L’arriviste/La cigale devient fourmi

La bibliothèque libre.
Imprimerie "Le Soleil" (p. 71-87).

V

LE VEAU D’OR EST TOUJOURS DEBOUT

La cigale devient fourmi


« Faites de l’argent, honnêtement si c’est possible, mais faites de l’argent », disait laconiquement l’américain.

C’est encore le culte du veau d’or autrefois proposé à la vénération de la foule ; c’est la sacrilège omnipotence reconnue aujourd’hui au faux dieu Dollar ! Avantages et jouissances matériels, prestige social, immunité morale en certains milieux et certaine mesure, tout cela est compris dans cet aphorisme, devise du matérialisme moderne : faire de l’argent. Le “self made man” de la race anglaise n’est pas tant celui qui s’est appliqué et a réussi à mettre en valeur les dons naturels de son cœur ou les talents de son intelligence, mais celui qui a su faire de l’argent. La plutocratie est de plus en plus la caste qui commande et qui règne. À moins d’admettre avec l’ascète que cette vie n’est pas la vie, que tout n’y est que mensonge et vanité, il est difficile de secouer l’appétence des biens, des honneurs, de la considération exceptionnelle qui font d’ordinaire l’escorte de l’argent.

En mettant fin brusquement, comme nous l’avons vu, à la conversation plutôt vive avec son ancien ami, Félix Larive, rompant aussi pour jamais avec la poésie de sa jeunesse, allait avant tout, temporairement du moins et comme moyen d’arriver, devenir un homme d’argent. Si leur association, leur camaraderie ne parut pas ostensiblement interrompue aux yeux des gens, les liens de leur vieille amitié, noués à une époque de la vie où les appels de l’intérêt sont moins impérieux, avaient cependant reçu une secousse fatale. La rupture fut dissimulée, retardée parce qu’il entrait dans les calculs de l’homme pratique qu’il en fût ainsi. Pendant quelque temps encore, la clientèle de l’étude légale Guignard et Larive devait rester à l’abri de leurs divergences d’opinions et de sentiments. Des causes sérieuses dont le premier tenait la solution et l’autre les honoraires devaient être le mystérieux ciment qui les tiendrait unis. En quoi l’arriviste déploya peut-être plus de force de caractère, plus d’énergie qu’il ne lui en avait fallu pour imposer silence à son cœur ; car chez de telles natures l’amour est moins tyrannique que l’orgueil.

Le mariage de l’avocat Félix Larive, jeune homme d’avenir en train de faire brillamment son chemin, fut tout un événement social. Depuis le compte-rendu des fiançailles jusqu’à la liste des riches cadeaux déposés autour de la corbeille de noces, jusqu’au détail de la superbe toilette qui rehaussait l’éclat de l’épousée, rien ne fut omis dans les journaux, qui put donner du retentissement à l’hyménée.

Pendant la pérégrination lointaine de l’heureux couple, Guignard eut tout le loisir de mettre la dernière main à un factum en appel dans une cause où l’établissement de Larive, père, se trouvait à même de perdre ou de gagner une somme considérable d’argent. Consciencieux toujours et déjà très-fort légiste, il s’employa de son mieux à assurer le succès de sa partie dans ce litige.

Quelques semaines plus tard, une décision retentissante du tribunal des appels allait s’inscrire dans les rapports de jurisprudence et déterminer un point de droit longtemps contesté.

— « Comment allez-vous ? Permettez-moi donc », dit un reporter obséquieux qui « faisait les tribunaux », en rencontrant le lendemain notre Félix pratique, dans la salle des pas perdus, au palais de justice.

« Vous étiez l’avocat occupant dans cette cause fameuse dont on parle ? Je vous félicite. Qu’était-ce donc, cette cause-là ? Quelques notes, s’il vous plaît, pour ma chronique judiciaire ?

