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L’APPEL DU CHIBOUGAMAU
















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LARRY WILSON
Montréal, 1956













L’APPEL
DU
CHIBOUGAMAU
par
LARRY WILSON
« L’histoire d’une région minière du Québec »


à
Betty Bunn,
Artiste Anglaise

« Sourire radieux qui a conquis mon cœur »











CHIBOUGAMAU

Le terme Chibougamau s’applique, de façon plutôt vague, à un territoire mal défini d’environ mille milles carrés, au nord et à l’ouest du lac Chibougamau, lequel est situé dans la province de Québec, approximativement à mi-chemin le long d’une ligne joignant le lac Saint-Jean à la baie James, 150 milles au nord du chemin de fer du Canadien National et 40 milles au sud du lac Mistassini.

J. B. Mawdsley, Géologue,
Relevé Géologique du Canada,
Ministère des Mines, Ottawa.


Chapitre Premier

L’APPEL DU CHIBOUGAMAU


Trois grands lacs : les lacs Mistassini, Chibougamau et aux Dorés bordent la vaste région minière de Chibougamau, située sur la ligne de partage des eaux, à trois cents milles, à vol d’oiseau, au nord de Montréal. De ce trio de mers intérieures, la plus magnifique porte le nom de Chibougamau.

Immense miroir d’eau cristalline, s’étendant du sud-ouest au nord-est, sur une longueur de vingt milles et une largeur de six. Il baigne les berges d’une infinité d’îles, pénètre dans des baies profondément découpées, puis ayant déversé ses eaux dans celles du lac aux Dorés, il se joint, vers l’ouest, à la rivière Nottaway et s’oriente ensuite vers le nord, pour se perdre enfin dans cette mer arctique qu’on nomme la baie d’Hudson.

Il est sans souillure à l’heure j’écris ces lignes, ne connaissant des hommes que des Indiens nomades et des prospecteurs solitaires ; ses rives ignorent les maisons, sauf un ancien poste de la Compagnie de la Baie d’Hudson, maintenant en ruines.

Tantôt serein, tantôt rieur, tantôt sombre, tantôt tempétueux, grondant, démonté, toujours changeant, le lac de Chibougamau présente de grands périls au navigateur sans méfiance.

Ses eaux profondes, ainsi que ses hauts-fonds, recèlent la truite de grande taille, ainsi que le brochet, le doré, le poisson blanc. Ses rives caillouteuses et propres, sont couvertes de sapins, de pins, de bouleaux, de peupliers. d’épinettes rouges ; et son ciel mouvementé gronde, rit ou soupire, au rythme du vent et du chant des oiseaux du nord.

Les missionnaires jésuites sont les premiers blancs à explorer cette terre lointaine et farouche. Ils arrivent au cours du XVIIe siècle, brandissant le flambeau de la Foi, en route pour les rives sauvages de la baie d’Hudson. Ils remontent le Saguenay[1] ce fiord canadien, aux gigantesques escarpements, traversent le lac Saint-Jean, empruntent des rivières serpentant sur des centaines de milles, le long de durs portages, tantôt pataugent dans les marécages, tantôt escaladent les montagnes, allant toujours de l’avant, poussant sans cesse plus loin vers le nord-ouest, dans les aubes et les crépuscules…

Ils voyagent en compagnie d’Indiens montagnais et vivent comme eux frugalement et durement. Le père Charles Albanel, qui hiverna en 1651 avec la tribu, écrit :

« … Les Montagnais ne possèdent point de domicile fixe ; ils errent par les bois, gravissent jusqu’au sommet des montagnes d’une hauteur prodigieuse, à la recherche d’orignaux, de caribous et autres bêtes sauvages. Durant ces épuisantes expéditions, on souffre beaucoup de la faim, de la soif, des froids excessifs, de la fatigue et de l’écœurement, ainsi que de la fumée qui nous aveugle et provoque des douleurs intenses, et tout ceci sans consolation, sans réconfort et sans aucune aide de la nature »…

De l’an 1700 au milieu du XIXe siècle, il n’est guère fait mention du Chibougamau.

En 1870, le directeur des Recherches géologiques pour le Canada envoie un géologue, James Richardson, dans cette région. Son rapport contient la première mention qu’on ait jamais faite des richesses minérales du Chibougamau.

D’autres géologues se livrent à des explorations d’importance secondaire, après Richardson ; mais ce n’est qu’après la visite du district par un français d’extraction polonaise, Joseph Obalski, alors Inspecteur des mines du Québec, qu’il devient sérieusement question de Chibougamau. Obalski avait examiné les échantillons de roc apportés par Peter McKenzie, un traitant de fourrures qui avait pénétré dans la région en 1903. Le savant en reste impressionné, au point qu’il se rend lui-même dans le territoire de Chibougamau l’année suivante. Le voyage en canot, à partir de Saint Félicien, prend tout près d’un mois : il faut transporter les provisions en canots et à dos d’homme. Les Indiens chargés des ballots et des embarcations, franchissent cinquante-trois portages.

Le rapport officiel d’Obalski, daté de 1904 et adressé au ministre des Mines, déclare : « Je ne peux trop attirer votre attention sur ce nouveau district (Chibougamau) et sur les importantes découvertes qu’on y a faites, car je considère que tout cela est destiné à jouer un grand rôle dans le développement industriel de notre province. »

D’autres géologues, de renommée mondiale, viennent après Obalski. L’Américain John E. Hardman, premier président de l’Institut minier du Canada et occasionnellement professeur en génie minier à l’Université McGill, prédit en 1905 que « le district de Chibougamau est destiné à fournir une production minérale considérable et profitable. » La même année, il se fait le champion du projet de construction d’un chemin de fer « afin qu’il serve aux besoins de la population minière qui viendra sûrement dans cette contrée. »

Le distingué Dr A. P. Low, nommé plus tard sous-ministre des Mines du Canada, visite Chibougamau la même année et décrit favorablement ses possibilités minières.

En 1910, à titre de géologue fédéral, J. B. Mawdsley, remarque que l’intérêt à l’endroit de Chibougamau est devenu si notable qu’il exerce une pression considérable sur le gouvernement du Québec pour la construction d’un chemin de fer dans la région qui permettrait d’en exploiter les richesses minérales. Sur la recommandation du Surintendant des Mines de la province, Théo. C. Denis, (décédé le 20 août 1955, à l’âge de 83 ans) la Commission minière de Chibougamau est instituée. Les Drs Alfred E. Barlow et E. R. Faribault, (des recherches géologiques) J. C. Gwillim, professeur en génie minier à l’Université Queen’s, ainsi que de A. M. Bateman, géologue de renommée mondiale en font partie.

D’autre part à l’aide d’un groupe considérable, dont M. A. O. Dufresne, alors jeune étudiant en géologie et qui devint plus tard sous-ministre des Mines du Québec, la Commission dresse une carte d’exploration couvrant 1 000 milles carrés de territoire, examine attentivement les gisements alors connus et, en 1910, publie le rapport complet de ses recherches. Tout en exprimant sa confiance que la région pourrait être plus tard susceptible de fournir au prospecteur et à l’ingénieur minier des gisements profitables de minerais « vils ou précieux », la Commission se range du côté de ceux qui ne considéraient pas qu’il fût dans l’intérêt public d’y bâtir un chemin de fer en ce moment. Le rapport affirme également que les dépôts d’amiante jusqu’ici découverts dans la contrée n’indiquent aucune valeur commerciale. Ce document par son autorité, fait perdre au public, pour plusieurs années, l’intérêt qui commençait à s’éveiller pour l’immense territoire.

Mais, au cours du renouveau d’activité qui caractérise la fin de la première guerre mondiale, une véritable petite armée de prospecteurs, d’ingénieurs miniers et de promoteurs envahit le Chibougamau à la recherche de l’or, de l’argent, du cuivre, du fer, du plomb et du zinc.

On fonde des compagnies minières. On procède à l’élection de directeurs, fêtés dans force banquets, alors qu’une multitude de naïfs, partout sur le continent, s’arrache à coup de dollars les titres, enluminés aux couleurs les plus brillantes, de ces entreprises. On dynamite alors d’énormes quartiers de roc : des foreuses, de la lourde machinerie minière sont tirées par des attelages de dix chevaux, le long de la route d’hiver, de 150 milles, commençant à Saint-Félicien. Le Chibougamau devient sur le point de se transformer en un nouveau Yukon lorsque soudainement, en 1929, « Wall Street » (ainsi que « Variety » l’exprima en grosse manchette) « pondit un œuf » ! C’est la grande panique le « crash », la baisse vertigineuse. Les actions boursières s’effondrent toujours, tandis que monte la liste des ci-devant millionnaires qui se suicident. Le Chibougamau se vide en quelques jours. 11 n’y reste que dix blancs, et les Indiens sourient en se touchant le front du doigt… Et le temps passe, c’est l’oubli. Comme pour un parent pauvre. On ignore complètement le Chibougamau jusqu’en 1934.

Cette année-là, l’intérêt renaît soudainement pour le district. On commence par creuser deux puits. Géologues, ingénieurs miniers, prospecteurs et foreurs reviennent en hâte, par canot et par avion. Il en arrive des nouveaux. La population blanche grimpe derechef à mille personnes et les yeux du monde se fixent encore une fois sur le Chibougamau, mot indien signifiant : « Lieu de rendez-vous », c’est-à-dire, endroit où se rencontrent les tribus.[2]

En 1936, on installe un bureau de poste et un service de téléphone « intercamp » car plus de vingt grosses perforatrices à diamant fouillent le sous-sol, pour y découvrir les gisements de minerai afin d’en déterminer le rendement. L’argent des spéculateurs se remet à couler. « Cette fois, ça y est ! » s’exclament les courtiers. Une ville champignon commence à pousser sur la propriété Blake, dans l’agglomération nouvelle, les « bootleggers » et leur séquelle de personnages douteux commencent de récolter d’appréciables profits, les jours de paye surtout. Un homme est tué à coups de revolver. Le cadavre d’un autre, en pleine décomposition, s’échoue au printemps, dans la glace du lac. On supposa qu’il avait été assassiné.

Le soir le lac Aux Dorés revêt un aspect de carnaval, alors que les lumières des tentes se réverbèrent dans ses eaux. Ainsi naquit, presque du jour au lendemain, une rude bourgade minière. (Environ dix ans plus tard, lorsque cette « Barbary Coast », qui avait reproduit en miniature sa célèbre aînée de San-Francisco fut devenue une ville fantôme, le ministère des Terres et Forêts du Québec y envoya des hommes qui mirent la torche partout ; les baraques de bois, infestées de puces et autres parasites nuisibles, disparurent en flammes.)

En 1938, le spectre de la guerre se montre à l’horizon. L’argent des spéculateurs est rare. Les entreprises minières interrompent leur travail. Le public se désintéresse des nouveaux « prospects » et la population du Chibougamau se réduit à une poignée de rêveurs. Lorsque Hitler chausse ses bottes de sept lieues, le Chibougamau tombe dans un sommeil cataleptique.

Encore une fois, l’homme blanc est parti, emportant ses foreuses et sa sale graisse à machines, sa dynamite et ses blasphèmes, sa corruption et son infamie ; il est parti outre-mer, pour tuer ses frères de sang. Les vallées déchirées se recouvrent de verdure, le soleil brille dans la solitude et une grande tranquillité descend sur la région. Le Chibougamau est redevenu normal.

En 1945, le gouvernement du Québec commence la construction d’une route permanente de 150 milles, entre le village de Saint-Félicien et le Chibougamau. Cette amélioration importante, basée sur la croyance, toujours vivace que de grandes richesses minérales existent dans ce vaste territoire, ramène les mineurs et, dès 1949, la route à peu près terminée, les compagnies d’antan se reforment. On jalonne de nouveau les « daims » prometteurs et c’est alors que l’auteur se montre dans le tableau : c’est ici que commence mon aventure.

Un soir en lisant (dans mon appartement confortable de Montréal) le rapport d’Obalski, daté de 1907, je tombe sur le paragraphe suivant :

« M. F. G. Pauli, qui visita Chibougamau en 1906, a publié une jolie brochure, avec photographies et cartes, dans laquelle il donne une description intéressante de son voyage. Il mentionne une importante source d’eau minérale, dont il vante les propriétés médicinales. Elle est située vers le nord-est de la péninsule séparant le lac Aux Dorés du lac Chibougamau, près des chutes formées par la décharge de ce dernier. »

Une source importante d’eau minérale ! Une source dont on vante la valeur médicinale ! Ces deux phrases enflamment mon imagination. Je formai dans la nuit le projet de visiter le Chibougamau, de retrouver la source merveilleuse, d’exploiter ses eaux salutaires ! Voilà qui vraiment valait la peine. Pas le développement d’une mine laide et malpropre, mais la création d’une industrie similaire à celle de Spa, de Vichy, d’Évian, D’Aix-les-bains, de Bath ou de Baden-Baden en Europe, où des milliers de personnes souffrant des reins ou du foie vont séjourner tous les ans, pour boire les eaux curatives. Peut-être, me disais-je en rêvant, la source de Chibougamau dont les plus vieux indiens vantaient les vertus bienfaisantes attirerait-elle malades, riches et pauvres, de toutes les parties du monde. Et puis, une source minérale se trouve naturellement que sur le terrain où il y a des minéraux : Un terrain minier, quoi ?

Je me procure donc, dès le lendemain, au prix de dix dollars versés à la succursale du ministère des Mines, rue de la Montagne, à Montréal, un certificat de mineur. Me voilà désormais dans la catégorie des prospecteurs, et nanti du privilège de jalonner un « claim» ou concession de 200 âcres, n’importe où dans la province de Québec… La semaine suivante j’arrive à Québec dans mon auto, chargé d’un havresac, sac de couchage, tente, fusil, hache, couteau de chasse, vivres et autres articles nécessaires à un long séjour en forêt. En effet, quelques années auparavant, j’avais voyagé dans le Grand nord canadien en compagnie de trappeurs et je connaissais les ennuis que peut rencontrer « le coureur des bois » dans la forêt lorsqu’il part pour l’aventure pauvrement équipé.

Au bureau principal du ministère des Mines du Québec, je rencontrai Harry Ledden, archiviste en chef des documents miniers.

— Qui était Pauli ? lui demandai-je.

— Je n’ai jamais entendu parler de lui, me répond Ledden.

Je lui montre le passage mentionnant Pauli, dans le rapport de 1907.

— Je suis au ministère des Mines depuis plus de quarante ans, déclara l’archiviste, et je vous assure que je n’ai jamais entendu parler de cet homme.

— Et que dois-je faire, m’informai-je si je trouve la source minérale ?

— Faire ? Que voulez-vous dire ?

— Supposons que je parvienne à localiser cette source d’eau minérale et que vos chimistes lui reconnaissent une grande valeur pour l’humanité : pourrai-je développer l’entreprise ?

Ledden s’inclina en arrière dans sa chaise, regarda le plafond et prononça :

— « L’exploitation d’eaux minérales sur une propriété du gouvernement est tellement compliquée que je ne puis répondre à votre question aussi facilement que cela semble. Nous avons un cas de ce genre dans nos classeurs, et la correspondance entre notre département et le propriétaire de cette source dure depuis plusieurs années. Commencez d’abord par trouver la vôtre, puis revenez ici. Nous ferons alors tout en notre possible pour vous aider. Voyez « Bill » Lafontaine à Chibougamau : si une telle source existe, il saura où elle est située.

— « Bill » Lafontaine ? demandai-je : qui est-il ?

— L’agent du ministère des Mines à Chibougamau. Vous ne pouvez pas le manquer. Bonne chance !

Afin de tirer tout le parti possible de mon passage au ministère des Mines, j’examine tous les documents qui mentionnent le nom de Chibougamau. Nulle trace cependant du dénommé Pauli. Qui était-il ? Un prospecteur ? Un chimiste ? Un ingénieur minier ? Un trappeur ou un ermite ? Quelques quarante-cinq ans passés l’insaisissable Pauli avait fait une découverte importante et les deux s’étaient enfoncés dans l’oubli. Jusqu’au jour où, plusieurs mois plus tard, je devais cependant découvrir par hasard son identité et le site de la fameuse source.

Dans ma chambre d’hôtel de Québec, un garçon d’étage remarque une carte de Chibougamau déployée sur le lit.

— On raconte une drôle d’histoire, me confie-t-il, sur un prospecteur du Chibougamau qui demeura dans cet hôtel, voilà plusieurs années. Il arrive avec deux chiens esquimaux, se réserve une chambre et commande une caisse de whisky. Lorsqu’il fut passablement saoul, il se souvient tout à coup d’un ami qui habite à quelques milles de Québec et décide d’aller lui rendre visite. Il laisse les chiens libres dans la chambre et saute en taxi. Arrivé à la maison de son ami, notre prospecteur descend dans un état quasi comateux, l’alcool ayant fait son effet. L’ami aidé du chauffeur, le transporte sur un lit. Ce n’est qu’au bout de trente six heures que les lourdes fumées de l’ivresse alcoolique s’évaporent et que le prospecteur revient à lui-même.

Mais pendant ce temps-là, les chiens, dont la faim et la soif vont augmentant se mettent à hurler si fort et si lugubrement que tous les gens de l’hôtel en deviennent terrifiés. Le gérant n’ose pas ouvrir la porte, croyant que les bêtes sont devenues enragées : personne ne songe à leur lancer quelque nourriture par le vasistas. Un véritable enfer jusqu’au retour du prospecteur. Il sacre contre le gérant parce qu’il n’avait pas nourri ses chiens : le gérant sacre contre lui et les chiens ; les chiens reçoivent chacun un gros bifteck et l’on flanque le trio à la porte de l’hôtel. Vous pouvez vous imaginer l’état de la pièce quand on entra pour y faire le ménage.

Le prospecteur encore tout nerveux des suites de sa cuite menace de traduire le gérant devant les tribunaux : le gérant menace de poursuivre le prospecteur, les chiens menacent des dents et tous les gens de l’hôtel menacent à leur tour de lyncher le prospecteur et ses chiens.

Le lendemain matin, je reprends la route, direction nord, vers le Chibougamau. Après avoir franchi les hauteurs de Beauport, le chemin, partant de Québec, traverse le magnifique Parc national des Laurentides jusqu’à Chicoutimi, jeune ville vigoureuse située à la tête du Saguenay. Chicoutimi, qui enjambe plusieurs collines plutôt raides de pente et dont la banlieue s’étale ensuite sur diverses ondulations, pourrait être surnommé le « petit » San-Francisco car il ressemble en miniature par son aspect physique, à la fameuse cité californienne, qu’habitèrent jadis Jack London, Bret Harte, Mark Twain, George Sterling et autres écrivains illustres, qui brillent parmi les génies de la littérature américaine.

Peu de touristes visitent Chicoutimi,[3] relativement peu connu, car les bateaux d’excursion de Montréal et de Québec remontent le Saguenay jusqu’à Bagotville, distant de 12 milles et rares sont les passagers qui débarquent pour visiter le district du lac Saint-Jean où habitent cependant plus de deux cent mille citoyens, chiffre qui étonne toujours le visiteur.

Quelle sorte de gens sont ces habitants ? comment vivent-ils ? Un exploiteur de la forêt m’apporte là-dessus quelques lumières.

— Vous constaterez, me dit-il, que les Saguenayens et les résidents du lac Saint-Jean sont fiers, indépendants et qu’ils se suffisent à eux-mêmes. Nos pères vécurent dans cette contrée, à peu près sans communications avec l’extérieur, durant plus d’un siècle. Ceci explique notre « insularité ». La nouvelle route qui part de Québec est en train de tout changer cela, puisque les touristes vont affluer. Évidemment, ils apporteront de l’argent, mais, en même temps, de mauvaises manières et leur philosophie de kiosques à « chiens chauds ». Ce qui entraînera la disparition de cette courtoisie, ce charme que le passé nous avait légué, qualités qui disparaissent hélas du reste du Canada français.

« L’industrie fondamentale de la région du lac Saint-Jean est la pulpe de bois et son produit direct, le papier à journal. Nos vastes forêts fournissent les arbres que nous coupons et transportons jusqu’aux cours d’eau pour les faire ensuite flotter jusqu’aux usines ou moulins à papier. Plus de cent wagons, chargés de rouleaux de papier et valant un quart de million de dollars, roulent quotidiennement vers New-York, Pittsburg, Chicago et autres grands centres. Quelle autre région du Canada pourrait se vanter d’exporter chaque jour pour deux cent cinquante mille dollars de produits ?

« Nous vivons surtout en exploitant nos fermes, en coupant du bois, en fabriquant de l’aluminium et en exportant des bleuets (myrtilles) sauvages ; cette dernière industrie étant la plus grosse de son genre au monde. S’il vous arrive de manger une tarte aux bleuets à Moronville, Pennsylvanie, ou à Piebald, Texas, il est probable qu’elle a été préparée avec les fruits du lac Saint-Jean.

« Nous avons peu de détails à fournir sur notre passé, sauf la croissance phénoménale de notre population et de nos industries. C’est sans doute pourquoi nous sommes heureux, n’ayant pas d’histoire. Il est vrai que nous sommes peu versés dans les arts, mais cela viendra, maintenant que le monde extérieur nous est devenu d’aspect facile. »

— Une ville, répondis-je qui nomme sa rue principale « Racine », en mémoire du grand poète français, ne saurait être tellement arriérée que cela dans les arts.

Le marchand de bois se mit à rire : « Cette rue, dit-il, fut appelée ainsi en l’honneur de monseigneur Racine, un évêque catholique qui vécut et mourut ici. »

L’endroit de Chicoutimi qui m’intéresse le plus, est la Société historique du Saguenay, logée dans le sous-sol du séminaire catholique. C’est là que j’ajoutai à mes vagues connaissances du « Royaume du Saguenay » (ainsi que les Indiens nommaient la région dans les siècles passés) : son directeur, le père Tremblay, m’ouvrit généreusement ses archives et je me plongeai, durant plusieurs jours, dans les temps révolus en lisant de vieux volumes, en examinant les reliques du passé qu’il avait accumulées et classifiées et en étudiant les photostats des anciennes cartes géographiques dessinées par les « voyageurs » qui, les premiers, ont parcouru la Nouvelle-France.

C’étaient des hommes remarquables, doués d’une imagination puissante, ces cartographes du XVIIe siècle qui, ne possédant que des informations orales des Indiens et des rudes coureurs des bois, parvenaient à dresser des cartes cohérentes de ce qui est maintenant l’intérieur de la province de Québec.

Sur la carte de Champlain, publiée en 1632, les trois grandes masses d’eau : les lacs Chibougamau, Aux Dorés et Mistassini[4] sont à leur latitude quasi exacte. Fait remarquable, si l’on songe qu’à cette époque, très peu d’hommes blancs les avaient contemplées.

Mais déjà les grands vents de septembre m’avertissent que mon temps se trouve bien limité s’il faut repérer ma source d’eau minérale avant les premières chutes de neige. Je lance donc mon auto le long de la rive sud du lac Saint-Jean jusqu’à Saint-Félicien, village situé sur la rivière Ashuapmouchuan et dernière agglomération avant d’atteindre le « tremplin » final le Chibougamau.

Depuis près de cinquante ans, géologues, ingénieurs-miniers et prospecteurs se sont donné rendez-vous à Saint-Félicien pour comparer leurs plans, engager des guides, réunir des provisions et de l’équipement. Après quoi ils sont montés vers le Chibougamau, par canot ou accompagnés de chiens portant leurs ballots. C’était, nous l’avons dit, un mois de voyage. De nos jours, la randonnée entre Saint-Félicien et le Chibougamau ne prend que trois ou quatre heures en auto, sur une des plus agréables et intéressantes routes de gravier de la province.

Pour la première fois, j’entre en contact avec des spécialistes des mines du Chibougamau à l’hôtel Bellevue de Saint-Félicien, auberge confortable de campagne, où se retirent surtout des messieurs de la brousse. Quelques prospecteurs manifestent bruyamment leur joie de vivre. Ils me reçoivent bien, mais tout ce que l’on m’apprend ce sont des chansons paillardes. Ils préfèrent se détendre avant de retourner à leurs sacs humides de couchage et leurs tentes ruisselantes. Pour eux, ce n’est vraiment pas le moment de renseigner un étranger.

Complètement équipé pour un séjour prolongé en forêt, je quitte Saint-Félicien, ma studebaker roulant gaiement par delà le dernier village du district, Notre-Dame-de-la-Dore. (Traduisant le mot « dore » dans le sens de poisson « doré », les mineurs facétieux appellent le village : Notre-Dame-de-la-Fish.) C’est là que se trouve la dernière exploitation agricole de la Province. Là ruminent les dernières vaches, grognent les derniers cochons, picorent les dernières poules. Si le fermier veut rendre visite à son premier voisin en passant par le nord, il sera obligé de passer par le pôle pour descendre ensuite en Sibérie. — Va sans dire que les rapports de voisinage sont rares ! —

De cet endroit, la route à travers quelques collines, vers le premier contrefort, à proximité de l’entrée de la Réserve de chasse et de pêche du Chibougamau, où un permis de circuler devient absolument obligatoire pour tous les voyageurs, sans exception. Le Ministère de la Chasse et de la Pêche du Québec publie la déclaration suivante au sujet de ce permis : « Ce permis est attribué gratuitement… et servira surtout à contrôler vos allées et venues, ainsi qu’à nous aider à vous retrouver, si vous vous perdez en forêt. Il vous rappellera aussi les précautions à prendre quand vous faites un feu en forêt pour vous chauffer ou cuire des aliments. En cas d’urgence (par exemple un incendie dans les bois) il sera interdit de faire du feu en dehors de votre camp. Si l’on vous demande de quitter la forêt, veuillez avoir l’indulgence de vous soumettre à ces instructions ». —

Quelle politesse, provenant sûrement de la plume d’un canadien-français bien éduqué. Un Canadien d’expression anglaise aurait peut-être rédigé cela de la manière suivante : … « Si l’on vous ordonne de sortir de la forêt — fichez le camp ! »

Me voici devant la barrière baissée et cadenassée. Je freine, la voiture sonne de la corne. D’une cabane, près de la route, surgit un gardien mince, alerte, aimable et souriant. Il paraît enchanté de me voir.

— « Vous allez… ? » questionne-t-il.

— Au Chibougamau.

— Par affaire ?

— Affaires de mines.

— Croyez-vous qu’il sortira quelque chose des terrains miniers du Chibougamau ? poursuit-il.

— Je ne crois pas que le gouvernement du Québec soit assez bête pour dépenser quatre millions de dollars sur une voie publique d’une longueur de 150 milles, si les indices certains de grandes richesses minières n’existaient pas là-bas.

Le gardien se gratte la tête d’un air songeur :

— Vous avez peut-être raison dit-il enfin : mais ça fait quarante ans que nous entendons la même chanson et il n’en est jamais rien sorti, je veux dire rien de vraiment bien important.

— Y a-t-il des voyageurs ? dis-je enfin.

— Aucun. La route est à vous. Je ne crois pas que vous rencontriez âme qui vive, à moins que ce ne soient des ouvriers travaillant sur la route. — Tandis qu’il remplit la formule du permis de circuler, sa femme rondelette et sympathique, apparaît, portant dans ses bras une fillette joufflue. Je tends à l’enfant une tablette de chocolat, qu’elle grignote sans tarder, tout en me remerciant d’un sourire rayonnant. Chaque fois que par la suite, je me présentai à cette barrière, je tenais toute prête quelque friandise, car l’enfant accourait toujours, la main tendue. (Quelques mois plus tard, sa mère me dit que la fillette lançait des injures enfantines à chaque automobiliste qui passait sans lui donner de sucrerie.) — Comme quoi il arrive que le Mal sort parfois du Bien !

Le gardien m’ouvre la barrière, et je file sur la longue route solitaire. Quelques milles plus loin, je franchis une autre barrière — celle-là ouverte — et j’apprends par une affiche, que je viens de pénétrer dans la réserve de gibier du Chibougamau. Territoire protégé par la loi, mesurant 90 milles de long sur 20 de large, et que traverse en entier le chemin que je poursuis. La maison du gardien paraît déserte et une tranquillité un peu triste environne l’endroit. Je ne m’y arrête point et appuie sur l’accélérateur : Direction nord-ouest… les milles s’ajoutent aux milles et, comme aucun poteau indicateur n’existe à cette époque, je mesure la distance parcourue au moyen du compteur de la voiture. Route de gravier en état parfait, jusqu’au Lac Chigobiche où en y parvenant j’aurai accompli plus de la moitié de mon trajet.

Ce lac Chigobiche impressionne avec ses quinze milles de longueur. On connaît l’abondance de son poisson. L’un des meilleurs endroits de pêche du district. La compagnie O’Connell, qui a construit la route, avait fait ériger ses baraques sur les rives du lac. Elles y sont demeurées. Ces rudes mais solides constructions sont demeurées debout et rendent encore des services.

La route, serpente, monte et descend sur des collines et dans des vallées. Elle franchit les cours d’eau grâce à des ponts grossiers en dos d’âne quelque peu vermoulus. Et c’est encore et toujours à travers le silence ininterrompu de la forêt, une vaste mer de verdure dont on découvre parfois les houles interminables du haut d’un sommet éclairci par la hache des bûcherons. Continuons, il faut franchir la rivière Chamouchuan, voie aquatique que les prospecteurs et les trappeurs, partant de Saint-Félicien, utilisaient pour atteindre le Chibougamau. Voici le lac Aigremont, où l’on découvre aujourd’hui un relais fort bien tenu par les soins du gouvernement de Québec, la rivière Nicobeau et le lac du même nom.

Au lac La Blanche, trois hommes apparaissent tout près du pont. Je m’informe de la distance jusqu’au lac Chibougamau.

— Vingt milles, dit l’un d’eux.

— La route est bonne ?

— Aussi bonne que celle que vous venez de parcourir.

— Ça me va parfaitement, dis-je et les trois hommes arborent un large sourire. Ce sont des travailleurs affectés au service des routes. Ils sont fiers du beau chemin qui mène à Chibougamau. Je les félicite, nous allumons des cigares et je repars à regret ; il s’agit d’atteindre le camp O’Connell avant la nuit.

Au « Mille 118 », j’éprouve l’impression de rouler en descendant. Chose possible car j’avais atteint la ligne de partage des eaux — Une arête qui coupe la province de Québec de l’est à l’ouest ; toutes les rivières au nord de la ligne de partage se jettent dans l’Arctique ; toutes celles au sud sont, directement ou non, tributaires du fleuve Saint-Laurent.

On m’avait parlé d’un ruisseau dont l’eau était particulièrement rafraîchissante au « Mille 125 », je m’y arrête, et puis, religieusement, si j’ose dire, je recueille trois doigts d’une eau douce et fraîche à la limpidité de cristal, et lève ma timbale en portant un toast au succès de ma future entreprise. — Toast solitaire s’il en fût. —

Au « Mille 132 », on tombe devant la porte ouverte d’une barrière, à droite, un atelier de soudage, un grand hangar où l’on répare les machines, un entrepôt ; puis, au haut d’une petite côte, voici le bureau de chantier de la compagnie H. J. O’Connell, dont la fonction est de construire des routes.

Un type de haute taille me demande courtoisement le but de ma visite,

M. Herbert O’Connell, l’entrepreneur en construction routière, est-il ici ? » dis-je

— Non, mais vous pouvez voir son frère George », répond le gérant du bureau, m’indiquant une maison sur une des rives sud du lac Chibougamau.

J’avais connu les deux frères dans ma jeunesse, car nos familles avaient habité le village de Coteau-du-Lac, un endroit d’une grande beauté sur les rives du fleuve Saint-Laurent, à une quarantaine de milles de Montréal. Je savais que je serais bien reçu et je le fus.

George O’Connell me présente à plusieurs membres de son personnel, me verse un coquetel moelleux et qui arrive à point. Il demande s’il peut me rendre quelques services.

— Je suis ici pour affaires minières, dis-je évasivement, et désirerais rencontrer M. « Bill » Lafontaine, l’agent du Ministère des mines du Québec à Chibougamau.

— « Minute ! » crie quelqu’un en s’élançant dehors.

— « Bill » Lafontaine doit être à cent pieds d’ici, me dit George, si son avion n’est pas parti.

— Par une fenêtre j’aperçois un hydravion à l’ancre dans la baie ; sur la jetée se tient un homme court et solide qui tient une valise.

Quelques instants plus tard, je serrais la main de Lafontaine et lui confiais le vrai but de mon affaire.

M. Harry Ledden, chef archiviste des mines à Québec m’a dit de vous en parler, dis-je.

— « Vous êtes intéressé aux minéraux ? » demande « Bill ».

— À l’eau minérale, répondis-je en dépliant une carte.

— C’est la première fois que je vois çà, déclare « Bill » qui me regarde avec curiosité. Il songe déjà, sans doute, à me cataloguer comme un rêveur ou comme un pauvre type échappé de la camisole de force.

— Je reprends donc, vite et net :

— Dans le rapport d’Obalski, en 1907, j’ai lu un paragraphe relatif à une précieuse source d’eau minérale découverte sur la péninsule Gouin et je veux la retrouver. Elle doit être ici », ajoutai-je, pointant un endroit sur la carte.

« Bill » rejeta sa tête en arrière en éclatant de rire.

— Quelle blague ! s’exclama-t-il ; mais n’importe quoi peut arriver dans le monde minier et mon devoir est d’aider tout le monde dans ce district, qu’il s’agisse d’or, de zinc ou d’eau minérale.

Pourquoi ne pas passer quelques jours chez moi ? Il faut que j’aille, en avion, inspecter quelques « claims » à propos desquels on se dispute, mais je vous recevrai avec plaisir la semaine prochaine. Fixez le jour et l’heure, et un canot vous prendra à la rivière Chibougamau. Tandis que vous y êtes, munissez-vous des récentes cartes de concessions. Celle que vous avez est plus vieille que le plus vieux whisky qu’on ait jamais distillé. »

Nous fixâmes une date. Il me salue de la main, monte à bord de l’oiseau mécanique et disparaît dans le ciel.

J’écris à Québec pour obtenir des cartes récentes — la poste arrive chaque jour de Saint-Félicien grâce aux camions d’O’Connell. Entre temps je coule plusieurs jours heureux à chasser la perdrix — merveilleusement abondante — et à augmenter mon bagage de connaissances sur la région, en écoutant parler les prospecteurs, les chasseurs, dynamiteurs et ingénieurs routiers.

Deux chemins par eau mènent vers la péninsule Gouin, distante de quinze milles (où ma source d’eau minérale doit gazouiller gaiement en attendant son nouveau maître). L’un passe par le lac Chibougamau, l’autre par le lac Aux Dorés. Aucune communication navigable n’existe entre les deux lacs. Je choisis donc l’un des deux. Je ne peux découvrir personne s’étant jamais risqué jusqu’au bout du lac Chibougamau. Quelques employés d’O’Connell avaient pagayé ou ramé sur une longueur d’un mille ou deux le long de la rive sud-est, mais aucun, parmi ceux que je rencontre, n’avait exploré cette méditerranée en miniature qui s’ouvre sur le pas de leur porte.

Un ingénieur des routes, depuis longtemps dans la région, me dit : « Le lac Chibougamau couvre une surface de 120 milles carrés, qui sont farcis d’îles, de rochers, de hauts-fonds. Il n’est navigable qu’en canot. Les grains y sont fréquents et d’une grande violence, et creusent des lames aussi grosses que celles de la mer. Seuls, les Indiens et les gardes-feu utilisent le lac Chibougamau, mais pour la seule raison qu’il fournit le chemin le plus court jusqu’au lac Mistassini.

Les indiens, qui sont la prudence incarnée et ont toujours du temps devant eux, attendent patiemment le beau temps avant d’en risquer la traversée. Les prospecteurs se rendant aux terrains miniers partent du pont de la rivière Chibougamau et remontent le lac aux Dorés, une vilaine pièce d’eau elle aussi, quand le temps se met en colère, mais pas autant de même que le lac Chibougamau. »

Le raisonnement de ces messieurs ne me paraissait pas tout à fait au point. Plus j’étudiais la carte géologique, brillamment coloriée, du lac Chibougamau, plus je devenais convaincu qu’un chenal profond devait exister dans cette immensité liquide. La carte dont je parle indiquait au moyen de teintes variées, les formations minérales et les structures géologiques, mais ne marquait ni les battures ni les récifs, ni les contours, ni les sondages.

Cependant la carte montrait toutes les îles et péninsules ; et comme l’orientation générale de celles-ci pointait vers l’est-nord-est, j’en conclus que les hauts-fonds (îles submergées) devaient se situer dans la même direction et que, par conséquent, je trouverais un chenal entre ces îles et leurs prolongements de hauts-fonds d’un côté et la terre ferme de l’autre. (Le printemps suivant, je reconnus ce chenal et fis au moins cinquante voyages, d’un bout à l’autre du lac, sans toucher fond une seule fois).

Pour reprendre mon récit, au jour fixé, au pont de la rivière Chibougamau, attendant qu’on me transportât au lac aux Dorés, où se trouvait le (campe)[5] de « Bill » Lafontaine (celui qui a nommé cette rivière-là « Chibougamau » avait dû boire un petit coup de trop, car elle prend naissance dans le lac aux Dorés et ne communique pas avec le lac Chibougamau. Les eaux de la rivière Chibougamau s’écoulent tumultueusement vers l’ouest, se déchargent dans la rivière Nottaway et finissent par former des icebergs l’hiver, dans la baie d’Hudson).

Un canot surgit avec moteur hors-bord, pétaradant, double une pointe et zigzague à toute vitesse à travers un labyrinthe de battures submergées. Ce navigateur-là connaissait sûrement son affaire ; car il frôlait les rocs sous-marins, sans en toucher aucun. Je retiens mon souffle jusqu’à ce que la proue de l’embarcation ait touché le rivage.

L’étonnant timonier se nomme Jacques Drouin, radiotélégraphiste à la station météorologique de la baie des Cèdres, à douze milles de l’endroit habité par « Bill » Lafontaine. Je demande :

— Comment est le chenal jusqu’à la baie aux Cèdres ?

— Des tas de roches et de battures, répondit-il ; mais ce sont de vieilles connaissances. Nous passerons « okay ». « Bill » Lafontaine vous attend. » Durant les deux heures suivantes, je reste assis à l’avant, regardant la côte brumeuse où les flots et les montagnes se fondent dans la pénombre. Jacques connaissant le chenal par cœur, fait virer et pirouetter à toute vitesse la frêle embarcation, au milieu de ces flots sournois.

Une lumière clignote subitement à gauche, vers l’avant. Jacques s’écrie : « La baie des Cèdres ! Nous sommes chez nous ! »

D’autres lueurs apparaissent sur la côte. Je saute bientôt à terre, serrant la main du représentant au Chibougamau du Ministère des mines du Québec, et l’un des meilleurs spécialistes de la question dans tout l’est du Canada. Je pénètre avec « Bill » dans son campe, une vieille cabane de bois rond, rude à l’intérieur, plus primitive encore à l’extérieur.

