L’appel de la terre/Chapitre XX

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Imprimerie de "L’Événement" (p. 151--).

XX


C’était une après-midi triste de la Toussaint. Même dans le nord du Saguenay, il n’avait pas encore tombé un seul flocon de neige et, au dire des vieux, on ne se souvenait pas d’avoir jamais joui d’un aussi bel automne ; aussi, croyait-on généralement que l’hiver serait rude et que la première neige qui viendrait blanchir la terre resterait. Elle ne devait pas tarder, disait-on aux Bergeronnes, et l’on attendait, de jour en jour, la bordée de la Toussaint.

Cette grise après-midi de novembre, le menuisier Jean Thérien, seul dans sa cuisine, évoque tristement les hivers d’autrefois, les joyeux renouveaux pleins d’espérance et les ardents étés féconds en travail. Les coudes sur la table, avec torpeur, il songe aux indécis lendemains, à la vieillesse prématurée, au destin de sa fille, sa chère Jeanne, son unique enfant, sa pauvre petite abandonnée, comme il l’appelait souvent.

Que deviendra-t-elle quand il ne sera plus ou quand ses bras se refuseront au travail du rabot et de la hache ? Son pénible labeur ne lui aura permis que de lui laisser une humble maisonnette ; il lui faudra travailler, s’engager peut-être comme servante dans une ferme. Ah ! qu’il eût été heureux, au seuil de sa vieillesse, de la voir entrer en ménage, comme tant d’autres jeunes filles de la paroisse qu’il voyait aujourd’hui joyeuses fermières et braves mères de famille.

Et Jean Thérien se sent malheureux ; de grosses larmes roulèrent bientôt sur ses joues rugueuses ainsi que le soir doré de printemps où l’épouse trépassa.

Jeanne survint. Alerte, elle parcourut la cuisine, rangeant les meubles, attisant le feu, puis, elle s’en alla s’asseoir près de la fenêtre où elle se mit à égrener son chapelet. Mais elle s’arrêta bientôt :

« Père, il fait beau ; si nous allions à l’église prier pour les trépassés ?

— Mais oui, petite, et ça nous dégourdira

Ils sortirent. Un soleil d’arrière automne égayait un brouillard blanc, volatil, mélancolique, qui s’étendait sur les plaines de terre brune, et entourait plus densément le tronc de quelques grands arbres qui dressaient, au milieu des champs, leur sombre squelette dans le ciel clair rayé de vols de corbeaux. La route est déjà gelée et fait du bruit sous les talons. Tout semble maintenant à l’abandon dans les pauvres champs où l’on ne voit que détritus végétaux secs, feuilles fanées, rougies, imprégnées d’eau, salies de terre. Entre les fossés et les clôtures du chemin, des arbustes dépouillés de leurs feuilles ne semblent plus que des fagots de branches sèches que l’on aurait déposés là, debout, sur le vert très pâle de l’herbage tondu par les vaches et les veaux qu’à l’automne les cultivateurs laissent errer librement, à l’aventure, le long des routes.

Autour des fermes, des vaches courent des taches d’herbe maigre, au milieu de flaques d’eau, et meuglent par moments, vers les maisons. Les volailles mettent un mouvement coloré devant les étables où elles grattent, remuent et caquettent. Au-dessus de ce mélancolique paysage d’automne passent et repassent des tourbillons d’oiseaux émigrant vers des pays qui seront plus cléments que celui du Saguenay quand viendra tout à fait l’hiver ; à chaque tour de leur vol, là-haut, ils lancent, en signe d’adieu, leurs cris, comme une fusée…

Jean Thérien et sa fille arrivèrent bientôt à l’église. Elle était déjà presque remplie de fidèles qui étaient venus, eux aussi, cette veille du jour des Morts, réciter des prières pour leurs défunts.

