L’ange de la caverne/02/26

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Le Courrier fédéral (p. 230-236).

CHAPITRE XXVI

FELICITA


Cinq ans se sont écoulés depuis les évènements racontés dans le chapitre précédent et nous retrouvons, attablés dans la salle à manger de la villa Andréa, plusieurs de ceux que nous avons connus et aimés : Éliane, Yves Courcel et Andréa. Il y a un siège vide à côté d’Éliane, mais, bientôt, l’occupant de ce siège arrive dans la salle à manger ; c’est Tanguay.

Tanguay se dirige vers son siège, mais, en passant, il dépose un baiser sur le front d’Éliane.

« Éliane ! Ma femme chérie ! » murmure-t-il.

— « Mon Tanguay ! » répond Éliane.

« Je suis en retard, » dit Tanguay, en saluant les deux hommes ; « mais j’ai dû aller à Smith’s Grove. L’enfant de Frank-Lewis était malade et Mme Frank-Lewis était très inquiète… inutilement ; l’enfant souffrait d’une simple indigestion. Frank-Lewis et sa femme m’ont prié de vous saluer tous. Ils se proposent de venir passer la journée ici, avec leur petite, dimanche. »

— « Je suis bien contente, » répondit Éliane ; j’aime beaucoup Frank-Lewis, ainsi que sa gentille Edith… La petite aussi est charmante… Comment se nomme-t-elle déjà l’enfant de Frank-Lewis Reeves-Harris ? » demanda Éliane, en riant.

— « La petite se nomme Fairy-Daisy, » répondit Tanguay, en riant à son tour. Fairy-Daisy Reeves-Harris… Est-ce assez ridicule ? »

— « Mais, c’est qu’elle y tient à Fairy-Daisy, la marraine, Mme Reeves-Harris, la grand’mère, » dit Tanguay, très amusé. « Quand cette pauvre Edith ose nommer sa fille Daisy, ou Fairy, seulement, la grand’mère s’empresse d’appeler l’enfant, à son tour, en lui donnant ses deux noms sur un ton emphatique. »

— « L’as-tu vue, aujourd’hui, la grand’mère Reeves-Harris, Tanguay ? » demanda Éliane.

— « Oui, je l’ai vue, Éliane, et elle m’a annoncé une grande nouvelle aussi… »

— « Une nouvelle ? » s’écrièrent-ils tous.

— « Oui, » dit Tanguay en souriant… Mlle Daphné — la nièce de Mme Reeves-Harris, vous savez — épousera bientôt le jeune Docteur Jackson… le fils du médecin de cette pauvre Lucia, tu sais, Éliane. »

— « Mlle Daphné allait bientôt coiffer l’illustre Ste-Catherine, je crois : » dit Andréa. Et tous s’éclatèrent de rire.

— « As-tu vu ton père, Tanguay ? » demanda Yves Courcel.

— « Oui, je l’ai vu, » répondit Tanguay. Il se propose, lui aussi de venir passer une journée avec nous et de se faire accompagner par Paul. »

— « Cher Paul ! » dit Éliane.

— « Le brave enfant ! » s’écria Andréa.

Le dessert allait être servi, quand la porte de la salle à manger s’ouvrit, livrant passage à Rayon, un peu vieilli, sans doute, mais encore folichon, car il gambadait, en aboyant, comme pour annoncer la venue de quelqu’un… Suivant Rayon, arriva Tristan, et, à côté de Tristan, le tenant par son collier, marchait un enfant de trois ans… Était-ce un être humain vraiment que cet ange aux cheveux blonds bouclés, aux yeux bleus, doux et rieurs, à la bouche rose et mignonne ? N’était-ce pas un chérubin, plutôt ?… Courant, l’ange alla se jeter dans les bras d’Éliane en disant :

« Maman ! Maman ! »

— « Mon cher trésor ! Mon ange ! » dit Éliane, en pressant l’enfant dans ses bras.

— « Bonne nuit, maman, » dit l’enfant, entourant de ses bras le cou de sa mère. Comme il le faisait chaque soir, le mignon fit le tour de la table, donnant à chacun un baiser. Des bras d’Éliane, il passa à ceux de Tanguay.

