L’appel de la terre/Chapitre XXII

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Imprimerie de "L’Événement" (p. 171--).

XXII


La tempête ébranlait les vieux rochers du Saguenay.

Pendant deux jours presque, la neige était tombée sur la campagne, à flocons pressés et épais, couvrant tout d’un linceul immaculé… La belle chose que la neige qui tombe silencieusement, adoucissant de sa nappe virginale tous les contours brusques, mettant sa ouate sur les bruits de la campagne !… Le village semble se pelotonner et se faire petit, comme effrayé du silence énorme qui plane partout et qui rend formidable l’écho du moindre bruit ; les maisons, dispersées dans la campagne, paraissent comme au travers d’un rideau de tulle ; c’est mélancolique, étrange et mystérieux. Le temps est doux et toute cette neige est devenue « boulante », épaisse ; puis, tout-à-coup, le vent s’est élevé, par légères bouffées, d’abord, et ensuite, par rafales prolongées ; le rideau de tulle est mouvant ; les maisons qu’il laisse entrevoir dansent la sarabande dans des éclaircies ou bien disparaissent, quand la tulle devient plus opaque sous les poussées plus violentes du vent.

Sur la route de l’église des Bergeronnes, un jeune homme et une jeune fille s’avancent péniblement dans la neige qui n’est pas encore battue par les chevaux. Ils semblent les seuls êtres vivants dans ce village désert. Une remarque du jeune homme résonne étrangement dans l’air que rend encore plus sonore une subite accalmie de la bourrasque :

« Je crois que nous aurons, ce soir, une rude tempête.

— Oui, nous allons avoir encore une bien vilaine « minuit », répondit la jeune fille, essoufflée par la marche rapide dans la neige mouvante.

Car c’est, ce soir, la messe de la Nativité, la grande, imposante et toujours nouvelle cérémonie nocturne de la messe de minuit, la « minuit » comme vient de l’appeler la jeune fille qui est Jeanne Thérien.

Son compagnon est André Duval qui, à la demande de sa mère, est allé chercher la fille du menuisier pour l’aider à faire, dans l’après-midi, les croquignoles des Fêtes.

Noël à la campagne ! Il semble que le sujet soit épuisé depuis longtemps ; n’en a-t-on pas fait sonner, en effet, toutes les notes : notes gaies, notes tristes, sentimentales ou enfantines ? Resterait-il encore quelque chose à dire sur cette fête par excellence des petits enfants aux boucles blondes et des vieillards aux mèches argentées, du miséreux dans son taudis comme du riche dans ses lambris dorés ; la fête de tout le monde ? Mais les redites ont des charmes quand il s’agit de Noël ; c’est qu’elles nous rappellent tant de petits poèmes gracieux, tant de gaies et tendres idylles, tant de soirées familiales vécues avec les nôtres, toutes choses dont notre mémoire ne se lasse jamais. Noël !… que de coutumes naïves, puériles si l’on veut, se groupent autour de ce mot. Oh ! ne les raillons pas, ces coutumes ancestrales de nos campagnes, au temps des Fêtes ; elles sont touchantes parce qu’elles ont leurs racines au plus intime de notre être.

Noël commence la série des Fêtes et tout s’anime à son accent magique. La neige, le froid, le vent, la poudrerie, les bois dépouillés et chargés de verglas, craquant sous les coups du vent, nous disent : c’est les Fêtes. La neige nous fascine par ses reflets ; la forêt gémissante a un langage pour nous et il est plein de mystère quand ses échos engourdis répercutent les bruits tintinnabulants des grelots sur la route, le soir, après la veillée, et ceux de la neige qui crie sous les lisses des « berlots ».

Nous sommes donc à la veille de Noël, et dans toutes les demeures des Bergeronnes, on se prépare à la grande fête. Depuis huit jours, les vaillantes femmes d’habitants frottent, astiquent, époussettent et balayent. Aujourd’hui, elles se mettent résolument aux pâtisseries ; les manches retroussées jusqu’aux coudes, elles enfoncent leurs bras dans la pâte jaunâtre et farineuse qui, plus tard un peu, plongée par boulettes dans la graisse pétillante, va se transformer en succulents croquignoles ou en appétissants beignets glacés et dorés ou bien blanchis de poudre de sucre…

Mais la mère Duval, aujourd’hui, n’en peut plus ; elle est fatiguée du grand ménage et un gros chagrin qu’elle ne cherche plus, au reste, à dissimuler, la mine davantage. Abattue, elle déclare que les hommes se passeront de pâtisseries, cette année.

