L’arriviste/L’opinion publique

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Imprimerie "Le Soleil" (p. 148-156).

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L’OPINION PUBLIQUE


Le soi-disant gouvernement du peuple par le peuple est un système dont la théorie peut agir comme un mordant sur l’esprit populaire, mais trop souvent, en pratique, il devient une vilaine et détestable chose pour tous les moucherons et autres bestioles, plus ou moins bien intentionnées ou aveugles, qui s’y font prendre !

S’il est vrai que les peuples souffrent des gouvernements qu’ils méritent, c’est peut-être moins pour les avoir faits activement que pour les avoir passivement laissé faire.

L’artisan, l’édificateur à pied d’œuvre de l’importante structure d’un gouvernement populaire, c’est l’opinion publique.

C’est l’opinion publique qui en prépare d’avance les fouilles, oriente les assises, choisit et dégrossit les pièces principales, définit les contours et les élévations. Ce n’est que lorsque la charpente croule et s’effondre, accidentellement ou non, que l’on peut connaître au juste la vraie force individuelle, la valeur intrinsèque des matériaux qu’a pu y faire entrer l’opinion publique.

Pourtant cette opinion publique qui préside ainsi à l’édification des gouvernements, n’est elle-même qu’un agent complexe, multiforme, ou plutôt immatériel, presque indéfinissable ; d’autres diraient, peut-être, n’est qu’une pâte, une espèce de magma de matière cérébrale qui, habilement pétrie et chauffée à point, peut prendre la consistance de la bonne miche ministérielle.

Or, de nos jours, ne peut-on pas se demander si le journalisme qui, dans le premier sens, devait être censément l’écho, l’expression, l’organe, l’interprète de l’opinion publique, dans le second, n’en est pas devenu plutôt le pétrisseur, le modeleur ?

À force de lui imposer l’appréciation juste ou gratuite des talents, des vertus, de la valeur de ceux qu’il prône, le journal n’impressionne-t-il pas enfin comme il le veut l’opinion publique ?

En outre, s’il est vrai que l’habit ne fait pas le moine, est-il bien aussi vrai que la fonction ne fasse pas un peu le personnage, dans nos mœurs et nos institutions modernes ? Pour peu que vous ayez vécu, et lu quelques journaux politiques, combien de gens, à votre avis, pris au dépourvu par les exigences de leur fonction, auraient dû s’étonner et sourire d’apprendre du journal complaisant que leur boniment, par exemple, avait été un discours magistral, lorsqu’ils en avaient plutôt usé avec crainte et timidité, comme d’un habit d’apparat emprunté.

Puis, si la chose se répète, la faiblesse humaine n’est pas là pour empêcher personne de croire à une éloquence jusqu’alors erronément insoupçonnée.

Et si le fidèle Achate du journal continue, comme cela, des années durant, de prôner le mérite, de chanter la gloire et d’exalter la rhétorique infuse de son personnage, comment voulez-vous qu’à la longue l’opinion publique, comme l’autre en l’absence de toute lumière dans cette lanterne, ne commette pas la distraction bien excusable de croire, en effet, de confiance ou par lassitude, apercevoir dans la direction qu’on lui indique des lueurs cicéroniennes.

Mais ce n’est qu’un exemple de l’emprise du journalisme sur l’opinion publique, surtout l’opinion préconçue de ceux qui n’apprennent à connaître les hommes que par les journaux.

Il y a donc double et triple mérite, pour les gens d’une valeur réelle et non surfaite, à jouer leur rôle avec éclat à travers la cohue des comparses qui encombrent parfois la scène politique, grimés au gré de l’opinion publique sous les feux de la rampe et le maquillage du journalisme.

On comprend dès lors, dans ces conditions-là, ce que peuvent être devenus Guignard et Larive.

Comme dans le « Bal des atômes » que dore un moment le rayon de soleil, Guignard et Larive vont aussi gambiller quelque temps sous l’effluve de l’opinion publique. L’un et l’autre cependant useront différemment de cette lumière prestigieuse qui fait apparaître et briller un instant les riens obscurs confondus dans l’air. Le premier la subira presque à regret, l’autre l’exploitera presque insolemment.

