L’appel de la race/Le coin tombe

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(Pseudo : Alonié de Lestres)
L’Action française (p. 253-278).


Le coin tombe


Quand Lantagnac rentra chez lui, après une promenade à dessein prolongée, seule Virginia l’accueillit. La noble enfant était rayonnante. Elle sauta au cou de son père et plus longuement que jamais le tint embrassé.

— Vous savez, j’y étais, s’écria-t-elle, enthousiaste. Que vous avez été beau ! Que vous avez été grand !

— Merci, mon enfant, répondit le père. Aujourd’hui, pourtant, ma force ne m’est pas venue de moi seul.

Et, tout de suite, à voix basse, il demanda :

— Et votre mère ?

— Elle est sortie avec Nellie. En arrivant tout à l’heure, la servante m’a dit : « Madame vient de repartir ; elle m’a chargée de vous prévenir qu’elle rentrerait tard ».

Et Virginia ajouta, désolée :

— Elle y était, elle aussi.

— Je sais, dit le père.

— Vous l’avez aperçue ?… Je l’ai deviné, fit Virginia. Et cela vous a profondément troublé. On les appela pour le souper. Le repas fut silencieux. Ni l’un ni l’autre n’osaient parler davantage du grand événement de l’après-midi, tant les suites prochaines, presque inéluctables, leur étreignaient déjà le cœur. Lantagnac observa tout à coup que la gerbe de roses n’était plus là, sur la table.

— Où est le bouquet de ce midi ? demanda-t-il à la servante.

— C’est Madame qui l’a fait enlever tout à l’heure, répondit celle-ci. Elle m’a priée de porter les roses chez elle.

Ce petit incident en dit long à Lantagnac sur les dispositions de Maud.

— Elle aura vu dans mon discours de cet après-midi, songeait-il, un affreux manquement de parole, une manifestation provocatrice. Et, vraiment, pouvait-elle penser autre chose ?

Ce caractère imprimé, malgré lui, à son intervention dans le débat, faisait, tout à l’heure sa plus grande souffrance, au sortir de la Chambre. Au cours de sa promenade, il se l’était promis résolument ; il confesserait tout à Maud, avec une franchise absolue. Il lui dirait qu’à son entrée au parlement, et même jusqu’au dernier instant, sa résolution suprême avait bien été de s’abstenir. Puis il ajouterait que, tout à coup, une force irrésistible l’avait dressé de son siège, que ses lèvres s’étaient ouvertes et qu’il avait parlé. Il dirait ainsi l’exacte vérité ; il y engagerait sa parole de gentilhomme. Et, devant cette parole, il le savait, Maud s’inclinerait. L’absence de sa femme le contraignit à renvoyer au lendemain l’explication.

Le lendemain, Madame de Lantagnac fit son apparition au déjeûner, un peu fatiguée, surtout très distante, mais comme toujours d’une correction impeccable. Vainement Lantagnac essaya d’amener la conversation sur le sujet délicat. Toutes les allusions que son mari voulut faire aux événements de la veille, Maud sut les détourner habilement. Lantagnac comprit qu’il valait mieux ne pas aborder le sujet, pour le moment. Pendant les jours qui suivirent, Madame se confina inviolablement en sa même attitude. Elle s’y tint avec une constance, une opiniâtreté qui n’avaient d’égales que sa souple finesse. Tant et si bien que, dans la maison, l’on put croire l’incident oublié tout de bon et préservé d’autres suites. Lantagnac vécut alors quelques journées de force sereine et de bonheur à peu près tranquille. Il lui semblait qu’il pouvait commencer de croire à la fécondité du sacrifice, fécondité que lui avait si noblement exaltée le Père Fabien. Dès le lendemain du débat du 11 mai, l’opinion anglaise discutait déjà la question ontarienne avec plus de calme, sinon avec plus de loyauté. Dans le Québec, l’unité des partis se faisait pour venir à la rescousse de la’minorité opprimée. Puis, Lantagnac se souvenait de cette poignée de main de Dan Gallagher, chef irlandais d’Ottawa, qui lui avait dit, au sortir de la Chambre, l’autre jour :

— « Merci, Lantagnac, d’avoir su distinguer les amis parmi nous ».

Et comme l’orateur avait observé : « Mais ce n’était que justice », l’autre avait continué :

— « Quelques-uns des nôtres, je le sais, se sont montrés parfaitement indignes en toute cette affaire. Lutter entre nous, quand nos intérêts et nos ennemis nous sont communs ! Mais beaucoup, même parmi les aveugles, mon cher député, ouvrent les yeux à la lumière. Et comme vous, j’y vois l’indice de notre réconciliation prochaine ».