Un homme aux dimensions stupéfiantes est assis sur l’un des trois lits de camp.

— Je vous présente Fred Holland, me dit « Bill » pilote de brousse pour la Compagnie d’aviation du Mont-Laurier ; il a volé sous tous les cieux nordiques, des Rocheuses jusqu’au Labrador.

— « Bienvenu », articule Fred Holland.

— « Vous êtes chez vous », affirme « Bill ».

La cabane (40 pieds par 40) n’avait aucune cloison intérieure, son unique pièce servait, pour « Bill » et ses invités, de chambre à coucher, cuisine, salle à manger, bureau, chambre de bain et de blanchissage, remise à combustible, magasin etc. Trois petites fenêtres éclairaient (à peine) la pièce. Une lampe à essence répandait, en sifflant sa clarté, au dessus d’un poêle à bois de forme cylindrique ; un peu plus loin, sur une étagère, je voyais un poêle à essence à deux brûleurs. Il y avait aussi un évier, des armoires et une trappe dans le plancher, s’ouvrant sur une cave peu profonde. La table « à dîner » (c’était d’ailleurs la seule) était recouverte de toile cirée. En fait de siège, on avait des bancs grossièrement équarris et des escabeaux à trois pattes ; tous ces meubles sont fabriqués avec du bouleau des environs.

Avant même que j’aie déroulé mon sac de couchage, « Bill » annonce le souper.

— « Vous aimez la truite ? » s’informe-t-il sur un ton plutôt affirmatif, en plaçant sur la table une truite de lac de cinq livres et cuite à la perfection. Je lui accorde alors le suprême compliment gastronomique, en m’abstenant de lui répondre avant d’avoir fini de dévorer une énorme portion de ce prince des poissons.

La science de cordon-bleu de mon hôte est du reste célèbre dans tout le nord : car il peut tout aussi bien apprêter de merveilleuses tartes, cuire du bon pain et préparer des plats de gibier de la plus exquise façon.

« Bill » offrirait un modèle idéal à un artiste qui voudrait peindre un portrait-type du prospecteur canadien. De taille un peu courte, râblé, large d’épaules et, proportion gardée, aussi musculeux qu’un orignal. (Pour gagner un pari, il a déjà transporté seul, sur une distance de plus de cent pieds, une coque de fer pesant 450 livres. Quatre hommes forts soulevèrent le lourd bateau et le placèrent sur les épaules de « Bill » qui marcha ainsi jusqu’au but, sans aide. « J’aurais pu parcourir un autre cent pieds, dit-il négligemment, mais j’avais la grippe ce jour-là et ne me sentais pas trop bien. » Dame nature a donné à notre agent minier une physionomie fraîche et ouverte, mais l’on sent que sous une mine avenante il peut être ferme. Il porte ses cheveux grisonnants « en brosse » : « J’ai les cheveux comme du fil de fer, m’a-t-il déclaré, et je ne parviens pas à les aplatir. C’est parce que j’ai bu beaucoup de lait dans mon jeune âge. »

Il est né sur une ferme du côté de Valleyfield, Québec. Dans son adolescence, il a travaillé comme moissonneur dans les prairies de l’Ouest. Plus tard, il gagne le Nord, pioche sous terre dans les mines, se fait prospecteur et trappeur, tout en accumulant un vaste trésor de connaissances pratiques sur l’art de vivre dans la grande forêt. À titre de représentant officiel du ministère des Mines du Québec, « Bill » Lafontaine émet des certificats de piquetage, enregistre les concessions, accorde des formules de transfert et remplit mille et une formalités relatives aux activités minières. Comme aucune succursale du ministère n’existe alors au Chimougamau, les prospecteurs auraient été forcés de parcourir 400 milles par la route pour faire enregistrer leurs concessions, sans la présence efficace et loyale de « Bill ».

L’une des missions les plus importantes de Lafontaine, c’est d’aller faire enquête sur les querelles inévitables que suscite la rivalité dans le domaine des mines. Un cas fréquent, c’est celui du prospecteur qui enfonce ses piquets dans le sol de ses « claims » pour aller ensuite les enregistrer au bureau de « Bill », cependant qu’un autre, désirant précisément ces mêmes « claims » arrive sur la propriété et si, à son estime, il juge que les « stakes » ou jalons n’ont pas été placés selon la loi… c’est-à-dire si les jalons n’ont pas été plantés selon les règles du ministère des Mines, — il rapplique à son tour jusque chez Lafontaine. L’agent se met alors en route, examine les piquets, les étiquettes, les tracés entre les piquets et autres détails et rédige ensuite son rapport au bureau-chef de Québec, où la décision finale appartient au sous-ministre.

Vérifier la production statutaire, exigée annuellement sur toutes les concessions constitue une autre des dures besognes obligeant Lafontaine à parcourir en canot ou en raquettes des centaines de milles, à travers un territoire sauvage et complètement isolé. Tâche parfois redoutable, qui requiert une grande endurance physique et une expérience complète de la brousse et de la forêt. Et Lafontaine possède toutes ces qualités.

À la baie des Cèdres, je m’attendais à constater une renaissance de l’activité minière, mais l’endroit était aussi silencieux qu’une salle d’opération dans un hôpital. « Mais où sont les mines d’antan ? » m’informai-je. Le vieux puits et le front de taille de la « Consolidated Smelting Company  » étaient toujours là, mais en ruines et recouvert de rouille. (En 1934, plusieurs centaines de mineurs étaient employés ici, alors que l’on vota près d’un million de dollars pour creuser un puits, des tranchées à faire des coupes verticales. On avait ainsi mis à jour une minéralisation à haute teneur d’or. (La deuxième guerre mondiale avait mis brusquement fin aux opérations).

Quelques milles plus bas sur le lac aux Dorés, la mine Obalski sommeille doucement, n’ayant qu’un gardien pour tout personnel. Les fameux terrains Blake, sur l’île Merrill, à propos desquels il s’était tellement fait de réclame durant plusieurs années et dont on annonçait le succès comme « certain », n’étaient plus fréquentés que par des ours faméliques.

Une fiévreuse activité minière était censée régner au Chibougamau, mais où donc étaient les mines et ceux qui payaient les mineurs ?

— Ne vous excitez pas, me conseilla un prospecteur ; toutes les entreprises seront réorganisées dès l’an prochain ; et alors, nous aurons un autre « Boom ». Cette fois, ce sera le vrai pactole, car on dépensera des millions pour les travaux de développement. Le métal y est sans aucun doute, ainsi que les valeurs que nous en obtiendrons ; et vous serez témoin d’une prospérité stupéfiante.

Le lendemain matin, je visite le bureau de « Bill » Lafontaine, dans une cabane de troncs d’arbres non écorcés, face au lac aux Dorés. À l’intérieur, tout est aussi propre et rangé que dans un bureau de « Wall Street ». Des piles de cartes, de plans, de formules imprimées et de rapports apparaissaient sur des étagères, soigneusement placés. La plupart des bureaux que j’avais visités dans la brousse avaient l’aspect d’une fabrique de macaroni bombardée, mais celui-ci offrait une agréable exception.

Deux prospecteurs se présentent pour obtenir des certificats de mineurs. Tandis qu’ils causent avec « Bill », j’examine les points saillants d’une grande carte de la péninsule Gouin, appendue au mur. Je parlais probablement tout seul, lorsque je murmure… « Oui, cette source d’eau minérale… »

« Bill » se tourne de mon côté et dit brusquement : « Je verrai à votre affaire quand j’en aurai fini avec ces messieurs. Veuillez ne pas m’interrompre. »

Je me sentis mal à l’aise jusqu’à ce que les prospecteurs fussent partis et que « Bill » eut fermé la porte.

— Je tiens à vous prévenir, dit-il ; ne parlez jamais de vos affaires devant qui que ce soit. Si vous avez quelque chose à me dire à titre d’agent officiel des mines, cela doit être dit privément et d’une manière confidentielle ; autrement, vous le regretterez. Vous êtes nouveau dans ce genre d’entreprises, mais vous apprendrez tôt la prudence et à vous taire en présence d’étrangers. Si quelqu’un savait que vous êtes ici pour borner une concession qui en vaut la peine, il s’en emparerait avant que vous en ayez la chance. »

Je le remerciai et me dis (tout bas, cette fois) que j’avais agi comme un nigaud.

C’est cet après-midi-là, que je rencontrai un prospecteur ontarien très connu, Austin Dumond. C’était un « vieux de la vieille », expérimenté, ayant mené une existence pittoresque. Il me déclara qu’il croyait dur comme fer en l’avenir formidable du Chibougamau. Nous discutions la valeur de la science technique en matière de mines, lorsqu’il se rapprocha les deux mains jusqu’à une distance de six pouces l’une de l’autre : « La science technique rétrécit les possibilités de succès », dit-il. Geste assez convaincant…

Plus tard, je fis connaissance avec « Bill » de Villiers, prospecteur âgé de soixante-dix ans, aussi vert qu’un jeune sapin. Il avait prospecté durant quarante années dans les terres nordiques réalisant de belles sommes en jalonnant des concessions et en vendant des blocs de « claims » d’une grande valeur. Et voilà que, derechef, il était reparti à la chasse au trésor. Je le rencontrai par la suite très souvent au Chibougamau, à Saint-Félicien ou Montréal. Signe caractéristique : quantité d’échantillons de minéraux gonflaient toujours ses poches.

Un jour, l’an dernier, « Bill » de Villiers, par le plus grand des hasards, n’était lesté d’aucun échantillon, et c’est ce qui lui sauva la vie. Il se tenait debout sur la berge du lac Bourbeau, surveillant les foreurs de « Belle Chibougamau Mines Co. » fouiller des terrains de recouvrement au flanc de la montagne, au moyen de jets hydrauliques. Soudain, le sol glisse précipitant « Bill » à l’eau. Il s’enfonce de vingt pieds, réapparaît à la surface, le crâne chauve et luisant parmi des tonnes de débris flottants. Son corps tout meurtri est couvert d’ecchymoses ; cependant au surlendemain, on peut le rencontrer dans les mêmes parages, remplissant toujours ses poches d’échantillons.

« Bill » me confia qu’il s’attendait à découvrir encore plusieurs mines importantes avant de mourir : « Après tout, me confie-t-il, on m’a dit que j’avais la vie de sept chats… et la première n’est pas finie… »

On comptait une douzaine de cabanes à la baie des Cèdres et dans l’une habitait Ed. Litalien, un ci-devant Montréalais établi depuis une quinzaine d’années dans la région. « Ed » comme tous l’appelaient familièrement tenait un « magasin général », vendant vivres, vêtements et cent autres articles aux prospecteurs et aux trappeurs. Il se livrait aussi à la traite des fourrures avec les Indiens. Quelques semaines après mon arrivée, j’ai habité avec lui dans sa cabane. Au moment de lui donner mon chèque pour les repas que j’y avais pris, je lui demande si je dois écrire son nom : « L’Italien » ou « Litalien ».

— C’est un petit détail, m’avise-t-il, l’important c’est que le chèque ne me revienne pas avec la mention N. S. F. (faute de fonds suffisants) !

Au jour suivant le temps s’annonçant beau et clair, « Bill » qui avait affaire à l’extrémité de la péninsule Gouin, soit environ quatre milles de parcours, me dit que si je voulais l’accompagner, il me désignerait l’endroit que je cherchais. Il ajoute : « C’est à vous de faire la découverte ; et si vous trouvez-là de l’eau minérale, je vous décerne une médaille. » « Bill » accrocha donc le moteur à sa poupe de chaloupe et nous glissons sur les eaux bleues du lac aux Dorés, serrant de près la berge accidentée, sise au nord, afin de nous éloigner des récifs qui parsèment le milieu du lac.

Bientôt la baie « Bateman » s’ouvre à droite et nous y pénétrons passant entre deux îlots et longeant la rive sud de la péninsule Gouin. Puis voici, droit devant dans le lointain, les eaux du lac Chibougamau se bousculant pour pénétrer dans le lac aux Dorés.

L’embarcation glisse comme une flèche dans le courant turbulent au pied des rapides et vire dans une baie tranquille. Après avoir amarré à un arbre surplombant le bord et avoir pataugé jusqu’à terre, nous suivîmes à pied la ligne des rapides. Je trouvai, citadin ramolli que j’étais, la randonnée plutôt pénible, et je me frayais prudemment un chemin en enjambant des troncs sur le sol, contournant les couches, évitant les trous traîtreusement recouverts de mousse. « Bill » athlète énergique, marchait tout droit comme un soldat à la parade, sans se soucier des obstacles. Je me sentais passablement ridicule dans son sillage. Mais, en cet endroit, le lac aux Dorés n’est séparé de celui de Chibougamau que par quelques centaines de pieds. J’aperçus bientôt la petite mer intérieure dont j’avais tellement entendu parler. Elle s’étendait devant moi, vaste, farouche en même temps qu’accueillante. Je décidai dès ce moment de l’explorer, pas immédiatement, car l’hiver approchait, mais l’an prochain, me disai-je, l’an prochain !…

— Jetez donc un petit coup d’œil aux alentours, histoire de trouver vos eaux minérales, dit « Bill » ; je reviendrai tantôt. » Et il disparut dans les broussailles.

Je marchai, rampai et plongeai dans la forêt enchevêtrée, à la recherche de « ma source », mais je me sentis bientôt épuisé et revins sur la berge des rapides. Au cours de mes voyages, nombreux et lointains, j’avais contemplé beaucoup de beaux paysages, mais rarement d’aussi magnifiques que celui-ci.

Je me rappelai la phrase d’un poète chinois : « Seulement aux errants se renouvelle sans cesse le brusque choc de la beauté… »

Les eaux du lac Chibougamau se chevauchaient, écumantes. échevelées, encaissées dans un passage recourbé qui les menait jusqu’au lac aux Dorés, l’embrun dansait, multicolore, au dessous des écueils formant obstacle à la ruée du courant.

Une petite baie tranquille, en marge du torrent, invitait à la pêche à la truite…

J’étais assis sur une racine recouverte de mousse lorsque « Bill » réapparut.

— Avez-vous trouvé quelque chose ? me demanda-t-il.

— Non.

— Ça ne se trouve pas comme cela, observa-t-il.

— À qui appartiennent ces concessions ?

— Sais pas, répondit « Bill », mais nous pouvons le savoir en un rien de temps. Télégraphiez au ministère des Mines, à Québec.

— Si ces concessions n’ont pas encore été accordées, dis-je, j’aimerais à les jalonner. C’est un merveilleux endroit pour construire un camp d’été.

— Poser les piquets ne vous donnerait pas ce qu’on appelle « les droits de surface » m’expliqua « Bill » ; mais cela vous permettrait d’ériger des constructions pour vous et vos employés, si vous travaillez vos « claims » ; et vous pourrez y demeurer aussi longtemps que vous aurez rempli les conditions requises, c’est-à-dire exécuter annuellement la production statutaire sur votre propriété et payer vos taxes. C’est que, voyez-vous, le gouvernement ne s’intéresse pas ici au tourisme d’été ; il veut que les mines se développent.

Nous sommes assis en ce moment sur un bon sol à minéraux, continua l’agent. Qui sait ce qui gît sous nos pieds ? d’après les géologues, nous sommes à proximité de la faille principale dans la stratification, et peut-être sur l’emplacement de la plus grande mine du monde. Peut-être, ai-je dit… Je souligne peut-être. Personne ne le sait. Mais stratification ou non, pêchons quelques poissons pour souper. »

Avec sa motogodille tournant le plus lentement possible, notre canot sillonnait l’eau agitée, au pied des rapides. Brusquement, un coup brutal : un gros brochet s’était ferré. Il ne fallut pas trop de temps pour le déposer, fouettant de la queue et bâillant des ouïes, au fond du canot. Puis un autre, un autre, puis un autre ! Et plus que jamais je désirai posséder ce domaine, source minérale ou non, richesse minière ou non.

De retour à baie des Cèdres, je m’empresse d’expédier un message au ministère des Mines, m’informant du statut légal de la concession que je venais de visiter. La réponse me parvient dès le lendemain matin : « Les claims seraient ouverts dans dix jours. » Dame fortune souriait.

À moins de quelque contretemps, je deviendrais bientôt maître de cette concession.

Alors que je flânais à travers le camp de la baie des Cèdres, j’entendis le ronron d’un moteur et remarquai deux hommes affairés autour d’une foreuse à diamant, sur un îlot à quelques centaines de pieds de la terre ferme. J’empruntai un canot, atteignis l’îlot à la pagaie et me présentai à Lucien Demers et à Arthur Forest, qui habitaient le Chibougamau depuis longtemps.

Demers et Forest étaient associés. Ensemble ils avaient prospecté, acheté des « claims » vendu des « claims », développé des « claims ». Ils foraient en ce moment dans l’espoir d’intercepter une veine prometteuse.

Forest, le plus âgé des deux, était un type tranquille, courtois, conservateur dans ses habitudes et ses propos ; Demers était tout feu tout flamme et d’une santé de fer, quoique d’une stature étonnamment petite (il pesait cent livres à peine, mais on l’avait déjà vu flanquer une raclée à un mineur deux fois plus lourd que lui). Il avait possédé à Chibougamau un hôtel (complet, avec tous les détails comprenant même un fauteuil compliqué de coiffeur) à l’époque de la ruée de 1935, et l’on dit que les clients s’empressaient de régler leurs factures rubis sur l’ongle.

Naturellement, ils s’informèrent de ce que j’étais venu faire au Chibougamau. Je répondis, tout aussi naturellement, que j’étais en excursion de pêche. « Allez dire ça à d’autres ! » firent-ils en riant.

Après que j’eusse reçu ma réponse du ministère des Mines de Québec, je m’aperçus tout de suite d’une atmosphère de curiosité indiscrète, dans toutes les cabanes de la baie des Cèdres, l’attitude de chacun signifiait : « Qu’êtes-vous venu chercher ? ». Pour cette raison, je ne tardai pas à quitter le district, tout en avisant « Bill » que je serais revenu, et prêt à jalonner, à la date stipulée par le ministère des Mines.

Je parcourus en canot les douze longs milles, sur le lac aux Dorés, jusqu’à la route passant sur le pont de Chibougamau. De là, je me rendis en auto à Saint-Félicien, ne m’arrêtant qu’une fois, pour contempler une mère orignal et son petit broutant des herbes aquatiques dans un lac à proximité du chemin. Ils n’interrompirent point leur repas en m’apercevant, sans doute avaient-ils l’instinct d’être dans la réserve de Chibougamau où la faune du Nord-est est protégée contre les balles par le zèle strict et vigilant des gardes-chasse et pêche.



Chapitre Deuxième

LA MAISON DE LOUIS HÉMON


J’ai une semaine libre devant moi, je décide de l’employer à aller visiter l’endroit où Louis Hémon avait vécu, proche Péribonka. Hémon écrivit un livre fort bien fait, mais sombre et qui devint, si je puis dire, un classique mineur. Ce roman c’est : « Maria Chapdelaine ». Comme l’a dit Sir Wilfrid Laurier, cette œuvre donna au monde une fausse impression des paysans canadiens-français.

J’ai vécu avec des paysans du Canada français à l’époque où Hémon écrivit son livre et ils sont loin d’être sombres ; au contraire, leur gaieté, leurs rires sont irrésistibles. Ils sont fervents catholiques et comme tous les fervents adeptes du catholicisme, ils aiment avoir du plaisir six jours par semaine. Le dimanche, c’est une autre paire de manches.

La route de Saint-Félicien à Péribonka passe par les villages de Dolbeau et de Mistassini. En passant à Mistassini, je vois un grand monastère et j’apprends qu’un juif new-yorkais, devenu moine trappiste, y occupe un très haut poste. Le frère Samuels, en effet, est l’âme administrative et financière de cette grande entreprise à la fois profondément religieuse et habile productrice de fromage et autres produits commerciaux.

Après avoir dépassé Mistassini, je me trompe de chemin et me trouve en un cul-de-sac, au petit village de Sainte-Marguerite-Marie. Le père Lavoie, curé de l’endroit, m’invite à son presbytère avoisinant l’église. Lorsqu’il apprend que j’arrive du Chibougamau, il me dit : « J’aimerais que vous rencontriez l’un de mes paroissiens. C’est un prospecteur enthousiaste et il possède des centaines d’échantillons de roches. Il ne tarit pas d’en parler. »

Nous roulâmes en auto sur une distance d’un mille environ et arrivâmes à une bâtisse carrée ; elle est délabrée et ne porte pas trace de peinture. Un individu de petite stature, mais musculeux et bien râblé en émerge, nous serre la main et avant que j’aie pu ouvrir la bouche, me tend des échantillons de cailloux. Il me scrute du regard tandis que je les examine… de fait, j’en connais moins que lui en ce qui concerne la minéralogie… et s’écrie tout à coup : « Je sais où l’on peut trouver des diamants ».

— « Des diamants ! » dis-je, dans mon anglais maternel.

— « Sont perly ! » m’explique-t-il gravement.

— Des perles peut-être ? suggérai-je en français.

— « Oui ! C’est ça, des perles ! »

— Où ça ?

— Ah ! s’exclame-t-il un doigt sur le nez. Ah !

Me tournant vers le père Lavoie, j’avoue qu’en effet, les perles m’intéressent mais que je doute qu’elles existent si loin des bancs d’huîtres. Le curé hausse les épaules, lève les mains et déclare ne rien connaître à ces questions.

Avant de quitter ce lieu, je donne à l’ardent prospecteur une poignée de cigares, ainsi que mon nom, mon adresse et l’avis de m’expédier des échantillons de perles ou de diamants. Je n’en ai jamais reçu et n’en recevrai probablement jamais.

Tard cet après-midi-là, j’arrive à la maison qu’avait habité Louis Hémon. Une affiche sur la porte disait : « Admission 25 cents ». Je sors une pièce de trente sous, mais ne trouve personne pour me faire entrer. À quelques centaines de pieds plus bas, je pénètre dans un petit magasins à souvenirs. La jeune personne derrière le comptoir m’informe que le « Musée Hémon » est fermé et ne rouvrira ses portes que le printemps prochain. Je lui dis que j’ai parcouru en auto des centaines de milles pour visiter la maison de Louis Hémon et qu’à cause de cela, peut-être… « Le musée rouvrira au printemps », répéta-t-elle poliment, mais fermement.

Je demande où habitait Marie Bouchard l’héroïne — sublimée — affirme-t-on, du roman de Louis Hémon… et la jeune dame m’indique du doigt, à travers la fenêtre, une maison typique de fermier canadien-français, de l’autre côté du chemin.

— « Puis-je la voir ? » demandai-je, ajoutant que je suis un journaliste et que j’écris des articles sur mon voyage dans la région.

La jeune personne soupire et dit, d’un air contristé, que Mlle Bouchard ne peut recevoir personne : elle est souffrante.

— Peut-être aurez-vous l’obligeance, dis-je de transmettre mes hommages à Mlle Bouchard et lui souhaiter de ma part un prompt rétablissement. »

Elle sourit largement : « Sûrement, sûrement », promet-elle.

Pour un moment, j’espère qu’elle daignera m’ouvrir la porte du musée. Mais, non ! Elle a décidé qu’il est fermé pour l’année. Je lui achète alors quelques cartes postales, montrant Louis Hémon assis avec des fermiers à une table de pique-nique, en 1912, et je m’en vais.

Le ministère des Mines m’avait informé que les concessions de la péninsule Gouin seraient « ouvertes » le 12 octobre. Le 11, je suis à la baie des Cèdres, attendant le départ. Jacques Drouin, un jeune employé du gouvernement que j’ai engagé pour m’enseigner l’art de jalonner un « claim », me demande distraitement à quel endroit je veux « staker », « je vous le dirai demain », répliquai-je.

« Voilà comment il faut être ! dit Jacques, en riant, il y a plus d’or dans le silence que dans n’importe quelle mine ! »

Pour passer le temps j’erre d’un baraquement à l’autre, à la recherche de quelqu’un à qui parler. Dans une cabane non loin du magasin de traite de Litalien, je rencontre Gabriel Fleury, un pionnier âgé de 70 ans. Il est Français, étant né à Lyon, ville de la soie. Son langage est resté teinté d’un fort accent européen.

Fleury est débarqué au Canada alors qu’il était tout jeune. Il a exercé divers métiers à Montréal avant de s’aventurer, en 1906, dans la région de Chibougamau. C’était peu de temps après les premières découvertes de minéraux. Durant quelques années, il prospère comme trafiquant de fourrures. Il a son quartier-général au village de Chambord, sur le lac Saint-Jean. Chaque novembre il parcourt 200 milles avec un attelage de chiens, jusqu’au lac Mistassini, pour n’en revenir qu’en mars avec un chargement de pelleteries qu’il a achetées des Indiens.

Fleury connût des années d’abondance et des années de misère. Un certain printemps, il revint des « pays d’en haut » avec une charge de peaux de vison, de renard et autres fourrures évaluées à trente mille dollars, pour apprendre en arrivant que le marché des pelleteries avait dégringolé. Cette année-là, il perdit vingt mille dollars.

Comme la plupart des trappeurs et des traitants qui errent dans les forêts du nord, Fleury eut des aventures avec les bêtes sauvages. Une fois, il se trouve face-à-face avec un ours qui préparait sa « tanière de neige » pour hiberner.

Son fusil étant appuyé sur un arbre à cent pieds de là, Fleury applique un solide coup de hache sur le muffle de messire Martin, lequel, n’ayant pas apprécié le procédé, riposte par un revers de patte qui non seulement fait voler la hache dans les airs, mais arrache presque le bras de Fleury.

Fleury exécute au grand galop une retraite stratégique, attrape son fusil au passage et tire droit au cerveau de l’ours, lequel arrive sur ses talons pour terminer le combat dans la plus pure tradition du « catch-as-catch-can », tel qu’on le voit au Forum de Montréal par le temps qui court.

À chaque nouveau « boom » minier survenant au Chibougamau, Fleury dissimulait dans diverses « caches » ses pièges et son fusil, pour les remplacer par le pic du géologue. Il fit de splendides découvertes, les vendit promptement et avec profit, si bien qu’il s’était amassé un joli magot pour ses vieux jours.

À l’aube du 12 octobre, Jacques Drouin et moi quittons la baie des Cèdres en canot. Comme nous prenons notre élan, j’ordonne : « Menez-moi à la baie « Bateman ». Il tombe une pluie froide d’automne. Avant même d’atteindre le pied des rapides, nous sommes transpercés.

Dès que nous eûmes mis pied à terre, nous ne perdîmes pas un instant et commençâmes à jalonner les deux cents acres de la concession. Nous suivons le vieux tracé, en rafraîchissons les marques et équarrissons les côtés de chaque piquet, conformément aux règlements du ministère des Mines. Sur chaque jalon, j’appose les plaques de métal qu’on reçoit avec le permis de mineur et écris lisiblement et clairement mon nom, le numéro de mon certificat et la date du « staking ».

Le dieu… c’est peut-être une déesse ? — de la pluie nous arrose férocement. Est-ce pour me décourager ? Je me souviens du dicton : « It rains twice in the woods » (Il pleut deux fois, quand il pleut dans le bois : une fois sur votre chapeau et l’autre le long du cou).

Alors que nous écorçons le dernier poteau, je parle tout seul et Jacques s’informe : « Que diable marmonnez-vous ? »

— Je me remémore une ligne du troisième acte de « Comme il vous plaira », grondai-je, qui veut dire, en traduction libre « Quand j’étais chez moi, j’étais mieux qu’ici ! »

— Qui a écrit çà ?

— Shakespeare, voilà plus de trois cents ans.

— « Ben, il n’avait pas tort ! » conclut Jacques d’un ton méditatif.

De retour à la baie des Cèdres, me sentant raide de froid, dégoûté et loin du confort de mon foyer, je déclare à « Bill » Lafontaine : « Je connais maintenant l’existence des prospecteurs ; et ils ont mon entière sympathie ».

Les nouvelles minières se transportent à la vitesse de l’éclair dans cette région. Avant même que mes vêtements soient secs, un prospecteur vient me serrer la main et me félicite parce que j’ai jalonné, dit-il, un groupe de très bons « claims ».

— Vous êtes sur un site avantageux, dit-il, et vous trouverez peut-être une minéralisation intéressante dessus. Avez-vous également réclamé les eaux avoisinantes sur le lac aux Dorés ?

J’avais négligé ce détail, mais apprends bientôt qu’il peut être d’une très grande importance et si je frappe vraiment un filon sur la terre ferme.

Je m’arrange donc pour enregistrer une réclamation sur les « claims » aquatiques au nom d’un ami et les lui rachète, de sorte que je suis maintenant propriétaire de dix concessions attenantes.

Comme je possède quelque cent acres de sol minier, je lis la loi des mines du Québec et découvre que plus vous en avez, plus vous devez débourser d’argent et d’efforts.

Sur chaque « claim » je suis tenu de faire 25 jours d’ouvrage par année, qu’il s’agisse de travail en surface, de creusage de tranchées ou d’un puits, de forage au diamant, de travail de découvrement.

Un spécialiste en mines me conseille : « Procurez-vous une foreuse au diamant, si vous avez assez d’argent pour l’acheter. Elle vous permettra d’exécuter votre production statutaire très rapidement. De plus, vous ramènerez des échantillons témoins, des entrailles de la terre, c’est-à-dire ce que vous désirez savoir : qu’est-ce qu’il y a exactement là-dessous. Enfin, n’oubliez pas que le total de l’ouvrage accompli sur une concession peut s’appliquer, pour satisfaire aux règlements, à n’importe quelle autre des concessions adjacentes.

« Le salaire d’un prospecteur ou deux, pour accomplir 250 jours d’ouvrage statutaire sera plus élevé que le prix d’une perforatrice. Les ouvriers expérimentés, dans la brousse, gagnent au moins 200 $ par mois. La foreuse coûtera 1,500 $ ; elle vous épargnera donc de l’argent. Vous pouvez percer 250 pieds en moins de deux semaines et les gages de son manipulateur ne dépasseront pas 10 $ par jour ; de plus, vous aurez ainsi une foreuse en permanence sur votre propriété — un grand avantage dans le travail de développement. »

Je décidai sur le champ de me pourvoir d’une foreuse et ce fut l’une des premières choses que je transportai sur ma propriété, le printemps suivant.

Comme le dit si bien « Bill » Lafontaine, il n’y a que deux saisons au Chibougamau : l’hiver et l’été. Le gel envahit subitement la région, d’ordinaire à la mi-novembre, mais ce n’est guère avant Noël que rivières et lacs sont suffisamment pris et leur glace assez épaisse pour supporter le poids des toboggans à moteur, des autos-neiges et autres véhicules pour l’hiver.

La neige est dans l’air. Comme j’emballe mes bagages en prévision de mon départ, j’entends parler d’un vieux prospecteur et trappeur qui habite le Chibougamau depuis de nombreuses années. Je vais donc lui rendre visite dans sa cabane perdue en pleine brousse. Il a l’air d’un ancêtre, avec sa peau ridée et cuivrée, mais il est demeuré alerte et vif de mouvement, et ses yeux pétillent lorsqu’il parle.

Il place tout d’abord une cafetière sur le poêle, puis il se met à raconter des histoires de chasse à l’orignal, de poursuite du caribou, du piégeage des ours. Puis d’autres récits de la vie dans la brousse se succèdent.

Brusquement, il demande : « Vous êtes montréalais ? »

Je réponds oui.

— « Dure existence », réfléchit-il tout haut en brassant le café.

— Je crois qu’il s’agit de l’existence au Chibougamau : « En effet, dis-je, je puis facilement m’imaginer ce qu’ont dû être quarante années dans la forêt ».

Se tournant de mon côté : « Je ne parle pas de la forêt, dit-il d’une voix irritée : je parle de Montréal. C’est là que la vie est dure. J’y descends une fois l’an et j’en reviens à moitié mort. Je connais une gentille petite dame rue Saint-Denis. Quand je retourne au Chibougamau, je suis une ruine. Non. Chibougamau est un endroit calme : mais Montréal, oh alors ! »

Lorsque je quitte le Chibougamau, ces mots joyeux me résonnent aux oreilles. Une mince couche de glace recouvre déjà les baies tranquilles et le sol devient blanc. J’ai devant moi quelque six mois frigorifiés qui me permettront de rêver à la grande Spa minérale que je veux créer et à la veine d’or fabuleuse que j’espère mettre à jour, grâce à ma foreuse à diamant !

Durant ces longs mois d’hiver, Chibougamau dort sous cinq pieds de neige, engourdi par des froids de quarante, parfois cinquante degrés sous zéro Fahrenheit. (« Bill » Lafontaine me raconta qu’il s’éveilla un matin dans sa cabane et que le premier détail qui frappa son regard, ce fut une bouteille de « ketchup » tellement saisie par le froid, que son rouge contenu débordait de six pouces du goulot. « La bouteille était gelée dur, me dit « Bill » ; on eût dit qu’une chandelle rouge avait été plantée dedans. »)

Comme je suis trop grassouillet pour accomplir quoi que ce soit, sauf de me dandiner ici et là sur des raquettes, je décide de confiner mes activités à une région où je peux déambuler sans me casser le cou, je loue un iglou avec chauffage central et service domestique à l’hôtel Mont-Royal, à Montréal. C’est là que, durant l’hiver, je rencontrai la plupart des personnages que les mines du Chibougamau intéressaient.

L’histoire d’une région minière, c’est aussi l’histoire des pionniers qui la développèrent. Comme je possède maintenant des concessions au Chibougamau et espère y vivre, je cherche la compagnie de ceux qui m’ont battu la route. Je désire causer avec chacun des personnages ayant eu quelque chose à faire avec le passé de ce district, car j’ai l’intention d’écrire le présent ouvrage et je n’épargnerai aucune démarche pour y parvenir.

C’est à Montréal que je rencontrai Herbert McKenzie, fils du premier homme qui alla prospecter au Chibougamau. Herb était venu dans le Nord avec son père en 1904, à l’âge de vingt-trois ans. Il avait été mêlé presque toute sa vie aux affaires minières et lorsque je le rencontrai, en 1950, il approchait de ses soixante-dix ans, n’était nanti que d’un rein et se préparait, tout comme s’il eût été dans la trentaine, à s’enfoncer encore une fois dans la brousse pour examiner de nouvelles concessions.

La plupart des propriétés minières que la famille Mc-Kenzie avaient possédées et développées, près d’un demi-siècle auparavant, étaient passées en d’autres mains. Herb avait de nouveau jalonné à la baie Magnetite (à quatre milles environ de ma propriété), et en octobre 1950, il s’y était rendu par canot et en avait rapporté des centaines de livres d’échantillons prometteurs. Son enthousiasme pour le Chibougamau n’a jamais faibli ; il s’est plutôt intensifié avec les années.

Herbert McKenzie est un célibataire rubicond, vigoureux et de haute stature. Sa mémoire est formidable. Il étudia à l’Université McGill, dans sa jeunesse, la minéralogie, la préparation mécanique du minerai et le broyage. Il fut un assistant d’Obalski, Hardman et Low, les trois géologues qui avaient visité le Chibougamau au début du siècle.

Voici en substance, ce qu’Herbert McKenzie m’a dit : — À la fin du siècle dernier, mon père avait un poste de traite à 80 milles au nord-ouest de Saint-Félicien, lequel n’était à cette époque qu’un hameau habité par quelques colons canadiens-français. Le chemin de fer, commençant à Québec, aboutissait à Roberval, distant de vingt milles du poste, et le reste du voyage s’accomplissait par canot remontant la rivière Ashuapmouchouan, ou en voiture à traction animale, sur une route poussiéreuse ou boueuse, selon la saison, jusqu’à Saint-Félicien.

… Au cours d’un de ses voyages à Québec pour y vendre ses fourrures, se remémore Herbert, mon père tombe sur le rapport géologique de Richardson sur le Chibougamau, publié en 1871, mais écrit trente ans auparavant. Richardson fut le premier géologue à visiter cette région, et son ouvrage indique clairement que de l’amiante, de la pyrite de cuivre et du fer magnétite s’y trouvent, mais personne ne profita de ses découvertes, probablement parce qu’à cette époque, l’industrie minière au Canada était encore à l’état embryonnaire.

« En 1903, mon père risqua le coup et pénétra jusqu’au Chibougamau avec des guides indiens. Il m’a raconté que la randonnée fut très pénible, car les Indiens manquèrent leurs points de repère et errèrent durant des semaines dans une multitude de petits cours d’eau, avant de trouver le lac Chibougamau. Mon père établit un campement à l’Île du Portage et fit bientôt une importante découverte d’or à la pointe au Cuivre. Enthousiasmé, il prospecta tout l’été et revint à Québec avec des échantillons à haute teneur d’or, de cuivre et d’amiante.

« Lorsque l’inspecteur des Mines du Québec, Joseph Obalski, examina ces fragments, il s’emballa à son tour et, m’engageant comme assistant, remonta avec nous jusqu’au Chibougamau. Le voyage par canot, à partir de Saint-Félicien, prit près d’un mois. Il fallut franchir plus de cinquante portages éreintants et j’en souffris beaucoup, n’étant qu’à mes débuts dans la brousse.

« Nous dressâmes notre campement à l’île du Portage. Tout l’été passa en de diligentes et méthodiques prospections. Mes fonctions consistaient à suivre Obalski. Un jour alors qu’il tailladait un gros bloc de quartz aux environs de la pointe au Cuivre, il s’exclama soudainement : « Regarde, Herb, de l’or visible. En effet, le gros bloc erratique, tout blanc, était marqué des précieuses stries jaunâtres. Pour la première fois de ma vie je voyais de l’or libre imprégnant du quartz.

« Pour un spécialiste des recherches minières — surtout quand il est jeune — une découverte de ce genre est aussi enivrante qu’une guérison du cancer, pour un spécialiste des recherches médicales. Durant des semaines, je rêvai tout éveillé de châteaux, de domestiques, de chauffeurs en livrée, de yachts… mais ça ne se réalise pas comme ça ; sauf de rares exceptions, la richesse n’est pas le lot du prospecteur — elle sourit au financier et au promoteur, bien sûr, mais pas très souvent au vrai mineur pratiquant.

« Notre travail nous passionnait à tel point — nous faisions de nouvelles découvertes chaque jour — que nous ne repartîmes pour Saint-Félicien qu’à la fin d’octobre, quelque temps seulement avant la congélation des cours d’eau, période dangereuse dans le nord. La première partie du voyage fut pénible ; la neige tombait chaque jour et il fallait casser la glace dans la rivière pour pouvoir y passer en canot.

