L’associée silencieuse/03

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (16p. 11-14).

CHAPITRE TROISIÈME

L’APPEL DU PASSÉ


Demeurés seuls, la mère et le fils passèrent dans la bibliothèque où se prolongea leur conversation.

— Je ne suis pas importun, maman ?

— Méchant ! Tu sais bien que je ne suis jamais aussi heureuse que lorsque tu es auprès de moi.

— Et moi donc ! Je m’y sens si heureux, ma douce maman !

— Comme tu me dis cela ! Cela me rappelle le temps jadis, quand tu étais tout petit, que tu avais de la peine et que tu venais te blottir dans mes bras.

— Un fils est toujours petit auprès de sa maman…

— Et sa maman est toujours sa meilleure consolatrice dans ses chagrins.

— Mais toi, tu n’es pas une maman ordinaire, tu es notre maman à nous, la plus douce, la plus jolie et la plus intelligente des mères !… Quand je m’approche de toi, que ma bouche s’ouvre pour te confier les troubles de mon cœur, il me semble que c’est à un autre moi-même que je parle…

— Et moi, quand je te regarde dans les yeux, il me semble y découvrir l’une après l’autre, toutes les aspirations de mon âme, tous les rêves de mon cœur.

Contrairement à Ghislaine, qui s’était attachée de préférence à son père, Étienne recherchait la compagnie de Madame Normand. Cette prédilection était d’ailleurs bien naturelle, quand on connaissait les caractères tout à fait opposés des membres de la famille de l’industriel. Chez la jeune fille comme chez son père, c’était le cœur qui dirigeait toutes les actions, la sensibilité qui commandait paroles et actions avant même que la raison ait eu le temps d’en peser toute la portée ; chez la mère et le fils toutes les paroles et les actes étaient dirigés par la froide raison. Très charitable, Madame Normand ne dépensait cependant pas un seul sou sans savoir quels fruits il porterait, jusqu’à quel point son protégé avait besoin de ses secours, quel usage il en ferait. Esprit éclairé et subtil, elle n’ouvrait la bouche qu’après avoir bien mûri ce qu’elle allait dire, pesait soigneusement la portée des conseils qu’elle donnait, faisant taire toute sensibilité devant les dictées de la logique.

Alliée par sa mère, à la vieille famille des De Lorme, les anciens seigneurs de Saint-Hyacinthe, elle avait hérité de cette ascendance, de la délicieuse élégance bourgeoise qui faisait jadis le charme de notre aristocratie campagnarde. Fille d’un brave homme de médecin qui s’intitulait « le Docteur des pauvres » et par conséquent était demeuré sans fortune, elle avait cependant été élevée avec ce raffinement d’élégance qui, dans une petite ville comme Saint-Hyacinthe, peut se donner même dans la classe moyenne, surtout lorsque la famille se limite à une seule enfant. Cajolée par sa mère, adorée par son père, elle avait fait au couvent de sa ville natale un brillant cours d’études. Excellente musicienne, elle possédait en outre des notions de peinture et des connaissances très étendues sur les lettres et les sciences modernes.

Elle et son mari étaient certes les êtres les plus disparates que l’on puisse imaginer et comment ces deux êtres, si peu faits l’un pour l’autre, avaient pu vivre leur vie côte à côte, sans que jamais le moindre nuage ne se soit levé au ciel de leur mutuelle concorde, était demeuré, pour les intimes, un mystère impénétrable… Bah ! la vie est remplie de ces mystères dont la solution repose souvent dans la droiture des âmes et la bonté des cœurs de ceux qui en sont l’objet…

À cinquante ans, Madame Normand était encore une très jolie femme : élancée, svelte, élégante, fraîche en dépit des années, elle laissait facilement deviner la gracieuse jeune fille qu’elle avait jadis dû être.

Pourquoi, comme se le demandait souvent l’industriel, avait-elle choisi au milieu des brillants partis qui s’étaient autrefois offerts à elle, l’humble meunier dont la situation était alors plus que précaire, cet ignorant qui, semblait-il, ne saurait jamais comprendre le trésor précieux qui se confiait à lui ? Avait-elle deviné en lui l’homme de génie ne demandant que l’encouragement d’une douce et silencieuse associée pour faire des prodiges ? Ce calcul avait certes été bien loin de son esprit. Elle l’avait choisi en vertu de ces mystérieuses impulsions qui, bien souvent, semblent égarer les intelligences les plus pondérées dans leurs jugements.