Ah ! il y en aura d’autres tristesses, plus grandes, dans la famille Duval. Il en manquera un, hélas ! aux réunions accoutumées ; et l’on était bien triste. À mesure que s’approchaient les Fêtes, des nuages noirs s’amoncelaient dans tous les cerveaux.

André, peiné et mortifié d’avoir à renoncer à une coutume puérile mais dont la privation prenait tout à coup, à ses yeux, le caractère d’une nouvelle catastrophe, proposa à sa mère d’aller chercher Jeanne Thérien pour l’aider à la cuisson des pâtisseries.

« La pauvre petite en a bien assez à faire chez elle, » fit remarquer la mère Duval.

— Ah ! il y a longtemps que tout est fini chez Jean Thérien, répondit André ; j’y suis allé, l’autre jour, pour un nouveau manche de hache. C’est reluisant comme un autel.

La mère consentit enfin avec d’autant plus de bonne volonté que la perspective de passer les Fêtes sans pâtisseries ne lui souriait pas plus qu’à André ou au père dont le silence, d’ailleurs, constituait, en l’occurrence, la plus évidente protestation. En même temps, on décide que Jeanne resterait pour le réveillon et que l’on inviterait Jean Thérien qui viendrait après la messe…

Quand André et Jeanne arrivèrent chez le père Duval, la tempête se déchaînait pour de bon. Comme la neige était abondante et le vent très fort, elle fut bientôt d’une sublime horreur. Tout disparut dans les tourbillons de la poudrerie ; durant de longues heures, habitations, arbres, bêtes et gens furent perdus, enfouis, noyés dans des rafales effroyables et tout le ciel s’emplit des halètements furieux de la tourmente… Oh ! les tempêtes de l’hiver canadien, ceux-là seuls savent ce qu’elles recèlent d’horreur qui, dans la nuit et dans la solitude, à des lieues de toute habitation, sur des routes désertes, se sont trouvés ensevelis dans le tourbillon, paralysés par le froid et le vent, allant à l’aventure, à pieds ou traînés par de pauvres chevaux épuisés, aveuglés, ne marchant plus que la tête baissée, se laissant guider au petit bonheur, menaçant à chaque instant de s’abattre au fond d’abîmes de neige…

Et ce soir, dans la grande cuisine du père Duval, pendant que dans la large chaudronne la graisse pétille et roussit les croquignoles, et que le feu hurle dans le poêle sous les rafales violentes qui entrent par la cheminée, on pense aux malheureux qui, en ce moment, se débattent peut-être sur le chemin qui traverse les montagnes qui séparent Tadoussac et les Bergeronnes. C’est qu’il y en a eu déjà, des drames d’horreur sur cette route déserte où pendant des heures on ne rencontre que des arbres et des rochers…

Un instant, le vent hurle d’une façon si lugubre que la mère Duval, entre deux chaudronnées de croquignoles, ne peut s’empêcher de se jeter à genoux et de murmurer une fervente prière pour ceux que la tempête menace…

Vers dix heures le vent se calma. On ne l’entendit plus que par bouffées subites et courtes ; puis, un grand silence se fit dans la campagne. La tempête prenait fin en même temps que l’on finissait les croquignoles.

Alors on entendit passer au-dessus du village des notes à la fois joyeuses et graves ; c’était le premier coup de la messe de minuit, l’appel de la cloche qui laissait chanter mystérieusement, dans l’air purifié, son âme de bronze… Sur la route blanche, dans la nuit remplie de clartés stellaires, à travers la campagne ajourée, piquée d’arbres sombres et de taches confuses qui sont des maisons, on entend maintenant, de tous côtés, des grelots et le grincement des traîneaux sur la neige sèche. Les gens se rendent d’avance à l’église afin d’avoir le temps d’aller à confesse et de se préparer à la communion de la Nativité. Le village est silencieux malgré l’animation inusitée qui y règne à cette heure… Un bout de phrase qui arrive par saccades, le trille joyeux d’un enfant, le jappement d’un chien, un « woh ! woh ! arrié don » à la porte de l’église… et c’est tout. Par ci par là, dans le village, une porte qui s’ouvre trace une raie lumineuse sur la neige du chemin et des ombres se dirigent de plus en plus nombreuses vers l’église aux vitraux illuminés…