Parmi ses compatriotes ontariens, Lantagnac croyait observer un renouveau de courage. Chaque jour, en ouvrant son courrier, il trouvait quelques lettres d’où se dégageait un espoir plus confiant. Quelques-unes de ces lettres l’émouvaient jusqu’aux larmes. C’étaient les lettres de pauvres gens, mal orthographiées, écrites sur du papier de rebut, à peine lisibles, sublimes sans s’en douter. Oui, la certitude lui en venait maintenant, irrésistible, absolue : sa race s’affranchirait, survivrait. Qu’importeraient les souffrances dans l’effort de la libération ? Il se passerait pour elle ce qui se passait pour lui-même. Echappée peu à peu à l’étreinte du conquérant, ayant vomi hors de son sein les éléments inassimilables, la race canadienne-française reconquerrait, comme Lantagnac les avait reconquises, l’autonomie de son âme, l’entière direction de sa vie. Et puisque l’aube des espérances grandioses se levait, Lantagnac voyait poindre le jour glorieux, où pleinement émancipée, maîtresse d’un territoire qui aurait l’unité géographique, administrant elle-même ses forces morales et matérielles, sa race reprendrait, dans la pleine possession de ses destinées, le rêve ancien de la Nouvelle-France.

— Si une race française a besoin d’exister en Amérique, se disait-il, la Providence lui refusera-t-elle les conditions d’existence qui assureront le plein épanouissement de son âme ? Qui sait même si mes enfants ne verront pas cette aurore rafraîchissante, si le devoir de ma vie prochaine n’est pas de leur préparer cet avenir ?…

Pendant qu’il s’entretenait dans ces pensées réconfortantes, chaque jour, à son foyer, le calme semblait s’accroître et se parfaire. Un seul incident faillit un moment renouveler toutes ses craintes. Un de ces derniers jours, il avait croisé, par hasard, dans l’un des escaliers du Musée Victoria, le vieux Davis Fletcher. Lantagnac avait salué le vieillard ; mais lui, indifférent et hautain s’était défilé, le chapeau collé aux tempes, accélérant le plus qu’il pouvait, son petit pas trotte-menu.

L’on atteignit ainsi le 28 mai. Ce jour-là, Lantagnac travaillait chez lui, à son cabinet de travail, lorsqu’il vit entrer Virginia, un journal à la main, et pleurant. — Lisez, dit-elle. Et elle lui indiqua, en première page, la colonne des nouvelles d’Ottawa. Il y put voir, suffisamment en vedette, un compte-rendu d’une séance de la Women Welfare League où, dans le titre, s’étalait le nom de Madame Jules de Lantagnac. Le front soucieux, Lantagnac prit le 9 journal des mains de Virginia et lut lentement l’entrefilet. Virginia vit tout à coup son père pâlir. Il venait d’arriver aux dernières lignes. Le journal rapportait qu’à cette séance de la Ligue du Women Welfare, ces dames, très surchauffées de passions loyalistes par ce temps de guerre, avaient proposé de supprimer à la fin de leurs réunions, le chant du O Canada, pour y substituer le Rule Britannia. La résolution proposée par Lady Winston avait reçu l’hommage d’une très forte majorité, après le chaud appui de Madame de Lantagnac.

L’avocat laissa tomber le journal sur ses genoux.

— Ma Virginia, ne put-il que dire, ayons l’âme forte et préparons-nous aux pires malheurs.

Sa dernière illusion s’envolait ! C’était bien là une riposte au discours du 11 mai. Que signifiait de la part de Maud, cette volonté délibérée d’opposer son action publique à celle de son mari, sinon le dernier pas vers la rupture ?

Ainsi pensait tristement Lantagnac qui ne voyait juste qu’à demi. Le dernier pas, Maud l’avait en réalité franchi le jour du débat parlementaire. La suprême décision, elle l’avait arrêtée là-même, dans sa loge du parlement. L’intervention de son mari dans le débat, ne s’était pas offerte à elle, selon la présomption de Lantagnac, comme un manque de loyauté. Bien au contraire, elle y voyait la logique implacable d’une loyauté absolue. C’est pourquoi aussi, le mal lui paraissant irrémédiable, elle avait jugé toute explication avec Jules inutile et superflue. Dès ce jour du 11 mai, la résolution de Maud Fletcher était prise et elle commençait de l’exécuter.

Ce même soir, du reste, où le journal avait apporté l’effarante nouvelle, elle convoqua son mari, non plus dans sa chambre, mais au salon où, franchement, elle lui avoua sa détermination :

— Mes appartements sont déjà loués à la haute-ville. Dans quatre ou cinq jours je partirai. Je ne veux point d’équivoque entre nous. Il ne faut point qu’il y ait de scandale devant le monde. Je pars sans bruit. Je vous avais prévenu de cette issue presque certaine. Je ne veux point suspecter les motifs de votre conduite. Je vous en demande autant pour les miens.

