L’associée silencieuse/22

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Éditions Édouard Garand (16p. 65-69).

CHAPITRE XXII.

LA BÛCHE QUI VIVIFIE.


La lutte électorale tirait à sa fin : trois jours et le vote populaire aurait choisi qui irait siéger aux grandes assises de la nation.

Depuis le commencement de la bataille, Étienne avait fourni une somme surhumaine de travail. Secondé fidèlement par son ami, le Docteur Durand, et une dizaine de ses anciens associés des syndicats ouvriers nationaux, il avait parcouru tous les coins de sa circonscription électorale, clamant partout et bien fort les justes revendications des faibles et des humbles.

La sobriété de son programme tranchait sur les bruyantes professions de foi de ses compétiteurs, les promesses vaines, les engagements matériellement impossibles à tenir, les protestations hypocrites d’amitié envers les ouvriers et surtout les appels aux vieux préjugés de partis…

Basant son action politique sur la constitution qui régit les syndicats nationaux catholiques, il prêchait surtout et avant tout à l’ouvrier, la dignité, la fierté de son titre de producteur anonyme, il réclamait pour lui le respect que lui doivent toutes les autres classes de la société, parce qu’il en est le bras qui travaille, l’échine qui se cambre sous le faix, le cœur qui souffre en silence, l’âme qui s’immole chaque jour dans l’humilité et la souffrance. Il proclamait bien fort les devoirs de l’ouvrier qui ne doit pas être un simple automate ; mais un être intelligent qui s’intéresse à un travail intelligent et dont il doit avoir sans cesse en vue le plus grand perfectionnement. L’ouvrier doit à celui qui l’emploie de lui fournir un travail consciencieux et intelligent. Faillir à ce devoir initial serait une félonie chez lui, cette forfaiture le ferait déchoir de son titre d’ouvrier honnête. Or autant l’ouvrier honnête et digne est un facteur précieux chez un peuple, autant celui qui a perdu la notion de la dignité de son état devient une nuisance ; c’est dans cette fraction de dévoyés que l’on retrouve toujours les mécontents, les désœuvrés, les ratés et les perturbateurs de l’ordre établi.

Mais si l’humble qui peine et sue a des devoirs, il a aussi des droits et le premier de ces droits est le droit à la vie. L’homme qui dirige une entreprise, risque tout d’abord les économies qu’il a réalisées de son travail ou que les siens ont accumulées pour lui, il y consacre aussi son temps et son énergie et Dieu sait que le patron fournit bien souvent une tâche non seulement égale, mais presque double de celle de son employé ; s’il ne se noircit pas toujours les mains, son esprit travaille tout le jour et les soucis le suivent jusque dans son sommeil ; il est donc de toute justice que le rendement du patron soit plus considérable que celui de l’employé. Toutefois, il y a proportions et proportions, l’homme quel qu’il soit, ne peut se dépouiller entièrement de son égoïsme naturel. Laissé à lui-même, il devient tyran.

Il est vrai que notre divine religion vient mettre un frein à cet appétit de gain, à ce désir d’accumuler des richesses ; mais hélas ! sa voix est bien souvent étouffée par les affections cupides ; d’ailleurs, dans notre pays, cette loi divine ne peut malheureusement étendre son influence médiatrice sur chacun et, si l’ouvrier veut faire respecter ses droits, il lui faut les revendiquer hautement et sans crainte. Seul, il est impuissant ; mais qu’il s’unisse à ses frères de joug et sa force sera suprême, elle sera même si grande que s’il est laissé lui-même à ses instincts, il dépassera le but désiré et que de persécuté, il deviendra persécuteur.

Pour éviter de tomber de Charybde en Scylla, l’ouvrier catholique a le bonheur de posséder une direction sûre et infaillible, l’église qui commande aux grands et aux humbles, qui est le siège de toute vérité et de toute justice. Que les ouvriers s’unissent donc sous la houlette des pasteurs de cette église.

Ces quelques idées éloquemment développées attirait à Étienne de vifs succès oratoires, d’autant qu’il constituait lui-même une personnalité assez marquante. Ses assemblées réunissaient des auditoires nombreux et enthousiastes, on l’acclamait, on l’applaudissait on l’ovationnait et en dépit des nombreuses influences liguées contre lui, il était maintenant tout à fait rempli de confiance.