« Les vivres manquèrent. Durant une semaine, nous mangeâmes de l’orge et du petit poisson blanc pris à l’hameçon, à l’endroit du partage des eaux. Nous souffrions sérieusement d’inanition, mais Obalski, le citadin convaincu, demeurait le boute-en-train de notre groupe. Affaibli par la faim, il serrait sa ceinture d’un cran, racontait des drôleries et nous décrivait les plats appétissants qui nous attendaient à Montréal. Lorsque nos guides — qui, de toute façon, ne mangeaient jamais à leur faim chez eux — grognaient, il savait, par son exemple, leur remonter le moral. Je n’ai jamais rencontré son pareil ; Obalski avait un caractère trempé comme l’acier. Aucun revers de fortune ne pouvait le faire broncher.

« Dès 1905, nous avions organisé une compagnie et étions prêts aux entreprises minières de grande envergure. Nous revînmes au Chibougamau durant l’hiver. Il nous fallut du 23 janvier au 23 avril pour parcourir 154 milles sur la vieille piste indienne. Vingt-huit hommes et trente-six chiens transportèrent 52 tonnes de provisions le long de ce chemin, dans une température constamment sous zéro. Un jour, nous tirions sept tonnes sur quelques douze milles, installions notre campement, puis revenions sur nos pas pour tirer sept autres tonnes. Comme ça nous prenait sept jours pour hâler 52 tonnes tonnes sur douze milles, nous ne progressions, en un mois, que sur cinquante milles.

« Nous avions apporté une grande quantité de bœuf gelé, de porc, d’agneau et diverses autres provisions, car nous projetions des recherches longues et étendues. Nous transportions aussi de la dynamite, une forge, une drille pour l’acier, des ciseaux à froid, des pics, des pelles et des pioches, ainsi qu’un laboratoire complet pour analyser nos échantillons. Tout cela constituait un équipement énorme, mais nous l’installâmes au complet sur l’île au Portage avant le dégel du printemps.

« La débâcle du Chibougamau, ça n’est pas précisément gai. Se sentir naufragé sur une île durant plus d’un mois, n’est pas une situation que l’on recommanderait à un neurasthénique ou à un monsieur sujet à la panique. La glace a fondu à moitié seulement : elle ne tolère même pas le poids d’un chien, pas plus qu’elle ne permet à un canot de naviguer. Les jours se traînent, sombres, il neige, il pleut, il bruine, il tombe des giboulées. La neige, dans la brousse, est trop saturée d’eau pour qu’on puisse y circuler en raquettes, et trop profonde pour nos bottes. C’est à la fois déprimant et exaspérant.

« Dès que le sol dégela, nous creusâmes un puits de quarante pieds près de la pointe au Cuivre.

« Tôt en mai, après avoir pesé nos provisions, nous constatâmes qu’il nous en restait à peine suffisamment pour l’été et qu’il faudrait compléter notre menu avec le poisson des lacs, histoire de ne pas crever de faim.

« Comme nous manquions aussi de vivres pour nos chiens, nous décidâmes de les renvoyer à Saint-Félicien, mais un dégel inattendu survint : la glace s’amincit très vite et il fut impossible de traverser les pauvres bêtes jusqu’à la terre ferme. Nous savions qu’en les gardant, elles ne pourraient que mourir lentement de faim. Sur l’île Merrill, nous creusons donc un grand trou, nous attachons les quadrupèdes à des piquets pour en disposer. à coup de fusil le plus rapidement possible. Pas moyen de faire autrement. Tout cela, faut-il le dire, nous avait mis la mort dans l’âme.

« L’Île Merrill est en ce moment le théâtre de nouvelles activités minières. Il se pourrait que les chercheurs découvrent quelque jour, les ossements de nos pauvres amis.

« En ces temps lointains, on ne jalonnait pas les concessions de la même manière qu’aujourd’hui. Un permis de mineur, coûtant dix dollars, permettait au prospecteur de jalonner un mille carré, sans que le gouvernement exigeât de travail statutaire ; en d’autres termes, nous n’étions pas tenu d’exécuter le moindre ouvrage sur nos concessions. Plus tard, on promulgua une nouvelle loi. Elle permettait le jalonnement de cinq concessions de 40 acres, avec un seul permis. Cette loi-là non plus ne réclamait pas de travail statutaire, mais nous devions de toute façon verser au gouvernement un dollar par acre annuellement. Ces sommes constituaient des versements pour un bail de 99 ans, qu’on accordait après cinq années de paiements ininterrompus.

« Nous étions à l’époque des jours héroïques, il n’y avait pas d’agent du ministère des Mines au Chibougamau et les querelles entre prospecteurs se réglaient généralement à coups de poing, et pas toujours selon les lois les plus strictes du marquis de Queensberry. Le registraire des mines le plus rapproché se trouvait à Québec.

« En 1909, le gouvernement de Québec nous vote un crédit de 10,000 $. pour la construction d’une route d’hiver dans les terrains miniers. (Qu’il ait siégé sous la bannière libérale, conservatrice ou d’Union nationale, le gouvernement du Québec n’a jamais perdu foi en l’avenir du Chibougamau.

« La même année nous avons nivelé un excellent « chemin de neige » raccourcissant de vingt milles l’ancienne piste indienne. N’ayant que des chevaux pour nous aider, il faut l’hiver entier pour terminer la tâche.

« De nos jours, des « bulldozers » accompliraient la même besogne en quelques semaines. À un certain moment le foin vint à manquer et nous fûmes obligés de tuer sept chevaux, que les guides indiens mangèrent avec une extrême satisfaction. Je me souviens qu’en parlant de monture, l’un de nos charretiers abattit un orignal et en accrocha la moitié de la carcasse à un arbre. Durant la nuit, elle glisse jusqu’au sol. Au matin, nous la trouvons en partie rongée. Je parsème ces débris d’un peu de cyanure de potassium, (partie des ingrédients chimiques de mon laboratoire) et à l’aube suivante, s’étalent tout raides, autour de cette viande empoisonnée cinq grands loups gris, deux renards argentés et un noir… Le charretier eût une prime de dix dollars pour chaque loup (l’un d’eux pesait plus de cent livres), 200 $ pour chaque renard argenté et 125 $. pour le noir. Ce total dépassait de beaucoup son salaire de l’hiver entier, (qui était à cette époque de quarante dollars par mois).

Napoléon disait « qu’une armée marche sur son ventre »… On peut en dire autant du régiment d’élite que forment les prospecteurs.

« Pendant l’été, nous eûmes un excellent cuisinier à l’île du Portage et nous avons vécu comme des empereurs romains, mangeant plats rares et savoureux tels que castor rôti, biftecks de venaison, truite sur le gril, etc. Le Chef retranché derrière une tôle protectrice fixée dans le foyer du camp, faisait lentement cuire viandes et poissons à la broche. Le castor bien apprêté est un mets vraiment royal ; sa queue, très tendre et sa cervelle tiennent une place d’honneur dans le menu des grands gastronomes. Nous attendions toujours avec impatience la saison des bleuets, non pas précisément pour en manger, mais pour tuer au fusil, ou capturer au piège un jeune ours bien dodu, grand amateur de ces myrtilles. Nous appendions la viande d’ours à une branche l’espace de quatre ou cinq jours, puis nous nous régalions de merveilleux biftecks.

« Dans les lacs Chibougamau et aux Dorés, nous pêchions quantités de brochets, truites, poissons blancs et dorés ; dans les ruisseaux avoisinants frétillaient des bandes de truites mouchetées. Comme vous le voyez, notre ordinaire était varié !

« Mon frère et moi avons imaginé de faire de la prospection sous-marine sur le flanc sud de l’île du Portage. Introduisant deux tubes dans une demi sphère de caoutchouc, nous nous appliquions cet appareil sur le nez et la bouche. Nous attachions une corde à un gros caillou ; grâce à ce lest, nous pouvions demeurer dans une dizaine de pieds d’eau, tout en respirant par les tubes. Ces moyens primitifs nous permettaient quand même de demeurer plusieurs minutes sous la surface et de ramener de précieux échantillons de roc à l’air libre. De plus, cela nous permettait d’exercer un sport agréable… et propre !

« Nous trouvions que les Indiens avaient des idées bizarres ; mais d’après la façon dont ils nous observaient, cette opinion paraissait bien réciproque ! l’une de leurs superstitions voulait que quiconque escaladât le mont Jongleur — sur la route du portage entre la baie McKenzie et le lac Mistassini — devînt fou. Nous avons grimpé jusqu’à son faîte ; c’est une montagne ayant la forme d’un chapeau haut de forme. Pour monter, nous utilisâmes ses profondes crevasses. Au retour les Indiens nous observent longtemps en silence, avec l’air de se dire que, de tout façon, nous étions déjà trop fous avant le départ pour le devenir après notre ascension.

« Le long de ce même portage, à proximité de la baie McKenzie, nous découvrîmes une source dont l’eau, claire au point de sembler parfois invisible, repose sur un lit de sable aussi blanc que la neige. Le sable — et non pas l’eau, — se soulève toutes les huit minutes, créant ainsi des bulles : puis il retombe lentement au fond. Les Indiens attribuent ce phénomène, frappant à cause de sa régularité, à leurs dieux ; pour cette raison, ils considèrent cette eau comme sacrée et refusent d’en boire. Nous en bûmes, quant à nous, copieusement, mais nos camarades rouges mirent promptement fin à ce sacrilège en enterrant le cadavre d’un bébé au bord du ruisseau et en bordant la fosse d’une haie. Jamais plus nous ne touchâmes à cette eau.

« Les vents au Chibougamau, sont souvent erratiques, mais il y a des souffles assez constants. En été, les vents dominants viennent du sud-ouest et, durant les mois à ouragans nous subissons parfois les coups de queue de tempêtes dont le mouvement giratoire casse des arbres et soulève dans les lacs, des lames énormes. Les vents du nord-ouest, descendant de la baie James, soufflent d’ordinaire pendant trois jours ; ceux du nord-est signifient d’habitude du beau temps, car ils viennent du Labrador, distant de 1,500 milles. Ils arrivent au Chibougamau considérablement ralentis par les montagnes et les collines.

« Quoique nos activités principales concernent les mines, nous augmentons nos revenus en piégeant et chassant les animaux à fourrure. Nous en transportons de précieux chargements jusqu’à Montréal.

« Alors que nous faisions de la prospection au Chibougamau, le gouvernement de Québec, proclama une prohibition de trois années sur la chasse au castor, mais je rencontrai un trappeur qui viola cette loi de telle manière, qu’il s’y amassa une fortune considérable, car les peaux de castor atteignaient des prix fabuleux lorsque la vente en était défendue.

« Les règlements de chemin de fer, à cette époque, stipulaient que le transport des matières explosives ne serait pas accepté, à moins qu’elles soient accompagnées de leur propriétaire, lequel serait obligé de rester assis sur sa marchandise, dans le fourgon à bagages, durant tout le voyage. Notre trappeur eut simplement l’idée d’empiler ses peaux de castor dans une grosse caisse, de libeller son colis « dynamite » et de s’asseoir dessus. Aucun inspecteur de la province vérifia le contenu de la caisse, qui arriva à Montréal avec le coureur des bois, sans encombres. »

Herbert McKenzie, prospecteur, trappeur et pionnier du Chibougamau fit une pause, bourra sa pipe et s’enquit : « Et vous, qu’est-ce qui vous attire au Chibougamau ? »

— « Une source d’eau minérale », répliquai-je.

— Une source d’eau minérale !

— Oui, et nantie de fortes vertus curatives : mais je n’ai pu la localiser. Elle est censée se trouver à l’extrémité de la péninsule Gouin, où je possède des concessions. Dans le rapport d’Obalski, daté de 1907, un personnage qui tient du mythe, un nommé Pauli… »

— Pauli ! s’écria Herb : je l’ai bien connu ; de fait, j’étais présent lorsque la source fut découverte. Vous avez dû faire erreur en lisant le rapport, car elle n’est pas située sur la péninsule Gouin, mais au nord-est de cette dernière, à la baie Proulx, à environ un mille de vos concessions. Un ingénieur nommé Lepage, qui vérifiait la ligne divisant les cantons Roy et McKenzie, découvrit cette source et nous la montra, à Pauli et à moi-même.

« Ce Pauli, qui était marchand de scieries à New York, était en excursion de pêche dans la région du lac Saint-Jean, lorsqu’il entendit parler de nos découvertes minières au Chimougamau. Quoiqu’il n’ait jamais erré dans la brousse, ni couché sur quelque chose de plus dur qu’un matelas de plumes, il accomplit la longue randonnée par canot, franchissant sans broncher les quelque cinquante portages le séparant de son but. Deux guides indiens l’accompagnaient, et il les suivit comme s’il n’avait fait que ça toute sa vie. Exploit assez remarquable pour un type qui avait passé son existence sur les pavés de Manhattan.

« Nous fûmes ahuris en le voyant débarquer à l’île du Portage, tiré à quatre épingles, faux-col blanc et chemise immaculée. Le contraste entre cet élégant new-yorkais et les rudes (et pas trop propres) mineurs de notre camp était effarant.

« La première fois que Pauli visita la fameuse source, il en but de copieuses rasades, après quoi il resta éveillé toute la nuit… et pas pour regarder la lune ; je vous en passe un papier, si j’ose dire… « Merveilleux médicament pour les reins ! » s’exclamait-il le lendemain matin, à l’heure du déjeuner. Pas étonnant, comme on le constata plus tard, l’analyse démontra que cette eau était lourdement chargée de lithium, principal ingrédient des plus importantes eaux minérales du monde.

« Pauli sautait d’enthousiasme au sujet des possibilités commerciales de la source. Il voulait que nous devenions ses associés dans une entreprise d’embouteillage du liquide, lequel irait ensuite par canot vers les malades qui languissent dans la civilisation. Mon père et moi refusâmes d’y participer, après avoir calculé que les frais de transport mettraient le prix de l’eau à cinq dollars la pinte.

« Ces renseignements diminuèrent mon enthousiasme pour l’exploitation des eaux minérales.

« Au diable les sources ! m’écriai-je avec mépris ; ce sont les mines qui comptent ! La monotonie de l’hiver me rendait nerveux, j’eus alors l’idée de ramasser toutes les nouvelles que je pouvais trouver sur le Chibougamau et je publiai un journal « The Chibougamau Miner ». Le personnel du ministère des Mines, prospecteurs, mineurs, ingénieurs miniers, trappeurs, chasseurs : tout ce monde collaborait, me fournissait des articles spéciaux, des données historiques, des photos, des idées nouvelles. Je n’avais qu’à tout coordonner, rédiger un peu et remettre le tout à l’imprimeur.

Grâce à cette assistance bénévole, ça n’était pas une trop vilaine feuille que ce journal « de frontière », et la confrérie minière qui s’intéressait à cette région l’accueillit favorablement. Les souscriptions affluèrent par centaines, ainsi que les lettres de félicitations. Certains enthousiastes télégraphièrent même des hourras ! Un seul lecteur m’écrivit des injures. Il s’agissait d’un promoteur torontois de mines, qui se sentait insulté parce que j’avais fait une allusion innocente à quelques louches aigrefins qui lui servaient de lieutenants. Un an après, ce promoteur se voyait traduit devant les tribunaux pour fraude et enfermé en prison (endroit où à mon avis, l’on aurait dû le placer dès sa naissance).

Deux numéros du « Chibougamau Miner » parurent, puis la publication cessa et l’on remboursa les souscriptions. La vérité, c’est que Chibougamau hivernait, tout comme ses ours, sous une épaisse couverture de neige, et comme je ne publiais pas une feuille dite « de promotion », je n’avais presque plus rien à écrire. On peut dire que le « Chibougamau Miner » était un enfant qui promettait, mais qui naquit trop prématurément…

En mars, je me rends à Noranda pour acheter une foreuse au diamant, de messieurs Boyle’s Bros., experts en outillage minier. Noranda est une des plus importantes villes minières du monde et c’est aussi l’une des plus tristes. Une fumée nauséabonde et sombre, que vomissent les cheminées de la fonderie, empuantit la ville ; la végétation disparaît, les arbres deviennent rabougris, les maisons, dont la peinture a pelé, semblent galeuses. Un seul endroit surpasse Noranda en laideur : c’est l’usine d’aluminium d’Arvida, près de Chicoutimi. Elle représente à mon humble opinion le dernier mot de la hideur architecturale.

Et je me demandais : Est-il possible que le magnifique Chibougamau, paré des splendeurs virginales de ses forêts et de ses cours d’eau, doive partager un jour ce sort-là ? Hélas ! il faut le craindre : c’est la rançon du progrès.

Lorsque les mines entreront en pleine production au Chibougamau, les résidus de minerai ramenés à la surface seront probablement jetés dans le lac aux Dorés. Ces résidus (tailings) contiennent une forte proportion d’acide. Rapidement, les eaux deviendront empoisonnées et tourneront, du vert émeraude qui les caractérisent en ce moment, à la grisaille qui exsude la mort ; car tout mourra : les poissons et leurs œufs, les merveilleuses plantes aquatiques, les grands cèdres qui baignent leurs racines le long des berges.

Un peu plus tard, la fonderie s’érigera pour parachever la tuerie. Ses sinistres cheminées dégageront des exhalaisons sulfuriques, et la forêt entière succombera : les sapins, les épinettes, les bouleaux, les peupliers, la mousse, les fleurs sauvages, les massifs de bleuets et de framboises. Tout ce qui croît ! Alors, le vison, la loutre, le castor, l’ours et l’orignal abandonneront ce lieu maudit ; les oies et les canards sauvages survoleront le Chibougamau sans s’y poser. Tout ne sera que désolation. Il y faudra des années, mais cela viendra.

— « Oui, c’est la rançon du progrès », me répétait tristement le docteur Bainville, de Saint-Félicien.

Dès mon retour à Montréal, je rassemble l’équipement nécessaire en vue des opérations de l’été suivant. Mes concessions se trouvaient dans une section isolée à quinze milles de la route. Il me fallait trouver une embarcation à faible tirant d’eau, capable toutefois, de transporter des tonnes de matériel sur le lac Chibougamau, qui est parsemé de hauts-fonds. Les embarcations de rivières ou les barges seraient inaptes à manœuvrer dans les hauts-fonds et les grands vents qui balayent la région.

Aux usines de la « Vickers », dans l’est de Montréal, je découvre deux bateaux qu’on eût dit faits sur commande pour ce que je voulais tenter : c’étaient des chaloupes océaniques de sauvetage tout en acier. Je les achète pour un prix équivalant à celui de trois caisses de whisky ! Si je les payai bon marché, c’est qu’on les avait construites pour un cargo américain, lequel avait été acheté par une compagnie anglaise de navigation : et comme les dimensions américaines de ces chaloupes n’étaient pas conformes aux exigences de la compagnie d’assurances « Lloyd », on les avait mises au rancart. On m’expliqua qu’il n’y avait qu’un pouce ou deux de différence, entre la longueur et la largeur des chaloupes de sauvetage américaines et britanniques. Ce petit détail maintint mon compte de banque à flot (fonction bien inattendue pour ce genre de chaloupes !), car leur construction avait dû coûter des milliers de dollars.

Ces embarcations offrent de plus l’avantage d’être insubmersibles, étant munies de caissons d’air métalliques. Chacune peut contenir quarante personnes, sans compter un large espace pour les vivres et les réservoirs d’eau douce. Au milieu du siège avant, on peut fixer un mât solide, cet auxiliaire précieux sur toutes les eaux du monde.

Ces barques de sauvetage mesurent vingt-quatre pieds de longueur, par sept pieds de largeur au centre et, flottent comme des bouchons de liège. Leur tirant d’eau n’est que de six pouces, sans chargement. Chargées jusqu’à plat bord d’une cargaison pesant plusieurs tonnes, leur quille protège encore l’hélice du moteur hors-bord qui les actionne. On n’utilise que ces moteurs hors-bord au Chibougamau, car s’ils frappent un caillou ou tout autre objet submergé, leur arbre de couche se relève, ne subissant à peu près aucun dommage ; tandis qu’une embarcation mue par un moteur intérieur se trouverait en mauvaise posture, avec un arbre de couche tordu… et le plus proche atelier de réparations situé à deux cents milles plus loin !

Tôt en mai, j’étais à Saint-Félicien, complètement pourvu pour un séjour d’un été dans la brousse. Deux camions de dimensions énormes avaient transporté mes deux chaloupes sur une distance de 150 milles, jusqu’au camp O’Connell, à la partie sud-est du lac Chimougamau. D’autre équipement vint ensuite : deux canots, deux chaloupes, une coque de cèdre de 14 pieds, légère et rapide, nommée « Hopi », destinées à remorquer les deux chaloupes de sauvetage ; trois moteurs hors-bords Johnson, des tentes, des fanaux, une batterie de cuisine, une coutellerie, des sacs de couchage, la foreuse à diamants, deux cents pieds de mèches à forer, deux caisses remplies de pièces de rechange pour la machinerie ; de la dynamite et des outils ; des tonneaux d’huile, d’essence, de naphte, de kérosène et de graisse, ainsi que plusieurs centaines de pieds de madriers, pour le plancher des tentes. (Une tente c’est le foyer de l’homme des bois ; quand elle est munie d’un plancher, il a l’impression d’habiter un palais). Le dernier camion apporta une tonne de vivres : légumes, viande, conserves, etc.

Je me rendis au Chibougamau dans ma propre voiture ne transportant avec moi qu’une seule pièce de lest : une caisse de bouteilles de vin, histoire de baptiser en bonne et due forme les chaloupes et la foreuse.

Dans le camp O’Connell, au Mille 132, l’activité régnait jour et nuit. Il ne restait que vingt milles de la route de Chibougamau à terminer, et les constructeurs s’y attaquaient comme à un ennemi pris de panique. Il n’y avait pas de relâche. Des escouades de camions, chargés de gravier, de cailloux, de sable, de ciment, de bois pour les ponts et les ponceaux, défilaient en grondant et revenaient, comme pourchassés par une contre-attaque atomique. Les ornières de gravier semblaient prendre feu au passage des machines.

On eût dit la dernière étape d’une offensive à outrance. Les ouvriers, l’air décidé, semblaient dire : « Finissons-en une fois pour toutes. Fonçons jusqu’au lac Gilman, où sera l’emplacement de la ville de Chibougamau. Vite ! Car les prospecteurs et les mineurs viendront bientôt et ils auront besoin de cette route pour transporter leur lourde machinerie, destinée aux grandes mines qui vont naître. »

Des groupes de prospecteurs ne cessaient d’affluer au camp O’Connell, où ils obtenaient le vivre et le couvert pour un prix modique. Les constructeurs de la route avaient mis plusieurs maisons à la disposition des voyageurs, afin de leur éviter l’ennui de dresser des campements temporaires avant de s’enfoncer dans les hautes forêts.

Le camp de construction O’Connell, de vaste dimension servait de lieu de concentration pour toutes les lourdes machines destinées à parachever la route : camions, pelles mécaniques, niveleuses, bulldozers, jeeps, générateurs, pompes, instruments de dynamitage. Une équipe de mécaniciens travaillaient vite et sans un geste inutile, à démonter des véhicules et à rassembler des moteurs. Un soudeur casqué accroupi dans une flamme bleue, avait l’air d’un guerrier martien, alors qu’il promenait sa torche sur la fêlure d’une pelle géante.

Le camp constituait un village complet, se suffisant à lui-même. Il tirait la force et la lumière de ses moteurs diesel. Un entrepôt était rempli de pièces de rechange, jusqu’à ses poutres ; un autre recelait des conserves, des lits, des couvertures, des ustensiles de cuisine, des fourneaux de campement. Un intendant fournissait les cigarettes, les bonbons et tout ce qu’il fallait pour écrire. Des cabanes de bois rond et des tentes confortables abritaient des centaines d’ouvriers. Durant l’hiver, on chauffait ces maisons et ces tentes au moyen de poêles cylindriques dans lesquels s’enfournaient des bûches de bouleau de trois pieds.

La chaleur était si intense, qu’on devait parfois tenir les fenêtres ouvertes même par les grands froids. Les directeurs de la compagnie habitaient des villas au bord du lac ; ils les chauffaient au moyen de fournaises à l’huile, efficaces mais malodorantes.

L’homme responsable de toute cette activité était « Bill » Smith, un ingénieur montréalais qui s’occupait depuis sa jeunesse de construction routière. Bill, âgé d’à peine trente ans, est d’aspect délicat et parle d’une voix douce. Ce n’est pas ainsi qu’Hollywood se représente un chef de camp dans la brousse ! Il avait l’air d’un capitaine d’équipe de ballon au panier dans un collège ; mais derrière ce masque se cachait une volonté de fer et la connaissance précise de ce qu’il accomplissait. (Les ouvriers l’estimaient, admiraient sa droiture et sa générosité quand il s’agissait de régler des fautes légères. Les Canadiens français l’appelaient « un bon gars », compliment que l’on ne décerne pas à tout le monde dans la forêt.)

Une stricte discipline devait être maintenue dans le camp, car il eut suffi d’un bootlegger ou d’une femme de mœurs légères pour dérégler l’horaire du travail. (Bill me chanta pouille pour avoir donné à l’un de ses contre-maîtres quelques verres de whisky. Cet homme n’était pas en service, un samedi après-midi et comme je suis moi-même un buveur grégaire, c’est-à-dire incapable de boire seul, je lui offris de partager ma bouteille. Il but deux coups rapidement, puis se mit à faire des moulinets avec ses bras.

Ce que voyant je rebouchai la bouteille d’eau de vie et quittai les lieux. Ce soir-là, le contremaître devait aller jouer au poker chez Bill. « Il jouait avec ses pouces et gâta la partie » me dit Bill ; « ne donnez jamais d’alcool à ce type-là. Il ne peut prendre qu’un verre sans se déplacer ; il devient gris au deuxième ; au troisième, il se prend pour Jack Dempsey. C’est bien malcommode »…

Les autres directeurs de la compagnie O’Connell étaient aussi efficaces que Bill. Rien qu’à les voir exécuter ou donner un ordre, on se rendait compte qu’ils connaissaient la construction des routes de A jusqu’à Z. J’en accompagnai un qui s’en allait faire sauter un immense quartier de roc. Il dessina des marques sur la pierre et ordonna aux foreurs de percer des trous aux endroits désignés. Quelques jours plus tard, les trous furent remplis de dynamite, puis reliés par des fils électriques à un commutateur central. Lorsque survint l’explosion, je crus que la calotte de la planète avait sauté ; mais plus tard, je constatai que la coupure était aussi nette que s’il s’était agi d’une masse de beurre taillée au couteau.

Herb. O’Connell avait le don de se choisir des hommes capables et loyaux pour ses postes importants. Voilà sûrement l’un des secrets du succès de son entreprise considérable.

La glace s’amincissait sur le lac Chibougamau et un soir de la fin de mai, un vent vif se leva. Le lendemain matin, toute la glace s’était évanouie. (La fin de la période de débâcle au Chibougamau, arrive ordinairement un mois plus tard que dans la région de Montréal).

À l’aide de trois coureurs des bois canadiens-français nous lançons aussitôt le « Hopi », ainsi qu’un canot et une chaloupe. Lourdement chargés de matériel nous voguons sur le lac Chibougamau, en direction de mes concessions situées à quinze milles environ.

C’est mon premier voyage sur le lac et ceci me rend prudent. Notre flottille se maintient à quinze cents pieds environ des rives de la péninsule Gouin ; au bout d’un mille ou deux, nous nous faufilons entre deux îles (sans noms sur la carte), plus ou moins jointes à la terre ferme par une batture. À force de sondages nous trouvons un chenal d’une profondeur moyenne de six pieds. C’est plus qu’il n’en faut pour nos embarcations, qui ne tirent que deux pieds. Je nomme ces flots « Take It Easy Islands » (quelque chose comme : « Îles soyez Prudentes»).

Encore quelques milles et nous voilà derechef entre des îles innommées et la rive. Lentement nous les dépassons ; et comme l’eau devient profonde sous nos quilles. Je les nomme « Îles Okay ».

La traversée se poursuit. La sonde ne touche plus le fond. Voici l’île du Refuge (ainsi se nomme-t-elle sur la carte géologique No. 304-A), puis nous atteignons une longue pointe, derrière laquelle une baie invite à l’exploration. Elle constitue un magnifique point d’ancrage.

À un quart de mille au large, à partir de cette baie, il y a un chenal profond, jusqu’à la baie du Commencement, où se trouvent les concessions. En route, nous voyons le portage de la Baie d’Hudson, puis le poste abandonné de la compagnie du même nom, enfin nous doublons la pointe de la baie Eaton — un autre bon point de mouillage, presque entièrement entouré de terre. Et nous parvenons à la tête des rapides où les quatre-vingt-dix milles carrés d’eau du lac Chibougamau se déversent dans le lac aux Dorés.

Derrière la pointe nord-est de la péninsule Gouin, nous trouvons une autre baie très sûre, pouvant servir de mouillage à une flotte dix fois plus importante que la nôtre. Sept ou huit cents pieds au-delà, nous apercevons les rapides baignant la rive où j’avais jalonné mes claims, l’automne précédent.

Le bruit des moteurs cesse et le silence des grandes solitudes nous enveloppe à peine troublé par le murmure éloigné des rapides. Pas l’écho d’un pas, d’un chant ou d’un cri, pas un froissement de feuille. Nous regardons la forêt, dense, verte et mystérieuse ; on eût dit qu’à leur tour, les arbres, immobiles et silencieux nous observaient.

Et les mots éloquents de Charles Dickens, dans « Oliver Twist », me revinrent en mémoire : « Les grands arbres étaient revenus à la vie et à la santé ; étendant leurs bras au-dessus du sol assoiffé, ils transformaient les endroits trop découverts en coins ombreux, d’où l’on pouvait contempler le paysage baigné de soleil… La terre avait mis son plus beau manteau d’émeraude et répandu son parfum le plus odorant. L’année était dans sa jeunesse et sa vigueur ; toutes choses étaient joyeuses et florissantes. »

Y avait-il une présence humaine autre que la nôtre en ces lointains parages ? Peut-être un prospecteur y campe-t-il sur le portage ? Je crie : « Hello ». Et nous convînmes qu’un nom seyant pour cette baie serait : « Hello Bay ». Et ainsi fut-elle nommée.

Transbordant notre matériel de campement dans un canot, nous abordons la tête des rapides. La forêt nous accueille, tandis que mes hommes éclaircissent à la hache un emplacement pour les tentes, je marche jusqu’au bord de l’eau et regarde longtemps, très longtemps, les flots glissants des cascades.

Il m’est impossible de décrire la scène que je vois aussi bien qu’aurait pu le faire George Borrow, à mon avis, le plus grand de tous les écrivains quand il parle de voyages. Je lui emprunte donc quelques lignes de son « Wild Wales » (le pays sauvage des Galles),

« L’endroit offre un cadre étonnant de solitude ; mais sans tristesse ni horreur. On dirait le site rêvé où quelque personne pensive et lasse, mais nullement aigrie par le tourbillon de l’existence, pourrait s’installer, jouir de quelques innocents plaisirs, faire sa paix avec Dieu et ensuite se préparer tranquillement pour le sommeil définitif ».

Le Chibougamau me parut à cette époque l’endroit idéal pour m’enfoncer dans l’oubli. Je suis un homme pensif, ami des livres ; un peu las parfois mais non aigri. Peut-être quelque peu angoissé devant la scène trop bruyante du monde. C’est pourquoi j’aspire à la solitude, mais non pas à l’isolement absolu. Qu’on me donne la compagnie d’un foreur, d’un coureur de brousse ou d’un trappeur, de n’importe qui me permettant d’échanger un « bonjour » ou « bonsoir » et je serai satisfait. Je n’éprouve point le besoin de la conversation inepte d’un mondain pour combler le vide de mes jours, car j’ai en puisant dans mes livres toujours devant moi, les testaments spirituels des plus grands génies de tous les temps.

Je n’ai qu’à étendre la main vers la solide armoire de bois, placée au chevet de ma couchette pour me trouver tout de suite en compagnie de « Lord Jim », ou d’ « Hamlet », ou du « Dr. Johnson », ou de « Heine » ou de « Mencken », ou de « Tchékov » et de cent autres nobles esprits. Le babillage insignifiant des sots habitants des grandes villes ne m’a jamais particulièrement attiré.

Au crépuscule, les tentes sont dressées. Nous sombrons peu à peu dans l’inconscience, le murmure des rapides allant s’affaiblissant, à mesure que les bras de Morphée nous bercent.

Le lendemain matin, nous retournons sur la rive sud-est, lançons une chaloupe de sauvetage et revenons jusqu’à la « chute à Wilson », ainsi qu’un pilote aérien de Chibougamau a baptisé les chutes, lorsqu’il porta un toast à notre succès futur. Dans la chaloupe de sauvetage nous transportons la foreuse à diamant.

La foreuse est la pièce la plus importante de mon équipement, et je veux la faire fonctionner au plus vite. Car j’ai contracté comme tous ceux de Chibougamau, la fièvre de l’or.

J’en suis au stade de la spéculation, relativement aux mines : je possède des concessions : le second stade sera celui du développement : ensuite viendra la production. (J’en ajoute un quatrième, nommé le stade « Harry Oakes », lorsque les titres de noblesse, les domestiques et les châteaux affluent et que Sir Prospecteur se réveille un soir, tout comme le magnat canadien du nickel, en train de brûler vif dans un lit en flammes).

La question qui m’embête n’est pas « forer ou ne pas forer » mais forer ? —

Ai-je des concessions valant d’être exploitées, ou suis-je propriétaire d’une réserve de chasse ? (Des familles de perdrix se promènent fièrement autour de notre campement et l’ours et l’orignal sont abondants dans le district).

On me donne beaucoup de conseils à Montréal. Un ingénieur minier me suggère (il se trouve momentanément sans emploi) un rapport complet d’ingénieur minier ; un géologue préconise un relevé géophysique ; un autre, une carte détaillée de l’endroit ; un courtier marron me conseille de vendre mes claims et ajoute : « Le Chibougamau n’a aucune valeur. Mais moi, je connais une magnifique mine de zinc avec laquelle vous pouvez doubler votre argent, s’il vous est possible de mettre la main sur quatre-vingt-dix mille dollars. » Je lui réponds qu’en effet, j’ai la main sur quatre-vingt-dix mille dollars, mais que je n’entends pas la bouger. Il me quitta sans me dire bonsoir. Un autre courtier (pourtant celui-là a l’air honnête !) émet l’avis que je devrais former une compagnie et « vider les poches des imbéciles » ; mais comme je ne suis pas né avec le cerveau d’un comptable, je décline la proposition.

Je sais que mes concessions sont placées à proximité de ce qu’on suppose être la « faille principale » longeant le lac aux Dorés ; et comme les gisements minéraux d’importance commerciale sont fréquemment situés près de ces « cassures » géologiques (d’après Von Bernewitz, Von Schnartz et autres imposants spécialistes des couches stratifiées), j’ai autant de probabilités de succès que n’importe qui. Mes claims se trouvent installés, selon l’expression pittoresque d’un prospecteur, en plein sur « la zone des bananes ».

Un savant distingué, intéressé au développement de Chibougamau et ne se souciant pas de dépouiller le public, me déclara que mes chances de succès étaient grandes et me donna des conseils quant aux emplacements où je devais forer. « Si j’étais le géologue consultant d’une compagnie propriétaire de vos claims, me dit-il, indiquant des points sur la carte géologique, c’est là que je leur conseillerais de forer. Peut-être ne frapperez-vous rien en ces endroits, mais les carottes (core) que vous ramènerez à la surface vous indiqueront les possibilités futures dans cette zone. »

Et c’est ainsi que l’avis, précieux et désintéressé, d’un des plus grands experts en mines au Canada ne me coûta qu’un cigare havane et un verre de bon whisky.

Alors que je déballe la foreuse, deux types pittoresques se joignent à notre équipe, l’un est « Joe Chibougamau » et l’autre, son partenaire, « Albert Chibougamau ».

Le vrai nom de Joe est Joseph Mann ; son partenaire, de son côté, quand il signe un document légal, inscrit : « Albert Gravel ».

Joe et Albert Gravel portent des barbes remarquables, des chevelures d’anciens coureurs des bois et sacrent comme des charretiers. Au lieu de chapeaux, ils s’entourent le chef de foulards aux couleurs vives. Tout ce qui leur manque pour compléter le tableau, ce sont des anneaux aux oreilles. Ils sont gais, insouciants, rieurs et farceurs. Ils travaillent comme des nègres, nus jusqu’à la ceinture, sous le soleil ou sous la pluie, maniant leurs outils comme des déchaînés.

Tandis qu’ils aiguisent leurs haches, ils examinent un espace de la forêt à éclaircir pour la foreuse et, poussant un cri strident, se ruent dessus, taillant à droite et à gauche. En un rien de temps, les arbres sont abattus, émondés, la foreuse installée et son diamant mord dans le roc.

Je regarde Joe s’occuper du moteur de la foreuse, et j’aime entendre vibrer la machine, quoique je déteste toute chose mécanique. Cette singulière contradiction provient simplement du fait que cette foreuse m’appartient et que j’espère qu’elle m’apportera les richesses nécessaires pour satisfaire mes goûts comme bibliophile et collectionneur de choses rares. (J’ai connu un exploiteur de pétrole du Texas dont l’odorat était si délicat, qu’il portait toujours un mouchoir lourdement parfumé ; cependant, lorsque par ses soins un puits d’huile à la senteur fétide jaillissait du sol, il s’exclamait : « C’est le meilleur parfum au monde ! ».

Nous creusons le premier trou à un angle de 50 degrés, direction sud-est, sur la rive du lac Chibougamau, à quelques centaines de pieds au-dessus des rapides. Les mèches pénètrent jusqu’à 115 pieds, mais les échantillons sont très peu minéralisés. Dame Nature a gagné la première manche, en se dérobant. Elle gagne aussi la deuxième, car le trou suivant, directement au pied des rapides, ne produisit guère mieux. La troisième manche fut nulle, car nous frappons une bonne minéralisation à 140 pieds, également tout près des rapides.

Que le lecteur se souvienne que des milliers de trous semblables ont été creusés, au coût de centaines de millions de dollars, en Amérique depuis cinquante ans, et que ceux qui ont rapporté la fortune peuvent se dénombrer en moins de dix minutes. Il y a quelques années, une entreprise pétrolifère de l’Ouest dépensa plus d’un million de dollars à forer un seul trou, et l’abandonna après n’avoir remonté que de l’eau salée. On ne doit pas oublier que cet unique trou fut foré sur l’avis de quelques-uns des meilleurs géologues du pays.