Elle prononça ces petites phrases, d’un ton sec, avec ce pli aux lèvres et au front que son mari connaissait trop bien et qui annonçait chez elle les entêtements sans merci. Lantagnac avait écouté, sans dire mot, dans une attitude chagrine, mais digne.

— Je sais, dit-il, quand elle eut fini, je sais que votre décision est irrévocable. Maud, continua-t-il, les yeux suppliants, je tiens à vous dire que cette décision, je la regrette profondément… profondément.

Elle répondit, non sans dureté :

— En effet, c’est irrévocable.

— Devant votre foi, Maud, osa-t-il reprendre, avez-vous songé à vos responsabilités ?

— Comme vous avez songé aux vôtres, mon ami, répliqua-t-elle.

Lantagnac frémit devant cette amertume. Vraiment éploré, il risqua pourtant une dernière question :

— Me laisserez-vous au moins quelqu’un de mes enfants ?

— Je respecterai leur liberté, répondit Maud avec hauteur. Je n’emmènerai avec moi, vous pouvez en être sûr, que ceux-là seuls qui auront choisi de me suivre.

L’entretien fut clos sur ce dernier mot que Madame prononça en se levant pour sortir. Lantagnac qui connaissait le caractère cassant, effroyablement impérieux de Maud, ne fit rien pour la retenir.

Hélas ! quels seraient les jours qui allaient venir ! Le pauvre mari dut assister, silencieux, sans y participer, aux préparatifs de la séparation. Du fond de son cabinet de travail où il s’enfermait, dès son arrivée chez lui, il entendait dans les chambres et les couloirs, le bruit des meubles qu’on emportait, et, dans les escaliers, la descente des malles et des objets emballés. Chacun de ces bruits résonnait dans son cœur, comme le choc d’un marteau à l’intérieur d’un tombeau. Une image de tristesse le hantait, le poursuivait partout : celle de la dispersion de ses enfants, de son effroyable solitude à l’avenir.

— À part Virginia, se disait-il, qui donc va me rester ?

Hélas ! cette dernière consolation lui serait peut-être ravie. La veille du jour où, il le savait par son enfant bien-aimée, Maud devait partir, Virginia entra soudain dans le cabinet de travail de son père. À ses yeux rougis et gonflés, il vit qu’elle avait abondamment pleuré.

— Mon père, dit-elle en s’asseyant en face de lui, vous avez de grands chagrins. J’ai le regret de vous en apporter un autre.

— Qu’as-tu donc, et que veux-tu dire, ma Virginia ? demanda Lantagnac qui devint plus pâle et plus triste encore. Tu veux partir, toi aussi ?

— Oui, mon père, je veux partir, répondit la jeune fille.

— Mais tu es libre, parfaitement libre, mon enfant, fit le père qui ne comprenait rien à cette étrange décision.

Virginia reprit :

— Je veux partir, moi, pas avec les autres, mais pour toujours.

Lantagnac eut un cri de suprême angoisse :

— Ah ! ma Virginia, mon unique enfant, je comprends : tu vas te faire religieuse ! Et je serai seul, tout seul !…

Et le pauvre père s’abîma la figure dans ses mains.

— Mon pauvre papa, reprit l’enfant, d’une voix caressante comme un cantique d’espérance, mon pauvre papa, ne pleurez point. C’est pour être davantage votre force et votre soutien que je pars. Vous avez trop de foi pour que je m’essaie à vous le démontrer. Plus près de Dieu, vous le savez bien, je serai plus près de vous.

Elle ajouta encore, pendant que son père relevait la tête :

— Je veux aussi m’associer à votre oeuvre de réparation et de conquête. Après vous, vous le sentez avec peine, il y aura des Lantagnac qui combattront la tradition des ancêtres. Je veux, moi, enseigner la langue de mes aïeules et de mon père ; je veux la répandre pour que l’action des autres soit neutralisée. Il y aura aussi, vous le craignez encore, des Lantagnac que le mariage mixte exposera à la perte de la foi : Nellie a un fiancé protestant, Wolfred une fiancée protestante. J’espère que, pour eux, le Bon Dieu me comptera mon sacrifice.

— Ah ! noble enfant ! dit Lantagnac, qui l’attira vers lui. Sois bénie, ma Virginia, et va où Dieu t’appelle. Ton pauvre père pansera, comme il pourra, ses incurables blessures.

— Dieu lui-même vous les pansera, reprit la jeune fille, avec un air inspiré.

Puis, droite devant lui :

— Maintenant, dit-elle, j’ai encore un autre sacrifice à vous demander.

— Lequel ? demanda tout de suite Lantagnac, de nouveau effrayé.