Ô le calme impressionnant de nos pieuses églises de campagne, ces après-midis d’automne, quand le jour tombe, gris et morne, des hautes fenêtres ogivales ; on n’entend que le chuchotis des prières ardentes de ceux qui sont agenouillés là, disant leurs peines naïves et formulant leurs demandes nombreuses au Dieu enfermé au fond du petit tabernacle de bois blanc et doré du maître-autel. La lampe du sanctuaire, au bout de sa longue chaîne dorée, vacille encore des derniers tremblements que lui a imprimé le bedeau quand il est venu renouveler sa provision d’huile ; et tel est le calme qui règne dans le temple que le bruit d’une toux sèche ou que le frottement d’un chapelet roulant sur le rebord du banc de bois, semble comme un sacrilège.

Jean Thérien et Jeanne prièrent longtemps, lui pour l’épouse, et elle pour la mère qui l’avait quittée…

Jeanne pria pour sa mère ; mais elle pria aussi pour l’oublieux, pour celui qui l’avait abandonnée et qui était parti pour un pays inconnu qu’elle se figurait si loin que le cher absent ne pouvait jamais plus revenir… Jamais plus.

Ah ! si elle savait qu’elle ne devait plus jamais revoir l’aimé, le fiancé ; si elle pouvait être sûre que son amour était parti, lui aussi, bien loin, pour ne plus revenir, comme elle saurait le remplir, le reste de sa jeune vie de vierge…

Enivrée par l’ardeur de sa prière, grisée du solennel silence du temple, la fille de Jean Thérien, un instant, laissa monter son esprit très haut, dans un cadre nouveau et virginal, dans une atmosphère très douce où régnait la paix entière, la bonne paix que rien ne peut troubler ; elle se vit la sœur de ces âmes aux ailes blanches, aux apparitions mystiques, qu’un même élan de foi, d’espérance et d’amour emporte vers les rives de l’Éternité, qui volent et planent entre le ciel et la terre, dans la lumière sublime, libres, et qui d’un coup d’aile s’élèvent au-dessus des misérables désirs du monde… qui passent à l’écart, sous le voile virginal, les yeux levés au ciel bleu, chantant les louanges de Dieu et tenant dans leurs mains une croix entourée de lis…

Jean Thérien vint avertir sa fille qu’il était temps de retourner à la maison.

Au sortir de l’église, ils rencontrèrent la mère Duval qui était aussi venue prier pour les défunts de la paroisse.

« Je suis bien contente de vous voir, » dit-elle en apercevant Jean Thérien et sa fille, « et si vous le permettez, je vais continuer à la maison avec vous ; j’aurais une lettre à faire écrire par Jeanne. »

Le menuisier et sa fille devinèrent à qui allait être adressée, la lettre, et il y eut un silence.

Déjà le crépuscule tombe lentement en nappes grises ; le froid est vif pour la saison et la route durcie fait sonner haut les semelles des gros souliers. La pureté d’une grande bénédiction tombe sur la nature mélancolique qui va s’endormir.

« Nous ne sommes pas loin sans neige, » fit remarquer Jean Thérien pour rompre le silence qui devenait pénible.

— Il faudra pourtant bien que la bordée de la Toussaint nous arrive, répondit la mère Duval ; voilà un automne comme il y a bien longtemps que nous n’avons pas vu ; chez nous la terre est « meuble » et nous pourrions encore semer.

Il y eut un nouveau silence que seuls rompaient les pas menus sur la route durcie. Et Jean Thérien risqua, cette fois :

« Pas encore de nouvelles de Paul ?… M’mame Duval ?

— Hélas ! non, répondit la fermière dans un long soupir, pas depuis la fois qu’il nous a donné son adresse ; ce pauvre enfant-là me rend bien inquiète… S’il était malade, songez donc, si loin, seul !…

— Savez-vous, M’mame Duval, que tout à l’heure, dans l’église — Dieu me pardonne ! — il m’est venu une idée, là, fit tout à coup le menuisier en se touchant le front ? c’est que ça me dit que Paul reviendra ; j’en suis presque sûr…

…On arriva à la maison où il faisait déjà si noir qu’il fallut allumer la lampe. Jeanne prit aussitôt dans une armoire du papier, de l’encre et une plume, déposa le tout sur le coin de la table et se mit en devoir d’écrire.