Et la vie lui avait donné raison. Il est vrai que, bien souvent, il lui avait fait faire taire ses rêves, bien souvent il lui avait fallu couper les ailes à ses envolées ; mais devant le dévouement affectueux de son mari, elle avait bien volontiers fait ce sacrifice et, consciente que, pour toute femme vraiment chrétienne, le mariage est avant tout un sacerdoce, elle lui avait rendu au centuple en affection et en encouragements l’orgueilleuse sollicitude qu’il déployait auprès d’elle.

D’ailleurs, elle n’avait pas tardé à devenir mère et, chez la femme bien équilibrée, la maternité absorbe toutes les autres préoccupations.

Mais, à retrouver chez son fils ses goûts et ses instincts, à découvrir chez cet être si cher et si amoureusement attendu, les inclinations de sa propre intelligence, voire même, ses traits physiques, il lui était né en quelque sorte une préférence pour lui, leur intimité en était devenue si étroite que même les longues absences d’Étienne ne pouvaient la détruire. Au premier contact, ils se retrouvaient bien eux-mêmes, comme s’ils s’étaient quittés la veille.

— Que je te connais bien, mon pauvre grand, reprit Madame Normand après quelques instants de silence. Il te serait impossible de me cacher rien. Une mère sent par intuition le bonheur ou le chagrin de son enfant. Tu n’es pas heureux, n’est-ce pas ?

— Heureux ? Qui l’est dans ce bas monde ? Le bonheur est un château que l’on voudrait édifier si beau qu’il ne peut jamais exister…

— Et cependant, tu étais joyeux à ta dernière visite…

— Je suis ingrat de me plaindre, après tout… il est vrai que la vie est bête parfois…

— Viens ici, tout près de moi, mon chéri, comme autrefois. Tu te souviens, quand tu t’étais fait mal ou que tu étais malade. Tu passais tes bras autour de mon cou et tu me disais : « Maman, j’ai bobo ! »

— Et vous me donniez un bon baiser qui guérissait tout…

— Essayons encore le remède. Allons, ça va mieux ?

— Un peu… et si j’étais continuellement auprès de vous, je crois que la guérison deviendrait complète. Hélas ! il me faudra repartir, reprendre ma vie et, encore une fois, elle est si souvent bête, cette pauvre vie !

— Calomnier la vie… à ton âge, quand tu as devant toi la jeunesse et ses promesses radieuses, quand le succès te sourit ; Allons donc !

— Bah ! le succès, c’est peu de chose en somme et mes succès moins que tout autres…

— Et cependant, à trente ans, tu es presque célèbre.

— La célébrité, la gloire, la renommée… j’y ai cru un moment comme à une source douce et rafraîchissante d’où coulerait à grands flots le bonheur… j’ai peiné de longues années pour gravir les pics escarpés où elles se cachent et lorsque j’ai cru y être parvenu, j’ai réalisé que ce n’était que l’ombre de la chose… La gloire, cette vaine gloriole ? Elle me dégoûte cette gloire aride et fallacieuse qui m’a coûté le meilleur de moi-même ! Comme me le disait mon ami Durand, je sens que ma vie a été jusqu’ici vide et stérile…

— Stérile ! Tu te calomnies, et ton ami est un sot ! Quand tes chroniques m’arrivent, je les dévore avec ivresse, je me dis, l’âme remplie de joie : « C’est mon fils, la chair de ma chair, qui est l’auteur de ceci ! » et mon vieux cœur de mère se gonfle à se fendre, je sens les larmes me monter aux paupières tant je suis heureuse et fière de toi. Te l’avouerai-je, je me sens certains jours, des fringales de dire leur fait à Ghislaine et à ton père parce qu’ils ne savent comprendre tout l’esprit, l’ironie et la finesse que mon cœur de mère découvre en tes articles.

