L’art dans l’Afrique australe/14
l va y avoir vingt-six ans que nous sommes
arrivés dans le pays des Bassouto, dans
peu de semaines, il y aura juste vingt et
un an que nous sommes à Hermon, et nous
voilà sur le point de rentrer en France !…
Ce long bail laisse en nous bien des sentiments
divers…
Quel long chapitre nous pourrions écrire, et si je me mettais
à ouvrir la boîte aux souvenirs, qui sait quand je la fermerais ! Aussi je vais me contenter de l’entr’ouvrir
devant la maison missionnaireen ajoutant quelques
croquis à de courtes
notes.
Voici, par exemple, devant la maison, un gros acacia planté il y a plus de cinquante ans par M. H.-M. Dyke, le fondateur de la station ; sur le banc de briques qui entoure cet arbre nous nous sommes bien souvent assis avec nos enfants autour de nous, il y a de cela bon nombre d’années.
Là-bas, derrière l’ancienne chapelle, non loin de la tombe du missionnaire S. Rolland, un des pionniers de notre mission, il y a celle de notre fillette née et partie en 1888.
tombes à hermonMais que d’autres souvenirs nous unissent
à beaucoup de nos paroissiens, auxquels
l’annonce de notre départ a été vraiment
un coup frappé à leur cœur.
Combien d’entre ceux qui nous entou
des catéchumènes, puis ont été reçus par nous dans l’église,
sans compter que l’autre jour j’ai eu à bénir l’union d’un trois
cent soixante-sixième
mariage !
hermon, vue à vol d’oiseau
Inutile de dire que nous avons eu l’occasion de conseiller, d’aider, de reprendre aussi, voire même de médicamenter beaucoup de ceux que nous avons eus sur notre chemin ; depuis Krarebe que j’ai pu, grâce à Dieu, sauver d’un étouffement, jusqu’à Mokiri, que j’ai pu faire sortir de la prison de Wepener, ou à la brave vieille Thérésa Morebotsana, dont nous avons soigné les enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants.
Je ne veux pas oublier notre précieux Asa Senthebane, un vrai maître Jacques, car il est notre garçon d’écurie et d’étable, notre cocher, jardinier, savetier, vitrier, etc., un excellent bon à tout faire, et cela depuis au moins seize ans.
Cela nous sera un vrai chagrin de nous séparer de lui et de ses enfants, auxquels, par affection, il a donné les noms de nos enfants.
Presque tous les jours Absalome Mokhethi passe ici, c’est mon conseiller intime ; il a la peau noire, c’est vrai, mais il y a bien longtemps que je ne m’en aperçois plus, car c’est le cœur qui fait les amis et non pas la couleur de la peau. Il a été l’ami de notre prédécesseur, le dévoué missionnaire H. Dieterlen, et est le nôtre.
une assemblée religieuse un jour de communion, d’après une photographie faite par m. p. ramseyer
En le voyant, j’ai souvent pensé à ce qui est dit du héros de La Case de l’oncle Tom : « Tout en lui respire une grande dignité naturelle, qui n’exclut pas une simplicité humble et confiante. » Je ne dois pas omettre le nom du pasteur indigène E. Léchésa qui nous remplaça lors de notre voyage de congé en France, il y a une bonne douzaine d’années, et dont nous avons pu apprécier la nature distinguée, le zèle et la délicatesse de conscience.
Que d’autres noms d’amis je pourrais citer, dont plusieurs sont partis depuis longtemps pour la patrie éternelle. Que de traits pourraient aussi être mentionnés, montrant que les chrétiens noirs sont de la même famille que les chrétiens blancs, et certifiant bien cette parole de saint Jérôme « qu’on ne naît pas chrétien mais qu’on le devient ».
C’est, par exemple, la brave Mahadi, qui, lors d’une collecte faite dans une grande assemblée réunie en plein air, donna une pièce d’or ; le quêteur, tout étonné de la chose, vint vers moi, me conseillant d’aller lui demander si elle ne s’était pas trompée en donnant une pièce jaune au lieu d’une blanche.
Mahadi me répondit qu’elle avait été malade et n’avait rien pu donner à l’église depuis longtemps et qu’aujourd’hui elle avait voulu se rattraper.