— Demain, dit Virginia, vous me permettrez de partir avec maman. Quoi qu’elle laisse paraître, le départ, je le sais, lui sera infiniment cruel. Accordez-moi de rester près d’elle quelques jours. Après quoi, je vous le promets, je reviendrai. Nous irons à Saint-Michel et nous vivrons ensemble quelques semaines avant mon dernier adieu. Vous voulez ?

— Soit, ma Virginia, tu iras ; un sacrifice de plus ou de moins ne compte plus pour moi.

— Merci, mon bon papa, dit la jeune fille qui embrassa son père au front en lui jetant cet autre grand mot d’espoir :

— Qui sait si le Bon Dieu ne m’accordera pas de refaire entre vous et maman, l’avenir ? Resté seul, le pauvre père sentit le besoin de rassembler toutes ses énergies pour ne pas défaillir. Ses yeux se levèrent instinctivement vers le Christ de bronze qui dominait sa table de travail. Et c’est d’une voix où passait toute la supplication de son âme qu’il s’écria :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! le coin de fer n’a-t-il pas fini son ouvrage ? Ne va-t-il pas enfin tomber ?…

Abattu, épuisé par la longue série des souffrances morales qu’il avait endurées depuis quelques mois, une frayeur le prenait : où trouverait-il la force d’affronter les adieux de Maud et de Nellie ? Sa faiblesse redoutait au plus haut point le cruel moment.

La Providence se chargea d’y pourvoir. Le lendemain, lorsque Lantagnac rentra chez lui, à l’heure du souder, il remarqua tout de suite le grand silence de la maison : elle était déserte. Seuls, le domestique et deux servantes étaient restés. Maud qui redoutait plus encore que son mari une dernière entrevue, avait décidé de partir pendant i’absence de monsieur de Lantagnac. Lui, maintenant, loin de se sentir soulagé, éprouvait, de ce départ précipité, de cette séparation sans adieux, une tristesse qui le navrait. Ce soir-là, il se mit à table, mais ne put manger. Le coeur noyé de douleur, il partit à travers la maison, errant d’étage en étage, comme pour chercher les absents qui ne reviendraient jamais. Doucement, avec une sorte de terreur, il poussa la porte de la chambre de Maud. Une odeur étrange, odeur de maison abandonnée reflua jusqu’à lui. La chambre était vide. Aux murs, quelques lignes blanches, usures des cadres et des meubles, rayaient la tapisserie. Ça et là sur le plancher, la poussière s’était déjà ramassée en petits flocons laineux. Détail cocasse mais poignant : une roulette de pied de lit, oubliée dans le déménagement, gisait au milieu de la pièce. Lantagnac referma la porte, rejeté en dehors, lui semblait-il, par le souffle d’un caveau funéraire. De là il passa dans la chambre de Nellie. Même vide et même atmosphère de tombeau. Dans celle de William, un volume était resté, apparemment oublié sur une table : L’Avenir du peuple canadien-français d’Edmond de Nevers, volume que Lantagnac avait offert à son fils aux vacances de Noël. Le livre, non découpé, portait à la première page blanche, insolemment écrit de la main de William : Rule Britannia for ever ! Dans la chambre de Wolfred, nul dérangement, non plus qu’en celle de Virginia.

Lantagnac descendit à son cabinet. Il rassembla devant lui les portraits de Maud, de Nellie, de Wolfred, de Virginia et de William ; il se prit la tête dans les mains et laissa son cœur déborder. Abondamment il pleura dans le silence qui, pour la première fois, lui révéla son affreuse solitude. Puis, le choc de la catastrophe l’ayant rejeté violemment vers l’examen de ses responsabilités, une voix qu’il sentait monter de sa conscience et de sa misère, lui disait :

— « De ton malheur accuse-toi d’abord toi-même. La faute première, tu l’as commise il y a vingt-trois ans. Par ce mariage qui te liait à une étrangère, tu te créais un foyer avec des matériaux disparates. Pourquoi te plaindre si le coin de fer a tout écartelé ? »

Longtemps il laissa, ces sentiments et ces pensées amers se remuer dans son âme. Un moment, il crut sa vie et son courage à jamais brisés. Pourtant, chaque fois que ses yeux se portaient vers la photographie de Virginia, une force secrète entrait en lui. Etait-ce déjà le sacrifice de la noble enfant, sa puissance mystérieuse qui commençait d’opérer ? Il se redit la dernière parole qu’elle avait prononcée devant lui et dont le souvenir lui était doux comme un baume. Puis, en homme qui sentait le besoin de se raccrocher à la moindre espérance, il se prit à songer à Wolfred. Un télégramme était là sur sa table qui lui annonçait l’arrivéê de l’étudiant par le train du soir.

— Dans une heure tout au plus, se dit-il, Wolfred sera ici. Que vient-il me dire ? De quel côté s’en ira celui-là ?