— Et cependant, maman, j’avais rêvé autre chose…

— Que te faut-il donc de plus ?

— Le sais-je moi-même ? Quelque chose d’imprécis, de vague… un sentiment de néant qui envahit mon âme… un bonheur que je sens me manquer ; mais dont j’ignore l’essence.

— Oui, je comprends. À ton âge, il faut plus que la gloire. Le succès est chose vaine lorsque l’on n’a pas auprès de soi un être aimé à qui en rapporter l’hommage. À trente ans, ce qu’il faut à l’homme, c’est l’amour…

— L’amour ? Quelle idée !

— C’est cela, cependant.

— Je vous assure que ce n’était pas ce que je voulais dire.

— Peut-être. Mais ce n’en est pas moins le mal dont tu souffres. En notre pays, trente ans est la limite extrême où l’homme doit choisir entre le célibat et le mariage. Marie-toi, mon fils, crée-toi un foyer, associe à ta vie une collaboratrice qui peuplera ton intérieur de jolis bébés roses…

— Non c’est impossible.

— Et pourquoi donc ?

— Parce qu’il est trop tard. À trente ans, j’ai vu la vie dans toute sa laideur, j’ai coudoyé trop de trahisons, d’infamies, de manœuvres louches, j’ai été témoin de trop de honte et de désespoirs, j’ai trop vu la vie dans sa hideuse vérité… Je n’ai plus ce bel enthousiasme, cette naïve confiance, cette ardeur juvénile qui doit présider au mariage, j’ai perdu la foi en moi-même et en mes semblables.

— Mon pauvre chéri, comme tu as dû souffrir pour proférer de pareilles abominations, surtout à ton âge.

— Si vous saviez, mère, comme la vie des grandes villes est chose laide et pitoyable ?

— C’est que tu n’es pas allé étudier la vie à sa source réelle ! Le monde foisonne de dévouements obscurs, de sacrifices acceptés avec joie et résignation, de bonté souriante.

— Tout est superficiel et camouflage…

— Tu es pessimiste, mon grand. Regarde autour de toi, dans cette maison. Vois ton père, dévouant sa vie pour le bonheur de ses ouvriers, vois ta petite sœur, si candidement pure et naïve. Frappe à toutes les portes de cette ville et tu y trouveras au moins un être dans chaque famille qui te fera regarder la vie avec confiance.

— Mais je sens que le doute est entré dans mon âme. Vous me rappeliez ma triste gloriole… elle m’est échue comme fruit du sarcasme, du scepticisme et de l’ironie que j’ai mis dans mes écrits. À prêcher le sarcasme et la haine, je me suis desséché l’âme…

— C’est la crise habituelle de la trentaine. Tu en es rendu au tournant de la route, il te faut choisir entre le célibat et ses jouissances égoïstes ou le mariage et sa constante immolation. Devant le choix à faire, et inconsciemment, la lutte est rude, le découragement gagne l’âme, l’esprit est douloureusement partagé.

— Mais pourquoi ces suppositions, puisque je n’ai encore jamais songé au mariage ?

— Il n’est pas besoin que tu y aies songé. Cette lutte, quoique réelle, est subconsciente, à peine se révèle-t-elle par ses effets : troubles de l’âme et du cœur, lassitude de la vie, dégoût des plaisirs d’hier puis viennent le sentiment du faix de la solitude, l’ennui… Qu’alors, une jeune fille se présente, jolie, pas nécessairement intelligente ; mais brillante et, infailliblement, la crise éclatera. Dis moi, qu’y a t-il de changé dans ta vie depuis un ans ? Rien, me diras-tu. Tu as les mêmes amis, les mêmes plaisirs, le même travail, les mêmes succès. D’où vient que l’an dernier, tu étais si heureux de vivre, si âpre à la bataille, si ardent à la lutte, si content de chaque succès et que, maintenant, tu sois désarçonné ?… C’est que, depuis l’an dernier, tu as vieilli d’un an, que tu dépasses maintenant la trentaine… Tu suis la loi commune.

— Alors, autant en prendre immédiatement mon parti et opter pour le célibat.

— Le célibat ! Allons donc, tu sais bien que tu n’as aucune envie de la vie égoïste et monotone qui en est l’apanage.