— Tiens ! bien aimable ; merci ! mon cher ! En effet, il n’y a pas à dire, c’est un grand succès. Je n’ai pas pu m’en occuper, comme je l’aurais voulu. Mais la question m’a paru tout de suite très-claire. J’étais certain d’avance du jugement en notre faveur. Vous direz bien, n’est-ce pas, que ce point-là n’avait jamais encore été soumis à la décision de la Cour d’appel. Voici… »

Le soir même, le journal faisait connaître à ses milliers de lecteurs que : — « La Cour d’appel, à l’unanimité, a rendu un jugement des plus importants dans le procès L. vs. R. ; donnant gain de cause sur tous les points à la partie représentée par (ici le portrait de Félix Larive couvre quelques pouces carrés d’espace typographique), le jeune et brillant avocat dont nous donnons le portrait. Tous les anciens habitués et les autorités du palais s’accordent à reconnaître le bien fondé du jugement, ainsi que le grand sens légal et le rare talent d’exposition du jeune maître qui fait déjà l’honneur du barreau et a plus d’une fois été consulté par de vieux jurisconsultes. On jugera d’ailleurs de l’importance de cette décision par l’exposé suivant des faits de la cause, que nous tenons de l’avocat lui-même. »

Sur la foi du journal, ceux qui ne connaissent pas les petits secrets de sa vanité discrète, les non-habitués du palais, seront après cela bien justifiables, n’est-ce pas, de féliciter M. l’avocat Larive, jeune homme d’un si brillant avenir. Même chez ceux qu’une dénégation ou une rectification aurait pu momentanément désabuser là-dessus, ne restera-t-il pas quelque prédisposition à estimer la valeur d’un homme qui prête déjà à de telles méprises ? Car s’il est vrai qu’il reste toujours quelque chose du mensonge, ce doit être surtout le mensonge du papier imprimé.

D’ailleurs, notre arriviste qui a de l’assiette ne bougera pas assez pour déplacer totalement, soyez-en sûr, l’auréole dont le journaliste a si inopinément ou si obligeamment nimbé son front, et dans la mémoire d’un chacun, il en restera suffisamement pour lui servir quand même de réclame.

— « Tu sais, Eugène dit-il, en entrant comme un coup de vent dans le bureau de son savant confrère, c’était bien le cas de le dire, — « je n’ai jamais raconté à cet-idiot là ce qu’il est allé publier, hier soir, dans son journal, à propos de notre cause. J’étais très-pressé ; il m’a demandé des notes que je lui ai données, comme cela, en sortant du palais. Et juge de mon déplaisir, de ma stupéfaction, quand j’ai lu son affiche-réclame qui n’a pas le sens commun ; ces éloges qui te reviennent naturellement.

— Bah ! Je comprends bien cela, va ! Je me vois à ta place. Ces mendiants de nouvelles, il n’est pas facile de les éviter. C’est probablement en manipulant les pièces du dossier, je suppose, que tu auras aussi laisser tomber, par mégarde, ton portrait en toge, et l’indiscret, sans que tu le voies faire, l’a mis dans sa poche pour le mettre ensuite, à ton grand déplaisir, dans son journal. Ah ! ces journalistes !

— Une chose dont je m’aperçois fort bien depuis quelque temps et qui m’est fort désagréable, c’est que tu te fais assez méchamment pince-sans-rire à tout propos avec moi. Ce portrait-là, tu le sais ou devrais le savoir, était rendu au bureau du journal le jour de la convention des conservateurs, dans le comté de Bellechasse, où l’on m’avait sollicité de faire opposition au candidat du parti libéral. On a décidé ensuite de ne pas contester l’élection et le portrait est resté là. Voilà tout !

— Que me dis-tu là ? Je devrais savoir que tu étais naguère résolu à courir la prétentaine électorale dans l’intérêt du parti conservateur, à Bellechasse encore, dans le pays de mes pères, où, pour te rappeler ce que tu disais spirituellement ici même, il n’y a pas longtemps, à propos des roses et des seigles, tous les libéraux sont plus rouges que des roses et les conservateurs aussi pâles que des seigles.

Ce que je devais savoir et ce que je sais bien, c’est qu’au collège, à l’université, dans toutes nos parlottes parlementaires d’étudiants, on t’a toujours vu poser au libéral irréductible, le libéral emballé, faisant sonner bien haut les mots de « liberté », « principes décentralisateurs », « démocratie », tous les premiers grelots enfin qui s’accrochent au col du bidet mal dompté.