William, il le savait par Virginia, avait écrit à sa mère qu’elle eut à transporter tous ses effets chez elle. Wolfred, lui, n’avait rien écrit. Quel parti allait donc prendre l’aîné ? Lantagnac se souvint à ce moment d’une lettre reçue de Wolfred, deux mois auparavant. Dans le temps il n’avait pu la lire qu’à la course ; mais quel souvenir étrange elle lui avait laissé ! Il ouvrit un tiroir de son secrétaire et reprit la lecture des petites feuilles où se tassait une écriture fine et serrée. Wolfred confiait à son père quelques-unes de ses premières impressions sur les milieux montréalais. L’étudiant avait écrit, comme toujours, avec sa pointe de satire sèche, et une sorte de truculence verbale qui effrayaient parfois Lantagnac :

« Ah ! mon cher père, écrivait-il, il faut donc vous en parler de votre cher Montréal. Ma naïveté aussi juvénile que vierge et, je vous le confesse, pour le moins aussi vierge que juvénile, s’était promis de découvrir ici une ville française. J’allais donc voir quelque chose comme une réplique de Bordeaux ou de Lyon, la troisième ville française du monde, après Paris, quoi ! J’étais curieux d’observer une physionomie originale, des mœurs inconnues à moi, qui me reposeraient du plaqué et du rectiligne anglais. Pour te le dire sans plus tarabiscoter, j’éprouvais quelque chose comme la fringale de Rica et d’Usbeck tombant à Paris. Ah ! oui, pauvre moi, c’était bien la peine de n’être pas blasé tout de suite, comme un fossile ou comme un politicien et de me donner l’air d’un jouveneeau plutôt « régence » ! Dès mon débotté, l’automne dernier, je me mis à le parcourir, ce Montréal. Hélas ! qu’ai-je vu ? qu’ai-je découvert, sinon le parfait maquillage des emporiums américains les plus authentiques ? Ah ! C’était ça !… j’allais, j’avançais, je regardais. Ahuris, à tous les cents pas, à tous les mille pas, mes yeux d’Ontarien se butaient à un nom de Normand pur sang, invariablement accouplé d’une enseigne en langue française quelquefois. C’était à se croire presque à Québec. Eh ! parlez-moi aussi de votre haute société canadienne-française. J’ai fréquenté, en ces derniers temps, quelques-uns de ces milieux mondains, qu’on m’avait dit aussi fermés qu’une caste de l’Inde. Mon nom, mais, plus que toute chose, mon éducation anglaise m’ont servi de passe-partout. Eh bien, ici encore, le croirais-tu ? tous ces snobs patentés, cravatés, à qui j’ai servi mon meilleur français, ne m’ont souvent répondu que par leur mauvais anglais. Hélas ! faut-il le dire & vous, mon cher père, à vous l’un des chefs de l’irrédentisme ontarien ? Les enfants des Bossanger, des de Frontenac, des Giboyer, des de Rougemont — tous gens du Québec pourtant — vont pour la plupart aux maisons d’éducation anglaises et parlent entre eux de préférence la langue de la « race supérieure ». Une petite fille des de Gauderville m’a parlé anglais avec un parfait accent de cockney. Oui, l’on fait paraître cette distinction. Du reste, ces fines perruches qui regardent Westmount comme leur Sinaï, fument la cigarette aux « five o’clock tea », avec plus d’élégance seulement que nos miss anglaises. Et l’on m’assure que leurs dentistes aussi bien que leurs coiffeuses tiennent des cendriers à l’usage de ces jolies garçonnières. Ah ! pleurez, aïeules, pleurez ! Voici venir, avec toutes ses horreurs, la suffragette de demain !… D’ailleurs, cette noblesse bourgeoise ne s’en cache point : elle nourrit pour sa race le mépris le plus naturel. Si l’on y crie volontiers : « Vive la France ! », avec le trémolo de la pâmoison — jamais : « Vive le Canada ! », — il suffit du hasard d’un dîner au Mount Royal club, aux côtés d’un financier anglo-saxon quelconque, pour qu’on s’en revienne en s’écriant : « Ah ! les Anglais, ma chère, les Anglais, quelle race d’hommes supérieure ! » Ce beau monde ne voudrait jamais manquer, non plus, une soirée de l’Alliance française, puisqu’elles se donnent au Ritz-Carlton. Et c’est là, que quatre fois sur cinq, l’on écoute, en avalant sa langue, des monologues de badauds raffinés qui vous servent du mauvais réchauffé de Paris, qu’on ne goûte pas mais qu’on applaudit, pour qu’il soit parlé en France de la jobarderie des provinciaux d’Amérique. Entre temps ces bourgeois et ces bourgeoises, braves gens d’ailleurs, tiennent leur bourse ouverte à tous les quêteurs qui leur viennent de l’étranger et qui leur demandent la charité pour les œuvres que panachent dûment les cercles et les gazettes bon teint. Mais, là, par exemple, proposez-leur d’aller entendre un conférencier, un artiste du pays ! Demandez-leur, si vous l’osez, de lire une revue, un livre de chez eux. Et vous, les lutteurs ontariens, allez leur tendre la main pour le soutien de l’idéal français dans votre province !… Ah ! zut ! par exemple. Rien de tout cela n’est assez « chic » ; vous n’êtes pas à la page, messieurs. La charité pour l’école ontarienne, voyez-vous, ne laisse aucun espoir d’être admis au « party » de son Excellence le gouverneur général K.M.C.G., ou d’afficher son nom dans une grande chronique mondaine. Encore moins peut-elle permettre d’attrapper une médaille, un bout de ruban officiel, un bout de jarretière, et surtout, oh ! surtout, ma chère, le titre mirifique de lady, pour Madame, baronne de Wholesale and Retail et de quelques autres lieux. »

