entendue souvent, toi aussi… Ma femme la chantait aussi pour endormir ton fils… Desroches, qu’est devenu ton fils Tanguay ? »

— « Courcel, » dit Desroches, sans répondre directement, « tu te souviens combien souvent nous avions fait le projet de marier nos deux enfants ensemble… ton Éliane et mon Tanguay… »

— « Je me souviens, » répondit Courcel. « La destinée, cependant — la Providence, je devrais dire — en a décidé autrement… et le Docteur Stone… »

— « Courcel, » dit Desroches, en posant sa main sur l’épaule du Docteur Stone. « Courcel, voilà mon fils Tanguay. »

— « Tanguay ! » s’écrièrent, simultanément Éliane, Yves Courcel et Andréa.

— « Éliane, » dit Tanguay, oui, je suis votre ex-compagnon d’enfance… je suis Tanguay Desroches. »

— « Tanguay ! Tanguay ! » ne cessait de répéter Éliane.

— « Combien j’étais loin de me douter, Éliane, alors que je donnais mes soins à Mme Lecour, dans la caverne, combien j’étais loin de me douter, dis-je que je soignais Mme Courcel, ma seconde mère ! »

— « Quel enchaînement de circonstance ! » s’exclama Courcel. « Tanguay, » ajouta-t-il, en tendant sa main au médecin, « j’aurais, sans crainte, donné ma fille au Docteur Stone ; au fils de mon ami, je la donne avec le plus grand bonheur. »

— « Merci, M. Courcel, » répondit Tanguay. « Et Éliane, qu’en dit-elle ? » demanda-t-il, en entourant de son bras la taille de sa fiancée.

— « J’ai toujours aimé mon compagnon d’enfance, » répondit Éliane, cachant son visage sur l’épaule de Tanguay.

— « Merci, chère bien-aimée ! » murmura Tanguay.

— « Nous avons bien des choses à discuter, et je propose que vous reveniez avec nous à la villa Andréa, » dit Courcel. « Ferme ton bureau, Desroches ; toi aussi, Tanguay et partons ! »

— « C’est une excellente idée », dit Tanguay en riant, « et je l’approuve de tout cœur… Je vais avertir Hannah, par téléphone, cependant, car elle serait capable de donner l’alarme, me croyant retourné à la caverne, » ajouta-t-il joyeusement.

— « Courcel, » demanda Desroches, « je dois partir pour la France la semaine prochaine ; ne m’accompagneras-tu pas ? »

— « Non, Desroches, » répondit Courcel. « Qu’irais-je faire en France, d’ailleurs ?… Je n’y ai pas un seul ami. »

— « Mais, Courcel… tu étais un des hommes les plus populaires ce me semble… Et puis, la France… c’est le pays, vois-tu, Yves… et le pays… »

— « La France ne me dit plus rien depuis que j’ai découvert que je n’y ai pas un seul ami… Quand j’ai été accusé du plus abominable des crimes, pas un n’a cru à mon innocence… Malgré ma vie honnête jusque là, malgré les parents honnêtes que j’avais eu, malgré… Ah ! ne me parle plus de la France ; jamais je n’y retournerai, jamais !… Et, si tu revois nos anciens compagnons : d’Artigny, d’Oural, Letendre… et les autre… dis-leur bien combien je les méprise tous, pour leur abandon, alors que j’avais besoin d’amitié. »

Yves Courcel était en colère ; cela se voyait. Il en voudrait toujours à ses compatriotes pour la conduite qu’ils avaient tenue alors qu’il était sous le coup d’une accusation fausse.

« Père » dit doucement Éliane, « il faut savoir pardonner… Pensez à Celui qui fut, jadis, abandonné de tous ses amis… Il a pardonné, Lui, vous savez, père chéri ! »

— « Éliane ! Chère enfant. » dit Courcel en pressant sa fille dans ses bras. « Allons ! » reprit-il. « Partons ! En route pour la villa Andréa ! »

— « Père, » demanda Éliane, « voulez-vous que nous emmenions Paul aussi ? »

— « Paul ? » dit Yves. « Ah ! oui, cet enfant qui… »

— « Paul ! » appela Éliane.

Aussitôt le petit ex-marmiton entra dans la salle d’attente.

— « Présent, Mlle Lec… Mirville, » répondit-il.

— « Père, » dit Éliane, « voilà Paul, notre meilleur ami. C’est grâce à lui que nous avons pu quitter la caverne, M. Desroches, Tanguay et moi. »

Yves Courcel posa sa main sur l’épaule de Paul.

— « Brave enfant ! » s’écria-t-il. « Si M. Desroches veut te le permettre, nous allons t’emmener passer le dimanche avec nous, à Bowling Green. »

— « Monsieur Desroches ? » interrogea Paul. « Je ne… »

— « M. Pierre, son véritable nom c’est Desroches, Paul, » dit Éliane. Et comme Paul ouvrait de grands yeux, Éliane, que l’étonnement du garçonnet amusait, voulut l’étonner davantage. « Le Docteur Stone, Paul, » ajouta-t-elle, « c’est le Docteur Desroches, le fils de M. Desroches et M. Mirville, c’est M. Courcel… Moi, je suis Éliane Courcel. T’en souviendras-tu, Paul ? »

— « Je vais essayer de m’en souvenir, Mlle Lec… Mirv… Courcel, je veux dire. »

Tous rirent d’un bon cœur.

La permission ayant été accordée à Paul de les accompagner à la villa Andréa, il prit place à côté du chauffeur et tous se virent bientôt sur la route de Bowling Green… et du bonheur… du moins, on le supposait…

Souvent, pourtant, hélas, le véritable bonheur, en ce monde, est de courte durée.