Durant ces trois semaines, il n’avait fait que de rares apparitions à Saint-Hyacinthe où Alberte attendait le résultat de la lutte avec anxiété. Elle n’osait souhaiter la défaite de son mari et cependant, la victoire signifiait pour elle l’abandon définitif de l’espérance qu’elle caressait depuis son mariage : voir Étienne revenir prendre la place qui lui appartenait comme continuateur de la tradition familiale.

Enfin, le grand jour du scrutin arriva et toute la journée, Étienne et ses partisans crurent à la victoire. À deux reprises, Étienne avait appelé Alberte au téléphone et lui avait dit sa confiance. Elle avait compris au tremblement de sa voix à quel énervement il était en proie et du coup, elle avait senti naître en son cœur le regret du désir inconscient qu’elle avait éprouvé de le voir défait.

Vers huit heures et demi, les résultats des divers polls commencèrent à arriver aux quartiers généraux des candidats.

Étienne, entouré de ses fidèles partisans, prenait note de ces rapports, faisait des calculs, supputait de ses chances. Les premiers rapports avaient été plutôt défavorables, son adversaire ministériel prenait de grosses majorités dans tous les polls, puis le sort changea, ce fut l’oppositioniste qui prit le plus de votes dans les arrondissements suivants. L’autre candidat ouvrier ne semblait pas un adversaire dangereux.

— « Laissez faire, Monsieur Normand, nous ne sommes pas dans notre château-fort, fit remarquer un de ses organisateurs.

En effet, les rapports suivants faisaient de nouveau varier les chances. Bientôt Étienne prenait les devants sur tous les autres candidats et la marge allait toujours en s’accroissant, de sorte que la victoire semblait assurée.

Les résultats étaient communiqués par téléphone au comité d’Étienne et chaque fois que la cloche retentissait, il se faisait de par toute la salle un silence lourd d’anxiété. Il ne restait plus qu’une dizaine de polls à recevoir, les rapports se faisaient maintenant plus lents, on avait tout le temps nécessaire pour se communiquer ses impressions.

Dring… Dring… Dring…

— Oui ! s’écria le Docteur Durand, en mettant l’acoustique à son oreille :

Mais la voix lointaine que le fil téléphonique apportait était celle d’une femme :

— Saint-Hyacinthe appelle Monsieur Normand.

— C’est pour toi, Étienne. On t’appelle de Saint-Hyacinthe.

— Alberte doit être anxieuse de savoir le résultat, passe-moi l’appareil — Alloh ! Oui, c’est moi ! Oui… Ah ! papa… Comment ? Alberte ! Le médecin a été appelé… Il y a urgence ?… Oui, je pars immédiatement Non, pas de résultat final encore… Non, je pars quand même… Dans deux heures je serai là ! Oui, dîtes le bien à Alberte Mes chers amis, dit-il en replaçant l’appareil, je suis obligé de vous quitter avant de connaître le résultat. Quel qu’il soit, je vous remercie de votre dévouée collaboration.

— Où vas-tu ? lui demanda son ami Durand en le reconduisant à son auto.

— À Saint-Hyacinthe…

— Seul, en auto ?

— J’irai plutôt en aéroplane si cela était possible. Mon vieux Louis, je ne sais si je serai député demain ; mais mon père vient de m’annoncer que je serai certainement père !… Tu me téléphoneras le résultat demain matin.

— Pourquoi pas cette nuit ?

— Non demain matin seulement, je prévois que cette nuit, j’aurai besoin de toute ma quiétude.

Durant une heure et demie, penché sur la roue, l’œil fixé sur la route noire, le pied sur le frein, Étienne brûla les étapes et les quelques paysans attardés qu’il dépassa durent se demander où allait ce fou déchaîné.

Il était dix heures passées quand enfin il vit poindre dans le lointain les lueurs vagues qui signalent Saint-Hyacinthe dans la nuit. Et plus il avançait plus il était anxieux d’arriver, plus il donnait de combustible à sa lourde voiture, tournant les coins de route sans ralentir de vitesse, et franchissant la dernière étape en bolide.

— Alberte ! s’écria-t-il en tombant dans les bras de l’industriel qui était venu lui ouvrir la porte.