De tous les journaux qui s’occuperont de ces deux hommes d’avenir, le premier sera plutôt justement apprécié par ceux-là que lisent les messieurs sages et paisibles, dans les salles publiques de lecture ; l’autre, prôné, exalté par toute la presse mercantile, pour ne pas dire vénale, qui s’oblige à forfait de pousser les arrivistes, d’édifier des monuments d’un faux airain, en attendant l’occasion bonne et profitable de les déboulonner.

Guignard écrivait de temps à autre des articles parfaitement raisonnés et documentés, d’une tenue littéraire impeccable, qu’on lisait avec intérêt à tête reposée. Mais pour les têtes non reposées, qui jugent le journaliste, chaque soir, au tire-l’œil des titres, en sautant les plus longs paragraphes, beaucoup trop de ces articles, disait-on, faisaient yan-yan.

Larive, lui, asservira le journal à l’annonce de ses allées et venues ; au renseignement intéressé sur ses faits et gestes ; au compte à rendre de ses démarches dans l’intérêt des électeurs, de ses discours en Chambre ou en public ; à la comédie des entrevues qui lui permettront de poser à l’homme d’idées, à l’homme d’action ; enfin, aux exhibitions périodiques de son portrait qui le rendront beaucoup plus populaire que ne le saurait faire une dissertation savante sur nos droits organiques, ou sur l’équilibre de la production et de la demande, dans les denrées coloniales.

Or, l’homme de moyens, qui jouit d’une grande représentation dans le monde élégant et cossu n’est-il pas plus intéressant à afficher, aux yeux de la nigauderie universelle, qui commande tantôt à la mode tantôt à l’opinion publique, qu’un simple besogneux d’intellectuel ?

Depuis quand, dans nos mœurs démocratiques, nos appétences roturières, nos usages de parvenus et notre âge de plutocratie, l’intelligence, d’elle-même et par elle-même, vaut-elle plus sur le marché de l’arrivisme que les bons stocks à la hausse, les rentes sûres, les capitaux aux bons placements ? À la bonne heure si l’intelligence pratique s’emploie et réussit au boulottage du million ; mais l’on peut encore même alors se demander si ce n’est pas plutôt l’argent qui, aux yeux de la foule, réflète son éclat sur l’intelligence.

Dans l’opinion publique et pour l’opinion publique, de ces deux hommes, l’un et l’autre également jeunes, Guignard restera encore quelque temps brillant jeune homme d’avenir, tandis que Larive sera déjà homme en crédit. Les admirateurs du premier ont foi en ses diplômes ; ceux de l’autre endosseraient tous ses billets à ordre.

C’est que celui-là n’est encore malgré tout qu’une possibilité et un pronostic, quand celui-ci est déjà devenu un fait, sinon un homme, accompli.

L’opinion publique n’en exigera pas davantage, et nous aurions tort de trop nous étonner des comparaisons et des préférences apparemment injustes qu’elle établira au bénéfice de l’arriviste.

Enfin aux yeux de ce public dont l’opinion consacre ou détruit les réputations, l’un sera le théoricien en retard sur les événements ; l’autre, l’homme au fait des bonnes occasions qui se présentent ou qu’il peut même susciter. Tandis que le premier inspirera, chez quelques-uns, confiance en ce qu’il pourra faire ; l’autre, par le journal, occupera l’attention des foules de ce qu’il aura fait ou n’aura pas fait, babioles politiques, fariboles sociales, poses et vantardises plus ou moins dissimulées, et tout cela finira par auréoler son portrait dans les colonnes du journal. La vogue par la réclame aura fait de lui un homme d’état comme, trop souvent aussi, elles font, toutes deux, hélas ! des artistes et autres célébrités de cantonades effrontément poussées sur l’avant-scène.

Malheureusement, il n’en est pas en politique comme au théâtre ; lorsque le rideau tombe sur un rôle manqué ou un personnage sifflé, il y a d’autre chose de compromis qu’une réputation artistique, c’est l’intérêt des états et des nationalités.