Durant les quarante dernières années, il s’est dépensé également des millions de dollars au Chibougamau, rien qu’à perforer ici et là sa surface. Pourtant, il n’y a pas encore une seule mine en production. La structure géologique de la région indique qu’elle possède de vastes gisements minéraux… mais où ? Surtout en quantités profitables ? « Une mine c’est un accident de la nature », m’avait déjà dit Bill Wiltsey, le représentant de Noranda au Chibougamau, et je suis décidé de tenter la découverte de cet « accident ».

Proportionnellement je joue gros jeu, car je n’ai l’appui d’aucune compagnie, et je paye de mon argent tout le travail. J’en possède assez pour exécuter mon plan actuel, mais pas pour entreprendre l’exploitation sur une grande échelle. Et l’idée de former une association frauduleuse ne m’inspire pas. (Rien de mieux pour suivre le sentier de la vertu que des revenus substantiels !)

Il est vrai que jusqu’à date, les résultats ne se sont pas révélés mirobolants, mais les travaux statutaires de l’année sont déjà accomplis. Le nécessaire est donc fait, concernant la loi.

Le travail de forage fut interrompu à ce moment critique car la nouvelle se répandit, parmi les prospecteurs avides de cancans, que d’importantes découvertes aurifères avaient été faites dans le canton de Dauversière, à trente milles au sud de nos terrains. Le campement devint chaotique. « Joe Chibougamau » et « Albert Chibougamau » réunirent leurs hardes et des vivres pour une incursion rapide dans le nouveau territoire où l’on avait trouvé l’or.

Le moteur de 22 c.v. en poupe, le « Hopi » galopa sur le lac Chibougamau à vingt milles à l’heure. Au bras du sud-ouest, Joe et Albert sautèrent dans un avion. Vingt minutes plus tard, ils plantaient des jalons dans la terre promise. Ils en plantèrent en leur nom puis au mien. C’étaient deux prospecteurs extrêmement avisés, ne négligeant aucune rumeur, relevant toutes les pistes ; deux types alertes, sachant discerner le moindre signe de nature à les mener jusqu’aux gisements de valeur et à la richesse qu’ils pourraient apporter.


Chapitre Troisième

RAINBOW LODGE


De retour à mon campement à côté des rapides, je me sens tout transi, tout fatigué et me jette sur mon sac de couchage. Ramassant au hasard un ouvrage sur une pile de volumes, je tombe sur ce fragment de poème :

« Oh ! Posséder un abri sûr dans quelque lieu vaste et désert.
Sous quelque étendue sans fin d’ombre et de paix
Où la rumeur des persécutions et de la trahison,
Le bruit des guerres qu’on a perdues ou gagnées
Ne m’attendraient jamais plus !… »

William Cowper, le poète anglais, avait écrit cela pour moi, voilà près de deux siècles en 1785.

Voilà bien ce qu’il me faudrait : bâtir une retraite dans la vaste solitude du Chibougamau, au pied du rapide dont le bruit régulier bercerait mon sommeil. La vie sous la tente comportait des ennuis (il neigea le 15 juin !) La construction d’un solide pavillon de bois rond s’imposait, puisque je l’habiterais plusieurs mois par année. Les guerres et leurs rumeurs me parviendraient sans doute, mais en retard et affaiblies. (Les combats préliminaires en Corée étaient commencés depuis un mois avant que j’en entendisse parler).

Ma rustique demeure s’élèvera donc sur un îlot de la Bateman, à côté des cascades, il n’est séparé de la terre ferme que par un ruisseau de trois pieds. Bien que possédant les concessions sur la terre ferme (c’est-à-dire les droits miniers, mais non ceux de surface), on me conseille de ne pas construire là, car si une entreprise minière recevait la permission d’exploiter le pouvoir hydraulique des rapides, je deviendrais forcé de déménager, l’îlot n’était pas compris, cependant, dans cette concession éventuelle.

À la fin de juin, mes bûcherons ayant coupé et écorcé une imposante pyramide de sapins, le « camp » commença à prendre tournure. (On doit « plumer » les troncs au début de l’été, lorsque la sève monte et que l’écorce s’enlève sans effort, comme la peau d’un gant. Plus tard, l’écorce, en séchant durcit et adhère à l’arbre comme du ciment. Il n’est alors possible de l’enlever de façon grossière, qu’avec la hache).

À cette époque, j’avais déjà piqueté toutes les concessions des littoraux avoisinants, sur les bords de la baie Bateman (sur le lac aux Dorés), ainsi que tous les « claims » à la baie du Commencement (sur le lac Chibougamau)… J’étais venu à l’automne précédent à la recherche d’une source d’eau minérale introuvable, mais je possédais maintenant dix-huit concessions, quelque chose comme mille acres de terrains miniers, dans une région des plus favorables. Je prévoyais le jour où il serait nécessaire de faire un relevé géophysique sur la glace, afin de vérifier les gisements minéraux sous les lacs, (la plupart des grandes veines s’allongent là-bas sous ces eaux). C’est pourquoi mon « camp » avait été construit pour qu’on puisse l’habiter l’hiver comme l’été avec cave, double plancher, doubles fenêtres et doubles portes.

Par deux grandes fenêtres à vitre pleine on apercevait une chaîne de montagnes à cinq milles au nord. Une autre grande fenêtre, du côté de l’est, surplombait les rapides. Chaque jour, nous y voyions quelque gros poisson, se frayant un chemin dans les eaux bouillonnantes et remontant le courant jusqu’au lac Chibougamau. Nous apercevions aussi des milliers de petits poissons blancs, de la taille des sardines, qui sautaient hors de l’eau à la poursuite des insectes. À mesure que l’été s’avançait, « Petit poisson devenait grand » et d’autres variétés de mouches apparaissaient, desquelles il se nourrissait. Ainsi se déroulait sous nos yeux le cycle de la nature.

Nous attrapions et faisions rôtir les petits poissons blancs, mais leur goût semblait fade. « Insipide est synonyme de poisson blanc », déclara l’un de mes hôtes. Ah ! Si mon ami monsieur Pouyeux du fameux restaurant « Chez son père », à Montréal, s’était trouvé parmi nous ! D’un coup de baguette magique, quelques pincées d’épices et de fines herbes, une sauce aussi mystérieuse que savante, et la poêlée se serait transformée en « plat de résistance » digne de Brillat-Savarin.

Nous badigeonnâmes de gomme laquée les murs du « camp », à l’intérieur comme à l’extérieur, afin que le bois rond conserve sa couleur primitive : cette teinte claire et brillante du sapin écorcé, qu’on ne réussit jamais à imiter par des moyens artificiels. La meilleure description qu’on en puisse faire, fut trouvée, je crois, par Mlle Louise Schaffner, vice-consul américain à Montréal, l’une de nos premières visiteuses. Mlle Schaffner, qui nous fait songer à une reine du cinéma plutôt qu’à une diplomate de carrière, regarda la nuance ensoleillée de ce bois, le caressa de la main et s’exclama : « C’est comme du satin !» Je me souviens aussi que plus tard, dans le restaurant d’un grand hôtel, à Montréal, je désignais discrètement Louise et sa mère (dont elle avait hérité la beauté) à un ami : — De bien jolies femmes, n’est-ce pas ? — En effet, me répondit-il, Louise a l’air d’une « star » et sa mère d’une « starlet ! »

Une solide galerie extérieure, à l’avant de la maison, dominait le torrent impétueux. Là, nous pouvions nous installer dans un fauteuil, lancer des lignes et pêcher à loisir la truite, le brochet, le doré. Izaak Walton, le célèbre écrivain du 17e siècle, ne conçut jamais pareille splendeur ! Il me semble que son « Home range » ne fut jamais comme cela !…

L’existence me parut si agréable dans ma nouvelle demeure, (« Vous avez Chibougamau dans la peau », m’a déjà dit un prospecteur canadien français), que j’y installai une cuisine moderne, nantie d’un vaste fourneau de cultivateur. Je fis construire aussi une chambre de bain moderne, avec baignoire, douche, lavabo, etc. « Une bonne douche par jour, propreté et gaieté toujours ! » chantait avec exubérance un géologue de passage).

Cette baignoire, la première sans doute à Chibougamau, se baigna elle-même avant que je m’y baignasse, car au moment où nous la déchargions dans la baie Hello, elle glissa de l’embarcation pour plonger à pic dans vingt pieds d’eau. Il fallut six hommes pour la sortir du fond avec des grappins et la hâler jusqu’à terre.

Le jour qu’on mit en place la dernière bille de ma maison, une ondée baptismale tomba, suivie d’un splendide arc-en-ciel. Ce fut une occasion pour trinquer et baptiser l’endroit « Rainbow Lodge » (Pavillon de l’arc-en-ciel).

La baie Bateman, appelée ainsi en souvenir de l’un des plus grands géologues du monde, constitue un port idéal pour les hydravions. Elle est longue d’un mille, et d’une largeur suffisante pour la mettre à l’abri des sautes de vent.

Nous plantâmes des piliers dans l’eau et plaçâmes un quai spacieux. Les appareils pouvaient se poser sans crainte, sur les flots de la baie Bateman, pour venir accoster au débarcadère ; l’on descendait, pour ensuite gravir vingt marches et pénétrer dans le chalet le plus confortable du Chibougamau — le seul à posséder une salle de bain !

Lorsque, durant l’été de 1950, la route du Chibougamau fut terminée, le ministère des Mines du Québec organisa une vente publique et disposa à l’enchère des lots de la future ville. Dans une plaine sablonneuse plantée de pins, ce site arpenté par les ingénieurs du gouvernement offrait des rues commerciales ou destinées à l’habitation, tracées selon l’urbanisme le plus moderne. Si jamais une mine entrait en production dans la région de Chibougamau, la ville complète, avec l’inévitable séquelle de ses « bootleggers», de ses maisons de joie et de ses tripots clandestins, pousserait comme un champignon.

M. A. O. Dufresne, sous-ministre des Mines du Québec, présidait l’enchère, laquelle était conduite par M. L. A. Saint-Pierre, ingénieur en chef du ministère des Mines. Ces deux hauts fonctionnaires croyaient fermement en l’avenir minier du Chibougamau.

Les lots atteignaient des prix élevés — certains dans la rue Commerciale, aussi hauts que 4,000 $. Le total des ventes, pour la journée, dépassa 125,000 $ que l’on destinait, nous expliqua-t-on, à l’installation des tuyaux d’eau potable et d’un égout. La plupart des lots furent achetés par des hommes d’affaires de la région du lac Saint-Jean ne craignant pas de spéculer quelque peu, car en dépit des rumeurs se succédant sans arrêt, il n’y avait pas une seule mine, dans tout le Chibougamau, à la veille de produire, pas plus qu’il n’y avait la moindre baraque en construction, avant la vente, sur le site de la future ville. C’était de la pure spéculation à longue haleine, aussi risquée que de jouer sur les actions minières.

L’un des premiers à établir un bureau dans la « ville » de Chibougamau et à y installer son foyer fut Bill Lafontaine, représentant officiel du ministère des Mines. Le bureau de Bill était aussi moderne que ceux des grandes cités. Tous les prospecteurs, géologues, ingénieurs miniers… de fait, tous ceux qui s’intéressaient dans l’avenir de la région, y convergeaient. Sur un tableau au mur étaient affichés, pour tous ceux sachant lire, la liste des concessions expirées, ainsi que d’autres nouvelles intéressant le district.

Les quelques cabanes qui firent leur soudaine apparition sur le site de la « ville » avaient été achetées de la compagnie des constructeurs de routes O’Connell, au Mille 132. Maintenant que la route était terminée, le grand centre d’entreprise de l’organisation avait déménagé, avec ses ouvriers, son équipement et sa machinerie, dans une petite ville du lac Saint-Jean, où un autre projet de voie publique était en cours. Pour cette raison, les cabanes vides avaient été vendues, placées sur de gros patins et traînées par tracteurs jusqu’à la nouvelle cité, distante de vingt milles.

C’est un nommé « Scotty » Stevenson, prospecteur et traitant expérimenté et pittoresque, qui ouvrit le premier magasin. Dans le magasin de « Scotty » il y avait tout juste place pour trois clients à la fois : n’empêche que l’établissement (nommé Northeast Traders) vendait de tout, à partir de bibelots jusqu’à des raquettes, du homard en conserves et du chutney (condiment épicé) des Indes.

« Scotty » naquit en Écosse. Il arriva tout jeune au Canada et passa plusieurs années au service de la Compagnie de la Baie d’Hudson, dans des postes isolés du nord. Durant la seconde grande guerre, il se distingua comme pilote de combat et, après la démobilisation, se replongea dans la région sauvage du Chibougamau, prêt à y exercer tous les métiers de la brousse.

Il avait l’avantage de posséder son propre avion, ce qui lui permettait de bondir hors de la forêt et d’y rentrer à volonté. Durant les mois d’hiver, il remplaçait les flotteurs de son appareil par des skis, et volait par toute la contrée du nord, achetant les fourrures des Indiens et commerçant avec eux.

Plus tard, « Scotty » construisit un hôtel sur l’emplacement de la ville. Cet hôtel devint aussi populaire que son propriétaire. Ce diable d’homme semblait avoir mille affaires en main. S’il y avait eu un cheval à Chibougamau, « Scotty » eut certainement ouvert une échoppe de maréchal-ferrant.

L’hôtel contenant six chambres, était bâti selon l’architecture élégante d’une boîte de bœuf en conserves. Puis, voilà, à l’excitation générale, qu’une succursale de la Banque canadienne de Commerce s’ouvrit sur la grand’route, à quelque vingt milles de l’emplacement de la ville. Sur les talons du banquier vint le bootlegger, avec une grande quantité d’alcool frelaté. Et ce fut la réédition de la vieille histoire : l’argent du mineur, durement gagné, passant aux mains du bootlegger qui allait le porter à la banque, laquelle le remettait de nouveau au mineur, en échange de son dur travail.

Les rixes étaient fréquentes chez le bootlegger ; si bien que les gens prétendaient reconnaître un Chibougamauite à son œil au beurre noir. On y joua aussi du revolver, lorsque le bootlegger, ayant ingurgité de sa propre marchandise, tira trois balles sur un prospecteur, également ivre. Heureusement, ce dernier ne fut pas touché. Alors, le tireur et le tiré s’installèrent ensemble pour une tranquille soirée de libations sérieuses. Une autre fois, un foreur s’enfuit avec la femme ou (concubine) d’un bootlegger et quelqu’un prétendit les avoir vus quelque part en Ontario. Le bootlegger, jurant de se venger, se lança à leur poursuite. Durant son absence, un groupe de ses clients, se sentant le gosier sec, pénétrèrent dans son antre par une fenêtre. Ils découvrirent une cachette pleine de nectar enivrant et restèrent plusieurs jours à boire à la santé du bootlegger. À cette phase de l’histoire, ce bootlegger-là disparut du tableau et un autre apparut, et le nectar continua de couler à flots.

Naturellement, il arrivait que de temps à autre, les bootleggers de Chibougamau fussent arrêtés par la police provinciale. Cette dernière, selon la louable habitude, expédiait tout d’abord sur les lieux l’un de ces sympathiques personnages connus diversement sous les noms de « canard privé », « mouchard » ou « stool pigeon », lequel commençait par obtenir des preuves liquides, après quoi survenait la descente policière. Tous les alcools trouvés sur la place étaient confisqués et, en compagnie du dispensateur de paradis artificiels, expédiés à Roberval, où une amende lui était imposée. Le lendemain, le marchand de liqueurs illicites était de retour… ainsi que sa clientèle.

L’une des boissons que le bootlegger de Chibougamau vendait s’appelait « Tomalky » ; c’était un vil mélange d’alcool frelaté et de jus de tomates. Il était garanti, selon les mineurs, « pour percer un trou dans une poutre d’acier ». On vit un foreur avaler trois verres de « Tomalky, puis asséner un coup de poing sur le nez de la femme (ou concubine) du bootlegger. L’époux (ou maquereau) de la dame riposta par un coup de colombage sur le crâne du client, qui alors s’endormit, durant trois quarts-d’heure, d’un sommeil profond. Sur ce, un bûcheron eut une brillante idée : « Si quelqu’un bâtit une taverne à Chibougamau, disait-il, il devrait garnir de caoutchouc spongieux les murs et le plancher. Comme ça, les gars ne se feraient pas mal en tombant. » Son copain renchérit : « Il faudrait placer du caoutchouc au plafond itou, parce qu’hier soir, j’ai vu un type recevoir un upper-cut et il a sauté de huit pieds en l’air. »

Un nouveau camp minier attire des gens de toute espèce. L’un des premiers arrivés dans le Chibougamau était — devinez — qui ? — un bijoutier ! Il n’ouvrit pas de magasin ; il bâtit simplement une cabane, y végéta durant quelques mois, puis disparut. À la suite du bijoutier arrivèrent quelques autres rêveurs (dont l’auteur du présent volume) : puis, la « ruée » se ralentit et la nouvelle cité, parsemée d’une douzaine de maisons à peine, prit l’aspect d’une ville fantôme. Il n’y aurait qu’une mine en production qui pourrait, avec les salaires qu’elle verserait — et qui circuleraient, soyons-en certains ! — faire de cette « ville » inexistante un village vivant.

Le « townsite » était si peu bâti, qu’un étranger, qui avait bu d’un vin généreux, enfila un jour la rue principale, dans son auto lancée à toute vitesse et s’alla embourber dans le marécage bordant le lac Gilman, où se termine la rue Commerciale. Lorsqu’on l’eût dépêtré de là, il rugit : « Pourquoi ne mettent-ils pas une enseigne pour nous avertir que nous sommes dans la « ville » ? J’ai cru que ces hangars-là étaient dans la cour d’un camp de bûcherons ! »

J’ai acheté, pour ma part, un lot sur la rue Commerciale, parce que je désire — un autre rêve — m’y établir à titre de courtier en concessions. Une annonce dans l’hebdomadaire « Northern Miner » me valut une réponse… d’un type de Peoria, Illinois, dont le cerveau zigzaguait. Ce n’était pas un claim qu’il voulait, mais une mine d’or en pleine activité. Le tout pour cent piastres. Là-dessus, je fermai boutique et depuis, ne l’ai visitée que deux fois… pour voir si le toit est toujours en place.

Le « townsite » était si ennuyeux, que la plupart des prospecteurs émergeant de la brousse, passaient tout droit et fonçaient sur St. Félicien ou Roberval, deux bourgs « secs »… où, en effet, l’on buvait plus sec que dans toute l’Irlande.

Dans ces deux villages, les bootleggers étaient aussi nombreux que des abeilles sur une soucoupe de miel. Leur clientèle consistait en prospecteurs, foreurs et ingénieurs, tous grands observateurs de la tempérance… mais dans la brousse. Ici, ils se saoûlaient admirablement ; quand ils approchaient du coma, le prix du whisky doublait, car les bootleggers leur soufflaient à l’oreille : « Il ne me reste qu’une bouteille. »

Je n’entends pas que tous les gens intéressés aux mines du Chibougamau levaient le coude avec cette facilité. Il y avait des poivrots repentis, qui ne buvaient que du thé. L’un d’eux, ivrogne réformé et membre en vue des Alcooliques anonymes, me révéla qu’il avait renoncé à l’alcool la fois que son miroir lui avait montré qu’il possédait deux têtes, l’une par dessus l’autre !

Un autre, qui n’absorbait plus que de l’« aqua pura ». m’expliqua : « Après vingt années de cuites ininterrompues, je cessai brusquement un matin, alors que je me rasais. J’avais la vue embrouillée et comme je me penchais pour examiner ma figure boursouflée, mon haleine fendit le miroir fixé au mur. Je n’ai pas pris un verre depuis et le seul miroir que j’utilise maintenant en est un d’acier poli ».

De tous les individus compris dans la fraternité minière du Chibougamau, les plus personnels et les plus intéressants sont les prospecteurs. Ce sont des individualistes, des aventuriers, et des joueurs, adeptes de la philosophie qui veut que le gagnant prenne tout et que le perdant se suce les pouces. Ils risquèrent tout contre cette région précambrienne, aux gisements minéraux placés comme des casse-tête et c’est dame Nature qui distribuait les cartes, la plupart prises sous le paquet. La vieille rusée les avait mêlées voilà des millions d’années, à l’époque de sa jeunesse violente et elle a glissé les as dorés en des endroits joliment bizarres et inaccessibles.

Les hommes du Chibougamau vivaient heureux, parce qu’ils agissaient selon leur guise. La plupart étaient capables de gagner plus d’argent à exercer d’autres métiers, mais ils demeuraient fidèles à la prospection parce que ça leur plaisait. « Le travail, a dit Mark Twain consiste en tout ce que le corps est obligé de faire : et le plaisir consiste en tout ce que le corps n’est pas obligé de faire. »

C’étaient des nomades de la forêt, forts et endurants, flegmatiques en face des situations réclamant des décisions promptes. Leurs discours s’avéraient rabelaisiens et blasphématoires, comme sont les discours de tous les hommes dont la concentration intellectuelle se limite à une zone étroite et nettement définie. Ils se fichaient comme de leur première chemise de ce qui survenait au Thibet et, une fois sortis de la brousse, buvaient copieusement et acceptaient comme chose convenue, à l’instar de ces autres bizarres individus qui écrivent dans les journaux, que le lendemain matin, ils eussent une formidable gueule de bois.

Au Chibougamau, comme sur tous les terrains miniers d’Amérique, la rivalité entre géologues, ingénieurs et prospecteurs ne cessait jamais. J’ai rencontré des géologues qui méprisaient les ingénieurs, des ingénieurs qui détestaient les prospecteurs et des prospecteurs qui haïssaient les géologues.

En société, ils affectaient une grande camaraderie et se distribuaient réciproquement des claques dans le dos. Mais, en privé, ils me confiaient des appréciations dans le genre de celles-ci : « C’est un géologue, mais ses connaissances sont purement théoriques : il ne pourrait discerner une brique d’or solide, même s’il trébuchait dessus » : « ce type-là ? Il n’est pas géologue, il est géologue-promoteur, à la solde des manipulateurs de titres les plus écœurants que vous ayez jamais rencontrés » ; « Cet ingénieur minier a rédigé des douzaines de rapports ambigus pour des compagnies malhonnêtes : il est aussi franc qu’une fausse pièce de trente sous » ; « Ces jeunes prospecteurs sont croches et faux, ils n’observent jamais cette éthique rigoureuse que nous suivons toujours, nous autres, les vieux de la vieille » ; « Les prospecteurs à l’ancienne mode ne peuvent lutter contre les méthodes de la science moderne et ils finiront tous leurs jours à l’hospice. »

Et ainsi de suite, sans arrêt… et sans aucune signification.

Pourtant, géologues, ingénieurs miniers et prospecteurs s’accordaient sur un point : On finirait par trouver des gisements de grande valeur au Chibougamau.

Particularité étrange, la population de la région du Lac Saint-Jean qui comptait plus de 200,000 âmes, s’intéressait très peu aux développements préliminaires de la zone minière du Chibougamau, pourtant si riche en puissance, et située à 150 milles à peine de chez eux. Il nous arrivait, des fermes et des chantiers autour du lac Saint-Jean, des experts de la brousse, des bûcherons et des cuisiniers ; mais la vaste majorité des prospecteurs, ingénieurs miniers, promoteurs et géologues venaient de l’ouest du Québec, de l’Ontario et des États-Unis.

C’est que le signe caractéristique du cultivateur et du coupeur de bois du lac Saint-Jean est la satisfaction de soi-même. « Les tribus sédentaires des pays arabes sont toujours envieuses des nomades qui les environnent, » écrit Doughty dans « Arabia Deserta ». Ce n’est pas le cas en ce qui concerne les habitants du lac Saint-Jean. Les paysans de cette contrée — qui marque la limite septentrionale de l’agriculture — regardent le prospecteur errant avec des yeux amusés et tolérants, mais nullement haineux. On a questionné des centaines de ces campagnards : aucun ne sembla saisir la signification des richesses minières du Chibougamau ; et ils considéraient les entreprises de prospections comme une excentricité de la jeunesse aventureuse, une blague.

Les marchands du lac Saint-Jean amassèrent beaucoup d’argent à vendre de l’équipement et des vivres aux prospecteurs, aux compagnies de forage et aux entreprises minières : mais le crédit d’avoir ouvert et développé le Chibougamau ne revient qu’à quelques centaines de courageux spécialistes des travaux de mines, qui parcoururent des milliers de milles pour atteindre cette région lointaine et isolée.

À titre de témoignage, j’inclus dans l’appendice du présent ouvrage la plus grande partie des noms des chercheurs miniers qui enfoncèrent dans la brousse du Chibougamau, explorèrent et développèrent ce qui deviendra peut-être la zone des mines les plus riches au monde.

Deux décharges existent où se déversent les eaux du lac Chibougamau dans le lac aux Dorés. L’une passe devant « Rainbow Lodge », où j’habitais : l’autre est à l’extrémité nord-est du lac aux Dorés, où les eaux de la baie Machin plongent tumultueusement dans la baie Dixon. La flaque au pied des chutes, à cet endroit, foisonne de truites, de brochets et de dorés.

Je ne supposais pas qu’aucune concession fût disponible dans cette zone, qui est fortement minéralisée. Mais, un jour d’août, alors que j’examinais la dernière édition de la carte montrant les claims du canton McKenzie je remarquai un V (dont la première branche est tronquée) sur une concession au nord des chutes. Un signe de ce genre signifie que l’ancien propriétaire n’a pas payé ses taxes ou n’a pas exécuté ses travaux statutaires, ou enfin qu’il a abandonné sa propriété. Pour l’une de ces raisons, le ministère des Mines a libéré ces concessions, que n’importe qui peut alors jalonner de nouveau.

Je me hâtai vers le bureau de Bill Lafontaine à la Baie des Cèdres, où l’agent des mines me dit que cette concession était libre depuis trois ans ! C’est là un des hasards bizarres de ce métier, où l’inattendu se dresse à chaque pas. Dans le vocabulaire minier, cette concession s’appelait « un claim de nuisance », car étant entourée de propriétés d’une valeur en puissance très grande, le propriétaire de cette concession en obtiendrait un prix élevé, si jamais des gisements importants étaient découverts alentour. J’achetai donc un permis de mineur et partis pour jalonner à nouveau.

Il est vrai qu’en tant que prospecteur, je n’étais qu’un amateur ; mais je suivais l’exemple d’un grand prédécesseur, car en 1889, un jeune canadien français s’était adressé au Commissaire des Terres pour obtenir un permis de mineur, afin de prospecter dans le comté de Mégantic. Ce jeune homme, qui était Conseil de la Reine et membre du Parlement, n’en connaissait pas plus que moi en fait de géologie. Plus tard, il devint un homme d’État éminent. Il s’appelait Wilfrid Laurier et fut ultérieurement premier ministre du Canada. Sa demande, écrite de sa main, est encore dans les archives du ministère des Mines du Québec.

La pluie, la pluie sans fin, me saturait, mais elle ne m’empêcha pas de naviguer en canot les eaux agitées du lac aux Dorés, ni de jalonner la propriété, couvrant une quarantaine d’acres. Je possédais maintenant les droits miniers sur les deux endroits les plus beaux du Lac Chibougamau. « C’est pas juste », dit un vieux prospecteur, qui avait passé sur ces claims une douzaine de fois.

L’été de 1950 amena dans la région de Chibougamau, des quantités de promoteurs, courtiers et fonctionnaires miniers d’importance. La plupart séjournèrent à « Rainbow Lodge » ; non point qu’ils fussent intéressés à mes futures mines, mais parce que je possédais l’un des plus beaux sites de la province de Québec et qu’ils voulaient le voir. Trouvez un endroit comme cela, et le reste du monde ne tardera pas à venir vous y importuner.

Randy Mills et son associé, Herbert « Tiny » Corbett, qui avait l’air d’une tour Eiffel miniature, arrivèrent dans leur avion privé à Rainbow Lodge, au début de l’été. Nantis d’une profonde expérience, ils possédaient des concessions considérables dans le Chibougamau. Parmi leurs propriétés dans le district, il y avait Jaculet, Royran, Kayrand et Québec Smelting & Refining Co.

Ils se servaient de leur avion comme d’un taxi, transportant des prospecteurs et des foreurs dans leurs lointaines concessions, ramenant des carottes pour les faire analyser, chargeant leur appareil de nourriture et de matériel pour leurs employés dans des campements inaccessibles autrement. C’étaient des travailleurs opiniâtres, optimistes, clairvoyants et connaissant le succès.

Puis, survint le débonnaire Roy Robertson, courtier en valeurs, de Montréal et Président de la Merrill Island Mining Corporation, laquelle avait acquis l’ancienne concession Blake, l’une des zones les plus prometteuses du Chibougamau — du moins d’après ce que disaient les géologues. Robertson avait mené à bien plusieurs entreprises minières et le Chibougamau avait besoin de ce genre d’hommes, c’est-à-dire de financiers capables de réunir du capital, pour risquer le développement de la région.

Dans le sillage de Robertson (ils voyageaient en canot), vinrent E. O. D. Campbell, courtier de New York, promoteur et président de Campbell Chibougamau Mines Limited, nouvellement propriétaire des vieilles propriétés. à la baie des Cèdres et à l’île Merrill, de la Consolidated Mining and Smelting Company. Campbell était un financier de Wall Street, et son nom est synonyme, au Chibougamau, de champion courageux dans le développement du district. Il ne fallut que peu de temps à Campbell pour réorganiser l’ancienne entreprise, obtenir de l’aide financière des américains et, au moyen de la foreuse, découvrir un vaste gisement de cuivre et d’or dans les concessions de l’île Merrill, voisines de la Merrill Island Mining Corporation.

En moins d’une année, les équipes de Campbell et de l’île Merrill eurent éclairci des acres de forêt, construit des chalets à dortoirs et des bureaux, et creusé des puits profonds dans les entrailles de l’île Merrill.

Campbell se rendait très bien compte des possibilités formidables de la Zone du Chibougamau. Bientôt, il prit des options sur d’autres propriétés prometteuses du lac aux Dorés. « Je ne connais pas grand’chose des détails techniques du domaine minier, me dit-il : mais j’en sais assez pour employer des géologues experts, qui peuvent interpréter les faits scientifiques de façon qu’un profane comme moi les comprenne. Le conseiller de Campbell, à cette époque, était Stanley Malouf, brillant docteur en géologie et l’un des meilleurs spécialistes ès mines de l’est du Canada.

Campbell est d’assez petite stature, mesurant à peu près 5 pieds et six pouces. Un jour, je l’aperçus, à Montréal, déambulant en compagnie d’un minuscule prospecteur de Chibougamau, dont la taille ne dépassait pas 5 pieds et 2 pouces, soit quatre pouces de moins que celle de Campbell. Lorsqu’ils se séparèrent, Campbell me dit : « J’aime marcher avec ce petit homme, car je m’imagine les gens me regardant et se demandant : Qui est ce grand type ? »

Un autre expert en mines qui vint jusqu’à notre camp en avion fut Jim Harquail, ingénieur minier et géologue pour Ventures Ltd., l’un des organismes les plus importants au monde, possédant des mines productrices, où à la veille de l’être, dans plusieurs pays éloignés. Ventures possédait la propriété Opemiska dans le Chibougamau : c’est l’une des zones de minerai de cuivre les plus riches du Canada. Un monsieur qui s’y connaissait m’a dit : Opemiska constitue une possession extrêmement précieuse, et peut devenir un jour l’une des plus grosses productrices de Chibougamau.

Harquail me confia qu’il avait amené dans son avion deux géologues américains faisant partie de son personnel. Ils se trouvaient en ce moment dans le district du Lac Taché, à vingt milles au nord, où les prospecteurs avaient découvert de riches affleurements minéraux. Lorsque je lui demandai ce que ces deux géologues pensaient des échantillons, il sifflota et changea le sujet de la conversation : dans le domaine minier, ce sont là des choses qu’on ne confie pas facilement aux étrangers. Harquail a passé quelques années dans la région de Yellowknife, mais il préfère Chibougamau. « Le Nord-Ouest canadien est triste et désert, dit-il ; le Chibougamau est vert et brillant, propre et magnifique.

Un personnage en vedette au Chibougamau était, durant cette période, Fred Davies, ingénieur minier pour Belle Chibougamau Mines Ltd., détenteurs de concessions importantes dans le district du lac Bourbeau, environ cinq milles au nord de la future ville de Chibougamau. Court et puissant, Davies avait été un champion lutteur dans sa jeunesse et l’un des pionniers des grandes découvertes à Rouyn. Il connaissait tous les secrets de ce métier-là et repérait parfois une entreprise avantageuse là où les autres avaient passé sans rien discerner. Je lui demandai un jour :

« Êtes-vous un géologue ? » « Non, répliqua Davies ; je suis un diplômé en génie minier de l’Université McGill ; en d’autres termes, je suis un prospecteur instruit.

Une cinquantaine de connaissances m’avaient écrit, dans l’espoir d’être reçues à Rainbow Lodge. Pour m’en débarrasser d’un seul coup, j’organisai un pique-nique et lançai une invitation générale. Il vint des gens (c’était par un chaud dimanche d’août) à la douzaine, des camps lointains de la brousse, des bases d’aviation, des équipes de foreurs, des centres de constructions routières, des villages du lac Saint-Jean. Tout le monde transpira et s’amusa ferme, négligeant de manger, mais ingurgitant des océans de bière. L’ordinaire bagarre eut lieu, comme il fallait s’y attendre, mais personne ne fut gravement blessé et tous les invités revinrent à peu près intacts chez eux.

Je me souviens, à ce pique-nique, d’une très jolie québécoise. Elle promenait son éclatante personnalité parmi les rudes mineurs avec l’élégance d’une aristocrate. Elle me fit songer à cette extraordinaire créature que Joseph Conrad a placée aux côtés de Kurtz dans « Au cœur des ténèbres ». Je ne puis me rappeler son nom, car lorsque je doublai le cap de la bedonnante cinquantaine, je jetai au panier mon « livre d’adresses ».

Vers la fin de l’été sportmen et pêcheurs affluèrent, car la rumeur s’était répandue que les vastes domaines vierges du Chibougamau étaient ouverts au public, depuis que la route, partant de Saint-Félicien, était terminée. Des centaines de lacs, dans la région, n’avaient jamais connu le lancer de la mouche artificielle ; de grandes zones forestières n’avaient jamais entendu le cri plaintif du cornet de bouleau imitant l’appel de la femelle de l’orignal.

La truite mouchetée abonde dans les nombreux tributaires du lac Chibougamau. Herb McKenzie, pionnier parmi les prospecteurs, m’a dit qu’autour de la frayère de la baie aux Ours, il a pris, d’un seul coup de filet, 150 truites dont le poids variait entre deux et quatre livres. Le gouvernement accorde parfois des permis spéciaux pour utiliser des seines, aux compagnies minières qui se trouvent loin des centres où l’on peut se procurer des vivres.

« Nous capturâmes aussi, me dit-il, diverses autres sortes de truites, pesant jusqu’à huit livres, aux premières cascades de la rivière aux Rapides, au-dessus de la baie McKenzie ; on m’a même affirmé en avoir pêché là jusqu’à neuf livres, mais c’est probablement une rare exception.

« La truite grise des lacs, que les Indiens nomment « Touladie » peut peser jusqu’à quarante livres. Certaines de ses parties, comme le cerveau, sont considérées comme un mets succulent. Le grand brochet du Nord atteint aussi un poids de quarante livres. Souvent, les sportifs américains le confondent avec le maskinongé, car il lui ressemble. Le doré va jusqu’à cinq livres.

« Au lac Obotogamau, on prit des esturgeons de trois pieds de long. Le poisson blanc, dans le lac Chibougamau, peut peser jusqu’à sept livres. La chair du poisson blanc, lorsqu’il est devenu adulte, se compare favorablement avec la sole anglaise, si réputée dans le monde entier.

La plupart des pêcheurs qui vinrent à Rainbow Lodge étaient gais et intelligents, mais il y en eut quelques-uns marqués au sceau de l’abrutissement : ils venaient de Montréal, de New-York et d’autres grandes villes, nantis de force bouteilles d’alcool (qu’ils thésaurisaient précieusement), mais sans vivres, ni tente, ni sac de couchage. Après avoir troublé notre solitude et dévoré nos minces provisions, ils nous quittèrent sans même dire bonjour et leur portefeuille aussi bien garni qu’à leur arrivée.

(Un de mes amis, après avoir lu ce dernier paragraphe, m’a dit : « S’ils avaient partagé leur boisson avec toi… Ah ! C’eût été une autre histoire. »)

Afin de mettre un terme à cette invasion d’êtres nuisibles, je formai le club de chasse et de pêche Chibougamau. Le ministère des Terres et Forêts du Québec, m’accorda promptement un bail « de surface », valable pour dix années, pour le terrain avoisinant les rapides, et nous érigeâmes des cabanes de bois rond, spacieuses et confortables, pour nos hôtes futurs. Ils peuvent venir s’ils le désirent, ces parasites, mais, non d’un petit bonhomme, ils paieront leurs dépenses de bonne grâce ou non.

Vers la fin d’août, un métis du nom de Charles Cleary vint travailler à Rainbow Lodge. En moins d’une semaine nous avions coupé cent grands sapins, construit des piliers et installé un débarcadère à la baie Hello. Alors Charley me confia qu’il s’ennuyait et voudrait bien avoir sa famille avec lui. Je lui dis que je n’avais de disponible que deux petites tentes de 8 pieds par 10. « Il ne m’en faudra qu’une, dit Charley ; nous sommes habitués à vivre sous la toile. » La famille arriva en force le lendemain soir : sa femme et six enfants, dont un bébé qui ne marchait pas encore ! Ils s’empilèrent sous ce frêle abri, riant, se bousculant, n’ayant pas un seul souci au monde. Ils ne souffriront jamais d’ulcères d’estomac, ceux-là ! et j’enviais leur insouciance du lendemain — cet horrible lendemain qui n’arrive jamais.

Le lendemain matin (celui-là était arrivé) Charley me demanda l’autre tente. « J’ai eu tort, me dit-il ; ma femme et moi n’avons pas dormi de la nuit, avec toute la famille qui nous sautait dessus. Deux adultes et six enfants, c’est un vrai déluge ! »

Ces nomades restèrent deux mois avec nous, puis déménagèrent dans une vieille cabane à la pointe du Camp indien, dans la baie des Cèdres. Au beau milieu de l’hiver, la cabane prit feu et fut réduite en cendres, les Cleary se sauvèrent de justesse, avec seulement quelques hardes à moitié brûlées.

Un portage, comme chacun sait, est une piste tracée par des hommes à travers la brousse et reliant entre eux des lacs ou des cours d’eau. Au portage de Rainbow Lodge, la distance entre le lac aux Dorés et le lac Chibougamau n’est que de quelques centaines de pieds. Sur cette piste passent en été des douzaines de prospecteurs portant canots, moteurs et tentes, tout un bagage hétéroclite. Je tenais « maison ouverte » pour ces chercheurs de mines (le café réchauffé restait parfois à leur disposition des petites heures du matin jusqu’à minuit) car tous étaient bavards souvent de façon plutôt incohérente) et j’aimais écouter les histoires étranges qu’ils racontaient.