— Enfin, te voilà… Elle te demande depuis une heure. Calme-toi, ta présence va lui faire du bien ; mais il ne faut pas qu’elle constate ton énervement. Tout est normal d’ailleurs, le Docteur est auprès d’elle ainsi que ta mère.

— Je veux la voir immédiatement.

— Non, calme-toi un peu avant de pénétrer dans sa chambre. Viens dans la salle à manger, Ghislaine et Alice t’y attendent elles aussi, mais Étienne ne se sentait pas la force d’attendre plus longtemps, il embrassa rapidement sa sœur et Alice, déposa son paletot et courut vers sa femme.

— Étienne !

— Alberte !

— Enfin, te voici, mon chéri, je serai plus forte maintenant. Vois je souris…

Mais sur sa pauvre figure émaciée se lisait la souffrance lancinante. Dans ses yeux où se reflétait le bonheur de la présence de son mari, perlaient des larmes et l’enlacement de ses bras autour du cou d’Étienne avait cette force nerveuse qui dénote une douleur que l’on veut cacher.

Et commença pour Alberte la série atroce de douleurs, de lamentations, de cris, de martyre interminable que souffre la mère en échange de la vie qu’elle donne…

Vers quatre heures, le mystère douloureux de la maternité s’était parachevé et depuis une demi-heure elle reposait paisiblement, souriante, un reflet de bonheur extatique sur la figure. La nouvelle mère s’était endormie en pressant dans sa pauvre main encore moite et palpitante la main de son mari, alors que leurs deux regards tournés vers le bébé encore informe et grimaçant qu’on avait placé à son côté, communiaient en leur mutuelle félicité.

Depuis longtemps déjà les paupières d’Alberte s’étaient fermées, le sommeil était venu lui faire oublier les souffrances endurées et encore le jeune homme pressait tendrement la chère petite main palpitante, repassant en son esprit les évènements rapides qui s’étaient succédés depuis quelques jours, tâchant de démêler ses impressions ; mais en son cœur chantait un chant de bonheur trop intense pour qu’il pût longtemps se distraire à d’autres pensées que celle de sa paternité. Son fils ! Devant ce sentiment qui s’était fait jour tout à coup en son âme, avait grandi avec impétuosité en voyant le faible petit être vagissant qui venait de voir le jour, avait comme la foudre envahi son âme et son cœur, toutes autres considérations lui semblaient vaines. Que lui importaient maintenant ses rêves ambitieux d’hier, que lui disait la victoire ou la défaite, tout disparaissait devant cette chair de sa chair, ce souffle de vie dont il était l’origine, ce nouveau trait-d’union entre lui et la douce créature qui avait gémi et souffert pour son amour et avait payé à elle seule la rançon de sa nouvelle dignité et de son nouveau bonheur… Et alors il sentit en son cœur une poussée d’amour reconnaissant envers la petite martyre, un désir fou de lui dire son affection et sa gratitude. Il se pencha doucement vers elle et effleura ses lèvres. Elle ne s’éveilla pas, mais cependant, il l’entendit murmurer : « Mon fils ! Étienne ! heureux ! » Et cependant, elle dormait toujours… En son sommeil comme dans toutes les actions de sa vie, sa grande préoccupation était le bonheur de son mari ; mais à présent, un autre nom s’associait à celui d’Étienne, un autre sentiment venait s’y mêler, celui de la maternité. Ils avaient un fils… Un fils… cette bonne bûche qui vient entretenir le feu de l’âtre conjugal et sans lequel il finirait infailliblement par s’éteindre.

La garde-malade vint lui demander s’il ne désirait pas aller se reposer.

— Merci, je vais m’installer dans ce fauteuil, près du lit. Si j’ai besoin, j’appellerai. Vous pouvez vous retirer.

Discrète, elle s’éloigna et lui, avec maintes précautions, attira le fauteuil près du lit et continua sa rêverie.