— Madame et Mademoiselle Gareau attendent Madame au boudoir, vint annoncer la bonne.

— De la visite ! Je me sauve.

— Pourquoi ne restes-tu pas avec nous. Tu dois te souvenir de Louise Gareau ? Elle est devenue une charmante jeune fille. Tu n’aimerais pas à la rencontrer ?

— Pas aujourd’hui, mère, je me sens en mes idées noires, il n’y avait que votre bonne compagnie pour m’en guérir.

— Où vas-tu alors ?

— Faire un tour de canot. Mon canot est toujours dans le garage ?

— Oui, près de la rivière, à côté du yacht.

— Je vais aller faire une longue promenade, puis je descendrai jusqu’au moulin, prendre papa et Ghislaine à leur sortie.

— À ce soir. Et surtout, que cette promenade chasse tes papillons noirs.

— À ce soir, maman chérie.

Dix minutes plus tard, la légère embarcation que dirigeait la main d’Étienne traçait son léger sillage sur la surface polie des eaux.

La famille Normand habite, à Saint-Hyacinthe, une énorme vieille maison de bois qui semble les restes de quelque résidence seigneuriale que le progrès moderne aurait enserrée. Au milieu des jolies et coquettes villas mascoutaines, cette sorte de château tranche par ses proportions, son style et son âge. Quoique construite à peine depuis cinquante ans, elle parait centenaire. Dans sa courte existence, elle a abrité deux familles de juges, celle d’un député et, depuis trois ans à peine, le minotier a quitté sa modeste demeure du bas de la ville pour venir l’occuper.

Mais la somptueuse maison de ses parents n’éveillait, en l’âme d’Étienne, aucun souvenir. À peine quelques vieux meubles, témoins de ses jeunes années, y avaient été transportés ; mais, dispersés au milieu d’un luxe que n’avait pas connu son enfance, ces vestiges du passé avaient perdu leur cachet.

Sur l’Yamaska, Étienne s’était tout à coup retrouvé en une atmosphère connue et aimée. L’Yamaska ! c’était les vingt premières années de sa vie que ce nom magique évoquait ! Dès le berceau, la chanson de ses eaux, frappant la digue, tombant en cataractes minuscules sur le lit d’ardoise, venait se mêler à la douce voix de sa maman lorsqu’elle lui chantait, pour l’endormir, ces jolies vieilles berceuses de chez nous. Plus tard, lorsque son âme avait commencé à s’éveiller à la vie, le spectacle de la calme rivière était entré dans son imagination comme partie essentielle au paysage entourant sa vie. À dix ans, ne pouvant résister à l’appel de son imagination, il s’était un jour aventuré sur cette rivière qui occupait ses pensées. Comme elle lui avait paru délicieuse cette promenade en une vieille chaloupe ! Comme surtout il avait bien réalisé qu’il se trouvait en sécurité, en lieux connus et amis sur ce miroir limpide où se reflétait le bleu du ciel ! Depuis cette époque, la rivière avait été pour lui l’amie de prédilection, le coin préféré où l’on était certain de le retrouver à chacun de ses moments libres.

C’est en laissant glisser lentement son frêle canot sur la surface cristalline qu’il avait fait ses premiers vers, c’est là aussi qu’il avait laissé son âme bâtir les rêves ambitieux dont il parlait maintenant avec une ironie douloureuse, en un mot, cette bonne vieille rivière avait été témoin de l’éclosion de toute cette folie ardente, généreuse, enthousiaste et souvent chimérique qui est le lot de la jeunesse.

En amont de la basse ville, l’Yamaska est endiguée afin de fournir la force motrice aux usines de tricot « Penman » et à diverses autres usines qui s’échelonnent successivement sur ses bords. Ainsi endiguée, la rivière se maintient au dessus à une profondeur moyenne de vingt pieds. Ses rives, très hautes et très escarpées, garnies d’arbres, la protègent contre les vents et lui conservent continuellement cette surface calme et polie qui en fait un immense miroir encadré de riante verdure.