La lettre continuait sur ce ton. Wolfred brossait, avec la même impertinence parfaitement désobligeante, le portrait de « quelques cénacles de freluquets qui se croient des académies », écrivait-il, « et qui ne sont que des sous-cafés d’un sous-Paris » ; « recueils de jouvenceaux dont la spécialité est d’ailleurs la littérature désossée, leur ambition sublime étant de se déraciner, de vider si bien leur œuvre de tout fond substantiel, qu’il n’y reste plus vestige de leur race, de leur patrie, de leur foi. Sans culture tradi- tionnelle, ils ne rêvent que d’excentricités indivi- duelles ; et ils mettent le talent qu’ils ont à gâcher celui qu’ils auraient, s’ils écrivaient et parlaient bon sens. Le moins triste n’est pas qu’ils se croient les prophètes des nouvelles for- mules d’art, incapables de s’apercevoir que leurs pareils ne furent jamais que les champignons des littératures décadentes, trop puérils pour com- prendre qu’une littérature qui se byzantinise en naissant commence par la phtisie au lieu de com- mencer par la santé… » « D’ailleurs, concluait la lettre de Wolfred, ces farouches esthètes ont, eux aussi, le mépris de leurs compatriotes, la haine de leur patrie barbare, et, sous prétexte de s’humaniser, se dénationalisent ».



Lantagnac laissa tomber les petites feuilles sur sa table de travail.

Cette lecture ne fit qu’accroître sa tristesse. Il est vrai, qu’avant de finir, l’étudiant de Mont- réal annonçait à son père une prochaine missive et d’autres impressions. Mais cette première lettre avait le ton si amer, si découragé.

— Oh ! comme ce pauvre Wolfred est encore loin des siens, se dit-il, navré. Il n’a rien vu de la vie profonde du Québec ; rien vu non plus, dans ce Montréal même, rien vu du grand effort admirable, ardemment poursuivi comme une croi- sade, pour refranciser, non pas les âmes restées toujours françaises, mais ie visage extérieur de la ville. Le pauvre enfant ! Il n’a vu que des surfaces. Mais aussi, peut-il voir autre chose ? Le peut-il avec ses yeux d’étranger ?

Lantagnac reprit la lettre dans ses mains. Ses yeux s’abaissèrent tout à coup vers la signature. Quoi donc ! Était-ce distraction ou intention réfléchie de la part de l’étudiant ? Lantagnac relut une seconde fois. Non, il ne se trompait point : la lettre était bel et bien signée, non plus du prénom Wolfred, mais du second prénom de son fils : André, André de Lantagnac. Cette signature pleine d’énigme fit que le père se reposa plus anxieusement la question de tout à l’heure : que devenait donc son aîné ? Que voulait dire ce prénom français, apposé pour la première fois au bas d’une de ses lettres ?

Quelque vingt minutes plus tard, le timbre d’avant résonnait vigoureusement ; un pas pressé gravissait l’escalier ; un jeune homme paraissait à la porte d’entrée du cabinet de Lantagnac : c’était Wolfred.

— Je sais tout, dit-il en entrant, je sais tout. Et c’est pourquoi je suis venu. Ah ! mon père. Ah ! pauvre maman…

— Ah ! pauvre Wolfred, lui répondit son père, en lui serrant longuement et affectueusement les mains. Merci d’être venu.

— Et vous restez seul ?

— Absolument seul jusqu’ici.

— Mais Virginia ?

— Virginia entre en religion. En attendant, elle a demandé à suivre sa mère, pour quelques jours. — Ah ! père, quelle infortune pour vous et pour nous tous !