Un fils ! Il avait un fils… ce petit être serait demain un homme, un autre lui-même… un continuateur de sa vie… Pour la première fois il eut une conception complète de ce mot. Oui ! c’était ce sentiment, la Paternité ! Comme il comprenait bien son père, maintenant, son père qui avait dû jadis éprouver auprès de son berceau les mêmes émotions, qui toute sa vie avait peiné pour constituer un patrimoine à lui transmettre, un héritage qu’il pourrait un jour lui léguer avec orgueil… Mais après avoir dévoué sa vie à l’édification du patrimoine et à l’éducation du fils, ce pauvre père avait vu ses rêves déjoués. Fils et héritage faisaient il est vrai son orgueil ; mais il les avait toujours conçus comme essentiellement unis, il les avait continuellement liés dans l’avenir et voici que le fils avait dédaigné l’héritage… Comme il avait dû souffrir le pauvre bon vieux papa ! Et cependant comme sa sagesse était grande et que dans son gros bon sens populaire, il avait eu une plus juste notion du devoir que son fils cultivé ! Et pourquoi lui, Étienne, avait-il dédaigné la mission saine et régénératrice que son père lui avait assignée et que la tradition lui enjoignait de suivre après quatre générations des siens ? Pour de sots rêves orgueilleux, des visées généreuses, nobles et grandes ; mais en sommes, des rêves après tout, si beaux qu’ils aient été… Et s’il avait déserté la tradition familiale, que pourrait-il demander à ce fils qui serait un homme demain ? Et ses pensées s’enténébrèrent en un mélange de réalité, de raisonnements et de songes…

— Monsieur Normand, on vous demande au téléphone !

— Comment ? Qu’y a-t-il ? Oh ! je me suis endormi.

— Vous dormez depuis près de cinq heures

— Quelle heure est-il ?

— Neuf heures. On vous demande au téléphone.

— Et Alberte ? Et mon fils ?

— Ils ont tous deux passé une très bonne nuit.

— J’ai été un piètre veilleur… !

— J’étais dans la chambre voisine.

— Étienne, on te demande au téléphone ! vint annoncer de nouveau Ghislaine. C’est Montréal.

— C’est vrai, j’oubliais. Durand m’avait promis de m’appeler ce matin. C’est curieux, il doit m’annoncer le résultat de l’élection d’hier, me dire si je suis élu ou défait et cependant, quel que soit ce résultat, il me laisse indifférent d’avance.

— Alloh ! dit-il en prenant l’acoustique, c’est toi Durand, oui, mon cher, très bonne nouvelle, un garçon, mon vieux, un gros garçon.

— …

— Quoi ? Tu as de mauvaises nouvelles de ton côté ? J’ai été défait alors. Qu’est-ce que tu veux que cela me fiche.

— …

— Comment ? De graves irrégularités ? Une contestation en perspective ? Oh ! mais non, j’ai bien d’autres chats à fouetter, je te l’assure. Je suis battu, un point, c’est tout. Tu remercieras de ma part tous les bons amis qui se sont dévoués pour la cause.

— …

— Quand je retournerai à Montréal ? Je ne sais pas encore. Tu comprends, je suis père et je ne puis laisser ainsi Monsieur mon fils.

— …

— Elle a beaucoup souffert, la pauvre petite ; mais enfin, tout danger est maintenant passé. Je te remercie en son nom de tes bons souhaits, je les lui transmettrai, quand elle s’éveillera. Merci, mon vieux, viens nous voir quand tu auras un dimanche de liberté.

— Mon pauvre Étienne, dit l’industriel qui s’était avancé vers Étienne aussitôt que ce dernier eût laissé l’appareil, je comprends que tu n’as pas eu de chance. Je te prie de croire que…

— Pas de grands mots pour rien, papa, vous avez peut-être cru que je crânais quand je disais à Louis que je me fichais du résultat d’hier, et cependant, je vous assure que j’étais absolument sincère. Depuis que je suis père, j’ai fait des réflexions grosses de conséquences.

— Vraiment ! Et ces réflexions, c’est ?…

— Madame vient de s’éveiller, vint annoncer la garde-malade, elle vous réclame, Monsieur Normand.

— Venez-vous, papa, j’ai une nouvelle à annoncer à Alberte qui peut-être vous intéressera.

— La pauvre petite, ne lui annonce pas trop brusquement ton insuccès, elle pourrait en être affectée.

— Soyez sans crainte, papa. Venez.

Dans sa chambre, aussi blanche que les draps de toile du lit, Alberte attendait avec anxiété l’arrivée de son mari.