La mère Duval tenait beaucoup à aller à la messe de minuit, mais il y avait la maison à garder et le réveillon à préparer ; oh ! il serait modeste, cette année, le réveillon, parce qu’il devait être triste ; mais on réveillonnerait quand même. Jeanne, un peu lasse, s’offrit à rester. Son père viendrait, après la messe avec les Duval, et elle s’en irait avec lui après le réveillon…

La cérémonie poétique et mystérieuse se poursuit dans l’église des Bergeronnes remplie de lumière et de l’écho des vieux chants de la Nativité qu’égrènent sous ses voûtes des voix jeunes et fraîches. Tous les yeux sont pieusement fixés dans un coin du chœur ou s’élève la crèche rustique faite de jeunes sapins et de paille fraîche recouverts d’une légère couche de neige que la température ambiante n’affecte pas puisqu’elle est infusible, étant formée de pure et blanche ouate

Jeanne Thérien se sent bien seule dans la grande cuisine du père Duval ; un instant, elle est sortie sur le seuil de la porte et elle rentre aussitôt, effrayée du silence épouvantable qui pèse sur le village et sur toute la nature. Une grande envie de pleurer lui serre la gorge ; elle pense à tant de choses tristes ; elle pense à son bonheur envolé… avec les êtres chers, disparus, à l’avenir inquiétant, au sombre présent, au passé rose, quand fleurissait dans son cœur l’idylle fraîche de son premier amour… pauvre chère petite et innocente idylle au si triste épilogue. Longtemps, Jeanne Thérien rêve à toutes ces choses déprimantes, la tête appuyée au rebord de la table.

Mais elle se lève bientôt ; elle a trop peur de pleurer et elle ne veut pas paraître les yeux rougis quand ses gens reviendront tout à l’heure de la messe. Elle va voir au fourneau dans lequel mijote avec des glousglous joyeux un odorant ragoût ; puis, elle attise le poèle qu’elle bourre de trois grosses bûches de bouleau… ensuite, elle prépare la table pour le réveillon ; elle étend la nappe de toile du pays, range les couverts : celui du père, au bout ; ensuite, à droite, celui de la mère ; André sera à côté ; elle, Jeanne, vis-à-vis du jeune homme, tandis que Jean Thérien se placera entre elle et le père Duval. C’était à peu près comme cela, l’année dernière… oui… le père ici, la mère là… Ah ! non, à l’autre bout, vis-à-vis du père… il y avait… Ah ! c’est trop triste à penser. Jeanne Thérien songe à mettre le sixième couvert… quand même. Mais non, ça donnerait un trop grand coup au cœur des vieux, quand ils arriveront.

Jeanne a terminé sa tâche et elle entend la cloche tinter le sanctus de la messe.

« Si je disais le chapelet… » pensa-t-elle… « non, le rosaire. »

Elle pense au mille Ave Maria que les jeunes filles aiment à réciter, pendant la nuit de Noël, avec la grâce demandée et accordée si les Ave sont récités selon les conditions de la coutume… Jeanne Thérien saurait bien quelle grâce demander au Jésus de la Crèche. Mais il faut que les mille Ave soient dits avant la fin de la messe et elle n’aura pas le temps.

Mais le pieux usage a prévu le cas d’une jeune fille qui n’aurait pas le temps de réciter les mille Ave à cause… du réveillon à préparer ; la grâce demandée à la fin d’un rosaire est accordée quand même dans ce cas de force majeure.

Et Jeanne Thérien, agenouillée près du poêle qui, fier de ses trois bûches de bouleau, ronronne triomphalement, achève son troisième chapelet…

L’une des bûches, s’affaisse tout à coup dans la braise rouge avec un crépitement qui fait jaillir des flammes par les petites portes du foyer du poêle à trois ponts…

« Jésus… faites qu’il revienne !… »