— Oui, reprit Lantagnac, très abattu ; après cette séparation pire que la mort, il ne me reste plus à moi — c’est le mot du Père Fabien — : qu’une fiancée peut-être : la cause à laquelle je donnerai désormais ma vie.

Puis, tout de suite, regardant son fils dans les yeux, il ajouta avec une supplication pathétique dans la voix :

— Et je n’ai plus ici-bas qu’une espérance, une seule : voir mon fils aîné, te voir, toi, mon Wolfred, me revenir avec ton âme redevenue française.

Wolfred baissa les yeux un instant, puis les relevant pleins d’un éclair ardent, il dit :

— Eh bien, mon père, fêtons ensemble ce retour. C’est chose déjà faite. Lantagnac ouvrit ses bras.

— Non, mon père, dit Wolfred, pas ainsi, mais à genoux. Et donnez-moi votre bénédiction, celle qu’au jour de l’an je n’ai pas eu le courage de vous demander. C’est par elle que je veux rentrer dans la tradition de ma race.

Lantagnac, incapable d’articuler une parole, mit les mains sur la tête de son fils. Wolfred se releva. Son père le fit asseoir bien en face de lui. Et alors, un peu remis de cet autre choc, Lantagnac commença à presser son fils de questions, à le supplier de lui raconter minutieusement sa conversion.

— Comment y es-tu venu ? lui demandait-il. Ta lettre de cet hiver n’était guère encourageante, tu sais. Parle, mon enfant.

Wolfred ne demandait pas mieux que de parler.

— En effet, dit-il, cette lettre a dû vous apporter des impressions bien pessimistes. Toutefois, si je me rappelle, je vous en promettais d’une autre espèce. Ce sont celles-là qui m’ont ramené.

— Dis-les moi, mon Wolfred ; raconte-moi bien tout, insista Lantagnac qui, par bonds rapides, remontait de son abattement.

— Eh bien, commença Wolfred, à te parler franc, je crois que le premier choc, je le dois à mon premier contact avec la terre québecquoise. Te rappelles-tu cette première de nos soirées à la villa du lac MacGregor et notre promenade sur le lac ? Depuis, bien souvent, je me le suis dit : ce ne fut pas en vain, qu’en une même fois, en une même minute, le pays me parla avec la voix de sa beauté et le charme de son âme. Mon évolution une fois commencée, mes lectures d’ouvrages français la continuèrent. Très poussées, comme tu sais, et bien choisies, ces lectures me restituèrent bientôt à une cohérence, à un équilibre croissants de mon être. À ce point que le progrès me devenait une réalité sensible, je te dirai même, presque une fête. C’était déjà le grand tournant. En moi la force héréditaire du sang pouvait dès lors librement agir. Eh bien, le croiras-tu ? ce sont les défections découvertes parmi les nôtres qui m’ont donné la seconde secousse. Devant ces hommes et ces femmes affublés d’un esprit étranger, j’ai senti qu’une main de fer s’était posée sur l’âme de ma race. Ma jeune fierté se révolta. Je lisais alors notre histoire. Chaque jour j’y découvrais le vieil humus où mon âme a ses racines naturelles. Aux côtés des déserteurs, petits par le nombre, je voyais les autres, ceux qui tiennent et qui ont tout le peuple derrière eux. Auprès de ces hommes, te le confesserai-je ? le spectacle de ce petit groupe de Français enveloppés par une centaine de millions d’Anglo-saxons, mais entêtés magnifiquement à ne pas se rendre, le spectacle de cette Alsace-Lorraine d’Amérique, plus seule, plus oubliée que l’autre, mais non moins endurante, non moins fidèle à elle-même depuis cent soixante-six ans, le spectacle d’une race qui met plus haut que toutes les ambitions matérielles, l’orgueil de sa culture, le prix de son âme, ce spectacle, te dis-je, je l’ai trouvé d’une beauté émouvante, supérieur à tout ce que m’avait montré jusqu’ici l’autre civilisation. Je le notais, du reste, à ma grande joie : les Anglo-saxons subjuguent là-bas comme ici, quelques rares unités, par leur or, par leurs mœurs. Personne par leur littérature et leurs arts. Vers ce même temps je me mis à fréquenter d’autres milieux que ceux de la bourgeoisie anglicisée…

— Et celle-là même, interrompit Lantagnac, dis-moi, ne l’as-tu pas jugée un peu sévèrement ?