La mère Duval dicta :

« Mon cher enfant : — La présente est pour te donner des nouvelles de notre santé qui, pour le moment, sont assez bonnes, nous en remercions le Bon Dieu. C’est Jeanne qui écrit pour nous ; elle est bien bonne.

« Je tenais à te dire que nous sommes bien dans la peine depuis bientôt trois mois que tu es parti sans même venir nous voir. La joie nous a quitté avec toi et elle n’existe plus aux Bergeronnes. Nous venons tous trois, Jean Thérien, Jeanne et moi, d’aller prier pour les morts à l’église et c’est bien triste ; pour moi, j’ai prié rien que pour toi, mon pauvre enfant ; je ne sais pas si j’aurais plus de peine si tu étais vraiment mort…

« Un mot pour te dire que les récoltes ont été bonnes et que mon jardinage est venu comme une merveille ; il n’y a que les patates qui ont presque manqué à cause des mouches rouges ; mais le foin, le grain et les légumes sont de toute beauté. Tout cela nous réjouirait s’il n’y avait pas ton absence.


« Un mot pour te dire que les récoltes ont été bonnes et que mon jardinage est venu comme une merveille… »

Le père est bien triste et je crois qu’il se fait un grand tourment par rapport à la terre que lui et André ne seront bientôt plus capables de cultiver parce qu’elle est trop de travail, et qu’il va falloir vendre ; même que je le vois bien souvent, la nuit, qu’au lieu de dormir, il songe tout éveillé ; moi aussi, je fais bien souci de tout cela. Il y a des fois que le chagrin me prend et il me passe toutes sortes d’idées.

« Mais qu’importe, pourvu que le Bon Dieu garde toujours mon pauvre garçon comme je le lui demande et qu’il ne puisse rien lui arriver de mal par mauvaise conduite ; je serais trop malheureuse si ça arrivait.

« Au commencement, il nous venait de temps en temps à ton père et à moi des idées qui nous faisaient peur ; c’est que tu ne reviendrais plus et que tu resterais là-bas ; mais maintenant, c’est parti et ça nous dit que tu vas revenir. Jean Thérien avait tantôt cette même idée-là. Vois-tu, ça ne peut pas tromper ces choses-là. Autrement, si tu ne revenais pas, j’aimerais mieux mourir tout de suite et ton père aussi. Tu nous fais déjà assez souffrir par ton silence à nous écrire. Enfin, prie bien le Bon Dieu, mon pauvre Paul, ne l’oublie pas et il saura bien arranger tout cela.

« Les gens des Bergeronnes s’informent beaucoup de toi et de quand tu vas revenir. Ils t’aimaient bien tous, bien qu’ils t’aient tenu en froid souvent. André ne veut jamais parler de toi et c’est encore une souffrance pour moi parce que je sais qu’il t’en veut d’avoir abandonné la terre. Enfin, quant à Jeanne, elle a, elle aussi bien de la peine, mais elle est bien courageuse.

« En terminant, conduis-toi comme un homme sage et rangé sur qui on aura jamais rien à redire. On t’embrasse tous et surtout Jeanne et moi et on te demande, si au moins tu ne reviens pas, de nous écrire… Ta mère. »

À la campagne, on n’apprend guère à exprimer les sentiments du cœur. Les femmes et les jeunes filles élevées aux champs sentent, quelquefois plus que les autres même chez qui souvent une sorte de sensiblerie et de sentimentalisme puisée dans la lecture des romans, ont remplacé les sentiments naturels du cœur. Mais chez les paysannes, les mots manquent pour rendre leurs émotions et leurs pensées ; le vocabulaire raffiné de la passion est fermé pour elles et elles ne savent traduire ce qu’elles éprouvent qu’à l’aide de phrases simples et naïves, dans une écriture mal exercée où les lignes chevauchent les unes sur les autres, sans artifice…

Quand André vint chercher sa mère, l’étoile du Berger piquait son clou d’or dans le ciel sombre qui laissait prévoir de la neige pour le lendemain.



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