« Bonne nuit, papa chéri, » dit-il ensuite, puis à grand-papa Courcel il souhaita aussi une bonne nuit.

Parvenu à Andréa, il dit :

« Prends-moi, parrain, prends Andréa ! »

Oui, Andréa était le parrain de ce blond chérubin, le premier-né d’Éliane. Quand il s’était agi de choisir un parrain pour l’enfant qui allait naître, Éliane avait offert cet honneur à son père, Yves Courcel ou bien au père de Tanguay. Andréa étant absent de la villa, ce jour-là, Yves dit à Éliane :

« Tu le penses bien, ma chérie, ce serait un honneur et un bonheur pour moi, ou pour M. Desroches d’être parrain de ton enfant ; mais je vais te suggérer de donner ce grand bonheur à M. Andréa… Tu comprends pourquoi je te suggère cela, Éliane ?… Je lui dois tant, à Andréa ; c’est toi, ma bien-aimée, qui payeras ainsi ma dette. »

Et quand l’enfant fut né, Éliane fit demander Andréa et lui dit :

« Papa Andréa, j’ai une faveur à vous demander. »

— « Vraiment ! » s’écria Andréa. « Une faveur ! De moi ! O ma chérie, elle est accordée d’avance, croyez-le… Qu’est-ce, Éliane, mon enfant ? »

— « Papa Andréa, » reprit Éliane, « voulez-vous être le parrain de mon enfant, de mon cher premier-né ? »

— « Éliane ! » s’exclama Andréa. « Vous désirez que je sois le parrain de votre enfant ! Moi ! » et un sanglot monta à ses lèvres. « Inutile de vous le dire, ma toute chérie, » ajouta-t-il, « c’est vous qui me faites une faveur, une faveur inappréciable, et non moi qui vous en fais une… Moi, le parrain de votre enfant, Éliane, de votre premier-né !… Quel bonheur ! »

Et Andréa quitta la chambre d’Éliane afin de ne pas pleurer devant elle.

Mme Reeves-Harris fut marraine. Peut-être Andréa aurait-il préféré une commère toute autre que Mme Reeves-Harris, car, Mme Reeves-Harris estomaquait un peu Andréa ; ensuite, il la trouvait un tant soit peu ridicule avec ses « Reeves-Harris », ses « Frank-Lewis » etc., etc.

Au moment de partir pour l’église, le jour du baptême, Andréa et la commère vinrent trouver Éliane et Andréa demanda :

« Quel nom désirez-vous que nous donnions à votre ange, Éliane ? Nous allions oublier ce… détail, » ajouta-t-il, en riant d’un bon cœur.

— « Je désire que mon fils porte votre nom, papa Andréa, » répondit Éliane. « Il se nommera Yves Andréa ; mais il portera le nom de son parrain… Andréa Desroches… ce sera joli ! »

Andréa ne dit rien, mais des larmes coulèrent sur ses joues.

Et, devant le bonheur parfait d’Andréa, ni Yves, ni Sylvio ne regrettèrent le sacrifice qu’ils avaient fait en sa faveur.

Cet enfant, le fils d’Éliane, combien on l’aimait à la villa Andréa !… Il était roi et maître dans la maison ; chaque désir exprimé par sa bouche mignonne était un ordre auquel on s’empressait d’obéir… Oui, on l’adorait le fils d’Éliane et de Tanguay !… Et grand-papa Desroches donc ! Et Paul ! Paul était fou de bébé Andréa et quand il venait à la villa, il se faisait l’esclave des moindres désirs de ce chérubin de trois ans… Mme Duponth… Eh ! bien, Mme Duponth avait porté bébé Andréa au baptême et, à cause de cela, sans doute, elle considérait que cet enfant lui appartenait un peu… beaucoup même. Mme Duponth n’avait pas eu de famille et elle reportait sur le fils d’Éliane l’amour maternel qui gît dans tout cœur de femme… Quant à Bamboula, il considérait bébé Andréa comme la plus grande merveille du monde, tout simplement ! La première fois que ce blond chérubin lui tendit les bras — à lui, Bamboula — celui-ci faillit en devenir fou de joie.