Un visiteur fréquent était Jean Boucher, un prospecteur musclé, à la voix puissante, ayant des opinions arrêtées et une bonne connaissance des minéraux.

Il arrivait au quai du lac aux Dorés, portageait son canot et son bagage jusque sur la rive du lac Chibougamau, après quoi il venait me rendre visite et m’entretenir sur les divers échantillons de roches qu’il avait examinées récemment. Un jour, alors qu’il quittait Rainbow Lodge, un petit livre tomba de sa poche. En le ramassant, je jetai un coup d’œil sur le titre : « Les fleurs du mal »… Les poèmes de Charles Baudelaire dans la brousse canadienne du Nord ! Je m’attendais à bien des œuvres de bons poètes, mais faciles… à des romans populaires, dans la main de ces hommes-là… Mais jamais à Beaudelaire !

L’automne dernier, par un crépuscule de novembre, Boucher, portant un lourd havresac, franchissait le lac Caché, lorsque la glace céda sous ses pieds, le précipitant dans l’eau presque gelée. Il se trouvait à une centaine de pieds du bord, à portée de voix d’une cabane de bois rond où habitaient Mme Marguerite Lafond, femme d’un prospecteur, sa fille Laurence, âgée de treize ans et Mme Yvonne Coulombe, femme d’un ancien garde-chasse doublé d’un prospecteur.

Espérant pouvoir se hisser sans assistance sur la glace ferme, Boucher nagea durant une vingtaine de minutes, mais en vain. Sentant l’épuisement et le froid l’envahir, il se décida enfin à crier à l’aide. Au péril de leur vie. Mme Coulombe et Mme Lafond coururent courageusement sur la glace mince, et s’approchèrent jusqu’à quelques pieds du malheureux en train de se noyer.

Il faisait complètement nuit quand j’entendis l’appel expliqua ensuite Mme Coulombe ; j’eus le temps de prendre ma torche électrique et une planche. Je parvins à pousser celle-ci assez proche de M. Boucher pour qu’il puisse en saisir le bout. Mais il avait séjourné dans l’eau froide si longtemps qu’il était incapable de la tenir fortement. Brusquement, il lâcha prise et dit d’une voix claire et calme : « Je suis trop engourdi, c’est la fin. C’est vraiment dommage… »

« À la lueur de ma lumière, je vis ses yeux gonflés qui brillaient comme des boules de feu et ses cheveux gelés qui se dressaient tout droit comme du fil de fer. Puis, il se tourna lentement sur le côté et disparut sous la surface. S’il avait crié dès qu’il tomba à l’eau, nous l’aurions probablement sauvé. »

Boucher était un petit-fils d’un fameux pionnier des Laurentides, le docteur Louis Grignon, et le neveu de Claude-Henri Grignon, l’écrivain radiophonique très connu, auteur de « Un homme et son péché ».

Un autre prospecteur, dont les goûts poétiques se limitaient à des couplets gaulois de « Mademoiselle from Armentières », se présenta un soir tellement affamé, que je m’empressai d’ouvrir une boîte de sardines et de la placer devant lui. Il en renifla longuement le contenu et déclara : « Ça pue bon ! »

Un anglais (d’Angleterre), nouvel arrivé au Canada et peu familier avec nos blasphèmes et jurons, passa un jour et me donna ma première leçon dans l’art de sacrer à l’envers. Il avait quitté son emploi et retournait à Montréal. « Cet ouvrage de fou, je vous la laisse ! s’exclama-t-il ; regardez mes bras, couverts de piqûres de mouches noires. Et de plus, la femme du boss est une chienne d’enfant ! »

Un autre chasseur de métaux précieux se présenta, alors que je mêlais une sauce blanche aux câpres, destinée à rehausser le goût d’un gigot d’agneau en train de rôtir dans mon fourneau. À mesure qu’il dévorait la viande, il poussait les câpres dans le côté de son assiette où elles s’amoncelaient en un joli tas de petites crottes noires. Je lui offris un autre morceau d’agneau. — Avec plaisir, dit-il, mais ne le coupez pas aussi près du derrière.

Une foule d’Indiens nous visitèrent mais je n’en rencontrai jamais un seul qui fut affligé des manières dégoûtantes de certains hommes blancs. Ils ne connaissaient certes pas les conseils que les experts en politesse dispensent dans les journaux, mais chaque peau-rouge que j’ai rencontré au Chibougamau était doué d’une courtoisie naturelle que les visages pâles auraient bien dû copier !

Je me souviens d’un beau soir où, dans le soleil couchant ressemblant à un « fade in » de cinéma, nous aperçûmes soudain une file de canots d’Indiens venant vers nous, sur le lac Chibougamau. Ils étaient en route pour le lac Mistassini, à cinquante milles au nord, où ils vivent, pêchent et chassent.

Le canot de tête, mû par un moteur hors-bord, touait quatre autres canots chargés de provisions et de sauvages. Ils abordèrent à la baie Hello et les Peaux-Rouges vinrent nous rendre visite par le sentier de la brousse.

Ils se postèrent en groupe serré, comme des raisins en grappe près de notre cuisine en plein vent. « Joe Chibougamau », qui les connaissait, tint le rôle de maître des cérémonies. Il leur distribua du tabac et des aliments, qu’ils acceptèrent sans manifester aucun sentiment et sans remercier. Non pas qu’ils voulussent être impolis ; il était naturel pour eux d’accepter des présents, et de rester impassibles.

Un Indien de petite taille, qui avait l’air d’un nain au ventre ballonné, me fit tellement penser à « monsieur Punch », (le polichinelle anglais), que je ne pouvais détacher les yeux de sa curieuse personne. « Joe Chibougamau » m’expliqua qu’il s’agissait d’un tuberculeux avancé, presque mourant. Je le crus d’autant plus facilement que le malheureux, à un certain moment, s’appuya à un arbre, car il était trop faible pour se tenir debout.

Nous avions souvent discuté de la possibilité de sauter en canot les rapides plongeant du lac Chibougamau dans le lac aux Dorés. Les eaux écumantes, qui passent en bouillonnant devant mon chalet, font une chute de 12 pieds de long d’un parcours d’environ 500 pieds ; c’est un plongeon formidable. De plus le courant se heurte partout à des cailloux à demi submergés. J’ai, personnellement, une expérience du canot bien supérieure à la moyenne et je ne prévoyais que désastre à tenter une folie pareille.

« Joe Chibougamau » demanda au chef indien : « Canot peut sauter rapides ? » l’homme rouge regarda longtemps les eaux hurlantes, marcha jusqu’à la tête du torrent, examina attentivement le courant, revint au pied des chutes et l’examina dans l’autre sens. Il revint enfin à l’endroit où nous nous tenions et dit simplement : « Non. »

(Quelques jours plus tard, un homme de la brousse passa par chez moi. Il était ivre et déclara qu’il sauterait les rapides si je consentais à lui prêter mon canot. Je refusai, d’autant plus qu’il avait le sien. Je lui dis de l’utiliser, s’il désirait se suicider. Il tira, de son intelligence lilliputienne, des arguments pour m’emprunter mon esquif au lieu de prendre le sien, puis finit par s’endormir en ronflant plus fort que les rapides. Le lendemain matin, il avait l’air d’un mouton lorsque je lui demandai s’il désirait toujours tenter cet exploit).

Un jour de la fin de l’été, à l’aube, un canot vint aborder à notre quai, aussi silencieusement qu’un fantôme. Deux Indiens se tenaient agenouillés dans le fond de la frêle embarcation, c’est la position classique des pagayeurs. L’un des sauvages sauta légèrement sur le sol. C’était un pur Montagnais haut de six pieds, avec des pommettes saillantes, des cheveux d’un noir de corbeau, un torse droit et puissant. Il ne parlait que le français.

Il m’explique qu’il avait entendu dire que j’avais besoin de bois de chauffage et qu’il désirait le fendre. J’indiquai un massif de bouleaux et lui dis la longueur des bûches requises pour notre fourneau et nos poêles. Il baissa la tête, grogna et dit « Oui ». J’ajoutai que je lui donnerait vingt-cinq dollars pour couper, fendre et empiler cinq cordes de bois. Il grogna de nouveau et fit un signe affirmatif de la tête. Ensuite il signala du bras à son frère, lequel plongea soudainement sa pagaie dans l’eau, fit virer le canot et s’éloigna. Lorsque je demandai à l’Indien si son frère viendrait le chercher plus tard, il répondit : « jeudi ».

Le jeudi, soit trois jours plus tard, il avait terminé sa besogne, mais son frère ne se montra pas, ni le lendemain, ni le samedi. Quand je lui demandais si son frère avait vraiment l’intention de se présenter, il haussait les épaules, souriait, pénétrait dans sa petite tente, s’étendait sur une pile de couvertures et s’endormait, ne se levant qu’à l’heure des repas, pour retourner immédiatement après vers sa tente.

Parfois, il restait dehors, attendant que le gong sonnât. Assis sur une souche, il regardait dans le vide, immobile, la face inexpressive, véritable symbole de l’éternité. Je l’observai ainsi un jour, durant une heure, montre en main. Il ne bougea pas plus qu’une statue. À la fin, je lui demandai à quoi il pensait. Il daigna sourire et répondit « Rien ».

Une fois que j’étais assis à côté de lui à la table où nous mangions, je remarquai qu’il avait une grosse bosse, haut placée dans le dos, entre les omoplates. Eut-elle été six pouces plus bas, on aurait dit un bossu. Il déclara que cette protubérance lui était venue en portageant les canots. Enlevant sa chemise, il exposa un paquet de chair musculeuse, en même temps dure et souple comme du cartilage, à peu près les dimensions d’une demi « football ». Non seulement ce n’était pas douloureux, mais très commode lorsque la barre de traverse du canot s’appuyait dessus durant les portages, dont certains étaient de trois milles de longueur.

Le dimanche matin, son frère n’ayant pas reparu, il emprunta un canot et pagaya jusqu’à la baie des Cèdres, à cinq milles plus bas sur le lac aux Dorés. Et c’est ainsi que j’ai constaté que les Indiens n’ont ni le sens du temps, ni celui de la responsabilité.

Un autre Indien me donna le frisson, lorsqu’il apparut subitement à mes côtés, silencieux comme une ombre, alors que je travaillais à mon établi.

C’était par un temps lourd ; la tranquillité était totale. Je venais d’entendre le vague grattement d’un mulot, sur le plancher du hangar. Pourtant, ce sauvage s’approcha jusqu’à un pied de mon dos sans faire le moindre son ; il aurait pu rester ainsi pendant une heure sans que je le sache, si ce n’eût été la forte odeur de son corps malpropre qui me parvint aux narines.

Je lui fis face ; instantanément, il tendit les deux mains vers moi. Dans l’une, il tenait une bougie d’allumage brisée ; dans l’autre, un billet d’un dollar. Je lui donnai une bougie neuve, tout en faisant signe que je ne voulais pas son argent ; il l’empocha et m’indiqua de l’index une autre bougie neuve sur un banc. Je secouai la tête négativement. Il fronça les sourcils en me regardant d’un air de reproche, comme pour dire : « Tu m’en as donné une ; pourquoi pas deux ? » Je me détournai pour allumer une cigarette et avant que l’allumette fut éteinte, l’Indien avait disparu, aussi silencieusement qu’il était venu.

Le mois de septembre arriva, dans sa livrée magnifique et escorté de ses bataillons de canards et d’oies sauvages qui s’en allaient vers le sud, loin du dur hiver des terres septentrionales. Les ours gras et satisfaits sous leur fourrure, grognaient de contentement au souvenir de leurs festins de bleuets et parcouraient la forêt sans se presser. Par milliers, les perdrix émergèrent du sous-bois humide et commencèrent leur promenade sur la route Saint-Félicien-Chibougamau, à la recherche des chauds rayons du soleil. (On pouvait les approcher jusqu’à quelques pieds, tellement elles s’étaient habituées aux hommes et aux automobiles).

Les orignaux se multipliaient dans la réserve de gibier de Chibougamau, qui était constamment patrouillée par des gardes-chasse vigilants. Bientôt, ces nobles élans d’Amérique, ces rois de la forêt canadienne s’éloigneraient de la réserve protectrice, à la recherche de nouvelles zones nourricières ; bientôt aussi les géants se feraient tuer par des chasseurs. La dernière vision de la plupart des orignaux du Chibougamau, c’est celle d’un être humain, dyspeptique et vêtu d’un costume aux couleurs brillantes pointant vers eux un bâton d’acier creux et long.

Au début d’octobre, le docteur Paul Imbault, géologue pour le ministère des Mines du Québec, consentit à examiner et à faire le relevé de ma propriété de mille acres (18 concessions) et à rédiger un rapport de ses constatations.

Il avait passé tout l’été au Chibougamau, avec un groupe d’assistants et d’étudiants en géologie. Ses recherches l’avaient persuadé des très belles possibilités de la région.

Le docteur Imbault utilisa sa période de vacances pour exécuter l’ouvrage que je lui demandais. Nous nous rencontrâmes au camp O’Connell, au Bras du Sud-Est et revînmes à Rainbow Lodge, distante de 15 milles, dans l’Hopi ». Il neigeait. Cette neige d’automne tombait si dru, que la berge devint invisible et que nous dûmes arrêter le moteur et nous laisser aller à la dérive, car nous n’avions pas de boussole. Enfin il y eut une éclaircie et nous arrivâmes à bon port.

Pendant huit jours, de l’aube au crépuscule, le docteur Imbault parcourut la forêt, recueillant des échantillons, examinant les affleurements et écrivant des notes. Plus tard, il m’envoya une carte coloriée de ma propriété, complète dans tous ses détails. Il rédigea aussi un long rapport, couché en termes géologiques, que l’un de ses confrères les plus distingués me déclara ensuite être le meilleur qu’il ait jamais lu. Ce qui n’empêcha pas un certain ingénieur-promoteur, qui l’avait lu à son tour, de dire d’un air averti : « Imbault n’ose pas se compromettre n’est-ce pas ? »

Dans son rapport, le docteur Imbault suggérait que, l’été suivant je fasse forer deux trous au niveau des eaux du lac Chibougamau et deux trous sur la rive du lac aux Dorés. Ce relevé géologique comptait pour du travail statutaire et l’on m’en crédita cent jours. Le docteur Imbault est né dans le petit village de Saint-Siméon, sur les bords du Saint-Laurent. Il est l’un des rares canadiens français à avoir obtenu un doctorat en géologie.

Fred Davies, l’ingénieur minier, m’informe que le titre de « docteur » en géologie n’existe pas, la géologie étant une science inexacte. Le vrai titre, c’est docteur en philosophie (D. Ph.) ou bachelier ès Sciences (B. Sc.). Le docteur Paul Imbault, docteur en géo… pardon ! philosophie, me confirme ceci et ajoute : « ce rang de (D. Ph.) est conféré à propos de n’importe quel sujet, à partir de la bactériologie agricole jusqu’à la zoologie. »

Ces messieurs ont évidemment raison, mais je n’en trouve pas moins absurde le titre de « docteur en philosophie, avec connaissances géologiques ». Au diable les chinoiseries universitaires ! Je maintiens l’excellent titre de « docteur en géologie ». Et avant d’abandonner le sujet, je ferai remarquer que s’il existe vraiment une « science exacte », elle est la seule chose exacte sur notre boule ronde et étourdie.

Très peu de canadiens-français étudient la géologie, et je me demande pourquoi. Les universités et collèges d’expression française sont bourrés d’étudiants en théologie, en loi, et en médecine, mais le recrutement est à peu près nul en ce qui concerne l’étude des choses minières. Ceci est d’autant plus surprenant que la province de Québec est la plus riche contrée du monde en mines encore inexploitées et que dans une cinquantaine d’années notre province sera probablement la plus puissante du Canada, grâce à ses ressources naturelles.

L’hiver s’insinuait graduellement dans le Chibougamau. Je fermai la maison et quittai la région le 9 novembre, le jour même que l’eau gela sur les lacs ; une mince couche de glace se forma subitement, isolant d’un seul coup tous ceux qui habitaient ailleurs que sur la terre ferme. Si j’avais voulu revenir à Rainbow Lodge, il m’aurait fallu marcher du Bras du Sud-Ouest jusqu’au bout de la péninsule Gouin, soit une distance de quinze milles à travers une brousse épaisse, sans même un sentier pour me guider.

Au « townsite » je rencontrai des douzaines de prospecteurs quittant le Chibougamau pour la durée de cette période de gel. Plusieurs en profitaient pour se rendre à Montréal, Toronto, New-York et autres grandes villes, où ils vendaient les propriétés acquises durant l’été et obtenaient les moyens nécessaires pour accomplir de futures explorations. Certains prospecteurs se retiraient simplement, durant cette morte-saison, à l’hôtel Bellevue de Saint-Félicien ou au Château Roberval et à la Maison blanche de Roberval, passant agréablement le temps dans ces confortables hôtelleries.

Quelques jours avant Noël, on apprit que les cours d’eau du Chibougamau étaient gelés pour de bon, et de nouveau, une petite armée de prospecteurs abandonna le luxe de la civilisation pour se replonger dans les solitudes frigorifiées du Nord. Ces hommes reprenaient leur incessante chasse au trésor, et ni la neige, ni la glace ne sauraient leur barrer la route.

Dès la première chute abondante de neige, les gardes-feu menèrent à bien un exploit qui eut été impossible en n’importe quel autre temps de l’année. Au moyen de traîneaux et de chiens, ils hissèrent une tour d’acier de 80 pieds jusqu’au faîte du mont Cummings, à cinq milles au nord de Rainbow Lodge. La tour fut transportée par sections, destinées à être assemblées et érigées l’été suivant. Du haut de cette tour, les gardes-feu pourraient observer, à l’œil nu, plus de quarante milles de forêt dans toutes les directions.

Je roulai jusqu’au Chibougamau, tout du long des 150 milles de la route d’hiver, dans le camion du prospecteur Wally McQuade. Relativement parlant, le confort était magnifique. Il y avait bien une chaufferette dans le camion, mais elle ne fonctionnait pas. Nous apportâmes donc avec nous nos propres calories, en l’espèce d’une bouteille de rhum de haute qualité, et le bonhomme hiver dut convenir qu’il était battu. Le chemin glacé était aussi glissant qu’un mât de cocagne et nous n’avancions qu’à huit milles à l’heure.

Dès son arrivée à Chibougamau, McQuade bourra son « paqueton » de provisions, chaussa ses raquettes et disparut dans la brousse, sans divulguer sa destination. Je devinai qu’il était en route vers quelque concession de haute valeur.

McQuade, gradué avec distinction de l’École des Mines de Hailibury, était l’un des prospecteurs les plus alertes de la région, où il avait déjà fait plusieurs découvertes précieuses.

Je louai dans le « townsite  », une auto-neige et me rendis avec des amis jusqu’à Obalski Landing et de là, sur la glace du lac aux Dorés, jusqu’à Rainbow Lodge, distante de huit milles. L’auto-neige avançait à cinquante milles à l’heure et j’éprouvai quelque angoisse à me demander comment je pourrais sortir du véhicule, si d’aventure il passait au travers de la glace. Il n’y avait que deux petites portières à l’avant, aucune trappe de secours sur le toit ; en outre, je n’avais pas de hache pour défoncer la paroi, advenant un accident du genre de celui que je redoutais. Lorsque nous arrivâmes à mes concessions, j’étais en sueur.

Le cadenas à la porte de la maison était complètement gelé et il fallut tout le contenu d’une boîte d’allumettes pour lui faire entendre raison. Une fois à l’intérieur, nous allumâmes la cuisinière et le poêle cylindrique et, en moins de vingt minutes, mon foyer forestier était aussi confortable qu’un appartement urbain. Avant de nous coucher le soir, il fallait bourrer le poêle de bûches de trois pieds et vers minuit il faisait si chaud dans la maison que nous devions dormir les fenêtres ouvertes, quoique le thermomètre sur la véranda enregistrât vingt degrés sous zéro.

Nous avions une envie de poisson et taillâmes un trou dans la glace du lac Chibougamau, et descendîmes une ligne, amorcée de bacon. Mais, le poisson ne daigna pas mordre, jusqu’au moment où des Indiens s’amenèrent en raquettes. Ils avaient capturé une barbotte tout près de la rive et appâtèrent notre hameçon avec un morceau de sa chair. Ce soir-là, nous dînâmes de la truite de lac.

Je me souviens que quelque part dans le livre de De Quincey, le fumeur d’opium rêve de posséder une maison dans les neiges canadiennes.

Ah ! S’il avait vu Rainbow Lodge ! De Quincey désirait aussi une jolie femme pour charmer sa demeure. Si le grand écrivain était encore de ce monde, je lui dirais, du fond de mon expérience, que les femmes belles et intelligentes à la fois sont rares au Canada et que lorsqu’on a la chance d’en trouver une, il n’est pas facile de la garder dans la solitude hivernale.

Après quelques jours de repos, je retournai à la baie des Cèdres, où le forage était assez actif. Sur la propriété Campbell, je dormis dans une cabane aussi ajourée qu’un moulin à vent. Le matin j’enlevais autant de neige à l’intérieur qu’il y en avait devant la porte. Je possédais un sac de couchage comme ceux qu’on utilise dans l’arctique, mais je me réveillai plusieurs fois durant la première nuit, me disant qu’il m’en eût fallu deux. (Si jamais l’on érige un monument au Chibougamau, il devrait être consacré à l’inventeur du sac de couchage, qui apporta la plus grande contribution au bien-être de l’homme dans la brousse.)

De mon inconfortable demeure, je distinguais une maisonnette à la pointe du Camp indien, à un demi mille sur l’autre rive de la baie des Cèdres. Dans ce « campe » habitaient le métis Charley Cleary, sa femme et leurs six enfants. Alors que je déroulais mon sac de couchage, par un soir aussi noir que de l’encre, je vis soudain des flammes au travers du toit de la cabane de Charley. En quelques minutes, toute la construction de bois rond était en feu… Je courus sur la glace avec un groupe de prospecteurs et d’ingénieurs, mais lorsque nous arrivâmes devant la maison qui brûlait, nous ne trouvâmes personne. Il y avait, épars sur la neige, des lits, des matelas, des ustensiles de cuisine. C’était la preuve que les occupants avaient réussi à sauver une partie de leurs possessions. Mais les Cleary, où étaient-ils ? « Ils sont peut-être retournés à l’intérieur pour récupérer d’autres objets et ont été brûlés vifs lorsque le toit s’est effondré », suggéra un foreur. Nous restâmes là durant plusieurs heures, à geler et à sacrer, mais nous ne pouvions rien faire, absolument rien.

Nous revînmes à nos quartiers et à l’aube, je retournai sur l’autre rive pour essayer de retrouver les restes de la malheureuse famille Cleary qui, j’en étais persuadé, gisait dans les ruines fumantes. Je n’avais parcouru qu’une centaine de pieds lorsque, à un demi mille de distance, j’aperçus toute la bande des Cleary marchant à la file indienne sur la glace, en direction de la pointe. Un des enfants m’expliqua que pendant que leur toit flambait, ils avaient jeté sur la neige tout ce qu’ils possédaient, après quoi ils s’étaient rendus, sur le lac gelé, jusqu’à un « campe » abandonné, situé à plusieurs milles de là. Ils n’avaient même pas songé à l’anxiété de quelques blancs qui auraient pu se précipiter à leur secours.

La majeure partie des compagnies minières entretenaient des équipes permanentes à la baie des Cèdres et sur l’île Merrill. Une vingtaine de foreuses fonctionnaient, cherchant des gisements de minerai sous les fonds du lac. Ces machines étaient installées sur la glace et entourée de cabanes préfabriquées en bois contreplaqué et chauffées au moyen de poêles à bois. Durant le seul hiver 1950-51, on dépensa près d’un demi million de dollars, rien qu’en opérations de forage.

La compétition était grande et cinq entreprises différentes avaient fait transporter au Chibougamau des foreuses lourdes, moyennes et légères. Les spécialistes de ce genre de travail appartenaient aux compagnies suivantes : Demorest, Continental, Inspiration, Bradley Frères & Larocque. Le prix du forage variait entre deux et trois dollars du pied, selon la variété de roche que les mèches avaient à traverser.

Les foreurs du Chibougamau étaient de rudes gars ; et ils devaient être ainsi pour accomplir cette besogne : l’une des plus pénibles que je connaisse. Les manipulateurs de foreuses recevaient 1,25 $ de l’heure et leurs aides, 1, $ et ils gagnaient courageusement chaque sou. Ils peinaient presque tous douze heures d’affilée et le bruit, la puanteur, la vibration des moteurs pleins de graisse et crachant l’huile dans un vacarme infernal ne semblaient pas les ennuyer. Durant des mois ils ne se lavaient pas, mangeaient comme des loups et dormaient dans leurs vêtements imbibés de carburant. Il n’est pas étonnant que, de temps à autre, l’un d’eux empoignât une bouteille par le goulot et demandât à l’ivresse l’oubli de sa misérable existence.

Sans compter le forage, plusieurs entreprises minières se livraient à des recherches géophysiques ou mathématiques, car grâce à ces méthodes, elles parviennent à répérer et délimiter les glissements, les failles des gisements, ainsi que les minerais sulfurés. Si un gisement existait dans la zone qu’on examinait, il était possible, en règle générale, de le localiser. Mais s’il n’existait pas de gisement sur cette propriété, « aucune méthode géophysique ne réussira à l’y placer », ainsi que le disait, de façon amusante un dépliant de la « Geo-Technical Development Company ».


Chapitre Quatrième

L’ÉPOPÉE DE L’UNGAVA


Au début du mois de janvier, en route pour Montréal, je rencontrai trois spécialistes des mines qui faisaient des préparatifs pour une aventure requérant du courage, de l’endurance et de la volonté. Ils étaient sur le point de quitter Roberval en avion, pour le pays nu et désolé de l’Ungava[6] — six cents milles au nord, où ils voulaient jalonner mille concessions minières (quarante mille acres) en plein hiver ! (Et c’est ça, l’ère du confort !)

Leurs noms : Ross Toms, « Joe Chibougamau » et Ole Bones.

Toms le chef de l’expédition, était natif de Terreneuve ; c’était l’un des meilleurs prospecteurs que l’on ait connu au Canada.

« Joe Chibougamau » (de descendance autrichienne et italienne ; son nom légal est Joseph Mann) est, lui aussi, un prospecteur expérimenté, un coureur des bois de premier ordre et un pittoresque aventurier du Nord.

Bones, né en Norvège, prospecteur de haut mérite, acquit une telle réputation, qu’on a donné son nom à un lac du Labrador.

Ce trio semblait avoir été coulé dans le même moule moral : nantis de muscles d’une endurance formidable, ils n’élevaient jamais la voix plus qu’il ne fallait, se montraient courtois sans vantardise : de vrais soldats romains d’avant la décadence.

Ils avaient assemblé, à la base d’aviation du Mont-Laurier, des vivres et de l’équipement pour un séjour de six mois dans l’Arctique et n’attendaient qu’une bonne visibilité pour décoller. Dick Lee, excellent pilote de ces terres désolées, devait conduire le groupe jusque dans l’Ungava et remiser un avion à Fort Chino. (L’on me dit que les frais relatifs à l’envolée, s’élèveraient à 20,000 $).

Comme le savent tous ceux qui lisent les journaux, les entreprises Hollinger exploitent, dans le nouveau-Québec, des vastes gisements de minerai de fer. Un chemin de fer, courant de la rive nord du Saint-Laurent jusqu’au cœur de ce royaume minéral, et qui se terminera à quelques centaines de milles de la baie d’Ungava, sera bientôt terminé, au coût de 300 millions de dollars.[7]

L’expédition Ross Toms allait jalonner des claims à proximité de la baie d’Ungava. Cette dernière est navigable (les Américains y ont établi une base navale lors de la dernière guerre). Si l’on découvrait, à l’analyse, du minerai de fer de valeur profitable, on pourrait l’expédier à bon marché par bateaux, jusqu’aux fonderies sur la côte de l’Atlantique.

Le risque en valait la peine. Toms n’éprouva aucune difficulté à recevoir l’appui financier de quelques Américains audacieux et prévoyants.

Le fer constitue l’un des principaux éléments du progrès économique d’un pays. L’histoire prouve que les peuples prospères — c’est-à-dire les conquérants — sont les plus grands consommateurs d’acier. L’hémisphère occidental recherche frénétiquement le minerai de fer — ainsi, d’ailleurs, que la Russie — car sans lui, comment l’homme civilisé pourrait-il détruire ses frères à coups de bombes ?

Un groupe de courtiers et de prospecteurs avaient cherché à stimuler l’intérêt public à propos des richesses du Chibougamau. La campagne de publicité avait duré tout l’hiver. Un expert montréalais en relations publiques se fit le champion de la cause et écrivit des articles à propos des couvre-chefs bizarres que portent les Indiens du Lac Mistassini ; à propos aussi d’une école d’Art dirigée dans la brousse par un ingénieur minier, et d’autres écrits d’un intérêt quelconque. Il faut admettre que c’est une rude tâche pour un rédacteur, et je doute que ces histoires, qui coûtèrent un joli prix, aient amené l’argent des spéculateurs dans la région.

Au cours de mes randonnées au Chibougamau, j’avais entendu des bribes d’histoires où il était question de cannibalisme. Un trafiquant en fourrures, m’avait-on dit, avait dévoré un guide, voilà bien des années. Je finis par connaître les faits, lorsque je rencontrai Gladstone McKenzie, un prospecteur qui avait vraiment vu le cadavre partiellement mangé.

Gladstone McKenzie est le fils de feu Peter McKenzie, le premier homme qui découvrit du métal de quelque valeur au Chibougamau. Gladstone a passé presque toute sa vie dans la brousse. Après m’avoir narré l’histoire de cannibalisme, il continua la conversation avec le récit de ses expériences dans les « pays d’en haut ». Je cite ici ce qu’il me dit en substance, car cela éclaire d’un jour révélateur l’existence au Chibougamau il y a un demi-siècle.

Durant l’hiver de 1903-04, me dit-il, « mon père établit un poste de traite au lac Ashuapmouchuan,[8] à 80 milles environ de Saint-Félicien. »

« Il me confia le poste, avec Joseph Kurtness, un pur Indien montagnais, chef de la tribu qui habitait la réserve de Pointe Bleue, proche de Roberval, Joseph avait une assez bonne éducation : outre sa langue maternelle, il parlait couramment le français et l’anglais. Il était expert dans l’achat des pelleteries brutes. Il m’apprit rapidement l’Art d’évaluer les peaux. Joseph et moi posâmes une série de pièges et capturâmes de nombreux renards, lynx, martes, visons et rats musqués. Nous acquîmes aussi beaucoup de fourrures des Indiens, de sorte que notre première année de traite fut excellente.

« Mon père se joignit à nous au printemps de 1904 et annonça qu’il partirait après le dégel pour se rendre au Chibougamau.

« Il avait exploré cette région l’année précédente et en avait rapporté d’intéressants échantillons minéraux. Voilà près de cinquante ans, il a prédit le développement qui se fait aujourd’hui.

« Nos guides indiens fabriquèrent deux canots d’écorce, longs de 18 pieds et le 2 mai, nous partîmes pour Chibougamau. Nous arrivâmes à la pointe du Cuivre le 29 mai. Aucune route n’existait alors. Il fallait remonter des rapides et traverser la forêt. C’était pénible et épuisant. Joe Kurtness et moi quittâmes nos compagnons au Chibougamau et continuâmes encore plus au nord, sur une distance de 70 milles, jusqu’au lac Mistassini, où nous obtînmes une bonne quantité de fourrures, en échange de merceries et de colifichets.

« Les Indiens de Mistassini étaient totalement différents de ceux du lac Saint-Jean. Leur peau était moins sombre et la plupart parlaient anglais, quoiqu’ils n’eussent jamais quitté leur région et qu’ils ignorassent tout du monde extérieur. Ils apprirent cette langue des traitants de la Compagnie de la Baie d’Hudson.

« C’étaient des gens gais, sympathiques et hospitaliers. Durant la saison des réjouissances, ils se visitaient mutuellement durant des semaines. Ils dansaient tous les soirs, à l’accompagnement d’un violon et d’un accordéon. Je vous assure qu’ils s’amusaient plus qu’on ne le fait dans les boîtes de nuit de Montréal et de New-York.

« Il y avait environ cinquante familles d’Indiens dans cette région du Mistassini et, quelque temps avant mon départ, ils donnèrent un grand souper (« Injun banquet ») en mon honneur. Le facteur de la compagnie de la Baie d’Hudson et moi étions assis à une table équarrie à la hache, tandis que toute la population était assise en rond, sur le sol à nos pieds.

« Cinq ou six squaws, gracieusement vêtues de costumes garnis de perles, s’approchèrent de notre table, portant de grands paniers d’écorce de bouleau chargés de viandes fumées : chair d’ours, d’orignal, de renne et de poisson. Du pain plat et rond cuit avec de la farine, du levain et de l’eau, fut servi accompagné de graisse d’ours tenant lieu de beurre. On plaça devant moi trois livres de viandes et de poisson. Je regardai d’un air inquiet, cette montagne de victuailles, mais le facteur me souffla à l’oreille que je n’insulterais pas mes hôtes en ne dévorant point tout cela, car ici, la coutume était que l’invité apportât chez lui les reliefs du festin.

« Il n’y avait que deux assiettes dans toute la région, et nous eûmes l’honneur de manger dedans. La viande fumée nous était servie en lanières de dix-huit pouces : et comme les fourchettes étaient inconnues, et les couteaux inusités dans ces agapes primitives, les bons usages voulaient qu’on la mangeât à la manière des avaleurs de sabres. Cette viande était dure, mais très savoureuse, rappelant le goût du pemmican (chair desséchée) de bison.

« À cette époque vivait, dans le Mistassini, un monstre singulier. C’était un petit garçon de sept ans, à moitié humain et à moitié ours ! Toute la partie gauche de son corps était couverte de longs poils noirs ; sa main et son pied gauches portaient des griffes d’ours. La moitié de sa face, de son nez et de ses oreilles étaient garnis de ces poils noirs et sa peau avait la consistance du caoutchouc. Je rencontrai cet être bizarre vingt ans plus tard, lorsqu’il fut devenu pleinement adulte : il était grand, de musculature puissante et je remarquai qu’il portait toujours une mitaine sur sa main gauche. Son intelligence était celle d’un Indien normal et ses congénères le traitaient avec beaucoup de crainte et de respect.

« Un jour, on me demanda de soigner un Indien dont la jambe avait été dangereusement mutilée par un ours. Elle était noire jusqu’au genou, et en voie de putréfaction ; l’odeur qu’elle dégageait était atroce. Le cas me parut désespéré. Je donnai au patient des tablettes de morphine, que je transportais dans ma petite pharmacie, puis je me mis à tailler, au moyen d’un rasoir que j’avais stérilisé tant bien que mal, de longues bandes de chair pourrie.

« J’avais une bonne provision d’acide carbolique, de teinture d’iode et d’onguents, avec lesquels je traitai mon homme durant plusieurs semaines ; si bien qu’il guérit parfaitement ! Le printemps suivant, il me présenta une magnifique peau de loutre, symbole de sa reconnaissance.

« Nous quittâmes le Mistassini, pour nous rendre à Saint-Félicien, franchissant les deux cents milles en six jours, ce qui était un record pour cette époque sans moteurs. Les courants étaient favorables, les vents constamment dans la bonne direction, et nous avions utilisé des voiles sur tous les cours d’eau. Quelques semaines plus tard, mon père, mon frère Herbert et moi retournâmes au Chibougamau avec M. Obalski, le géologue du gouvernement qui voulait examiner de près nos découvertes minéralogiques de l’année précédente.

« Le voyage, de Saint-Félicien jusqu’au bras Sud-Est du lac Chibougamau, prit trois semaines. La température était si clémente, que nous décidâmes de pousser jusqu’au milieu du lac, à la pointe du Cuivre, sur l’île au Portage, une distance de 14 milles. C’est une aventure que nous risquions rarement, car les tempêtes y étaient dangereuses et j’en ai vu se lever en moins de cinq minutes. Cependant, nous atteignîmes très bien notre destination, après trois heures d’un dur travail sur les avirons.

« Un peu avant d’atteindre notre campement, M. Obalski remarqua un gros bloc de quartz sur la rive et débarqua pour l’examiner. Ce roc pesant une tonne environ, était strié d’or vierge ; ses angles rugueux indiquaient qu’il n’avait pas été transporté très loin du filon principal.

« Le lendemain matin, nous nous mîmes à la recherche de ce filon, duquel le bloc s’était détaché il y a des millions d’années, et le trouvâmes sur le mont Paint. Il y avait une veine de quartz — 40 pieds de largeur sur une longueur de 150 pieds — farcie d’or. Je revins à notre campement avec un échantillon de cinq livres rempli de métal précieux. Mon père en fut si content qu’il déboucha séance tenante une bouteille de whisky et nous bûmes au succès de notre entreprise. Il fallait un événement comme celui-là pour me faire boire, car je touche rarement à ce vil liquide.

« Mon frère et moi décidâmes alors de nous livrer à un peu de prospection et nous découvrîmes, près du lac Bourbeau, une autre veine de quartz à haute teneur d’or ; cette propriété appartient maintenant à Norbeau Mines Ltd., une subsidiaire de Noranda Mining Corporation. Quelque jour, une grande mine sortira peut-être de cette concession.

« Revenant au Chibougamau par traîneau à chiens, durant l’hiver 1905-06, nous atteignîmes notre ancien poste de traite au lac Ashuapmouchuan et, en pénétrant dans la cabane, aperçûmes les restes d’un homme qui avait été partiellement dévoré par son compagnon.

« Le mort avait été un guide au lac Saint-Jean et le supposé cannibale était un français, arrivé récemment de son pays pour faire le commerce des fourrures. Nous trouvâmes une note, écrite de la main de la victime, disant : « Pour l’amour de Dieu, secourez-nous, car nous mourons de faim. Nous partons pour essayer d’atteindre le lac Saint-Jean par la rivière principale. »

« Apparemment, les deux hommes s’étaient battus après la rédaction de cette note. Du sang, répandu sur les murs de bois rond, ainsi que des chaises et des assiettes brisées, étaient les témoins silencieux d’un combat sans pitié. Après un repas de côtelettes humaines, le français partit et personne ne sut jamais au juste ce qu’il est devenu. Des Indiens prétendirent qu’il s’était noyé dans un lac, à trente milles de notre poste, mais on ne retrouva pas son corps. Plus tard, la police provinciale vint exhumer le cadavre mutilé du guide (nous l’avions enterré à proximité de la cabane) et tint une enquête du coroner dans le district du Lac Saint-Jean, mais le mystère demeura sans solution. »

Il ne se passait guère de jour, au Chibougamau, que je ne rencontrasse un Indien, souvent avec sa famille. C’étaient des nomades incorrigibles, installant constamment de nouveaux campements, pour les détruire ensuite. Comme je n’avais jamais vécu en contact étroit avec eux, il m’était difficile de les bien décrire : heureusement, je fis la rencontre d’un vieux prospecteur qui, durant plusieurs années, avait habité avec des familles indiennes, dans l’intimité de leurs tentes sans cesse déplacées.