Ce que j’aurais dû savoir et ne savais pas, c’est que tu eusses déjà renié tout cela encore par utilitarisme, je suppose, pour ta vie pratique ! Que tu aies jugé à propos, l’un de ces jours, avec l’âge, de tempérer un peu l’ardeur de cette politique juvénile, c’était bien excusable, même à désirer ; mais à te voir évoluer comme cela du jour au lendemain, on a le droit de se demander pourquoi. Moi aussi, je suis libéral ; seulement, on ne m’a pas encore vu et l’on ne me verra jamais, je l’espère, chercher à faire du bruit avec ces mots sonores de plus en plus vides de sens, ni à battre monnaie sur cette ferraille de seconde main ; tout cela, pourquoi ? Pour vendre plus cher son chien que l’on veut remplacer par un chat. »

Larive est trop heureux de voir ainsi renvoyé à la marge l’incident de la cause célébré et du portrait. Il n’a pas voulu l’interrompre. Il n’aimerait pas non plus que son associé le poussât davantage sur la question de cette candidature à Bellechasse, pour apprendre ensuite et bientôt peut-être par d’autres, — des électeurs du comté probablement, — comment les démarches faites et non les sollicitations subies par l’arriviste n’avaient pu être traitées avec sérieux.

Habilement il s’éclaffe de rire.

— « Tu ne me fâcheras pas aujourd’hui, Eugène. Je veux rire. Laisse-moi tout d’abord te féliciter d’avoir si bien su profiter des leçons de notre professeur de rhétorique. S’il t’entendait, il trouverait que tu t’es fait réellement un style très personnel, dont je ne veux plus rien t’emprunter, ce qui lui plairait davantage. Moi, cependant, je trouve que tu ne réponds pas à toutes tes promesses de collégien. Tu étais grave alors ; maintenant te voilà beaucoup trop jeune. Aurais-tu quelque chose de commun avec l’île de Calypso où régnait, paraît-il, un printemps éternel ? Te laves-tu tous les matins dans les eaux de Jouvence, sans me le dire et pour m’embêter, en me rappelant sans cesse ce que j’ai dû faire, ce que j’ai pu dire, dans une jeunesse qui vous inspira à tous tant d’inquiétudes ? Mentor, au moins, vieillissait comme nous de douze mois par année, et si l’occasion belle s’était offerte à son Télémaque une fois émancipé, comme de raison, de briguer les suffrages des électeurs de Bellechasse en général et d’Armagh en particulier, j’hésite à croire que ce modèle des disciples dociles se serait tenu obligé d’aller lui en demander la permission ; en d’autres termes, qu’il se fut soucié plus que moi de la sagesse ou des radotages du bonhomme.

— Qui sait ? s’il eut eu quelque intention de lui faire composer ses discours ?… Mais, enfin, puisque tu voulais le combattre, que lui reproches-tu, au parti libéral ?

— De l’entendre appeler le juste ! comme tous les poseurs à la sagesse, de ta façon. »

Un client se présente et met fin à ce colloque qui allait se gâter.

Ces petites altercations entre les deux amis d’études n’avaient plus à se répéter souvent pour compromettre leur association professionnelle. L’orientation est maintenant donnée à ces deux vies si différentes.

Eugène Guignard, fidèle à ses goûts, ne voulant jamais démentir son caractère ni les principes qu’il avait adoptés dans sa formation morale et intellectuelle, se laissera plutôt effacer, restant désintéressé de tout prestige personnel quand il lui faudra l’acquérir au détriment d’autrui.

L’autre s’affirmera partout, prêt à gravir tout échelon de l’échelle sociale sur lequel il trouvera l’occasion de mettre le pied. Déjà sa fortune dotale, dont il s’est fait l’administrateur empressé, l’introduit dans les grandes compagnies à fonds social de bon rapport, sans que son âpreté s’en trouve satisfaite. Ah ! parlez-lui donc maintenant d’art, d’éloquence, de poésie, de sentiments ! La voix qui chante le plus délicieusement à son cœur, la langue qui intéresse son esprit, c’est celle de la haute finance ; ces mots de rentes sur l’état, bons de chemins de fer, débentures de municipalités, actions et obligations de toutes sortes, dont le portefeuille s’accroît de jour en jour sous son nom ; dont le chiffre apparaît çà et là dans les prospectus et les papiers flotteurs sur les eaux troubles du marché monétaire ; dont la réclame sinon le chantage se fait autant d’appeaux pour la chasse à la petite épargne. L’argent ! l’argent partout où l’on peut en endiguer le cours, depuis ses sources naturelles jaillissant d’un sol généreux jusqu’aux bouches d’égouts collecteurs de l’agiotage, Larive en fera désormais l’objet de ses rêves, de sa convoitise. De moins en moins, on le verra s’attarder à l’étude des dossiers et à la pacotille de la procédure ; la publication qu’il consultera avec le plus d’intérêt à son bureau, ce sera la Gazette officielle, au chapitre des ventes en justice, des bonnes spéculations à faire sur l’immeuble. Il a déjà maints pignons sur rue ; il en suppute les rapports avec beaucoup plus de contentement que tous les mémoires de frais où Guignard émarge pour moitié. Quand il apparaît dans les conciliabules de la finance, il sent, avec des soubresauts très-intimes d’orgueil, qu’on a conscience de sa valeur sur le marché ; ce qui l’engage à ne rien négliger des si petites choses qui puissent concourir à l’augmenter davantage.