— Disons que oui, concéda Wolfred. D’ailleurs, en dehors des snobs et des salonnards, elle ne compte guère, tu sais, ni par le nombre, ni par le crédit… Donc, ma meilleure fortune, vers ce temps-là, fut de pénétrer dans les salons de quelques-uns de mes professeurs, les chefs de la jeune génération. Là, j’ai découvert ce que tu appelais souvent devant moi, sans qu’alors je le comprisse bien : la culture franco-latine, c’est-à-dire, n’est-ce pas, selon la définition que tu m’en donnais dans une de tes lettres : « la conjugaison du génie français et du génie proprement gréco-latin, mais où le premier s’est constitué l’âme pour un composé supérieur à ses parties. » La culture franco-latine, cela me parut la grâce, l’aisance dans le savoir, la vraie culture générale, tout cet équilibre, tout ce raffinement spirituel qui contrastait si profondément pour moi avec une certaine raideur pédantesque et une prétendue culture scientifique. La preuve m’était faite que rester français en ce pays est un signe d’intelligence autant qu’une noblesse. Aussi, dès ce moment, puis-je dire, c’en fut à peu près fini du mirage anglo-saxon. Comme toi, je respecte la race de ma mère ; je ne la mets plus au-dessus d’une autre.

Wolfred avait parlé avec animation, avec un feu entraînant. Son père l’avait écouté, ne l’interrompant qu’une seule fois, empoigné par l’intérêt du discours et par l’accent de cette jeune parole où déjà s’exprimait, ardente et belle, une promesse d’orateur. À ce moment pourtant, Lantagnac qui brûlait de tout apprendre, ne put retenir sa curiosité :

— C’en fut à peu près fini, dis-tu ? À peu près ?… D’autres causes ont donc agi sur toi ?

— L’autre jour, reprit Wolfred, plus ému, j’ai suivi un pèlerinage de l’Action française de Montréal au Long-Sault, au pays de Dollard. Tu te souviens de ce Dollard de Delfosse qu’un jour tu accrochas au mur de ma chambre. En ce temps-là, tu le devines, je n’y prêtai qu’assez peu d’attention. Avec le temps toutefois et selon les progrès de mon évolution, ce suprême sonneur de charges m’obséda comme un modèle impérieux, comme un entraîneur irrésistible. Donc, l’autre jour, tu l’as sans doute lu dans les journaux, un groupe de patriotes s’en allaient inaugurer, aux lieux mêmes du combat de 1660, un monument au sublime héros de la Nouvelle-France. Je les suivis. J’ai trouvé là un site comme je les aime ; un vrai site barrésien : un lieu retiré, enclos, fait pour la méditation, se relevant vers le fond par une colline inspirée, puis s’abaissant vers la nappe solennelle d’un fleuve en marche. L’esprit trop plein de mes méditations, je m’écartai de la foule. Je gravis les hauts coteaux. J’allai m’asseoir sur l’herbe, face au Long-Sault, sous les vieux ombrages. Là le vent m’apportait, avec la rumeur des eaux, quelques-unes des phrases les plus vibrantes des orateurs. Cette éloquence claquait autour de moi, sous les grands arbres centenaires, comme l’étoffe d’un drapeau. Alors je pris, dans ma serviette, ton discours du 11 mai que tu m’avais envoyé en fascicules des Débats de la Chambre. Ah ! comment te décrire l’effet de ta parole sur mon âme de jeune homme, en ce lieu, devant ces souvenirs ! Je savais le drame poignant qui se jouait ici. Entre deux j’avais à choisir. Eh bien, ta parole fut la plus forte, parce qu’en moi, devant ce Long-Sault, sa résonance était la même que celle de l’histoire. Instinctivement je me levai ; frémissant, je tendis le bras vers le monument du héros. Oui, là, entends-tu, je l’ai juré à haute voix : je serai du parti de mon père, français comme lui et comme mes aïeux, intégralement, enthousiastement français !

Le jeune homme s’était levé, le visage éclairé d’une flamme, les yeux vibrants, tout transfiguré par son lyrisme. Le père contemplait son fils. Un noble orgueil l’enivrait. Un instant il hésita. Une question lui venait aux lèvres. Oserait-il la poser ? Etait-ce bien le temps ? Pourtant oui. A cette heure il avait trop besoin de se sentir rassuré, pleinement, absolument rassuré.

— Mon Wolfred, lui dit-il, pardonne-moi. Français, dis-tu ? Mais as-tu bien songé à tout ? As-tu songé à ta fiancée, mon pauvre enfant ?…

Le jeune homme porta la main à son cœur :

— Ma fiancée ? dit-il. Je n’ai plus que la vôtre… depuis hier.

Lantagnac ouvrit de nouveau ses bras. Le fils s’y jeta en comprimant un sanglot. Longuement le père et l’enfant s’étreignirent, dans une émotion suprême, où se condensait le plus grand tragique de la vie humaine.

— Ah ! mon Wolfred, dit Lantagnac en se redressant.

— Ah ! mon père, corrigea doucement le fils, ne m’appelez plus qu’André. Pour vous et pour tous, je ne suis plus désormais qu’André de Lantagnac.