Mais, pour revenir où nous en étions. Quand on se fut installé dans le salon, après le dîner, Tanguay s’écria tout à coup :

« Oh ! Éliane, j’ai oublié de te remettre cette lettre ; je l’ai sur moi depuis ce matin. »

Ce disant, Tanguay présenta une lettre à sa femme ; l’enveloppe portait le timbre d’un pays étranger.

« Un timbre d’Italie ! » s’exclama Éliane, en s’emparant de la lettre. « Qui peut bien m’écrire de ce pays ? »

— « Peut-être ferais-tu bien de l’ouvrir, ma chérie, » dit Tanguay en souriant ; « c’est le meilleur moyen de savoir à quoi t’en tenir. »

« C’est vrai, » répondit Éliane, en riant. « Tu as toujours des idées si originales, Tanguay ! »

Éliane ouvrit la lettre, puis ses yeux cherchèrent immédiatement la signature et une exclamation vint à ses lèvres. Quand elle eut pris connaissance de la lettre, elle la passa à Tanguay en disant :

« C’est la plus singulière chose ! Lis donc cette lettre tout haut, mon aimé… Cette lettre vient de M. Castello. »

— « De Gastello ! » s’écrièrent-ils tous.

Tanguay lut tout haut ce qui suit :

« Madame E. C. Desroches,
Villa Andréa,
Bowling Green, Kentucky, E.-U.
Amérique du Nord.
Madame,

Vous allez être étonnée, sans doute, de recevoir une lettre de moi ; c’est la première que je vous écris ; ce sera aussi la dernière. Demain, j’entre chez les Bénédictins, communauté austère, comme vous le savez. Dieu m’a pardonné mon passé ; vous aussi, vous serez généreuse, n’est-ce pas et me pardonnerez ?

Puis-je vous prier, Madame, d’accepter, en souvenir de moi, mes livres ainsi que le contenu d’une caisse, qui vous parviendra presqu’en même temps que cette lettre ? Mes livres — toute ma bibliothèque — vous pouvez l’accepter sans remords, car ces livres me sont parvenus en héritage, jadis. Quant aux autres objets que contient la caverne, ils seront vendus à l’enchère et le prix en sera remis au gouvernement des États-Unis d’Amérique ; vous le voyez, Madame, j’essaie d’expier, en remettant au gouvernement ce qui lui revient de droit.

Espérant, Madame, que vous m’avez déjà pardonné, je vous prie de croire au respect avec lequel je signe, pour la dernière fois,
Anselmo del Vecchio-Castello. »

« Castello dans une communauté ! » s’écria Yves Courcel ; « je ne vois pas bien cela d’ici. »

— « Moi non plus ! » répliqua Tanguay.

— « Castello fera un fameux moine ! » dit Yves, en riant d’un bon cœur.

— « Et il compte sur le pardon d’Éliane !… Comme si Éliane pouvait oublier jamais… » commença Andréa.

— « Cher papa Andréa, » dit Éliane, « oui, je pardonne et j’oublie… M. Castello avait été bon et généreux pour ma mère et… »

— « C’est vrai, Éliane, ma chérie, » dit Yves, « ma pauvre femme, ta mère, avait reçu chez Castello une généreuse hospitalité… Moi non plus, je ne saurais l’oublier ! »

— « Que contiendra cette caisse ? » dit Tanguay. « T’imagines-tu ce que ce sera, Éliane ? »

— « Pas du tout. Tanguay !… D’après la lettre de M. Castello, ce colis devrait nous parvenir bientôt. »

En effet, à quelques jours de là, le colis — une caisse longue et lourde — arrivait à la villa Andréa. Il devait contenir un objet fort pesant, car il fut transporté sur un fourgon et quatre hommes durent prêter main forte pour le porter sur la terrasse.

Andréa, avec l’aide de deux domestiques, défit la caisse et enleva la paille qui en recouvrait le contenu !…

On aperçut une statue en marbre blanc, finement ciselé, dont les traits avaient quelque ressemblance avec ceux d’Éliane.

Cette statue, cadeau de Castello, le moine, Éliane la reconnut aussitôt : c’était celle de l’Ange de la Caverne.


Fin de la Deuxième et Dernière partie.