Voici ce qu’il me dit, au sujet des Indiens du Chibougamau : « Sur les mille milles carrés du Chibougamau, vivent environ trois mille Indiens pur sang. Ils descendent d’innombrables générations d’errants et parcourent à leur guise la vaste forêt, habitant sous la toile hiver comme été et méprisant les « campes » de bois rond de l’homme blanc.

« La peau des Indiens du Chibougamau est, à leur naissance, aussi blanche que celle d’un bébé de race aryenne. Plus tard dans le cours de leur vie, à cause peut-être de l’exposition au soleil et de la carence de savon, la peau devient plus sombre et parfois presque noire.

« Dès qu’un bébé indien peut marcher, on lui donne des raquettes : à l’âge de quatre ans, il sait déjà pagayer un canot d’écorce. Alors que le petit blanc commence à étudier l’alphabet, l’enfant indien est déjà expert dans l’art de capturer du poisson au filet, de tendre des collets pour le lièvre et de tirer du lance-pierres (« sling-shot ») de façon si précise, qu’il manque rarement d’abattre les perdrix ou autres oiseaux qu’il pourchasse.

« Les adolescents indiens (garçons et filles) se marient d’ordinaire entre les âges de seize et dix-huit ans. Ils ne choisissent pas leur conjoint ; cette importante décision est laissée aux parents. C’est peut-être pourquoi les divorces ou les séparations sont inconnues.

« La procédure nuptiale se poursuit d’ordinaire de la façon suivante : le père de Tommy Long-cèdre demande au père de Betty Peau-de-renard s’il en a assez de voir cette enfant encombrer sa tente. Si tel est le cas, que dirait-il si l’on se séparait de deux naissances d’un seul coup, en les mariant ? Si le père de Betty tombe d’accord, les noces se décident sur l’heure, sans s’occuper de détails ridicules comme anneau nuptial, présents pour la mariée, larmes maternelles et gâteau de noces indigeste.

« Chaque tribu s’honore d’un homme-médecin, ou théologien. C’est lui qui manipule les chaînes spirituelles et unit le jeune couple dans les liens matrimoniaux.

« Les Indiens du Chibougamau et du Mistassini sont presque tous de foi presbytérienne et le couple est à nouveau marié lorsqu’un ministre, évangile en main, visite la région, ce qui se fait environ une fois tous les cinq ans. Le révérend s’informe auprès des époux s’ils sont heureux et s’ils désirent rester unis jusqu’à la mort. La réponse est d’ordinaire affirmative — ils peuvent difficilement dire non, avec trois ou quatre marmots remplissant la tente de leurs jeux et de leurs pleurs. — Alors, l’homme blanc les bénit et leur fait don, assez souvent, d’une ou de deux tablettes de chocolat.

« Contrairement aux blancs, l’Indien du Chibougamau est scrupuleux dans sa vie amoureuse et il traite les femmes avec courtoisie et respect. Et, contrairement aussi aux habitudes du blanc, il ne cherche jamais à faire la cour à l’épouse du voisin. La coutume « civilisée » de se battre à coups de rouleau à pâte et de vaisselle est inconnue. Chez les sauvages personne ne peut se vanter d’en avoir vu un seul frapper sa femme, lorsqu’il est ivre, l’Indien devient presqu’aussi stupide que le poivrot à la face pâle… mais tout de même pas autant.

« Les femmes indiennes sont extrêmement pudiques. Elles ne portent que des robes descendant jusqu’à la cheville, des blouses nouées au cou et considèrent les corsets et les soutiens-gorge comme une autre manifestation de l’imbécilité des femmes blanches. Durant les mois d’été, tous les membres d’une famille peau-rouge portent des bottes non lacées ; et en hiver — cela va de soi — la chaussure traditionnelle est le mocassin en peau d’orignal. Pour confectionner leurs mocassins, les Indiens commencent par enlever le poil d’une peau d’orignal, au moyen d’un racloir d’os, de fabrication domestique ; ensuite, ils lavent longtemps la peau, en la frottant à l’eau et au savon. La troisième opération, c’est de la tendre sur un châssis de branches ; enfin, le cuir est tenu dans la fumée d’un feu de bouleau mort (le bois mort est meilleur pour fumer quelque chose, que lorsqu’il est simplement sec, ou vert.)

« Les Indiens ne dorment jamais dans un lit ; ils étendent quelques rameaux de sapin et se couchent dessus, à même le sol, recouverts d’une couverture ou deux. Ils ne se dévêtent jamais et dorment aussi à leur aise dans des hardes mouillées que sèches. En été, ils font cuire les aliments sur un feu en plein air ; dès que la neige commence à tomber, ils font la cuisine sous la tente, et se servent d’une boîte carrée en fer-blanc, à peu près à la manière des prospecteurs.

« Fours et fourneaux étant inconnus, l’Indien ne manque jamais de pain, tartes, gâteaux et rôtis. Lorsqu’ils ont de la farine, ils préparent du « bannock » ; c’est une espèce de biscuits contenant de la farine, du levain et de l’eau. La pâte en est cuite sur un feu ouvert, dans une poêle ; les blancs ne trouvent aucune saveur à ce mélange.

« Comme chez les Arabes, ce sont les femmes qui, dans les campements indiens, fendent le bois et transportent l’eau, tandis que les hommes les regardent faire, impassibles. (Les Indiennes semblent aimer ce travail). Les Peaux-rouges ne possèdent ni montres, ni horloges. Ils mangent quand ils ont faim, avalant goulûment tous les aliments à leur portée.

« La principale source de revenu des Indiens est le piégeage, et la meilleure saison pour capturer les animaux à fourrure se situe d’octobre à la fin de décembre, car c’est durant cette période que leur poil est le plus abondant et le plus beau. Après le jour de l’an, le piégeage et la chasse deviennent plus difficiles, car la neige est épaisse et le froid intense. Les Indiens vendent leurs prises aux divers postes de traite du Nord et, à l’exemple des « gars de chantiers », dépensent en folies tout l’argent qu’ils ont péniblement gagné. Quand ils ne possèdent plus un sou, ils retournent sur leurs terrains de chasse.

« La majorité des Indiens du Chibougamau meurent avant d’avoir atteint la quarantaine, car la tuberculose fauche ces gens plus qu’elle ne le fait nulle part ailleurs au monde. Lorsqu’un Indien passe de vie à trépas, il y a beaucoup de pleurs et de lamentations. Tout le monde assiste aux funérailles, auxquelles préside l’homme-médecin. Le défunt est ensuite enterré dans un cimetière isolé. Au-dessus de sa fosse, on ne répand pas de fleurs, mais du tabac, des pipes, des cigarettes et des allumettes. Tout comme l’homme blanc revient annuellement porter des fleurs sur la tombe de ceux qu’il a aimés, ainsi l’Indien revient, d’année en année, déposer du tabac sur la tombe des êtres chers ».

Le dégel, en 1951, eut lieu très tôt au Chibougamau. Dès le 8 mai, tous les cours d’eau étaient libres de glace et, de nouveau, géologues, ingénieurs miniers et prospecteurs affluèrent dans la région. Quelques années plus tôt, n’importe qui pouvait jalonner des centaines de claims très prometteurs ; mais à la mi-été 1951, aucune concession de quelque valeur ne pouvait plus s’obtenir. Le district tout entier était farci de jalons. Les « fins finauds » qui s’étaient moqué du « mirage de Chibougamau » rappliquaient maintenant et plus d’un me demanda : « Lorsque vous entendrez parler d’une bonne concession, laissez-le moi savoir » (ce que je ne fis jamais).

Cet intérêt soudain dans le Chibougamau était dû, en grande partie, au beau travail, accompli sur place, par le docteur Bruce Graham, du ministère des Mines du Québec, ainsi que par le docteur Paul Imbault, géologue du gouvernement, et par plusieurs autres personnages attachés à ce ministère.

Une partie de l’activité minière, durant cette période, se concentrait au sud de la route de Chibougamau, à vingt milles du site de la ville.

Ernie Ayrhart, prospecteur et promoteur, très connu à cause de sa personnalité qui sortait de l’ordinaire, fut le premier à faire transporter, par voie des airs, des équipes, des foreuses et du matériel sur la propriété appartenant à Chibougamau Explorers Ltd., dans le canton de Rohault. Alors que l’été tirait à sa fin, une trentaine de trous avaient été forés, ramenant à la surface des carottes à haute teneur d’or et de cuivre. Un géologue réputé me déclara : « Il est possible que la première mine qui entrera en production dans le Chibougamau soit située au sud de la route nationale ».

J’amerris devant Rainbow Lodge tôt en mai. J’étais venu par avion du Bras du Sud-Ouest, accompagné de Phil Larivière, gérant de Borel Airways, entreprise des bases à Saint-Félicien et à Chibougamau. (Certains blagueurs appelaient la compagnie « Burial Airways »… « Voies aériennes pour enterrements »), Larivière, excellent et audacieux pilote, l’un des meilleurs des « pays d’en haut », posa son gros appareil dans la baie Bateman aussi légèrement qu’un cygne arrivant sur un étang.

Quoique Rainbow Lodge fut restée inoccupée durant les longs mois d’hiver, rien n’avait été touché, tout était en place. La loi non écrite de la forêt dicte ceci : quiconque est en détresse et manque de nourriture a le droit de pénétrer par effraction dans une habitation déserte. Il est très rare qu’on abuse de cette permission. Et en réalité, personne n’eut été justifié d’entrer dans ma maison, car j’avais une autre cabane à proximité, dont la porte n’avait même pas de cadenas. À l’intérieur, il y avait des couchettes, un fourneau et des fanaux. C’était un poste de secours vraiment confortable pour un prospecteur surpris par la tempête.

On était très affairé à l’extrémité est du lac Chibougamau. C’était au début de l’été et, de nouveau, les voyageurs passaient par le portage à Rainbow Lodge. Ils se dirigeaient vers la baie de l’Ours, la pointe Magnétite, la baie Nepton, la baie McKenzie… explorant — cherchant… cherchant… explorant. Presque toujours, lorsque mes visiteurs m’adressaient quelques phrases, revenaient les mots : « cuivre, zinc, plomb, or, uranium ou tungstène ». Le tungstène… Ah ! tout le monde en parlait respectueusement, car le gouvernement des États-Unis avait récemment garanti un prix de base de 65 $. la tonne pour ce rare métal stratégique, sans s’occuper du prix courant qu’on offrait sur le marché.

L’un des premiers prospecteurs à venir me visiter me demanda si je serais intéressé à certaines concessions qu’il possédait dans le canton de Dauversière, au sud de la route et tout près de récentes découvertes minérales d’importance.

— Y a-t-il de l’or sur votre propriété ? demandai-je.

— Il doit y en avoir, dit-il en riant, car je n’en ai pas ramassé.

Un autre prospecteur vint me confier ses ennuis domestiques. « Ce qui me met en fureur, dit-il, c’est que mon mariage m’a coûté beaucoup d’argent. J’avais acheté des parts de nickel à 4,50 $ et les avais revendues à 13,00 $ pour monter mon ménage ; mais lorsque je vois que la cote en est rendu à 40, $, la tête me tourne et je sens que je vais m’évanouir. Quand je songe que je serais riche si je n’avais pas épousé cette… cette… Mais, mon épouse ne me reverra jamais plus, car j’ai décidé de passer le reste de mes jours dans la brousse, malgré les misères qu’on y endure. »

Ce que voulait dire le prospecteur était assez clair, mais Shakespeare l’avait exprimé beaucoup mieux, en deux lignes les plus terribles de la littérature anglaise :

« La guerre n’est même pas un conflit
En comparaison du foyer sombre et de l’épouse détestée. »

En substituant les mots « la vie dans la brousse » à « guerre », nous comprenons pourquoi notre homme préférait la prospection à l’existence avec une chipie.

« L’attitude du prospecteur envers son épouse me remémore la réflexion de J. B. « Mike » Lynch, gradué de Princeton et Président très connu de Siscoe Gold Mines Ltd. Nous dînions ensemble à Montréal, en compagnie d’une très jolie femme, lorsque tout à coup, elle entonna un hymne de haine. Son mari était comme ci, il était comme ça. Ses tirades étaient si vitrioliques, que nos meilleurs plats en furent ruinés. Lorsqu’elle nous eut quittés pour quelques instants, Mike murmura : « Nous avons, hélas ! Entendu son histoire. Je voudrais maintenant entendre la version de l’époux… puis la véritable histoire. »

En 1951, on voyait presque autant d’avions au Chibougamau que de canots, de fret. L’année précédente, il n’y avait que deux compagnies d’aviation desservant la région : on en comptait maintenant six. De plus, un certain nombre d’appareils privés étaient stationnés régulièrement non loin du site de la « ville ». Tous ces avions transportaient de l’essence pour les moteurs des foreuses, des portes et châssis pour les cabanes de bois rond, des madriers pour servir de planchers dans les tentes, ainsi que mille autres objets nécessaires à un campement minier. Lorsqu’ils revenaient vers la « civilisation », les avions ramenaient parfois des hommes ayant besoin de soins médicaux et d’innombrables sacs remplis de précieuses carottes que les foreuses avaient remontées à la surface et qu’il fallait faire analyser. Il n’existait aucun bureau des postes au Chibougamau. C’était la compagnie d’aviation de Mont-Laurier qui transportait de Roberval, gratuitement, la correspondance. La base d’avions de cette compagnie, au Lac Caché, servait de centre de distribution pour des tonnes de lettres et de paquets arrivant chaque semaine.

Le vrombissement d’un avion approchant me faisait toujours battre le cœur. J’écoutais, immobile. Se jetterait-il dans la baie Bateman ou passerait-il tout droit ? Ses passagers étaient-ils des amis ou des gens hostiles ? (Car j’avais des ennemis moi aussi ; mais, à quoi bon entretenir le lecteur de mes ennuis ?) Recevrais-je de bonnes ou mauvaises nouvelles ? Ma réaction la plus agréable, c’était de me rendre compte que l’avion continuait son chemin sans se poser !

Vers la mi-mai, un petit hydravion vint s’amarrer à notre quai. Ceux qui en descendirent étaient Hugues Dupuis, de la Dupuis Mining Exploration Company, de Val d’Or et son pilote Léo Gagnon. Dupuis me dit qu’il était à la recherche de propriétés minières valant la peine d’être exploitées.

— Je survole toute la région, me dit-il, me déposant et examinant un peu partout ; la plupart du temps, nous gaspillons en vain notre carburant, car les trouvailles ne sont pas très fréquentes. Voici quelques jours, un prospecteur me confia qu’il avait découvert une veine de cinquante pieds de largeur au lac… Nous avons été voir ça dans l’avion ; la veine est large de trois pouces et d’une longueur négligeable. Elle n’a aucune valeur commerciale. Je vous assure que dans ce métier, il faut être tolérant et patient !

Dans un autre avion arrivèrent le docteur Bruce Graham, géologue des Mines du Québec, Herbert Corbett et Cari Goddard, directeurs de Jaculet Mining Co. On m’avait dit que le docteur Graham était parmi les meilleurs de sa profession et qu’il faisait autorité en ce qui concernait le Chibougamau. C’est un homme mince, de haute stature, dans la trentaine ; il travaille constamment. Jamais on ne le voit inoccupé. Ses cartes et ses rapports sur la région, qui sont dans les classeurs du ministère des Mines, sont la preuve évidente (S’il en fallait une !) de sa formidable activité.

M. Graham établit son campement dans l’ancien poste de la compagnie de la Baie d’Hudson, sur les rives du lac Chibougamau, à deux milles de mes concessions. C’est là qu’il vivait durant les mois d’été, avec sa femme, ses deux jeunes enfants et ses assistants. L’installation était constituée de plusieurs habitations équarries à la hache (elles avaient une vingtaine d’années) et assemblées sans qu’on ait utilisé un seul clou : chaque tronc d’arbre avait été taillé de façon à s’ajuster étroitement à ses voisins ; ils formaient des murs hermétiquement étanches au vent et à la pluie. Lorsque, des années auparavant, les employés de la compagnie de la Baie d’Hudson avaient occupé ce poste de traite, ils s’étaient débarrassés des arbres trop denses et avaient semé de l’herbe. Maintenant, au cours de la belle saison, les bleuets et les framboises y poussent à profusion, sur un tapis toujours changeant de fleurs sauvages.

Accompagné d’étudiants en géologie et de ses aides, Graham se rendait en canot dans toutes les sections des lacs Chibougamau et aux Dorés, examinant les récentes découvertes, donnant des conseils aux prospecteurs et dressant des relevés. Il trouvait aussi le temps d’enregistrer tous les échantillons que ma foreuse mettait à jour. Un soir que nous sirotions ensemble un verre de Scutee Waboo (c’est ainsi que les indigènes appellent l’alcool), Graham me déclara que ce qui l’intéressait avant tout dans le Chibougamau, c’était sa richesse en minerai de fer. « Un jour, ajouta-t-il, on découvrira sur ce territoire un gisement ferrugineux d’une telle importance, que le cuivre et l’or de toute la région seront de la petite bière à côté du fer ».

Mon visiteur suivant fut Harry Demorest, de la Demorest Drilling Co., de Noranda. M. Demorest pratiquait son métier depuis trente ans et il avait été témoin de bien des changements de technique et d’équipement. « En 1920, dit-il, nous étions contents lorsque nous pouvions forer 1,200 pieds par mois. Aujourd’hui, nos machines peuvent creuser, dans le même laps de temps 2,400 pieds ».

Durant la deuxième guerre mondiale, Demorest avait fait partie d’une équipe de foreurs à Gibraltar et il avait mérité un O. B. E. (Order of the British Empire) pour ses services distingués.

Un jour, vers la fin de l’été, je dînais avec Demorest au camp O’Connell, lorsqu’un jeune ouvrier de la nouvelle route que je connaissais vint s’asseoir à notre table, commanda son repas et se mit à écouter attentivement notre conversation. (Nous discutions le problème des ouvriers qui risquaient tout leur salaire sur des titres miniers bon marché, perdant ainsi, presque toujours, leur argent.

Demorest et moi parlions justement des méthodes malhonnêtes de certains promoteurs, qui haussaient artificiellement la cote des actions, revendaient ce qu’ils possédaient, puis « retiraient le bouchon », faisant ainsi dégringoler le prix des titres. Acheter des titres de ces oiseaux-là, déclara Demorest, c’est comme de jouer sur les chevaux.

Là-dessus, le jeune ouvrier bondit sur ses pieds et s’écria avec indignation : « non, c’est pas la même chose. Les chevaux, au moins, sont de nobles animaux ! »

Un autre personnage qui me rendit visite fut Harry Gray, ingénieur routier du ministère des Mines du Québec. Il était l’un des hommes qu’il faut féliciter pour le parachèvement de l’excellente route, longue de 150 milles, reliant Saint-Félicien au Chibougamau. Il revenait d’inspecter à nouveau le chemin, et n’avait relevé de dommage, causé par la glace, qu’en un seul endroit. À quelques places, il fallait aussi mieux aménager certaines pentes et étendre du gravier de nouveau ; mais, dans l’ensemble, la route était de premier ordre. (Quelques New-Yorkais prétentieux qui avaient passé par Rainbow Lodge, avaient rouspété à propos de la route de gravier, mais ces imbéciles auraient également hurlé s’ils avaient aperçu une indentation d’un quart de pouce dans la Cinquième Avenue). Gray captura quatre gros brochets, en pêchant du quai, et nous quitta tout joyeux.

Je recevais tellement d’hôtes à Rainbow Lodge, que j’étais obligé d’y conserver de fortes réserves de vivres. Mais je ne pouvais pas y garder de viande fraîche, car je ne possédais aucune réfrigération. Je réglai le problème en construisant un réservoir dans le ruisseau, d’une largeur de trois pieds, séparant notre île de la terre ferme. Je le tenais toujours rempli de brochets, dorés et truites capturés au pied des rapides. Un invité n’avait qu’à indiquer la pièce de son choix et cinq minutes plus tard elle mijotait dans le poêlon.

Cependant, un certain matin, un visiteur qui n’avait reçu aucune invitation, se servit un énorme brochet sans en demander la permission. Je l’aperçus au moment il finissait de manger le poisson et je lui fis peur. C’était un magnifique vison. Nous dûmes placer un treillis métallique au-dessus du réservoir pour mettre fin à ces larcins.

Tous les visiteurs n’étaient d’ailleurs pas bienvenus à Rainbow Lodge. Il y en a même que j’aurais assassinés sans scrupule. Nous étions visités, entre autre, par la reine des fléaux, la mouche noire. D’après mon « journal de bord », dix milliards de ces terribles insectes convergèrent vers mon quai dans la dernière semaine de mai. J’avoue que j’exagère peut-être un peu…

La température était chaude, humide et lourde. Comme j’allais arroser ma nudité avec des seaux de l’eau glacée du lac, le majordome du clan des mouches noires me perfora la peau à un endroit des plus sensible. Il en télégraphia probablement la nouvelle à ses acolytes, car en quelques secondes, l’avant-garde de leur armée attaqua en rangs serrés ma corpulence. Avant d’avoir réussi à fuir dans la maison, mes avant-bras étaient déjà couverts de sang. La mouche noire semble considérer les avant-bras comme un hors-d’œuvre. Quand elle y a bien goûté, elle se dirige sur le cou et les oreilles. C’est un insecte arrogant, vicieux et qui ne respecte personne. Je le trouve méprisable, mais il se fiche de mon mépris. Une des façons de s’en débarrasser quelque peu, c’est de s’enduire d’une substance qui lui répugne.

Un vieux coureur de forêts m’a déjà affirmé que la poudre de riz, dont les femmes s’enduisent le visage, chasse les mouches noires. « Une dame corpulente et d’âge canonique, me raconta-t-il, séjourna dans un campement éloigné, où ces maudits insectes tourmentaient jusqu’aux Indiens, qui ont pourtant la peau comme du cuir ; mais la voyageuse ne reçut pas la moindre morsure, parce qu’elle s’enduisait constamment la face, la nuque et les bras de poudre de riz. C’est peut-être la solution à ce problême… à moins que les mouches noires ne soient tout simplement allergiques aux dames grasses et mûres. »

Après les mouches noires vinrent les maringouins, puis les mouches à chevreuil, les mouches à cheval, les mouches à éléphant (en tout cas, elles étaient assez grosses pour l’être !) : les guêpes, les taons, les bourdons et 163 autres variétés de petits bourreaux que les entomologistes ne connaissent même pas !

Puis arriva notre vieille amie, la mouche domestique. Ça, c’est un mystère à approfondir : comment la « musca domestica » a-t-elle bien pu se rendre au Chibougamau, à des centaines de milles de la civilisation ? J’en suis venu à la conclusion qu’un de mes ennemis, faisant semblant d’être de mes amis a dû en apporter plein ses poches et les lâcher à l’intérieur de Rainbow Lodge tandis que je regardais ailleurs !

Je me souviens d’un beau matin ensoleillé. Il y avait un bataillon entier de ces envahisseuses dans ma cuisine. Je me mis nu jusqu’à la ceinture, m’emparai fermement d’un tue-mouches et livrai combat. En quelques minutes, de nombreuses mortes ou blessées jonchaient le champ de bataille. Je me rapprochai d’une qui, posée sur un récent exemplaire du « New York Herald Tribune », se frottait les pattes de contentement. D’un magistral coup de revers, je l’écrasai sur le papier.

Comme je m’apprêtais à déplacer les restes de cette ennemie, je m’aperçus qu’elle était morte sur un article traitant des mouches domestiques. Peut-être lisait-elle des renseignements sur son espèce ? Mes yeux tombèrent sur une phrase de l’article : « … une seule paire de mouches peut, en l’espace d’une saison, produire 325.923.200.000 descendants. » Après cette révélation, je lâchai mon arme, convaincu qu’il n’y a aucun avenir à tuer des mouches.

Se servir de poison insecticide ? Les récentes expériences scientifiques ont crevé l’illusion de son efficacité. La plupart des variétés de mouches s’y habituent et leur système s’immunise. Un demi-verre de ce poison peut tuer un homme, tandis que les petites pestes le sucent en sécurité.

Au début de juin, une brume bleuâtre flottait au-dessus de la région du Chibougamau. Un météorologiste posté à la baie des Cèdres m’annonça que des feux de forêt avaient éclaté près des lacs Mistassini et Obatagamau. On y expédia par avion des escouades de gardes-feu, car c’était la période dangereuse de l’année pour ce fléau : les faîtes des arbres étaient aussi secs que de l’amadou et resteraient ainsi tant que leurs nouvelles feuilles n’auraient pas poussé ou qu’une longue pluie n’aurait pas saturé le district. La civilisation accompagnait les combattants de l’incendie, car ils étaient munis d’horloges enregistreuses et devaient poinçonner l’heure de leur arrivée à des postes éloignés les uns des autres de plusieurs milles, dans les bois épais. C’était, en somme, la même méthode que celle d’un gardien de nuit faisant ses rondes périodiques dans une usine.

À la mi-juin, les pêcheurs étaient aussi nombreux que les prospecteurs. La pêche commercialisée n’existant pas au Chibougamau, les amateurs avaient les lacs et les rivières entièrement à leur disposition. Deux New-yorkais se sont même plaints qu’il y avait trop de poissons dans le lac Chibougamau ! Ils avaient installé leurs tentes près de la baie des Ours et paraissaient attristés quand je les croisai sur le portage.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demandai-je : pas de poisson ?

— Il y en a trop, répondit tristement l’un d’eux. Hier, nous en avons pris vingt gros, mais nous les avons rejetés à l’eau. Nous ne pouvons pas manger cent livres de poisson tous les jours et nous ne pouvons pas les emporter, puisque nous n’avons pas de glace. Nous partons demain pour essayer un lac près de Saint-Félicien, où l’on nous a dit qu’il avait été vidé de poissons !

Quelques jours plus tard, quatre pêcheurs du New Hampshire manquèrent de très peu un rendez-vous avec la mort. Ils avaient franchi le portage et s’apprêtaient à traverser le lac Chibougamau, lorsque leur moteur hors-bord fit défaut. Ils pagayèrent jusqu’à Rainbow Lodge et s’installèrent sur la véranda tandis que nous démontions les pièces de la machine.

L’allumeur défectueux du moteur leur sauva probablement la vie, car avec une soudaineté très caractéristique de cette région, le ciel s’obscurcit et un grain, de l’intensité d’un cyclone, frappa la maison. Cette fois, c’était quelque chose ! C’était la pire tempête que de mémoire d’homme on ait éprouvée au Chibougamau. Des lames gigantesques secouèrent la baie au bord de laquelle était Rainbow Lodge, tandis qu’une pluie torrentielle oblitérait le paysage. Puis des grêlons, de la grosseur des billes, tambourinèrent sur notre toit. Une trombe se forma sur le lac, monta en se tordant à une hauteur de plusieurs centaines de pieds et finit par se dissiper en direction du nord-est.

II est plus que probable que si les quatre pêcheurs n’avaient pas eu d’ennui avec leur moteur, ils auraient été au milieu du lac et on ne les aurait pas revus vivants.

Phil Bates, un étudiant en géologie qui habitait l’ancien poste de la Compagnie de la Baie d’Hudson, sur le lac Chibougamau, me dit plus tard que la trombe était passée directement au-dessus de son camp, arrachant des douzaines de pieds de papier goudronné sur le toit. « Si ce cyclone-là avait happé une embarcation sur le lac, dit-il, il n’en serait rien resté que quelques éclats de bois.

Le Chibougamau n’est pas seulement le paradis des pêcheurs, c’est aussi celui des chasseurs de canards. La région est reconnue comme une de celles qui, en Amérique, voient passer le plus grand nombre d’oiseaux migrateurs. Olivier Gignac, chasseur et prospecteur très connu, m’a dit que les canards noirs se déposent sur le lac Rush en multitudes innombrables. « L’automne dernier, me dit-il, j’ai amené sur ce lac, par avion, deux Américains. Nous n’avons pas dormi de la nuit tellement était formidable le bruit au-dessus de nos têtes. Des milliers et des milliers d’oiseaux se déposaient sur les eaux ou en décollaient sans arrêt. Tout ce que nous avions à faire, c’était de pointer nos fusils en l’air et de tirer dans l’obscurité. À l’aube, nous ramassions les canards morts par vingtaines. »

Une des entreprises les plus occupées à Chibougamau, durant 1951, fut la Compagnie d’aviation du Mont Laurier, possédant des bases à Roberval et sur le lac Caché, à proximité de la ville. Leurs appareils petits ou gros, passaient chaque jour, en grondant, au-dessus de nos têtes, en route pour tous les points de cette région minière. Le chef de ces audacieux aviateurs de la brousse était « Terry » Coghlan, gérant de l’organisme et ancien pilote de bombardier, renommé pour sa bravoure durant la guerre.

Si les compagnies d’aviation se fiaient à des gens comme votre serviteur pour leur clientèle, elles feraient vite banqueroute. J’ai le vertige rien qu’à regarder du haut d’une galerie. Quelque mille pieds en l’air et me voilà dans les pommes. Lorsque j’étais dans la trentaine, j’ai possédé, commandé et navigué une goélette de 80 pieds, avec un équipage d’amateurs. J’ai parcouru ainsi 35,000 milles, accomplissant presque la circumnavigation du globe. Dans l’océan Indien et le Pacifique, j’ai bravé des mers démontées sans que j’en fusse, moi, démonté ; de fait, j’adore la lutte entre le vent et les voiles… mais l’altitude ! Non.

Un jour, à la base du lac Caché, je regardais « Skip » Lemorier, un pilote du Mont Laurier, fréter un avion Norseman. Au moment de s’installer dans la carlingue, il me cria : « Sautez dedans, je vais à Roberval et reviendrai cet après-midi. Le temps est magnifique. Vous aimerez la randonnée. »

« Skip » respirait tellement la confiance, que je jetai mon havresac dans l’appareil et montai dans le siège du pilote de relève, en me jurant tout bas que je vaincrais ma crainte irraisonnée des hauteurs. L’avion glissa avec un bruit de tonnerre sur les eaux du lac Caché prit son essor comme une mouette et vira vers le sud-est. Il n’avait pas franchi un mille, que la peur s’empara à nouveau de moi. Abandonnant mon siège, je rampai jusqu’à l’intérieur où je demeurai accroupi, parmi des monceaux de sacs postaux et d’équipement minier.

Soudainement, j’aperçus quelque chose qui bougeait à mes pieds. Mais oui, c’était un esturgeon vivant ! « Skip » me cria qu’un prospecteur avait capturé ce fabricant de caviar une heure ou deux avant le départ de l’avion, et que le frétillant individu s’acheminait, dans une place de première classe, vers une casserole de la ville de Roberval.

On eût dit que l’esturgeon me fixait de ses yeux immobiles ; ses ouïes s’ouvraient et se refermaient avec régularité… Il n’avait nulle envie de mourir ! Le froid regard du poisson m’ennuyait (il me rappelait un courtier à qui j’avais confié jadis, hélas ! ma bourse). Je le poussai du pied afin de l’orienter dans une autre direction ; mais le misérable barbu ne l’entendait pas ainsi. Il se tortilla si bien qu’à nouveau il braqua son regard fixe sur ma malheureuse personne.

J’avais presque envie de reprendre mon siège près du pilote ; j’y songeais, la tête appuyée sur mon havresac, lorsque je sentis un objet cylindrique me presser la base du crâne. Plongeant la main dans mon havresac, j’en retirai une bouteille de whisky. (Comment avait-elle bien pu se fourrer là ?). J’en avalai une grande lampée (pour fins médicinales, ainsi que le disait ce grand boxeur et formidable biberon, John L. Sullivan). Il ne fallut que quelques minutes pour que je me sentisse calme et reposé ; comme résultat, je bus encore deux ou trois gorgées (toujours dans un dessein thérapeutique). Après la quatrième ingurgitation, je me levai et, avec un calme magnifique, me réinstallai sur le siège du pilote de relève. L’alcool avait complètement changé mes sentiments et je pouvais maintenant sans me tourmenter, plonger mon regard vers la terre, à plusieurs milliers de pieds sous l’appareil. Lorsque nous fûmes à proximité du lac Saint-Jean, « Skip » me laissa manier les doubles commandes. Et c’est ainsi que l’homme le plus craintif dans les airs, « Vertigo » Wilson, conduisit lui-même un avion. C’est une façon comme autre de conquérir la phobie de l’altitude.

Dès que je mis pied sur le sol à Roberval, je serrai la main de Joe Sharpe, un prospecteur très connu, qui avait séjourné plusieurs années au Chibougamau. Joe, célèbre pour sa force et son endurance, avait plus d’une fois parcouru en raquettes, durant l’hiver, la distance qui séparait Saint-Félicien de son « campe », soit 150 milles. Cela lui prenait deux jours et deux nuits, marchant sans arrêt, sauf une halte tous les quarante milles pour fumer et pour casser la croûte. Il marchait dans la neige épaisse de la forêt, sans daigner camper pour dormir. Lorsque je lui demandai pourquoi il accomplissait cet effort surhumain, il me répondit : « Je voulais avoir ma correspondance ».

Lorsque je rencontrai le prospecteur Wally McQuade, dans un magasin de quincaillerie, j’appris un nouveau truc de mineur. J’aperçus McQuade examinant à la loupe des poêlons de métal. Je lui dis en riant que les œufs auraient le même goût, qu’ils fussent frits dans un poêlon ou dans l’autre. « Je ne le veux pas pour faire la cuisine, murmura MacQuade, mais pour laver l’or à la battée. Une poêle est le meilleur instrument pour ça, à la condition qu’elle n’ait pas la moindre égratignure… C’est pourquoi je la regarde aussi attentivement. »

Les prospecteurs du Chibougamau mettaient certainement de la vie dans les calmes villages du Lac Saint-Jean. Certains émergeaient de la brousse pour acheter du matériel et des vivres ; d’autres simplement pour se distraire. Au Château Roberval, je rencontrai Mike Mitto, le mineur canadien auquel on a fait le plus de publicité. Mike avait appuyé, de son choix et de son opinion, une marque de whisky, voilà quelques années et son portrait avait paru dans des annonces, jusqu’au pays du Siam.

Mike, toujours d’une gaieté exubérante, était un prospecteur et un promoteur doué d’une expérience formidable. Son beau-frère, feu « Russian Kid », était un autre personnage pittoresque. Mike me déclara qu’il avait jalonné des claims au Chibougamau et qu’il s’en allait ailleurs. « Où allez-vous ? » demandai-je. « Au Yukon, fut la réponse ; on m’a dit qu’il y avait encore là-bas des terrains intéressants à exploiter. » Le Yukon ! Distant de cinq mille milles ! Et il y allait juste comme ça !

Alors que nous déjeunions ensemble, j’indiquai à Mike un promoteur que je connaissais vaguement et qui était attablé assez loin de nous. « Que pensez-vous de ce type-là ? » m’informai-je. Mike sourit et murmura : « Si vous lui demandez ne fut-ce que l’heure, vous risquez de manquer votre train ! »

En passant par Saint-Félicien, je fis la connaissance de Joe Kyle, un autre prospecteur de vaste expérience et connu de l’Atlantique au Pacifique. Kyle est un directeur d’O’Leary Malartic Mines Ltd. Il séjourna plusieurs années au Chibougamau où il acquit plusieurs propriétés de haute valeur. Sa réputation est si grande que je fus très content lorsqu’il me demanda si j’accorderais l’option à sa compagnie, de cinq concessions que je possédais dans le canton de Dauversière. Ces concessions situées à un mille environ de celles de Chibougamau Explorers Co., dont les échantillons ont révélé une richesse étonnante ; étaient censées se trouver à proximité du filon. Je consentis l’option, pour une année, aux gens de Kyle, avec le droit de prospection, l’obligation d’exécuter le travail statutaire et si l’on faisait une vente avantageuse pour l’un et l’autre, nous partagions les profits à parts égales.

Saint-Félicien est à 150 milles de la zone minière du Chibougamau. C’est pourquoi Kyle fut très surpris lorsqu’un jour un fermier l’aborde et lui montre des échantillons d’une roche blanchâtre, striée de jaune, qu’il avait trouvée sur sa terre.

« C’est un des plus beaux quartz que j’aie jamais vus, très riche en minéralisation, me dit Joe tout en se grattant le nez qu’il a romain ; et je ne perdis pas de temps à me rendre sur la ferme de ce type, à quelques milles de Saint-Félicien. Je trouvai d’autres échantillons au fond d’une vieille excavation de gravier à côté du chemin. Je n’y comprenais rien, car d’après la structure géologique de la région, aucun quartz de ce genre n’y saurait exister. Autrement, il faudrait brûler tous les livres de géologie qui ont été imprimés !

« Je revins à mon hôtel et passai plusieurs heures à essayer d’élucider ce mystère. Vers la fin de l’après-midi, je sortis de ma chambre assez fatigué et j’allai commander une limonade au restaurant voisin. À la table voisine de la mienne étaient assis deux camionneurs qui riaient à en pleurer.

— Qu’y a-t-il de si drôle ? demandai-je.

— Vous allez voir bientôt une ruée vers l’or formidable, ici même à Saint-Félicien, répondirent-ils ; les cultivateurs vont devenir fous. Avant de partir de Chibougamau, nous avons chargé notre camion d’une tonne de fragments de quartz de belle apparence qui gisaient dans un puits de mine abandonnée. Hier soir, aux approches de Saint-Félicien, nous avons jeté ces roches à droite et à gauche sur les fermes. Et maintenant, surveillez la course !

— Je riais aussi jaune que les filaments dans le quartz, dit Joe ; et lorsque je rentrai à l’hôtel, je vidai une bouteille de bière pour chasser le goût trop sûr de la limonade.