— Pauvre Étienne, tu dois être fatigué et je suis vraiment déraisonnable de te déranger ; mais je voulais te revoir, il semblait que cette nuit, j’avais rêvé, que tu n’étais pas là, c’est fou…

— Non, ma petite adorée, ce n’est pas fou, le seul insensé, ce fut moi qui ai sottement risqué de te faire défaut au moment où tu avais besoin de ma présence. Ne crains plus, ma petite femme je ne te quitterai plus jamais…

— Jamais ?… Alors ?…

— Oui, ma chère Alberte, fini les rêves éthérés, les projets grandioses, mais irréalisables, j’ai compris que le devoir de la vie est non pas dans les orgueilleuses conceptions ; mais bien dans la réalisation de la tâche que la Providence assigne. Hier, je rêvais de succès, de triomphes, de gloriole. Cette nuit, au spectacle de ton martyre si chrétiennement supporté, j’ai compris la vanité de ces sentiments, je me suis trouvé si petit devant la grandeur de ton sacrifice, j’ai constaté que mes ambitions étaient si mesquines devant la rançon d’une vie humaine que tu payais, avec une si admirable simplicité, des souffrances de ton corps débile. La lumière s’est faite en mon âme, j’ai vu clairement où se trouvait le vrai devoir. Devant le fils que tu venais de me donner, j’ai compris ce que signifiait la paternité et la famille, j’ai compris la sainteté de la tradition familiale et l’impérieux devoir qui m’incombait de ne pas m’y dérober.

— Vraiment, Étienne ?

— Je dois à mon père et je dois à mon fils d’être un nouveau chaînon à la grande chaîne familiale, et je promets de ne pas faillir a ce devoir.

— Mon fils, mon cher Étienne ! Laure, Ghislaine, venez apprendre la bonne nouvelle… Notre fils nous est définitivement rendu. L’œuvre de notre vie nous survivra, ma chère femme. Dieu peut me rappeler à lui, maintenant, je partirai avec la certitude que longtemps encore, mon vieux moulin produira du pain, sera un gage de vie, de bonheur et de joie pour mes semblables.

— Mais non, papa, il ne faut pas prononcer le mot de mort au milieu de notre joie, nous vous conserverons longtemps avec nous. Vieux pioupiou qui avez enfoncé tous les barrages ennemis, vous vous reposerez enfin à l’arrière pendant que vos suivants vous remplaceront sur la ligne de bataille ! s’exclama Ghislaine dont la figure était rayonnante de bonheur.

— Et ce bonheur, nous le devons à ce petit être chéri, dit Madame Normand.

— Non, maman, nous le devons surtout à ma petite femme, l’associée effacée et silencieuse de ma vie, la directrice de mes actions vers le devoir.

— Mais sans ce petit être ?

— N’est-ce pas qu’il est joli ? Il te ressemble, ma chère Laure.

— Non, c’est à Alberte qu’il ressemble, vois ce menton effilé…

— Vous n’y êtes pas, c’est à papa, opina Ghislaine.

— Peu importe, mes enfants, la ressemblance de la figure, ce à quoi il faut songer c’est d’en faire un homme bon, honnête, brave et généreux qui continuera nos vies lorsqu’à notre tour nous ne serons plus.

— Vous avez raison, bon papa et pour devenir ce citoyen modèle, il n’aura qu’à prendre exemple sur vous.

— Je l’espère bien. Et tout d’abord, je veux être son parrain.

— C’est notre vœu le plus cher, papa. N’est-ce pas Alberte ?

— Et nous l’appellerons Pierre comme vous, Monsieur Normand.

— Allons, il faut nous retirer, cette pauvre petite a besoin de repos et je vois la garde-malade qui s’impatiente.

— Mais auparavant, me direz-vous le résultat de l’élection d’hier ? demanda Alberte.

— Oh oui ! C’est vrai, j’avais oublié de te dire que j’ai été battu, ma chère petite.

— Mon pauvre chéri !

— Mais non, tu ne saurais croire quel poids cette défaite m’ôte des épaules. Élu, je ne pouvais raisonnablement démissionner immédiatement. Il m’aurait fallu siéger durant cinq ans au parlement… Quel ennui. Heureusement, les électeurs de ma circonscription ont eu l’obligeance de m’éviter cette corvée.

— Et nous demeurerons continuellement à Saint-Hyacinthe ?

— Oui, ma bonne Alberte. Es tu contente ?

— Je suis si heureuse, si heureuse… et je t’aime tant, mon cher mari…