Ou bien, c’est un homme de toute confiance, Asser, respecté de chacun, qui s’écriait dans une allocution : « Si je suis un croyant, c’est aux enseignements de ma mère que je le dois ! »
C’est aussi le pauvre vieux Khaba (celui qui brille) qui,
malade, nous faisait du bien par sa sérénité et son calme devant la mort
qui approchait, en nous disant : « Mon affaire à moi,
ra-orpen, le sonneur d’hermonc’est d’attendre mon Maître qui va
venir me chercher. »
Citons encore Motalane (herbe nouvelle) qui me raconta qu’un jour d’orage il vit son cheval frappé de la foudre et tomber mort à ses pieds, et qu’il se demanda où il serait s’il avait été frappé à la place de cet animal. Réflexion que Luther fit dans des circonstances analogues, en 1505, et qui décida de son avenir.
Il y aurait encore à parler du
vieux Jacobo Ledimo, le doyen de nos parages, qui se souvient
bien de l’époque où,
nuage de sauterelles à hermonavant l’arrivée des
missionnaires, le cannibalisme
était dans
le pays ; Ra-Orpen,
le sonneur en titre de
la cloche, devrait encore
être mentionné,
mais il faut se borner…
Ces longues années passées à Hermon ont été, cela va sans dire, composées avec des jours mêlés de plaisir et de peines, mêlés de pluie et de soleil, c’est-à-dire de soucis et de joies traversés en commun, des temps de sécheresse très éprouvants, ou bien de pluies surabondantes avec ou sans grêle, ou encore marquées par de désastreuses visites de criquets ou de sauterelles, etc. À de sérieuses disettes s’ajoutaient aussi parfois des maladies épidémiques…
la cour de la station d’hermon pendant la guerre
Les souvenirs de la guerre anglo-boer, de 1899 à 1902, sont encore présents à nos esprits ; ce sinistre temps avait fait de la station, par suite du voisinage de l’État libre d’Orange, une sorte de caravansérail des plus agités et de nos bâtiments un capharnaüm beaucoup trop pittoresque.
Outre les familles de réfugiés que nous avions pu recueillir
sous notre toit, et les nombreux passants de tous genres et de tout acabit que nous avons reçus, nous avions notre maison et
dames boerines réfugiées à hermonses dépendances pleines
de meubles et de fournitures
de ménage de plus
d’une vingtaine de familles
boers, dont plusieurs
portaient des noms
français, car elles descendaient
des huguenots
chassés de France lors de
la révocation de l’édit de
Nantes…
Nous avons encore le
souvenir d’une belle fête
d’écoles, qui avait réuni
près de sept cent cinquante
écoliers du district,
et qui a fait date
dans nos annales particulières.
la nouvelle église d’hermonLe coup d’œil que présentait la
foule endimanchée,
les mines
réjouies des enfants
et leurs
chants et leurs
jeux rythmés le
méritaient bien.
Nous n’oublions
pas non
plus la belle église pouvant contenir environ sept cents auditeurs, que nous avons eu le privilège d’inaugurer le 3 juin 1906, devant une foule évaluée à quatre mille personnes, après sept ans de collectes ou de tournées de
porte principale de l’église d’hermonconférences dans tout le
sud de l’Afrique…
Nos cœurs, cela va
sans dire, resteront malgré
les distances très attachés
à ce modeste endroit
caché à l’extrémité
du noir continent et
nos vœux accompagnent
notre ami et frère, M. H.
Bertschy, qui a été appelé
à nous remplacer.
Au moment de terminer ces pages, faites d’observations, d’études et d’expériences, résultat de vingt-six ans passés au milieu des noirs, après avoir aussi constaté les transformations intellectuelles et morales réalisées par l’œuvre missionnaire au milieu d’eux, nous ne pouvons mieux faire que répéter une parole d’un esprit des plus fins et des plus sagaces de notre temps, H. Taine[1] : « Le vieil Évangile est encore, aujourd’hui, le meilleur auxiliaire de l’instinct social. »
Il en est de même pour les questions sociales qui agitent notre vieux monde, et les problèmes qui tourmentent notre époque, leur solution qu’on cherche et recherche ne peut se trouver que dans l’Évangile, qui, seul à travers les temps, peut répondre aux éternels besoins des peuples comme des individus. Car il est bien dans le monde, ainsi que l’a dit du christianisme un autre écrivain de grande race A. Vinet, l’immortelle semence de liberté.
- ↑ Les Origines de la France contemporaine.