Bercé par le clapotis léger de l’eau sur les bords sonores de l’esquif, l’âme enivrée du charme délicieux de ce retour à un paysage aimé, Étienne était, sans le réaliser, sorti des limites de la ville.

À cet endroit, la rivière s’élargit, ses rives, presque complètement dégarnies, prennent une pente plus douce, le soleil darde sans obstacle ses rayons dans l’eau, l’azur du ciel seul s’y mire. De minuscules ruisseaux viennent y déverser leurs eaux, ruisseaux qu’Étienne connaissait bien pour en avoir souvent remonté les cours autrefois, après une crue des eaux. C’est au second de ces ruisseaux que l’on allait faire d’amples provisions de fleurs de nénuphars, au troisième, sous le pont, une grive des grèves venait chaque année bâtir son nid, au quatrième, le Ruisseau Plein-Champs, depuis des temps immémoriaux, de blanches nymphées trouvaient un peu d’eau pour faire nager leurs feuilles rondes que surmontaient de belles fleurs aux larges pétales immaculés.

Et l’esquif continuait à tracer sur l’eau son léger sillage, brisant un instant le poli cristallin de la rivière, s’élargissant insensiblement pour aller se perdre dans la masse aquatique avant même d’avoir frappé la rive.

Absorbé dans ses réflexions, Étienne avait avancé sans but, son aviron plongeait et replongeait dans l’eau, le paysage passait devant ses yeux sans qu’il ne le remarquât autrement que par la vision fugitive que lui en apportait le miroir liquide où il se reflétait. Tout à coup, le meuglement d’un bœuf lui fit relever la tête. À sa droite, sur le chemin, une maison d’agriculteurs proprette mais vieille, simple d’apparence presque misérable. Mais oui ! cette vieille maison, il la connaissait bien, elle faisait partie de ses souvenirs et elle était bien demeurée telle qu’elle était jadis… Sur le chemin, un attelage tirait péniblement un voyage de foin, dans la côte, un troupeau de vaches broutait une herbe rachitique et roussie par le soleil, se déplaçant continuellement afin de chercher sa pitance. Le bœuf meugla de nouveau et tout le troupeau leva la tête, dirigeant des yeux hébétés vers Étienne, cet intrus qui venait ainsi troubler leur solitude.

Devant lui, à quelques arpents, un passeur faisait avancer lentement son bac. Sur la rive gauche d’autres fermiers travaillaient avec cette lenteur qui leur est habituelle, à leurs travaux agrestes, plus loin, un troupeau, las de paître, était venu chercher un peu d’ombre sous un énorme saule. Sur le chemin apparut un homme accompagné d’un chien et sur un signe de son maître, le chien prit sa course vers le paisible troupeau en poussant ses aboiements que l’écho répercutait. Docile, le troupeau entier s’arracha à sa sieste et commença l’ascension de la côte.

Et Étienne, qui se croyait si bien détaché du passé, en sentit soudain l’emprise envahir tout son être. C’était cependant bien peu de chose que cette rivière paisible, ces arbres animés de simple vie végétale, ces troupeaux, ces paysans auxquels il n’avait jamais adressé la parole et qui ployaient sous la tâche quotidienne sans même se soucier de sa présence ; mais la synthèse de ces êtres, de ce paysage et de ces choses, c’était toute son enfance et son adolescence qui revivaient devant ses yeux et, en dépit de son scepticisme affecté, il ne pouvait se défendre d’entendre, pressant et impératif, cet appel du passé.

Mécontent de ce mouvement de sensibilité, Étienne fit volte-face et se laissa entraîner par le courant, vers la ville.

Combien de temps dura cette descente ? Il n’aurait certes pu le dire tant sa rêverie l’avait complètement absorbé. Il fut réveillé de son rêve par le bruit, tout proche, de l’eau frappant la digue.

Étienne accosta et suivit, à pieds, la rive jusqu’à la seconde écluse où la masse d’eau, après avoir fait tourner les turbines de l’usine de tricot, venait prêter sa force à l’entreprise de son père.

Entré dans le moulin par une porte latérale, il fut immédiatement entouré et délicieusement surpris de se retrouver au milieu de figures bien connues. Décidément, le passé n’était pas aussi mort qu’il ne l’avait cru !