* * *

J’en étais rendu à ce passage de mon manuscrit, et j’en avais plein le dos, car écrire est pour moi la besogne la plus ennuyeuse du monde… un métier de chien. J’étais fatigué de taper sur une machine à écrire « silencieuse », (laquelle faisait le même bruit qu’une locomotive dans une cour de triage) et je m’apprêtais à jeter mon œuvre au panier, lorsque mon regard tomba sur l’entrefilet suivant, dans un journal de Québec :

UN LIVRE SUR CHIBOUGAMAU

CHIBOUGAMAU — (D.N.C.) — Monsieur Larry Wilson, de Chibougamau, écrira bientôt un livre sur l’histoire de ce centre minier, à partir des premières activités des prospecteurs jusqu’à aujourd’hui. Le volume sera publié en anglais, à Toronto. En outre de faire une large publicité à la région de Chibougamau, il contribuera nécessairement à faire apprécier un autre coin de notre région. »

Je me souvins alors que quelques semaines auparavant, le rédacteur d’un hebdomadaire de Roberval était venu me voir. Apercevant ma machine à écrire, il me demanda ce que je faisais. Comme il était correspondant d’un quotidien, il lui envoya la dépêche que je viens de citer. C’est ainsi que je fus « lancé » comme l’historien de Chibougamau. Il ne me restait plus qu’à boucher mes bouteilles et me remettre à la tâche.



Chapitre Cinquième

LE VIEUX MOULIN


Au cours de mes nombreuses randonnées entre Roberval et Saint-Félicien, j’ai souvent remarqué un vieux moulin situé sur la berge d’un torrent, à quelques centaines de pieds de la route. Souvent, j’ai arrêté mon auto pour l’examiner, car une de mes marottes, je devrais dire plutôt l’une de mes faiblesses, ce sont les vieux moulins. J’en ai inspecté des douzaines, toujours avec l’idée de les acheter et de les faire fonctionner.

Ce moulin-là était en briques et avait été érigé, me dit-on, il y a plus de quatre-vingts ans, lorsqu’une poignée de hardis pionniers étaient venus s’installer à Roberval. Longtemps avant la construction du chemin de fer.

Je m’informai auprès d’un agent d’immeubles, qui me dit : « Je crois que vous pourriez l’acquérir à bon compte, car il est abandonné depuis des années. Mais que voulez-vous en faire ? »

— Tout d’abord, dis-je, je veux le remettre en bon ordre, avec sa roue à aubes qui tournerait et l’eau qui volerait tout autour. Après quoi j’ouvrirais « Ye Olde Mill Lodge » (La vieille auberge du moulin). Les Américains adorent les choses de ce genre : sans compter qu’il doit y avoir du poisson dans le ruisseau ».

— Il y en a beaucoup, m’assura l’agent, qui n’en savait probablement pas plus que moi ; je vais m’enquérir du prix et vous téléphonerai demain.

Dès sept heures et demie le lendemain matin, après mon petit déjeuner j’étais en route pour le moulin. Comme je m’en approchais, je remarquai un mince nuage de poussière devant moi. Je m’arrêtai, ahuri. Toute la vieille structure s’était écroulée durant la nuit ! Quelle chance j’avais ! Si le moulin s’était écroulé quelques heures plus tard, je me serais trouvé à l’intérieur en train de sonder sa solidité !

Je revins à Saint-Félicien. Le téléphone, dans ma chambre d’hôtel, résonna : c’était l’agent. « Le prix du moulin est de… commença-t-il.

Ne vous en occupez plus, criai-je dans l’appareil : j’ai changé d’idée ! Durant tout l’été de 1951, la route Saint-Félicien-Chibougamau bourdonna d’activité. Des autos privées et des camions roulaient dans un sens ou dans l’autre, chargés de prospecteurs. Les concessions changeaient de mains aussi vite qu’elles étaient jalonnées.

… L’embêtement au Chibougamau à l’heure actuelle me dit le prospecteur Bob Stewart, c’est qu’il y a trop de jalonnage et pas assez de prospection. On se précipite en hâte dans la brousse pour « staker des claims » et on en ressort trop vite pour aller les vendre. Ce n’est que dans un an ou deux que vous verrez les prospecteurs de la vieille école arriver dans la région avec leurs remorques, installer leurs familles aux abords de la route et explorer tranquillement le pays. Ils examineront le sol avec attention et ce sera eux qui feront probablement les plus grosses découvertes.

Bob est un solide prospecteur de soixante ans, doué d’une grande expérience. Il fut, durant plusieurs années, à l’emploi de Conwest Exploration Company. Il a fréquenté à peu près tous les territoires miniers du Canada et il a su m’intéresser, pendant des heures, avec ses propos sur la vie des bêtes sauvages.

… L’ours grizzly est un vrai monsieur, me dit-il : au Yellowstone, l’un d’eux pénétra dans ma tente durant mon absence et me vola un jambon avec la finesse d’un gentleman cambrioleur. Des traces de pattes m’indiquèrent qu’il avait cherché à pénétrer par l’arrière. Se rendant compte de son erreur, il ne déchira pas la toile à coups de griffes… il fit le tour de la tente, trouva le panneau lâche de l’entrée et se glissa dessous.

Il choisit un jambon parmi ma provision considérable de vivres et repartit sans abîmer quoique ce fut. Je suivis sa piste sur quelques milles : c’était facile, car il laissait sur son passage des touffes de poils grisâtres à tous les bosquets… mais je ne parvins pas à l’atteindre.

Maître Loup est, par contre, un individu aux manières des plus vilaines. Il dévore n’importe quoi : aussi bien le crin du cheval dans le canapé de votre grand’mère que le contenu d’un chaudron de navets brûlés. J’en ai déjà vu un avaler une boîte entière de levure artificielle. Il entra au ciel des loups quelques heures plus tard.

— De quoi les caribous se nourrissent-ils ? demandai-je.

— Les caribous aiment les écureuils, me dit Bob.

Revenant vers Chibougamau, je vis un orignal au bord de la route, au Mille 83. Je rapportai sa position et la date de cette rencontre au ministère de la Chasse et de la Pêche, qui tient des statistiques sur les allées et venues des animaux sauvages. J’ai appris, en lisant un bulletin de la Société historique du Saguenay, que le nom indien pour orignal est « moush ». Les anglais adaptèrent ce mot et en firent « moose ». La rivière Ashuapmouchuan contient le terme « moush » (L’orthographe des noms indiens est très fantaisiste, en anglais comme en français) : le nom entier de ce cours d’eau signifie : « Là où l’on attrape les orignaux ».

Au lac La Blanche, que longe la route nationale, le gouvernement de Québec a construit une douzaine de loges pour touristes ; elles sont remplies de pêcheurs pendant l’été. Tout près de là se trouve la dernière barrière de la réserve de gibier où vit un représentant du ministère. À côté de la coquette habitation de cet employé, je remarquai un four en plein air, le meilleur genre d’installation de cette sorte pour cuire le pain et les tartes. Désirant en construire un semblable à Rainbow Lodge, je demandai à la femme du gardien comment elle faisait pour deviner le moment où la température du four est favorable à la cuisson du pain. « J’ouvre la porte, dit-elle, et j’y introduis trois fois mon bras rapidement. Si je ne puis endurer que tout juste la chaleur, le four est prêt. » L’excellence de son pain prouvait que cette antique méthode est parfaite.

De retour dans la ville, j’appris que plusieurs personnages importants dans le monde des mines étaient arrivés dans le district. Jack Harris, ingénieur de la région minière pour Wright Hargreaves, volait constamment en avion jusqu’aux nombreuses concessions appartenant à sa compagnie. Le géologue américain, L. P. Barrett, vice-président d’Inter-State Iron Company et expert consultant pour l’uranium à la Commission atomique, arrivait par voie des airs, de l’île Belcher, dans la baie James. Il avait examiné, en route, la zone du lac Mistassini… et je vous prie de croire qu’il ne s’agissait pas d’une excursion de pêche ! J. Morrison, ingénieur consultant pour Falconbridge North Mines Ltd., était très en vedette, ainsi que Charles W. Clark, directeur des recherches et du développement pour Noranda et l’un des directeurs de Campbell Chibougamau Mines Ltd. La Mining Corporation of Canada était représentée par plusieurs ingénieurs et un groupe de prospecteurs. Deux hauts fonctionnaires du ministère des Mines du Québec séjournaient dans la région : I. W. Jones, chef du département des relevés géologiques et Bert Denis, chef du département des dépôts minéralogiques. Je reconnus aussi Philippe Malouf, ingénieur minier dont les succès étaient connus et enfin, le dernier nommé mais non le moindre, Adélard Gauthier, l’un des plus fameux prospecteurs du Canada.

C’étaient des grands noms de l’actuel domaine minier. Leur présence ici ne pouvait signifier qu’une chose : —


CHIBOUGAMAU ÉTAIT LANCÉ


La croissance rapide de Chibougamau se démontre encore mieux par des statistiques. Hamel et fils, entreprise de transport dont le quartier-général était à Saint-Félicien, commença à véhiculer de l’équipement minier dans la région en 1949, avec trois camions. En 1952, elle en avait onze, roulant jour et nuit sur la route nationale. Un directeur de la compagnie déclara qu’il comptait qu’en 1952, ses camions transporteraient environ huit millions de livres de matériel dans le Chibougamau. (Tout indique que ce volume s’est accru considérablement depuis cette époque).

Le chef de gare du chemin de fer Canadien-National, à Saint-Félicien, annonça que les marchandises destinées au Chibougamau avaient doublé de volume en un an. Le commerce du bois de construction augmentait aussi de manière phénoménale, grâce à la nouvelle route. Quelque vingt-cinq scieries, dans la région du Chibougamau coupaient 50 millions de pieds de planches annuellement dont la majeure partie était exportée aux États-Unis.

Les demandes d’information et les enquêtes, au sujet des possibilités minières du Chibougamau se multiplièrent par mille. Harry Ledden, le chef archiviste du ministère des Mines du Québec révéla qu’en 1952, 60 p. c. de toutes les demandes d’informations avaient trait au Chibougamau.

(Le ministère des Mines du Québec constitue l’un des organismes gouvernementaux les plus compétents au monde. D’autres départements encombrés de bureaucratie et de chinoiseries feraient bien d’étudier sa façon intelligente d’agir. Le citoyen s’intéressant aux mines, dans le Québec, en obtient un service qui n’a pas son pareil dans aucune autre province canadienne.)

La population du Chibougamau augmentait tellement, que plusieurs pétitions furent envoyées au gouvernement pour obtenir un bureau de poste. L’éternelle réponse du fonctionnaire revenait invariablement : « Nous prenons la demande en considération… » Il n’y avait pas assez de votes dans la région pour exciter le zèle des politiciens. Ils se fichaient totalement de ces hommes, supérieurs à eux, qui ouvraient, aux confins de la civilisation, un domaine minier capable d’apporter des richesses incalculables à la province de Québec. Les politiciens… (Mais à quoi bon ? Shakespeare les a jugés dès l’an 1601, dans « Hamlet » : « Un politicien… un qui irait jusqu’à circonvenir Dieu. »)

Un jeune prospecteur de mes connaissances se servait d’une méthode assez inédite pour rechercher les minéraux. Il évitait les géologistes et les ingénieurs miniers et méprisait les rapports géologiques et autres documents relatifs aux formations minéralogiques dans le Chibougamau. Il prenait simplement une carte géologique du district et l’expédiait par poste à un ami qui habitait l’Europe. Cet ami possédait une planchette de ouija, ou une aiguille magique ou quelqu’autre appareil médiéval du genre, qu’il promenait sur la carte jusqu’à ce qu’il sente une réaction physique. Il marquait alors d’un petit cercle l’endroit désigné par les « esprits » et retournait la carte à notre prospecteur au Chibougamau, distant de 5,000 milles. Il y ajoutait des notes explicatives indiquant qu’à tel ou tel site, de l’or, du cuivre ou d’autre métal serait mis à jour sans erreur possible. Le prospecteur disparaissait alors au plus profond de la brousse pour en émerger plusieurs semaines plus tard et s’arrêter à Rainbow Lodge, en route pour la ville. Je ne crois pas qu’il ait jamais trouvé quoi que ce soit de quelque valeur par cette méthode, mais j’espère qu’il y parviendra, ne serait-ce que pour faire la nique à quelques mandarins pompeux qui ne peuvent bouger qu’avec la règle à calcul logarithmique à la main.

Notre planète était représentée par plusieurs races au Chibougamau à cette époque. J’y ai rencontré un Hollandais, un Grec, un Suisse, un Anglais, un Irlandais, un Français, un Autrichien, un Russe, un Antillais, un Syrien, sans compter les Américains et les Canadiens. Puis arrivèrent deux Australiens : Monsieur et Madame Raymond Wilkie. Wilkie est un chimiste et un essayeur. Il s’installa dans l’ancien laboratoire d’Obalski Mines, et se mit à analyser des échantillons de roc pour divers prospecteurs et entreprises du Chibougamau. Il arrivait des îles Fidji où existait, me dit-il, de l’or en quantité. Cet archipel mélanésien est humide et chaud à longueur d’années et voilà que Wilkie était maintenant dans l’un des endroits les plus froids du globe. « Tomber de Charybde en Scylla », dit un prospecteur qui avait des lettres.

— J’aime le Chibougamau, déclara Wilkie ; et d’après mes observations, je crois en son avenir. Il n’y a ici qu’un détail que je n’aime pas : ce détail est personnifié par un ours qui vient nous visiter chaque matin. À l’aube, aujourd’hui, il s’introduisit dans notre garde-manger à l’extérieur de la maison et s’empara d’un jambon. Je l’ai entendu, ai pris un fusil, mais maître Martin disparut sous bois avant que j’aie pu épauler. »

« Jusqu’à ce jour, j’ai fait mes analyses dans des climats chauds : En Australie occidentale, à Hong-Kong, dans les îles Fidji, continua Wilkie ; la température se dégageant de nos fourneaux d’essai était infernale ; le grand problème pour nous, sous les tropiques, c’était de parvenir à se rafraîchir. L’allumage et l’entretien des fournaises, dans les Fidji, sont l’ouvrage des naturels. Le climat froid du Chibougamau convient mieux à ce genre d’ouvrage.

« Notre fournaise, au laboratoire de la mine d’Obalski, est chauffée à l’huile diesel, tandis que la gazoline alimente les moteurs faisant fonctionner le broyeur et le pulvérisateur ; par ailleurs, les fourneaux pour les essais au liquide fonctionnent au kérosène.

« Les échantillons de roche que l’on m’apporte sont tout d’abord placés dans le broyeur, puis divisés lorsqu’ils passent à travers un rifle, pulvérisés en une poudre très fine, après quoi on place cette poudre sur un tamis très fin.

« Si l’on désire un essai pour de l’or ou de l’argent, un petit échantillon de la poudre est pesé, mélangé à un fondant, enfermé dans un récipient de glaise et chauffé dans la fournaise. Ce mélange fondu est versé dans des moules d’acier, refroidi et ensuite brisé avec un marteau spécial. Au fond du moule se trouve un culot de plomb qui retient tout l’or et l’argent que l’échantillon recelait. On place alors le culot dans un réceptacle plat (nommé une coupelle), lequel est mis au four à nouveau. Lorsqu’enfin on l’en retire, il ne reste plus qu’une petite boule de métal précieux. On la pèse sur une balance ultra sensible et la proportion des onces à la tonne est calculée au moyen d’une formule mathématique.

« La fournaise ne sert pas pour les analyses de cuivre, de zinc et de plomb. La valeur de ces métaux est vérifiée en les faisant bouillir avec divers ingrédients chimiques, en filtrant le résidu et en l’éprouvant au contact d’autres solutions chimiques d’une puissance déterminée d’avance.

« Ces expériences me fascinent, car l’élément surprise y joue un rôle considérable. Mon plus grand plaisir, c’est lorsque, je puis présenter à un prospecteur, avec un geste solennel, un certificat d’analyse, en lui annonçant qu’il a fait une découverte importante et que son dur labeur a été couronné de succès. »

Par un beau matin d’été, un camion d’apparence fatiguée apparut sur le site de la ville de Chibougamau : Douze étudiants français, tout récemment arrivés de Paris, en descendirent. Ils étaient d’une jeunesse enthousiaste : pour ces moins de vingt ans, le Chibougamau était « magnifique », « formidable », « épatant ». Ce ne sont pas eux qui, à l’instar de leur illustre prédécesseur Voltaire, auraient vendu à vil prix les « quelques arpents de neige » du Canada. Pour leur repas, les jeunes gens avaient acheté des biscuits et du fromage au petit magasin de « Scotty » Stevenson, devant la porte duquel étaient accroupis comme d’habitude, une vingtaine d’Indiens. Les voyageurs furent très intrigués par la présence des Peaux-Rouges et tentèrent de leur parler par signes. Lorsque je demandai à l’un des étudiants à quel endroit il avait mangé, il me répondit : « Au petit café des sauvages ».

C’est environ à cette époque que je revis un vieux renard, qui était président de la « Corporation minière de la fin du mois ; » Il m’avait vendu, il y a vingt ans, 5,000 actions de son entreprise.

Le lecteur a deviné que l’entreprise portait en réalité un autre nom : mais si je l’appelle ainsi, c’est que chaque fois que je demandais au Président quand commenceraient les opérations à sa fameuse mine, il répondait : « À la fin du mois ».

Et lorsque je demandais : « Quand creuserez-vous un puits ? » ou « Quand demanderez-vous à un géologue d’examiner la propriété ? » La réponse arrivait invariablement : « À la fin du mois ». En l’espace de vingt ans, il me remit ainsi « à la fin du mois » au moins cinquante fois.

En cet été 1951, Monsieur le Président amena sa femme au Chibougamau. L’apparence de cette dame indiquait clairement qu’elle allait bientôt contribuer à augmenter la population de notre pauvre globe surpeuplé. Je faisais allusion, devant le couple, à une nouvelle route vers une propriété minière qu’on venait de projeter, lorsque je demandai : « Quand donc… ? »

Le Président regarda rêveusement la taille épaisse de son épouse et murmura : « À la fin du mois ».

Le district minier du Chibougamau avait atteint un stade si avancé de développements préliminaires, qu’il n’était pas étonnant de voir les promoteurs affluer. Certains d’entre eux étaient frauduleux, d’autres plutôt honnêtes : mais ils avaient en commun une particularité : Ils étaient tous bien vêtus. Quelques-uns des véreux étaient reconnaissables par leur front fuyant et une intelligence — sauf en ce qui concernait l’art de frauder leurs semblables — ne dépassant guère celle des singes supérieurs.

Il arrive que l’on puisse gagner de l’argent facilement en spéculant sur des stocks frauduleux ; mais le promoteur, qui joue double jeu, frappe toujours avec la rapidité d’un cobra. C’est pourquoi la vigilance est nécessaire. À Montréal, j’ai déjà fait ainsi quelques dollars, en achetant des titres miniers — quelque chose pour vous tondre en un rien de temps ! — et en surveillant attentivement la marque des cigares que fumait le promoteur. Lorsqu’il allumait un havane coûteux, la cote remontait infailliblement : lorsque la qualité du tabac diminuait, la même chose arrivait aux actions. C’était un baromètre infaillible.

Un matin, alors que la Bourse semblait indécise, je pénétrai dans le bureau du promoteur. J’eus simplement à le regarder, pour me précipiter au galop sur le téléphone et dire à mon courtier de vendre toutes mes actions. Il était temps ! Cet après-midi-là, le stock dégringola verticalement. J’avais observé, le matin, que le promoteur ne fumait pas le cigare, pas même la pipe, pas même une cigarette : Il chiquait du tabac !

Un autre promoteur classique si je puis dire : chapeau melon, guêtres et gants beurre frais, tenta un jour de me faire participer à un « coup » minier. Sa façon de procéder était merveilleuse à force d’effronterie. Il avait appris mon faible pour le scotch Dewar « Nec Plus Ultra » et pour les cigares Partagas. Lorsque j’entrai dans son bureau, ce whisky ambré brillait sur son pupitre, et ces cigares « craquants » étaient installés dans l’humidificateur.

Tandis que je sirotais et que je fumais, le promoteur faisait fonctionner son moulin à paroles, dévidant des chiffres, des faits précis, des suppositions et des déclarations sur le grand avenir des concessions qu’il possédait. Brusquement, il baissa la voix et me dit, tout en me fixant d’un regard d’hypnotiseur : « La façon dont vous devez envisager ce placement, ce n’est pas en fonction d’aujourd’hui, pas en fonction de vos enfants ou de vos petits-enfants, mais de vos arrières petits-enfants. Songez aux profits qu’ils en tireront dans un siècle ! »

Je laissai là le produit de Dewar et les Partagas et passai la porte si vite que je faillis me fracturer une cheville !

Il m’est impossible d’énumérer tous les promoteurs malhonnêtes que j’ai rencontrés. — cela prendrait un volume de dix mille pages — mais je puis en décrire quelques-uns, parmi les plus experts en fait de coquinerie.

L’un de ceux-ci était un type de haute stature, élégamment habillé, doté d’un teint olivâtre et d’un regard constamment mobile. Franchement, je ne crois pas qu’il possédât des yeux derrière la tête ; pourtant il pouvait discerner ma présence à dix pieds de son dos.

Il parlait de ses occupations avec une franchise brutale : « Je veux ramasser le magot, disait-il, et je suis indifférent envers ceux que j’incite à me suivre. C’est un jeu où le plus finaud l’emporte. Le grand Barnum avait tort de dire qu’il naît un gogo à chaque minute : il en naît un toutes les secondes ! Je suis malhonnête, mais ceux qui m’emboîtent le pas le sont aussi. Alors Quoi ? »

Il calculait vite… trop vite, et se vantait de n’avoir jamais lu un livre. Sa phrase favorite était : « Mes amis lisent pour moi ! » Il ignorait l’histoire, l’ancienne et la moderne, ce qui l’empêchait de se joindre à toute conversation intelligente ; mais avec des personnes de sa classe, c’était un champion. Il pouvait parler durant des heures de chiffres, titres miniers, jeu sur marge, analyses et promotion.

La dernière fois que je le vis, il étudiait la liste des chevaux de course au terrain de Blue Bonnets, à Montréal. Il était perdu dans ses réflexions tout en contemplant les tuyauteurs qui manœuvraient pour la cinquième course.

— Quel est celui qui, d’après vous, tombera sur le gagnant ? demandai-je.

Il était trop absorbé pour me regarder : « J’aime celui qui s’appelle Sansregret », murmura-t-il.

Voilà quelques années, il prit en mains des actions de métal « vil » et les fit grimper rapidement de vingt cents à cinq dollars, après quoi il vendit ses titres. Le stock prit un plongeon piqué. Un courtier trop tenace fit banqueroute et des milliers de joueurs sur marge furent complètement ruinés.

Tandis que ses clients léchaient leurs blessures, tout en se demandant ce qui avait bien pu arriver, le promoteur (qui avait agi, du reste, strictement selon la loi et s’en était tiré avec un profit de 800,000 $) s’acheta un habit de soirée et se paya une croisière de luxe autour du monde. Ce fut le sommet de sa carrière car, ainsi qu’il le disait plus tard orgueilleusement : « J’ai mangé à la table du capitaine ».

Probablement le plus malhonnête de tous les promoteurs canadiens est un individu connu au Chibougamau sous le sobriquet d’« Un joli monsieur ». Il a su atteindre le fond de l’ingratitude et de la bassesse.

Lorsque les Canadiens français donnent cérémonieusement le titre de « joli monsieur » à quelqu’un, c’est une insulte de choix qu’ils lui décochent.

Voilà quelques années, un type de ce calibre passa au Chibougamau. Il était bel homme, parlait avec distinction et il était nanti d’un cerveau de promoteur-racketeer, genre Capone. Il était propriétaire de diverses propriétés minières et, dans les cercles de spéculateurs interlopes, on le tenait en haute estime. Il se préparait à jouer un sale tour, juste au moment — détail singulier — où le Chibougamau venait d’être submergé par une vague de prospérité.

Il avait fait quelque forage — avec l’argent d’un groupe de ses victimes — sur certaines concessions et, par la faute de son comptable constamment ivre, avait omis de rendre compte de ce travail statutaire et de payer ses taxes annuelles au ministère des Mines. Lorsqu’un propriétaire de concessions néglige ces conditions essentielles, les claims deviennent « ouverts » et le premier venu peut les jalonner de nouveau, après avoir obtenu un certificat de mineur, au prix de10 $.

Un prospecteur du Chibougamau, à Québec à ce moment là, apprit que la propriété du « Joli monsieur » serait « ouverte » le lendemain matin.

Le prospecteur avait à sa disposition deux manières de procéder. L’une était de se rendre au Chibougamau par avion, jalonner les concessions et aviser ensuite l’ancien propriétaire de bien vouloir déménager son équipement, à moins qu’il ne rachète le terrain pour, disons, cinquante mille dollars. L’autre manière était d’avertir le racheteur de sa négligence et d’attendre ensuite une juste récompense : Dix mille dollars eussent été un bon marché pour un tel service. (Surtout si l’on se souvient que le « joli monsieur » nageait dans l’argent. Pour chaque dollar investi par les gogos, il prélevait 90 cents — légalement, cela va sans dire… (La route des fortunes illicites est pavée d’avocats escrocs.)

Le prospecteur n’hésita pas. Il téléphona au promoteur à Chibougamau : l’argent de la taxe fut télégraphié sur l’heure au ministère des Mines, le comptable fut mis à la porte. Le propriétaire avait eu si chaud, qu’il en maigrit de dix livres… mais il demeura propriétaire des concessions.

Quelques jours plus tard, quelqu’un suggéra au prospecteur de récompenser le prospecteur qui lui avait rendu un fier service.

— Sûrement, sûrement, dit-il, (il avait été élevé dans le ruisseau) ; dites-lui de s’acheter deux bouteilles de scotch et qu’il m’envoie la facture ! »

Un joli monsieur !

Il n’y avait pas que certains promoteurs qui fussent malhonnêtes ; quelques prospecteurs du Chibougamau n’avaient rien à leur envier à ce sujet. L’un d’eux était un maître fourbe et son racket établit un record dans ce jeu-là.

Possédant beaucoup d’expérience dans son métier, c’était un coureur des bois accompli et il avait le physique de l’emploi : Jamais rasé, l’air rude, la carrure puissante.

Durant les périodes de gel et de dégel, il se rendait à Montréal, Toronto ou New-York, pour rencontrer des gens « cherchant des bonnes concessions, bien situées dans un district minier prometteur ».

Lorsqu’une découverte était annoncée, il écrivait à l’un de ces messieurs (ou plus exactement l’une de ces dupes) et offrait de jalonner cinq concessions à proximité de la nouvelle découverte, au nom de sa victime, pour la modeste rétribution de 500 $. Le malheureux spéculateur faisait enquête, apprenait que l’analyse des nouveaux échantillons indiquait leur haute valeur et acceptait la proposition, à condition que les claims soient enregistrés à son nom au ministère des Mines, avant qu’il verse un seul dollar au promoteur.

Le fraudeur acceptait la proposition, jalonnait et enregistrait les concessions et le naïf, quelque temps après recevait un papier du ministère des Mines l’avisant qu’il était propriétaire de cinq claims miniers. Jusqu’ici, tout allait bien. Le nouveau « mineur » disait confidentiellement à ses amis qu’il était sur le point de « réaliser le gros lot ».

Cependant le fraudeur n’avait pas seulement glissé les as dans sa manche, mais tous les atouts. Intentionnellement, il avait piqueté de façon si fautive les concessions, que n’importe qui pouvait contester ce qui les « ouvrait » de nouveau. Les piquets étaient dans la mauvaise direction, plusieurs étiquettes manquaient et les lignes n’étaient pas correctement tracées ; bref, rien n’était fait selon les règlements de la loi qui régit les mines.

Le fraudeur s’arrangeait avec un complice qui écrivait une protestation au ministère ; l’agent du gouvernement venait sur les lieux, constatait que tout était illégal et les concessions étaient « ouvertes » encore une fois. Alors, le fraudeur les jalonnait au nom d’un autre naïf, et le jeu des duperies continuait, l’escroc réalisant 500 $ avec chaque transaction.

Un triste racket, mais profitable.

Un américain de mes amis m’écrivit : « Pouvez-vous me renseigner sur la spéculation minière au Canada ? J’ai de l’argent à placer. »

En réponse, je lui expédiai le «  Canadian Mines Handbook », compilé par la Northern Miner Press Ltd., éditeurs du plus grand hebdomadaire au monde en ce qui concerne les mines : « The Northern Miner ».

Et voici ce qu’apprit mon ami sur la situation minière au Canada :

La première partie du volume contient les noms d’environ mille des principales mines, en état de développement ou de production au Canada.

La deuxième partie comprend une liste de quelque six mille entreprises minières, avec le commentaire suivant des éditeurs : « La majorité des compagnies sont, au moment où nous publions, inactives, dormantes ou défuntes. Dans cette même section, on trouvera aussi les noms de quelques compagnies actives, mais sur lesquelles nous ne possédons aucune information quant à leur statut, ou dont les renseignements sont arrivés trop tard pour être inclus ici.

Attachés aux noms et adresse de milliers d’entreprises minières cataloguées dans cette deuxième partie, se trouvaient des termes dans le genre de ceux-ci :

« Défunte », « Dormante », « Inactive », « Annulée », « Adresse inconnue », « Inoccupée », « Actions sans valeur », « Liquidée », « En liquidation » — les actionnaires ont tout perdu », « Charte révoquée », « Charte annulée », « Charte confisquée », « Charte remise », « Charte suspendue », « Banqueroute — perte totale », « N’est plus en affaires », « Propriété inexistante », « Propriété abandonnée », « Propriété vendue ». « Propriété saisie », « N’existe plus », « Dissoute », « Aucun actif », « A changé de nom », « Attend des fonds », « Perdue pour défaut de paiement des taxes », « Inopérante », « Liquidation volontaire », « Aucune réponse à notre demande d’informations », « Aucun rapport depuis des années ».

Des milliers de compagnies minières au Canada sont comateuses ou moribondes ! Des milliers ! Que le lecteur y songe ! La plupart des entreprises de ce genre sont incorporées à des millions d’actions ; ce qui totalise, en prenant pour base 5,000 compagnies dormantes ou défuntes, quelque chose comme quinze milliards d’actions — il y en aurait assez pour tapisser toutes les maisons d’Égypte ! Si nous assumons que 10 p. c. de ces actions (c’est une estimation bien au-dessous de la vérité) furent vendues, cela veut dire que le nombre des certificats reposant en ce moment dans des greniers poussiéreux et de vieilles valises s’élèverait à un milliard et demi d’actions.

C’est un véritable Himalaya de documents joliment gravés et, l’ensemble, sans aucune valeur. Si nous supposons de surcroît, que les dupes ont payé une moyenne de 50 cents pour chaque action (encore une évaluation en deçà de la vérité), le montant de l’argent que les courtiers et les promoteurs ont arraché à leurs dupes serait d’environ 700 millions de dollars. C’est plus qu’il n’en faudrait pour lancer en pleine production 140 bonnes mines canadiennes. Qu’on produise 140 « Noranda » et la richesse nationale du Canada se multiplierait par mille et le dollar canadien ferait ressembler le dollar américain à un rouble russe !

Un marchand de Toronto, très réputé a fait la comparaison suivante : « Si les finances qui soutiennent la production du blé et de la viande étaient pillées comme elles le sont par les filous dans l’industrie minière, les Canadiens commenceraient à mourir de faim au bout d’une semaine.

Et voilà pourquoi j’ai décidé de faire imprimer la profonde pensée suivante, pour les générations futures :

« Les compagnies minières naîtront et disparaîtront, mais les gogos existeront toujours ! »

Un célèbre économiste me dit un jour : « Rien n’a plus contribué à retarder le développement minier au Canada, que les manipulations malhonnêtes de certains agioteurs de Bay Street à Toronto et de la rue Saint-Jacques à Montréal. Si l’on n’avait pas ces gorilles que protègent des avocats aussi malhonnêtes qu’eux, il y aurait aujourd’hui près de 150 mines productrices au Canada. Au moins 90 p. c. du capital que les citoyens risquaient dans les mines, au Canada et aux États-Unis a été volé — et j’emploie ce mot sans hésiter — par des crapules. — Ne pourrait-on pas promulguer des lois pour endiguer ces abus ? » demandai-je.

L’économiste rugit : « Mais ce sont les avocats qui rédigent les lois ! »

Le numéro d’avril 1952 du magazine « Coronet » publia un exposé révélateur des fraudes dans l’industrie minière au Canada, intitulé : « Toronto Calling » (Toronto appelle). Un spécialiste des mines aux États-Unis en fut tellement choqué, qu’il m’écrivit : « La Ville Reine était jadis connue comme « Toronto la pure » ; maintenant, on ne l’appellera plus que « Toronto la ville aux 40,000 voleurs ».

Dans le numéro du 12 janvier 1953 du « Saturday Evening Post ». un escroc repenti, écrivant sous le pseudonyme de « Marcus Verner », révéla des choses stupéfiantes sur les fraudes dans les titres miniers à Toronto, dans un article qui s’appelait : « I Sell Phony Stock to American Chumps. » (Je vends des actions frauduleuses aux nigauds américains).

Les chefs et les rédacteurs des journaux torontois semblaient trop occupés à surveiller les parties de hockey pour trouver le temps d’entreprendre une croisade — à la manière du grand Pulitzer — contre l’immoralité en affaires existant dans la capitale de l’Ontario. Pourtant, le magazine « Collier » venait de traiter leur ville de « Swindler’s Paradise » (Paradis des filous). Il est vrai que très peu de citoyens de Toronto eurent la chance de lire cet article, car presque toutes les copies du magazine furent raflées aux éventaires de journaux et détruites par les promoteurs.

Un propriétaire de journal, que je connais, refusa un manuscrit très documenté et très révélateur, mettant à jour ces vols éhontés. Il le refusa parce que ce « papier » exposait la vérité toute nue. Il y a un proverbe arabe qui dit : « La vérité peut parcourir le monde sans armes ». On pourrait ajouter : « Peut-être en Arabie, mais pas dans les journaux de Toronto. »

Non pas par malhonnêteté foncière. La politique de ce propriétaire de journal était de ne rien publier qui fut au détriment de sa « bonne » ville de Toronto, même si sa cité bien-aimée servait de quartier-général à une clique de chevaliers d’industrie qui tondaient les moutons humains au rythme de 50 millions de dollars par année.

Non, monsieur ! Ce journaliste était animé d’un dommageable esprit civique. Il n’avait probablement jamais lu la réflexion classique du docteur Samuel Johnson, le grand critique anglais : « Le patriotisme est le dernier refuge des coquins. Ce qui n’empêchait pas ce directeur de bien arriver dans la vie. Norman Corwin, scripteur à la radio, a dû le prendre pour modèle lorsqu’il a dit : « Pour réussir aujourd’hui, soyez médiocre ».

Cependant un groupe de journalistes américains ne se gênèrent point pour dévoiler le scandale… et ils le firent avec enthousiasme.

Ralph Hendershot, rédacteur financier du «  New York World Telegram », écrivit dans le numéro du 5 février 1952 de ce journal : « Il devient évident que le Canada présente des possibilités de développement fabuleuses dans le domaine de l’industrie. Il est également clair que le gros des capitaux nécessaires pour faire progresser ces industries et harnacher ces ressources naturelles viendra des Américains. Malheureusement, notre voisin du nord est parti du mauvais pied. De nombreux vendeurs de titres ont adopté des méthodes de chevaliers d’industrie lorsqu’ils sollicitent les gens. Ils n’hésitent pas à appeler au téléphone, sur longue distance, des citoyens dont ils ont les noms sur leur « liste de gogos… »

Il y a, d’après mon expérience, deux sortes de courtiers marrons. Les premiers parlent doucement, d’une voix persuasive. Ils ne font aucun tapage, mais leur pression est constante sur la clientèle : les seconds emploient la méthode violente : cris au téléphone, coups de poing sur la table, épithètes lancées à la tête du client « trop bête » pour sauter sur les occasions merveilleuses qu’ils daignent leur offrir… le plus curieux, c’est que la majorité de la race des gogos semble préférer se faire rouler par les gueulards que par les voleurs délicats.

Il y a évidemment, des courtiers honnêtes, mais la plupart d’entre eux habitent dans des chambres garnies ou des mansardes. Ceux qui reçoivent leur pension de vieillesse sont parmi les chanceux.

Après vingt années de contact avec eux, j’en suis venu à la conclusion que le vendeur marron de valeurs financières, qui n’a pas une instruction de premier ordre, est un psychologue beaucoup plus averti que son compère, le monsieur qui sort de l’Université. De plus, je suis persuadé que le premier exerce une espèce de magnétisme, et qu’il est aussi habile à choisir ses victimes qu’un hypnotiseur de carrière.

Sur les deux milliards d’êtres humains traînant leur existence quotidienne sur notre planète, il n’y en a que quelques centaines qui pensent d’une façon raisonnable. (Joseph Mitchell, l’écrivain américain, avait l’habitude de séjourner longtemps parmi les déments de l’hôpital Bellevue, à New-York : après quoi il allait se mêler aux foules du Broadway : « Je ne vois aucune différence », dit-il. ) Presque tous les hommes vivent dans une espèce de rêve éveillé. Lorsque certains d’entre eux se font miroiter devant les yeux des puits de pétrole, des mines d’or, des découvertes de diamants ou des gisements d’argent, ils sont éblouis. Lorsque le racketeer-psychologue trouve le défaut de la cuirasse de sa victime, la partie est jouée… pour la victime. Dans le jeu de la vente des actions minières, c’est toujours le « bonnet » qui gagne…

Tondre un mouton ordinaire, c’est facile pour un promoteur malhonnête. Ce qui l’est beaucoup moins, c’est de tondre un autre promoteur malhonnête. C’est alors qu’on assiste à un duel passionnant ! Quand je dis duel, je n’entends pas qu’ils se servent du revolver : si tel était le cas, il ne resterait plus un seul courtier marron sur le globe !

Certains promoteurs canadiens ont tellement exploité les acheteurs de valeurs américains, qu’on est tout étonné de constater que cette source n’est pas entièrement tarie. Pourtant, sans le capital américain, les grandes zones de pétrole et de minéraux au Canada ne seraient pas développées avant un siècle, car si nous n’obtenons pas de capitaux chez nos voisins du sud, où donc irons-nous en chercher… en Éthiopie, peut-être ?

Plusieurs rédacteurs canadiens très connus, et qui sont avantageusement appréciés dans la presse jaune, rédigeaient, pour les courtiers et les promoteurs, des bulletins incitant les naïfs à souscrire : mais ils avaient toujours la prudence d’ajouter ; à leurs déclarations : « Nous croyons que ce que nous venons de dire est exact, mais nous ne pouvons pas le garantir. »

C’est comme si l’on tendait à quelqu’un un billet de dix dollars, tout en disant : « C’est peut-être de la fausse monnaie. Acceptez-le à vos propres risques ! »

Ces hommes qui prostituent leur plume pour quelques viles pièces d’argent pourraient se justifier d’un illustre prédécesseur. L’un des plus grands hommes d’État et premiers ministres que l’Angleterre ait eus, rédigea dans sa jeunesse des brochures pour des promoteurs, lesquelles firent perdre aux épargnants des millions de livres sterling. Il se nommait Benjamin Disraëli.