— « Je remarque, dit-il un jour à Guignard, que tu négliges un peu trop les exécutions, et cela malheureusement dans mes causes personnelles. On dirait qu’il y a parti pris chez toi de traîner en longueur dans tout ce qui me concerne. Il ne suffit pas d’obtenir des jugements, de multiplier pour cela les débours ; il faut en venir à la solution pratique.

— C’est que, défenseur avant tout de la veuve et de l’orphelin, je ne vois chez toi ni veuve ni orphelins.

— Précisément, avec ton sentimentalisme éthéré, tu fais fi de mes intérêts, et ta conscience ne s’effarouche pas de me jobarder ainsi. Voilà qui est dans l’ordre, suivant toi, je suppose. Pour moi, ce qui est dû est dû et doit être payé.

— Avec le temps, sans doute ! Moi, c’est vrai, j’ai ce défaut-là que je tiens de ma jeunesse, que j’entretiens, hélas ! dans la vie pratique ; j’ai le défaut d’y mettre du temps, de ne pas presser les remboursements. Que n’y vois-tu toi-même ? »

À cette réplique, Guignard a failli sourire, l’autre rougir. Eux seuls savent encore que l’homme pratique, riche aujourd’hui, n’a jamais rendu à son ami le montant du billet que le papa Larive n’a jamais vu non plus depuis que son fils a terminé ses études.

C’en était trop. Divergence de sentiments, incompatibilité de caractères, cela pouvait encore subsister sans esclandre entre les deux associés ; or voici maintenant que l’intérêt en alarme et plus encore l’orgueil attaqué vont promptement déterminer la rupture éclatante. D’autant mieux qu’il y a dans le cercle familial des Nervole un influent praticien, chef de l’une des plus importantes études légales de la ville, qui n’aurait certes pas voulu ouvrir ses portes à la recrue sortant de l’université, lequel trouve aujourd’hui son avantage à s’adjoindre le capitaliste, l’homme d’affaires.

Et ce sera tôt fait !

— « Mon cher Guignard, te voilà assez en vue au barreau ; je t’ai procuré l’avantage de t’initier à l’exercice de la profession, mais il me serait difficile autant que préjudiciable de retarder plus longtemps mon avancement personnel. Il y a déjà longtemps qu’on me sollicite ailleurs, que j’hésite à te quitter. Enfin, puisque tu peux à cette heure te débrouiller tout seul, il vaut autant en finir, n’est-ce pas ? Je suis à peu près décidé d’ajouter mon nom à la société « Nervole, Lacourse et Business, » qui représente, comme tu sais, les plus grands intérêts de chemins de fer, de banques et d’établissements industriels de la ville.

— Pourquoi non ? Avec cela que je ne te voyais pas venir depuis quelque temps !

— Alors, tant mieux ; regarde-moi arriver !

— Arriviste ! Va ! »

Le partage de l’avoir entre les deux associés se fit promptement. Non pas comme dans la fable, ce fut à celui qui savait mieux crier que revinrent toutes les parts. Depuis l’immeuble où logeait l’étude, et qui lui appartenait maintenant, jusqu’aux pièces les plus infimes du mobilier et de la bibliothèque, sans oublier les dernières séries annuelles de la Gazette officielle, tout échut à Larive.

Guignard n’emporta guère que sa première expérience de la vie pratique !