L’associée silencieuse/16

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Éditions Édouard Garand (16p. 48-50).

CHAPITRE XVI

LE FEU QUI SCINTILLE.


Rentrée la première au logis, Alberte s’était empressée de faire les préparatifs du souper. Comme elle l’avait promis à sa sœur, elle voulait être forte et courageuse, jeter un voile sur le passé trop enchanteur qui avait un moment troublé sa vie et reprendre l’existence humble et routinière de jadis.

— Alberte ! Alberte ! s’écria Alice en entrant.

— Qu’as-tu donc, ma chérie, tu es toute nerveuse ? lui répondit-elle en accourant vers sa sœur.

— Ce qu’il y a ? Une nouvelle merveilleuse et qui va te rendre ta joie et ton sourire ! Si tu savais comme moi-même je me sens heureuse ?

— Mais enfin ?

— Viens ici, tout près de moi, et surtout, sois bien calme, bien forte dans le bonheur comme tu l’as été dans l’adversité. C’est si inespéré ce bonheur qui t’arrive…

— Il est revenu, n’est-ce pas ?

— Oui, ma chérie, il est revenu… mais ce n’est pas la grande nouvelle… Ma chérie, sois calme, sois raisonnable. Monsieur Étienne va venir nous rendre visite ce soir…

— Lui !

— Et au cours de cette visite, il va te demander de devenir sa femme…

— Sa femme !… Et Alberte, pâle, les lèvres frémissantes, demeura un long moment interdite pour éclater ensuite en un long sanglot…

— Ne pleure pas, ma chérie, ne pleure pas… Le bonheur, ça fait sourire !

— Sa femme !… Mais comprends-tu Alice ce que cela signifie ? Moi, l’ouvrière obscure… un tel bonheur !

— Allons, vite, sèche-moi ces yeux là, fais-toi belle pendant que je vais achever de préparer le souper…

— Oui, ma bonne Alice ; mais dis moi d’abord comment tu sais cela ? C’est si beau que je crois rêver.

— Non, tu ne rêves pas, ce n’est pas un songe… C’est à moi, la petite mère, qu’on s’est d’abord adressé. Tu ne saurais concevoir quel fut mon étonnement, cet après-midi, de voir entrer dans le bureau, Monsieur Normand suivi de son fils. Le patron devait, à son retour du dîner, me dicter certaines lettres, comme c’est l’habitude et en le voyant entrer, j’allai frapper à sa porte, munie de mon calepin et de mon crayon ; mais lui ;

« Non, pas pour le moment, nous avons auparavant à causer ensemble de choses plus sérieuses ».

Je me demandais, craintive, si le patron ne voulait pas me faire des reproches au sujet des visites de son fils ici, je ne savais quelle contenance prendre ; mais lui, avec son bon sourire bienveillant : « Prenez un siège, Alice, le sujet que nous avons à discuter est assez important pour que nous y consacrions l’après-midi s’il est nécessaire. Imaginez-vous, ma bonne Alice, que ce grand garçon est amoureux de votre petite sœur ». Tu comprends que le sang me coulait par torrents dans les veines et que si un poids bien lourd venait de m’être enlevé du cœur, j’étais en proie à des sentiments si forts que j’en perdais presque la tête. « Il voulait, continua le patron, aller faire directement sa demande ; mais j’ai songé qu’il serait plus sage de nous adresser d’abord à vous. Ces jeunes gens sont tellement fats qu’ils s’imaginent facilement être aimés de toutes et de chacune. Si sa demande devait être repoussée. je voudrais lui éviter l’humiliation d’un refus. Je sais qu’Alberte n’a aucun secret pour vous. Croyez-vous que réellement elle aime mon fils ? » Je ne pouvais nier après tes confidences d’il y a quelques jours ; mais je ne voulais pas donner une réponse à la légère, tant de raisons s’opposaient à votre union. Bien à contrecœur, mais afin que plus tard on ne puisse pas t’accuser de n’avoir pas uniquement fait un mariage d’amour, j’ai fait valoir toutes les raisons qui auraient pu militer contre ce mariage avec Monsieur Étienne : différence de position sociale, différence d’éducation, et que sais-je encore. À chacune de mes objections, la figure ouverte du patron se faisait plus épanouie encore, il semblait me savoir gré de mes scrupules. Quand j’eus, au meilleur de ma connaissance, exposé les objections que je croyais en conscience devoir apporter, il se leva et, se plaçant devant moi : « Tout ce que vous venez de dire est bien sensé, mon enfant, vous avez plaidé une mauvaise cause avec ce que l’on est convenu d’appeler une logique impeccable ; mais il n’est pas question de logique ici, il est question d’amour. Or, l’amour ne discute pas et il a bien raison… Je vous ai laissée parler sans vous interrompre ; mais maintenant, je vous pose de nouveau ma question : « Croyez-vous qu’Alberte aime réellement mon fils ? »

— Mais…

— Il n’y a pas de mais, c’est une réponse à ma question que je veux, une réponse franche et délibérée. Si ce doit être non, si mon fils n’a pas su gagner le cœur de votre sœur, ceci demeurera un secret entre nous, je ne voudrais pas qu’un faux sentiment de reconnaissance envers moi ou les miens vous dicte votre réponse ou celle d’Alberte…

— Mais Monsieur, n’avez vous pas constaté que depuis ces derniers jours Alberte a perdu sa gaité d’autrefois, n’avez vous pas compris que devant ce qu’elle croyait un abandon de la part de Monsieur Étienne, elle dépérit visiblement ?…

— Alors ?