J’écris tout ceci avec la quasi-certitude que j’en récolterai pour moi-même du dénigrement et de la calomnie, car, comme l’a dit Bernard Shaw : « Il n’y a qu’une chose que les gens ne peuvent tolérer : cette chose-là, c’est la vérité ! »

Alors que je mettais ces notes à jour, quelques promoteurs marrons venaient me voir à ma chambre d’hôtel et je les laissais lire mon manuscrit librement. (Un ami me demandait : « Si vous les trouvez aussi méprisables pourquoi les fréquentez-vous ? » Je répondis à ceci qu’il me serait impossible d’écrire à leur sujet sans les connaître).

L’un de ces personnages douteux essaya de me tendre un piège. Il m’annonça négligemment qu’il avait mis de côté, à mon intention, 5,000 parts d’une certaine compagnie, en signe de remerciement parce que j’avais fait connaître le Chibougamau par mes écrits. Je pouvais les acheter à moitié du prix courant et j’avais de grandes chances de réaliser quelques milliers de dollars en les revendant plus tard. La ruse était cousue de fil blanc et je m’en moquai.

Quelle sorte d’hommes sont donc ces courtiers malhonnêtes et leurs compères les promoteurs, qui réalisent si aisément des profits illicites et rapides, tandis que leurs milliers de victimes pleurent leurs économies perdues ? Je trouve une définition admirable de ces voleurs patentés dans un célèbre paragraphe de Charles Francis Adams :

« Vraiment lorsque j’approche de ma fin, je ne laisse pas d’être quelque peu troublé quand je cherche à expliquer les incidents que j’ai vus dans la course à la fortune. Cette chasse s’inspire d’instincts plutôt bas… que l’on rencontre rarement mêlés aux meilleurs traits du caractère. J’ai connu, et connu assez bien, bon nombre d’hommes qui « avaient réussi, qui étaient importants », financièrement parlant, et qui devinrent célèbres au cours du dernier demi-siècle : et je n’ai jamais rencontré de personnes moins intéressantes. Je ne désire pas revoir un seul d’entre eux, ni dans ce monde, ni dans l’autre ; il n’en est aucun que je puisse associer avec l’idée d’humour, de saine pensée ou de culture raffinée. Ils n’étaient qu’un tas de mercantis, sans attraits comme sans intérêts… un amas d’êtres incultes, cyniques et marchandeurs ».

Un promoteur de ma connaissance, qui se tricherait lui-même, rien que pour se tenir en forme, s’il n’avait pas de victime à portée de la main, prit ombrage de mes remarques sur la malhonnêteté des transactions minières. « Si les affaires de mines au Canada sont si croches que cela, pourquoi y restez-vous mêlé ? » me demanda-t-il avec colère. Je lui rétorquai la réflexion à la mode : « Pourquoi va-t-on au cirque ? Pour voir les bêtes curieuses évidemment. »

Si les promoteurs avaient quelques connaissances de l’histoire des mots, ils adopteraient promptement un terme nouveau pour leur métier. Le mot « promoteur » (du latin « pro », avant, et « movere », mouvoir) était prononcé avec mépris autrefois. Il y a cent ans, en Angleterre, un informateur. un « stool pigeon » était appelé « promoteur » parce qu’il provoquait des actions illégales et qu’il en dénonçait ensuite les auteurs.

Un autre ami me demanda : « que feriez-vous pour réformer ces abus, si vous en aviez le pouvoir ? »

Je répondis : « Je ne suis pas réformateur, mais simplement un observateur ; et ce que j’observe, je le rapporte fidèlement. Cependant, je me demande ce qui surviendrait si l’État passait une loi bannissant l’utilisation de trois mots qui apparaissent presque toujours sur les prospectus de compagnies minières. Ces mots sont : « Aucune responsabilité personnelle ! »

Ainsi en est-il de ce triste aspect de l’industrie des mines canadiennes. Je fus content de lui dire adieu, de quitter l’entourage de ces êtres aux instincts médiocres de rapaces qui manipulent les dés pipés de l’achat et de la vente des titres ; j’avais hâte d’avoir pour compagnons ceux de la race conquérante, ceux qui font véritablement les mines.

Le voyage nocturne sur le chemin de fer entre Montréal et Saint-Félicien est l’un des plus cahoteux du monde. Vers minuit, les wagons contournent un virage avec suffisamment de violence pour faire sauter par terre les billes d’un billard… si d’aventure il y en avait un à bord du train.

Un prospecteur me raconta qu’une fois passant par cette courbe, il fut précipité hors de sa couchette et atterrit dans celle d’une magnifique femme blonde, dont le lit était du côté opposé. Un autre prospecteur qui écoutait l’histoire, déclara poliment : « Nous, nous te croyons, mais il y en a des milliers qui te traiteraient de menteur ! »

Dès mon arrivée à Saint-Félicien, je ne perdis pas de temps et rentrai au Chibougamau. À l’orée de la forêt splendide, j’eus l’impression de pénétrer dans une cathédrale. Chaque fois que je suis sous cette voûte, je ressens cette sérénité intérieure que connaissaient si bien Boethius et Thoreau, ces grands amants de la nature. Je reprends une cure d’hygiène de l’âme, un bain de l’esprit. Ici, je me sens en paix et je peux méditer. (Un visiteur me dit un jour : « Méditer ! Voilà un mot qui semble appartenir à une langue morte, à un monde englouti). »

Subitement, voilà qu’un jour, vers la fin de l’été, un canot fit son apparition. Il venait du lac aux Dorés et avait à son bord Bill Lafontaine, l’agent du ministère des Mines du Québec. Deux compagnons débarquèrent avec lui : « Monsieur Morin et Monsieur Carpentier », dit Bill en guise de présentations ; ils sont du Service ciné-photographique du gouvernement et désirent tourner des scènes et prendre des photos de votre lieu d’habitation ; ces scènes seront vues un peu partout dans le monde. » — « Adieu, pensai-je, méditation et paix ! »

Les deux cinéastes braquèrent leurs appareils sur les canots, les scènes de pêche, les rapides, notre personnel, les cabanes en bois rond et le lac Chibougamau. Après quoi ils s’endormirent « comme des marmottes », selon leur expression, dans une tente au-dessus du torrent. Le lendemain matin, au petit déjeuner, monsieur Morin, le chef de ce service provincial, me déclara : « Depuis trente cinq ans que je photographie les beaux sites du Québec, je n’ai jamais rien vu d’aussi féerique que ce décor incroyable. »

Les nuits du Chibougamau sont aussi exquises que les jours, car les aurores boréales viennent danser leur ballet devant nos yeux. Leurs mouvements rythmiques et lumineux apparaissent régulièrement au nord, véritable symphonie de couleurs sur l’arrière fond du ciel.

Les photographes désiraient « couvrir » tous les aspects de l’activité minière de la région. Nous les transportâmes donc le long du lac aux Dorés, dans notre meilleur et plus rapide bateau, la « Reine du Chibougamau ». Ils prirent des photos et tournèrent des bouts de pellicule sur toutes les concessions importantes et terminèrent leur randonnée en enregistrant en couleurs du riche minerai de cuivre qu’une foreuse ramenait à la surface. Sur ce point final, ils nous quittèrent pour aller faire connaître au monde les splendeurs de cette immense région.

Un fréquent visiteur à Rainbow Lodge était monsieur Stanley Malouf, docteur en géologie. Né en Saskatchewan, monsieur Malouf, avait gradué à l’Université McGill avec les plus grands honneurs. Il était géologue consultant pour Campbel Chibougamau Mines Ltd., pour Chibougamau Explorers Ltd., et autres entreprises minières. On le considérait comme une autorité dans sa profession.

Un certain avant-midi, monsieur Malouf me demanda si je voulais bien l’accompagner en canot autour de l’île du Portage.

La rumeur circulait que M. E. O. D. Campbell, président de Campbell Chibougamau Mines Ltd., avait obtenu une option sur les 2,000 acres de l’île ; et comme mes concessions avoisinaient sa propriété, je m’intéressais naturellement à tout travail qu’il exécuterait. Si Campbell faisait du forage et frappait un gisement important, la possibilité que ce minerai s’étendit jusque chez moi justifiait ma petite promenade d’écornifleur, car je profiterais du labeur du voisin… C’est une vieille coutume canadienne dans le domaine minier !

Munis d’un moteur hors-bord propulsant un canot de 16 pieds, nous remontons le lac Chibougamau. Le docteur Malouf débarque tout près du point où j’ai foré le trou No 1, sur mes concessions et taillant quelques éclats de roche, il les examine attentivement. Au bout d’un moment, il déclara : « Cela m’a l’air intéressant… Vous feriez mieux de conserver vos claims ».

Doublant la pointe Boileau, nous continuâmes le long de la rive sud de l’île du Portage, nous arrêtant ici et là, pour permettre au géologue de réunir des échantillons minéraux. Nous dînâmes de saumon en conserves et de biscuits, à la pointe du Cuivre, où Peter McKenzie avait fait sa première découverte de minéral en 1903. Il y avait quelques maisons en bois rond érigées par les hommes de Consolidated Mining and Smelting, lorsqu’ils ont travaillé la propriété à la foreuse, sous option, il y a une vingtaine d’années. Les constructions étaient l’œuvre d’un maître charpentier, car elles étaient demeurées en excellente condition : il ne leur manquait que des portes et des fenêtres pour redevenir habitables. (Les portes et les fenêtres ont la priorité chez les voleurs au Chibougamau.)

Tout près de là, Malouf repéra un vieux hangar à minerai, dont le toit s’était enfoncé. Des amas considérables de carottes témoignaient de l’énorme travail des foreuses en cet endroit avant la deuxième guerre mondiale. « Tout ça a une grande valeur, dit le docteur Malouf ; car si jamais on recommence les recherches ici, ces carottes révéleront une importante histoire géologique. »

Nous contournâmes la pointe du Nord-Est, puis la pointe Hématite et pénétrâmes dans la baie Machin (toujours rasant la berge, afin que Malouf puisse scruter le terrain). Il fallut ensuite portager le canot le long d’une piste de quelques centaines de pieds, jusqu’à la baie Dixon. (J’avais jalonné cette concession dite « de nuisance » l’été précédent.) De la baie Dixon, le canot nous transporta juqu’à l’extrémité septentrionale de la baie Proulx. C’est là qu’était censé couler la source d’eau minérale qui m’avait amené au Chibougamau.

Sur les bords de cette baie-là, nous trouvâmes Percy Anderson et deux aides, de Royran Mining Co., construisant un « campe » sur la rive. Je leur demandai s’ils avaient trouvé de l’eau minérale aux environs et ils répondirent non. (La fichue source était peut-être tarie.) Le docteur Malouf désirait examiner les échantillons de Royran, sur le flanc d’une colline un mille plus loin. Il partit de ce côté, tandis que j’entreprenais un combat de boxe avec quelques mouches noires, poids moyen. (Elles remportèrent la décision.)

L’un des jeunes gens construisant la cabane était un grec né en Égypte ; il étudiait la géologie à l’Université McGill. Durant ses vacances d’été, il travaillait dans la brousse pour une entreprise minière, apprenant tout ce qu’on devait faire, à partir de l’équarrissage des troncs d’arbres jusqu’au délicat travail d’analyse. Il me déclara qu’il retournerait dans son pays après avoir reçu ses diplômes : « L’Égypte est riche en minéraux, dit-il ; et il n’y a pas de mouches noires ! »

— Non, mais vous avez pire : « Les Anglais » ! s’écria un ardent prospecteur irlandais qui venait d’apparaître. (Ses ancêtres étaient arrivés au Canada durant la « famine de pommes de terre » de 1847, alors que les habitants de l’île d’Émeraude se nourrissaient de tourbe et de whisky.)

Vers la fin d’août, un feu de forêt — probablement causé par la cigarette allumée d’un prospecteur ou d’un trappeur négligent — naquit dans la région du lac Mistassini, à une cinquantaine de milles de Rainbow Lodge. Le chef des garde-feux me raconta que les flammes avaient détruit une zone d’un mille de longueur sur trois-quarts de mille de largeur et qu’elles avaient été brusquement éteintes par une bordée de neige ! Une poudrerie au mois d’août ! Voilà bien le Chibougamau. Et ce jour-là même, j’avais refroidi un consommé, pour le manger en gelée, sur ma véranda ! Comme vous voyez, c’était vraiment du froid. Si vous aimez votre température apprêtée de 57  façons différentes, allez au Chibougamau.

Au début de septembre, il y eut relâche de visiteurs et je demeurai seul plusieurs jours à Rainbow Lodge. Comme j’en profitais pour mettre la dernière main à ce volume, je m’aperçus soudainement que je me posais des tas de questions. C’était un signe que je commençais à être « désorienté ». (En 1920, après avoir servi trois années sous le feu, dans l’armée Impériale de Kitchener qui se battait dans les Flandres, j’étais devenu si nerveux que je commençais à me demander si j’étais sain d’esprit. J’allais consulter un psychiatre anglais qui me répondit en riant : « Vous êtes fou si vous répondez aux questions que vous vous posez. ») Je n’en étais pas encore à ce point et, afin de ne pas y parvenir, je partis pour Saint-Félicien, où je savais qu’il y avait de la bière froide en fût et que je pourrais m’assainir le système.

Lorsqu’une personne se sent un peu loufoque, cela est dû souvent à un trop long séjour dans la forêt. Certains hommes ressentent ce malaise au bout de quelques jours seulement, tandis que d’autres peuvent demeurer dans les bois durant des années avant d’en ressentir les effets. Il n’y a pas deux êtres qui réagissent de la même façon à ce phénomène : certains deviennent mélancoliques, d’autres bruyants, d’autres se contentent de regarder dans le vide…

J’ai rencontré, au Chibougamau, plusieurs types ainsi « désorientés » (Les Anglais disent «  bushed », terme emprunté à l’Australie, et signifiant « égaré » dans la brousse : ils l’appliquent au sens figuré), avant que moi-même aie commencé à compter les mouches au plafond. L’un d’eux était cuisinier ; il dansait lorsqu’il apportait un plat à un client attablé. Hors de camp, il marchait normalement ; mais dans la tente servant de cuisine, il valsait avec les œufs au jambon à bout de bras, ou exécutait une rumba en enlaçant tendrement un bol de haricots au lard. Lorsque je lui demandai pourquoi il dansait ainsi, il me lança un regard perçant qui semblait signifier : « Avez-vous jamais vu un cuisinier qui ne dansait pas en apportant la mangeaille ? »

Un autre entretenait des conversations à un appareil téléphonique « de brousse » dont la communication était coupée depuis vingt ans. Il se levait brusquement de la table en déclarant : « Il faut que j’appelle Jim ». Il s’installait devant l’instrument et commençait : « Allô, Jim ? Quoi ? Tu me dis pas ! Eh ! ben, alors… » Cela durait une demi heure, après quoi il venait se rasseoir. Quand je lui demandais, à qui il avait parlé, il souriait d’un air stupide et répondait : « Je n’ai parlé à personne. »

Un autre s’écrivait des lettres… puis y répondait ! Un autre refusa de me transporter dans son auto à un endroit où il se rendait lui-même : « C’est trop loin ! » dit-il d’un air méditatif. Le plus curieux, c’est que cet homme trouvait très ordinaire de parcourir 200 milles à pieds dans la forêt !

Ces toqués reviennent vite à la santé de l’esprit. Donnez-leur quelques jours dans un village ou une ville, en compagnie de gens dits normaux, et leur cerveau redevient normal… à condition qu’il l’ait été lorsque son propriétaire a pénétré dans la brousse. On devine aisément un « désorienté » à son regard préoccupé ; il a l’air d’un chien qui a perdu un os. Ces égarés n’existent pas que dans les bois ; il y en a aussi dans la jungle des rues bordées de gratte-ciels — ils sont toqués également, mais ils ne le savent pas.

Le docteur Kyle Stevenson, l’aliéniste sud-africain universellement connu, a dit récemment : « Le meilleur remède pour le (dérangement de la brousse) c’est une cuite d’une semaine. »

En l’automne 1951, Chibougamau pouvait se vanter d’un hôtel, un poste de traite, un bootlegger, un analyste des métaux, une banque, un régistrateur des mines et six bases d’aviation… mais pas un seul médecin, pas une seule infirmière, pas un seul dispensaire. Le docteur le plus rapproché habitait Saint-Félicien, à une distance de 150 milles ; le plus proche hôpital était à Roberval, éloigné de 170 milles. Les promoteurs miniers paraissaient trop occupés à calculer leurs profits futurs pour s’occuper de leurs employés qui auraient besoin de soins médicaux ; pourtant, les accidents se succédèrent durant l’automne et l’hiver.

Jean Rouvier, un jeune Français de Montpellier, employé par Campbell Chibougamau Mines Ltd., à la baie des Cèdres, voyageait sur la neige de novembre, sur un traîneau tiré par un tracteur, lorsqu’il tomba et se coinça la jambe entre les patins. Il fut traîné ainsi sur une assez longue distance avant que le conducteur entendît ses cris. Rouvier avait six fractures très graves de la jambe et il fallut huit heures, par tracteur et automobile, avant qu’on pût atteindre le Mille 73, sur la route de Chibougamau. où une ambulance le transporta jusqu’à l’hôpital de Roberval. Rouvier souffrait tellement, qu’il perdit conscience une cinquantaine de fois avant d’atteindre l’ambulance, où il lui fut administré un anesthésique. Une simple ampoule de morphine coûtant 50 cents, injectée dès Chibougamau, l’eût soulagé de ses atroces souffrances.

En décembre, un très lourd tracteur s’enfonça au travers de la glace, sur le lac Antoinette, et ne s’arrêta qu’au fond, sous trente pieds d’eau. Lorsque le conducteur revint à la surface, l’un de ses camarades, qui marchait en avant de la machine au moment de l’accident, enleva son paletot et, sans en lâcher l’une des extrémités, tendit l’autre au malheureux qui se noyait. Il le remonta ainsi sur la glace, mais le pauvre diable faillit geler à mort avant qu’on ait pu le transporter jusque dans une cabane sur la berge.

Geof Woodcock, l’ingénieur minier, sentit une légère enflure de la mâchoire alors qu’il travaillait dans la brousse de Chibougamau. Quand il atteignit enfin Roberval, il avait le visage enflé comme une citrouille et il fallut une sérieuse opération d’urgence, car l’empoisonnement du sang s’était déclaré. Une injection de pénicilline, à Chibougamau, aurait enrayé l’infection.

Quelques jours avant Noël, le quartier-général de la base d’aviation de la compagnie du Mont Laurier, au lac Caché, fut incendié. Treize hommes : prospecteurs, aviateurs, ingénieurs, météorologistes et un Indien — dormaient profondément lorsque le toit prit feu tout à coup, vers six heures du matin, probablement à cause d’un tuyau de poêle mal ajusté. En quelques minutes, la construction de bois rond, aussi sèche qu’une boîte d’allumettes, fut transformée en fournaise. La plupart des dormeurs réveillés par l’haleine de l’enfer, ne sauvèrent leurs vies qu’en se lançant, tête première, à travers les fenêtres.

Dehors, le thermomètre enregistrait 32 degrés sous zéro. Comme aucun des rescapés n’avait eu le temps de sauver ses bas ou ses bottes, ils avaient les pieds presque gelés lorsqu’ils parvinrent à une cabane, située à une centaine de verges. Deux des sinistrés étaient, de plus, sérieusement brûlés. On les transporta par avion jusqu’à Roberval. Le courrier de Noël et du jour de l’An, que tout le monde attendait, fut complètement détruit.

À la première chute de neige de l’année 1951, je fis l’inventaire de ma situation à Chibougamau. (J’aurais pu écrire, évidemment, à propos de concessions de bien plus grande valeur que les miennes ; mais, comme l’a dit un grand personnage anglais : « Je ne connais pas de moelle plus précieuse que celle de mes vieux os ! »). Je possédais dix-huit claims (mille acres), juste sur « la bande des ananas » comme on dit. J’étais en règle avec le ministère des Mines du Québec, car j’avais exécuté des travaux considérables durant l’été et je bénéficiais d’un crédit accumulé de plus de 500 jours d’ouvrages, lesquels seraient appliqués à mon rapport statutaire pour l’année suivante. D’après la loi des mines du Québec, on doit accomplir annuellement 25 jours d’ouvrage sur chaque concession.

Je possédais aussi une propriété intéressante à la baie Dixon et une autre au Bras du Sud-Ouest, où était situé le camp O’Connell, les constructeurs de routes. Mes cinq concessions dans le comté de Dauversière étaient en plein dans « la rue des banquiers », comme on dit également ; leur valeur future est peut-être considérable. Je possédais aussi un lot et une construction dans la « ville », juste à un lancer de bouteille de gin de l’antre du bootlegger.

Rainbow Lodge, sur les rapides, faisait l’envie de tout Chibougamau. Ce pavillon très logeable était rempli de meubles de style « habitant », des tentures et de carpettes tissées à la main, selon les plus pures traditions de l’artisanat du Canada français. Des cartes géologiques aux couleurs de pastel ornaient les murs et il y avait deux douzaines de tire-bouchons dans la cuisine. En été, la cave était assez fraîche pour rendre la bière agréable en quarante minutes.

J’avais construit deux confortables cabanes en bois rond ; elles étaient meublées pour recevoir les invités du Club de pêche et de chasse du Chibougamau lequel, ainsi que je l’ai dit précédemment, j’avais organisé. Le ministère de la Chasse et de la Pêche du Québec lui avait fait une publicité formidable dans son guide sportif annuel. Déjà, je recevais des demandes d’amateurs qui désiraient y être reçus en 1952.

Quelque cinquante cordes de bois de bouleau (coupé sur mes claims) étaient à l’abri, à notre disposition pour le chauffage et Roméo Coulombe, mon intendant général, s’occupait à construire une glacière dans laquelle nous entasserions des tonnes de glace potable et ayant la transparence du cristal (j’ai toujours rêvé d’administrer un jour un bon coup de pied quelque part au misérable individu qui a perfectionné la sinistre fabrication de la glace des réfrigérateurs, au goût nauséabond !)

J’avais l’intention, dès le printemps suivant, de construire une vaste cuisine séparée, combinée d’une salle à manger ; six autres cabanes en bois rond pour les hôtes du Club de chasse et de pêche, un poulailler et une étable pour les vaches ! Parfaitement ! Nous amènerions une vache à lait, accompagnée de suffisamment de fourrage pour l’alimenter. Ce serait un petit voyage de 150 milles à travers la brousse, mais nous aurions de la crème fraîche pour les innombrables seaux de framboises et de bleuets sauvages que nous ramassions.

Mes travaux de forage en 1951 n’avaient pas été improductifs. Le premier trou (100 pieds) avait été creusé à la baie Bateman, à l’extrémité de la péninsule Gouin, et le second (47,5 pieds) sur la berge du lac aux Dorés. Le docteur Bruce Graham, géologue du gouvernement, examina les échantillons des deux forages et murmura : « J’ai déjà vu mieux. »

Le troisième trou (100 pieds), qu’avait indiqué l’année précédente un autre géologue du gouvernement le docteur Paul Imbault, fut foré sur la berge du lac Chibougamau, tout près de la tête des rapides. Le docteur Graham examina les carottes et écrivit :

« Je crois que cette zone mérite des recherches plus approfondies. Je suggère un essai de forage sur la petite île indiquée sur la carte d’Imbault (à 100 pieds à l’est du trou No 3). La zone favorable de minerai devrait exister entre 90 et 142… »

Cette dernière phrase me convainquit que le docteur Graham a des yeux aux rayon-X car, ainsi qu’il l’avait prédit, la foreuse frappa, dans le trou No 4. un gisement de minerai de fer ! Nous remontâmes quelque soixante tonnes de magnétite noire. Le laboratoire du gouvernement y repéra 35 p. c. de fer et un bas pourcentage de phosphore, de souffre et de titanium.

« … Très encourageant », écrivit le docteur Graham.

« … Très intéressant », écrivit le docteur Malouf.

« … Vous feriez mieux de faire un relevé au magnétomètre », suggéra un ingénieur minier.

La suggestion était bonne, car l’on m’avait affirmé qu’un examen électrique sur les concessions de West-Titanic, avoisinant ma propriété du côté ouest avait donné des résultats intéressants. De plus, Grondines Mines Ltd., (dont les promoteurs étaient de Toronto) dirigé par Jim Boylen, commencerait sous peu des forages sur l’ancien claim de Roybar, à la baie du Portage, à quelques milles au nord-est de mes concessions. Un géologue me dit : « Les échantillons de Roybar sont très prometteurs ; il se peut qu’on découvre là-bas un important gisement de cuivre. »

M. E. O. D. Campbell, promoteur et courtier en vue de Wall Street, dont la marotte est le football soccer, et à qui l’on doit le développement de la mine Campbell Chibougamau, sur l’île Merrill, avait acquis le contrôle de l’île du Portage, à proximité de mes concessions du côté de l’est. Campbell projetait de forer à la pointe du Cuivre, sur le lac Chibougamau, là où la première découverte minérale avait été faite par Peter McKenzie, en 1903. Il se peut que l’histoire se répète, comme cela est survenu ailleurs, et que le plus grand gisement de la région soit mis à jour sur le lieu même de la trouvaille originelle. Après tout, qui sait ?

Une équipe de foreurs ramenait en surface des échantillons dignes d’attention dans la région de la baie Nepton, à quelques milles au sud de mes concessions. Une compagnie minière, dirigée par John C. Udd, riche propriétaire d’hôtels et un enthousiaste de l’exploitation minière, avait une foreuse sur la péninsule Gouin, deux milles à l’ouest de mes propriétés. Le Cambridge Iron Syndicate établissait des plans pour d’importants travaux de forage, le printemps suivant, à la baie Magnétite, quelques milles au sud-est de Rainbow Lodge, où une grande masse de magnétite (oxide de fer magnétite) existait vraisemblablement.

Bientôt, mes concessions minières seraient comme le moyeu d’une roue de foreuse. C’est pourquoi je décidai de faire exécuter un relevé au magnétomètre. Car le hasard avait peut-être décidé que je découvrirais la plus grosse mine du Chibougamau ! Encore une fois, qui sait ?

Comme un relevé de ce genre ne pouvait se faire sur mes concessions recouvertes de l’eau du lac, il fallait attendre la venue du gel. Comme je n’avais rien d’immédiat à faire au Chibougamau, je décidai de me rendre (juste ciel !) à Montréal, où j’avais des affaires importantes à surveiller. (La première de celles-ci : commander, à l’hôtel de La Salle, un filet mignon de trois pouces d’épaisseur, cuit à point et que j’arroserais d’une bouteille de château Margeaux, car je n’avais pas pris une bouchée de viande fraîche depuis des semaines.)

Avant de quitter mon domaine, je gravis une colline sur la propriété Obalski pour faire un tour d’horizon.

Devant moi s’étale le lac aux Dorés, jusqu’à huit milles à l’est, où se trouve le rivage de ma propriété. Par delà le lac aux Dorés, voici la vaste étendue du lac Chibougamau. Au premier plan, à un mille environ, j’aperçois l’île Merrill, où une habitation pour 72 hommes, ainsi que d’autres maisons commencent à prendre forme. Au printemps de 1952 les employés de Miners Incorporated ont creusé un puits à quatre compartiments et d’une profondeur de plusieurs centaines de pieds, à la propriété Campbell, sur cette île. Le puits de Merrill Island Mining Corporation est également en construction. L’ingénieur minier d’excellente réputation, René Dallaire, y avait signalé de nouveaux gisements importants.

En direction du sud, on était à tracer une route jusqu’à la propriété, riche en valeurs aurifères, de Chibougamau Explorers, où l’ingénieur Bill Griffin se préparait à enfoncer, jusqu’à une profondeur de 700 pieds, un puits à trois compartiments. Plus loin, on construisait une large route, longue de 30 milles, partant de la voie principale pour atteindre la région d’Opemiska, où du minerai de cuivre à très haute teneur attendait qu’on vint le chercher. Des douzaines de nouvelles entreprises minières foraient le sol ou s’apprêtaient à le faire. Les prospecteurs s’avançaient de plus en plus avant dans la brousse et annonçaient plusieurs découvertes nouvelles.

Certains titres miniers du Chibougamau avaient doublé et même triplé de valeur et un certain nombre de géologues et d’ingénieurs construisaient des maisons habitables l’hiver, pour y installer leurs familles… cela signifiait la permanence. L’été 1952 verrait de nouveaux magasins, des hôtels, des dépôts d’essence, un restaurant et un laboratoire d’essais de minéraux dans la ville champignon de Chibougamau. (Lorsque j’arrivai au Chibougamau en 1949, il ne se vendait pas pour dix cents de bois de construction ; en 1952, un marchand de la ville en vendait pour mille dollars par jour !) Un service quotidien d’autobus, venant de Saint-Félicien, transportait des centaines de nouveaux aventuriers et chercheurs d’or.

« Chibougamau « vibrait » et cette vibration irait s’intensifiant, à mesure que la grande zone des métaux céderait ses trésors…

Jack Harris, qui fut, durant quatorze années, ingénieur pour l’important organisme de Wright-Hargreaves, s’apprêtait à venir au Chibougamau comme chef d’une nouvelle entreprise d’exploration minière. Le docteur Paul Imbault, naguère géologue pour le ministère des Mines du Québec, faisait maintenant partie de Kennco Exploration (Canada) Ltd., subsidiaire de Kennecott Copper Co., qui est l’une des plus grandes compagnies minières des États-Unis. M. Imbault surveillerait les explorations de Kennco dans l’est du Canada, sans cesser de se tenir au courant des possibilités au Chibougamau, où il avait jadis exercé ses activités. L’Américain Arthur Notman, jouissant d’une haute réputation parmi les géologues contemporains, était conseiller auprès de Campbell Chibougamau Mines Ltd., et D. M. « Ducky » McLean, ingénieur minier des plus considérés, était en charge des travaux sur l’île Merrill, pour cette même compagnie. Plusieurs parmi les principaux savants en géologie de l’Amérique du Nord, rappliquaient vers le Chibougamau.

Tôt en 1952, Joe Zucco, l’expert constructeur de routes, était de retour dans cette région, à la tête d’une grosse équipe de travailleurs expérimentés. Dès que le dégel se fit sentir, Joe se lança à la chasse aux bouts de chemins défectueux, à la réparation des vieilles routes, à la construction des nouvelles.

Plusieurs financiers importants venant des États-Unis, firent brusquement apparition au Chibougamau. L’un d’eux était Sailing Baruch, neveu du fameux Bernard Baruch. Un groupe d’opérateurs de Wall Street arrivèrent par avion, en juin 1952. La fortune totale de ces gens-là dépassait un milliard de dollars ! Ils avaient des millions à placer et les grands gisements de minerai du Chibougamau leur faisaient signe.

Durant l’été de 1952, le ministère des Mines du Québec recouvrit de nouveau gravier la route entière Saint-Félicien-Chibougamau. au coût de plusieurs centaines de milliers de dollars. On disait qu’une ligne téléphonique relierait bientôt le Chibougamau au monde extérieur.

Les ingénieurs du chemin de fer Canadien-National avaient des plans tout prêts pour la construction d’une voie ferrée, dès qu’un tonnage suffisant la justifierait. Il était question d’une ligne de pouvoir hydro-électrique venant du lac Saint-Jean ; question également d’un dispositif concentrateur, d’un moulin de deux mille tonnes… peut-être d’une fonderie !

Quelques jours avant Noël, le docteur Bruce Graham, géologue pour le ministère des Mines du Québec, s’adressant à l’Institut canadien des Mines et de la Métallurgie, déclara : « en 1904, il y avait une compagnie minière au Chibougamau : maintenant, il y en a cinquante. La valeur de l’or, du cuivre et du fer, est estimée à près de cent quatre milliards de dollars, et les réserves du minerai à sept millions de tonnes. »


CHIBOUGAMAU S’ACHEMINAIT VERS SA GRANDE DESTINÉE !


Fini, Août 4, 1952.


APPENDICE


Voici les noms des géologues, des ingénieurs miniers des prospecteurs qui ont développé le Chibougamau.

Percy Anderson, J. E. Ayrhart, Fred Austin, P. Ademski, Archie Authier, Lucien Asselin, « Red » Ayrhart.

A. Baker, L. P. Barrett, Roland Bellemare, Nelson Bidgood, J. Bordeleau, A. Bishop, J. A. Boivin, A. H. Bloor, G. Bennett, Lorenzo Blondeau, Ole Bones, Jean Boucher, W. L. Brown, Jerry Bruce, John Brosman, Philip Bate, Bill Beacon, A. O. Brown, E. H. Browning, J. P. Belleau, B. Berkett, John Brosman, H. L. F. Blake, K. C. Burwash, « Brownie » (Bee Bee Burn).

E. O. D. Campbell, Gordon Calder, Émile Caron, Leo Cere, Toussaint Cere, Jimmy Chuchem. Rusty Clarke, Gilbert Clement, Herbert Corbett, Leo Culhane, M. et Mme Roméo Coulombe, Paul et Wilfrid Croteau, J. Carpenter, Fred Cooper, R. H. Castonguay, Romeo Cere, Claude Chiasson, Julius Cohen, Patty Campbell.

René Dallaire, Fred Davies, Lucien Demers, Frank Demorest, G. Desbiens, Bill Devilliers, Dave Diltz, Reggie Dionne, D. Dobie, John Dobie, Dutchie Doormaal, A. Dumond, H. Dupuis, Armand Dumas. Roger Demers, A. Demers, Olava Drieve, R. Devlan, John Dewars.

Ken Ellard, Ed Erickson, Bruce Escoffery, E. L. Evans.

Gabriel Fleury, Arthur Forest, Lucien Falardeau, Michele Ferguson.

Earl Gagan, Wes Gamble, Slim Gamey, Fred Garrow, Adélard Gauthier, Albert Gravel, Capitaine Giroux, J. J. Guntensberger, Bob Gamble, David Giacque. Dr. Gilbert, Tom Gladhill. Carl Goddard, Dr. R. Bruce Graham. Tommy Greenland, R. T. Gilman, H. Gilligan. U. Gagnon, L. Grenier, O. Gignac, R. Grenier, Orner Gagnon, Oscar Gagnon, Gordon’s Gin, Robin Guthrie.

Frank Hoey, Johnny Hagen, Jim Harquail, Jack Harris, Lyle Hendricks, J. C. House, Johnny Hough, Dick Hingst, Randy Howe, G. Harvey, W. Humphries, Will Hyland, Phil Hart.

Dr. Paul Imbault.

Len James. Joe Jourdain, Fred Jowsey, J. A. Jacobs.

John Kokko, Tom Kerr, Don Kemp, Bill Kennedy, Minor Kenty, Ed Kimberly, G. D. Kelly, Bobby Kent. Joe Kyle, Henry Kreigle, Jack Kelso, George Keller.

Hugues Lanctôt, M. et Mme L. Lafond, Langley, Rod Larivière, Harry Leblanc, Ed Litalien, Albert Leclerc, J. L. E. Legendre, D. Lefebvre, A. Leblanc, W. M. Lipsett, J. Leclerc, Jos Lefebvre, Marie Lebel.

Philip Malouf. Dr. Stanley Malouf. Wally Marsh. J. M. Matthews, S. Martin, Gladstone McKenzie. Herbert McKenzie, Wally McQuade. M. M. McGregor. Pierre Maufrette, J. McMillan, Johnny Meagher, A. G. Morrison, Alec Meston, Randy Mills, Mike Mitto, Norman Montgomery, Tom Montgomery, Dr. J. H. Morgan, F. Morrison, Alec Mosher, Carl Mosher, Marcel P. Manolovici, Mickey McDonough, Red McDonald, Bill Mahoney, Eddy Maloney, Vincent McKenzie, Jock McEachran, Bert MacDonald, Fred McKenzie, Frank Merrick. D. M. McLean, M. et  Mme L. McEwen, Joseph Mann, J. Millenbach, Marie McQuade, Col. Roger Maillet.

J. C. Nelson, E. Normand, Harry Norrie, nec plus ultra.

Jack O’Dwyer, Larry Oughtred, M. et Mme A. E. Oakley, J. E. Otis.

Émile Perron, H. Philippon, Tony Plexman, Tom Potter, Len Parker, Alfred Perron, Bob Potter.

Joe Rankin, J. Rouvier, Walter Ransgeley, Dr. J. Retty, Archie Ramsay, Gaston Robitaille, J. A. Rocheleau, H. Robertson, V. Roussin, Jack Rankin.

E. Savard, Maurice Schulman, Joe Sharpe, Scotty et Eileen Stevenson, Pete Swanson, Hope Scott, Bob Stewart, G. Snow, W. Steward, Andrew Stevenson, Jimmy Stewart, Fred Stibbard, Ray Storen, Joe Sweet, Stewart Troop, Joe Sabourin, Léo Springer, Cari Springer, Bell Stewart.

Huck Thomson, Ross Toms, Ted Taylor, Lauréat Thomas, L. S. Thompson.

Jack Walsh, Jim Walsh, Doug Whalen, Bill Wiltsey, Geof Woodcock, Reg Woods, Peter Wolson, Dave Watson, R. Wilkie. C. Willington, Molly Wilkie, Frank Wanck, Bruce Whitman.

E. Young, Dan Young.


TABLE DES MATIÈRES















TABLE DES MATIÈRES


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ACHEVÉ D’IMPRIMER LE 31 MARS 1956 SUR LES PRESSES DE THÉRIEN FRÈRES LIMITÉE

  1. « Saguenay » est un mot indien qu’on a interprété par « Eau » qui s’écoule, « inondation », ou « glace percée de trous » ; mais toutes ces significations sont controversées.
  2. Cependant comme pour un grand nombre de noms d’origine indienne, on a donné d’autres interprétations à « Chibougamau », par exemple que ce nom signifie « L’eau s’arrête » à cause de la décharge étroite de ses eaux.
  3. Chicoutimi vient d’un mot sauvage qui signifie « Jusqu’où c’est profond ». C’est en effet, le terme des eaux navigables de la rivière Saguenay.
  4. Le nom de ce lac est dérivé d’un grand rocher, qui se dresse, isolé, à l’une de ses extrémités, lequel, en langue indienne, se dit « Mista-assinni », ou « grande roche ».
  5. On prononce un peu partout dans le nord du Québec le mot camp en y ajoutant un — e —, et l’on dit aussi le ou la campe.
  6. « Ungava » est un mot esquimau qui veut dire : « pays lointain ».
  7. Depuis que ces lignes ont paru, le chemin de fer de l’Ungava est terminé
  8. « Ashuapmouchuan » est un terme indien qui signifie : « Là où l’on attrape les orignaux ». (Voir le chapitre suivant pour une explication plus complète.)