— Alberte aime profondément Monsieur votre fils, elle l’aime avec toute l’ardeur de son âme naïve et confiante, elle l’aime comme on ne sait aimer qu’une fois dans sa vie et si son beau rêve n’avait pas dû se réaliser, je comprends bien qu’elle aurait à jamais perdu sa douce gaité. Elle ne se serait pas plainte, elle aurait souffert dans le silence ; mais la plaie faite à son cœur aurait saigné toujours.

— Que vous êtes bonne, Mademoiselle, de me parler ainsi et que je suis heureux de n’avoir pas passé près du bonheur sans le cueillir, s’exclama son futur fiancé, je l’aimerai tant, votre petite sœur, je la rendrai si heureuse qu’elle me pardonnera ces jours d’angoisses par lesquels elle a passé.

— Ma chère Alice, continua Monsieur Normand. je vous remercie de ce grand bonheur que vous apportez dans la vie de mon fils. Les quelques objections que vous avez fait valoir, il y a un instant, sont une nouvelle preuve de votre délicatesse ; mais, encore une fois, quand il est question d’amour, ces futiles considérations sont bien vite effacées. Ainsi donc, ce soir, mon fils ira lui-même chercher la confirmation du bonheur de sa vie ».

Et maintenant, petite sœur, viens vite te mettre à table, il ne faut pas te laisser surprendre par ton futur mari, ta toilette inachevée.

— Il va falloir me mettre belle ce soir !

— Viens souper d’abord, nous songerons à la toilette ensuite.

— On est gai ici, ce soir ! Eh quoi ! on rit et l’on pleure ? demanda Ovila qui, en entrant avait surpris le reflet d’une larme sur les joues de sa sœur cadette.

— Petit frère, embrasse-moi bien fort !

— Toujours à ta disposition, ma chère Alberte, pour aussi plaisante corvée ! Mais enfin, me diras-tu le pourquoi de cette effusion ?

— Devine ?

— Tu as eu une augmentation de salaire ?

— Mieux que cela…

— À moins que nous ayons fait un héritage, ce qui est fort problématique.

— Mieux que cela encore.

— Enfin, je donne ma langue au chat !

— Alberte se marie !

Alberte ! Et avec qui ?

— Mais comme par le passé, je resterai toujours la petite sœur affectueuse et dévouée…

— Et quel est le Prince Charmant ?

— Tu ne l’as pas deviné ? Avec Monsieur Étienne…

— Vraiment ? Que je suis heureux pour toi, petite sœur. Laisse-moi te féliciter. Souviens-toi, je t’avais prédit qu’il viendrait, le Prince Charmant… et tout à fait charmant encore…

— Mettons nous vite à table, il ne faudrait pas être en retard.

Le souper fut gai et rapide. Ovila, qui n’en pouvait croire ses oreilles, posait questions sur questions. S’il s’était douté ? Il avait bien vu le fils du patron fréquenter l’humble demeure ; mais jamais il n’aurait rêvé un tel bonheur pour sa sœur… et cependant, comme elle méritait bien la félicité qui l’attendait. Il lui était très sympathique, ce joli garçon si affable, si poli, aux manières cordiales et simples ; on se trouvait tout de suite à son aise avec lui. Il est vrai que leur petite sœur allait bien leur manquer, la demeure deviendrait grande et vide à la suite du départ d’Alberte ; mais enfin, on s’en consolerait en songeant à sa souriante destinée…

À peine sortie de table, Alberte monta dans sa chambre d’où elle sortait une demi-heure plus tard, radieusement belle en sa simple toilette de fil.

Impatiente, elle vint s’asseoir au vivoir, ouvrit un livre et voulut lire ; mais son âme était trop agitée, elle ne pouvait arrêter son attention sur les passages parcourus. Elle se leva, plaça un disque sur le gramophone, une de ces partitions d’opéra qu’elle aimait tant ; mais la musique elle-même, loin de calmer sa nervosité, l’irritait. Elle n’attendit pas la fin du morceau, poussant la déclic de la machine, elle reprit son livre et vint s’asseoir. En face d’elle, le portrait de sa mère lui souriait et cet incident lui parut de bon augure. « Douce maman, dit-elle mentalement, toi qui du haut du ciel est témoin de mon bonheur, reçois-en l’hommage ! »

Le timbre retentit.

Alice était allée répondre et Alberte, le cœur palpitant, entendit une voix bien connue prononcer son nom. Puis l’élégante silhouette d’Étienne se dessina dans l’encadrement de la porte.

La jeune fille voulut se lever ; mais ses jambes se refusaient à la soutenir. D’ailleurs, Étienne était déjà à ses côtés, sa voix aimée, lui arrivait vague, imprécise, comme en un rêve, et cette voix se faisait douce et caressante, palpitante d’émotion, ardente de prière et d’amour. « N’est-ce pas, Alberte, que c’est vrai, vous voulez bien devenir ma femme » ? put-elle enfin saisir au milieu de son trouble.

Mais elle était encore incapable de prononcer une seule parole, sa douce figure était devenue moite et blanche, ses lèvres frémissantes et exsangues tremblaient d’émotion, impuissantes à articuler un seul son. Alors le jeune homme leva son regard vers ses yeux, ses beaux yeux que les larmes de joie sertissaient de diamants et qui, plus que toute vaine parole, disaient sa réponse.

Avec dévotion, Étienne prit sa main, et à son doigt effilé, il glissa l’anneau des fiançailles. Lentement, Alberte inclina la tête vers lui et sur ses lèvres palpitantes et fiévreuses, il déposa son premier baiser.