L’autre Suzanne/II

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Imprimerie Bénard (p. 25-36).

II.



UNE villa, au bord de la mer, sur la plage, par une magnifique après-dîné estivale. Sur la digue circulent les cocodettes empanachées, l’ombrelle ouverte. Il y a des ombrelles de toutes teintes comme les fleurs. Il y en a de blanches, de roses, de vert-nyl, de rubis, d’autres encore. Il y a aussi de pauvres gens qui regardent avec envie comment s’amusent les heureux de ce monde. Il y a aussi des élégants qui circulent et vont du cercle au Kursaal et du Casino aux courses. Il y a des petits enfants qui font de grands trous dans le sable d’or et des petites filles qui montrent leurs jambes grêles.

Parmi la cohue bariolée, nous distinguons aussitôt Marc de Lorcé et le petit Ritomer. Ils arrivent devant la villa de Mimyane silencieuse.

RITOMER. — Tu entres chez Mimyane ?

LORCÉ. — Merci ; et toi ?

RITOMER. — Il y a Suzon, mais Suzon est, dit-on, d’une humeur exécrable. Pour ce qui est du mari…

LORCÉ. — Un accident qui peut nous survenir à tous.

RITOMER. — Le surlendemain du mariage ?

LORCÉ. — Même le soir de l’hymen, quand les médecins nous ont prévenu paternellement de rester sage et qu’on désobéit au bon docteur. La machine craque, et quand elle est détraquée, la machine humaine, elle le reste. Il n’y a que le Bon Dieu qui puisse la réparer et, pour cela, le malheur est qu’il ne peut travailler à domicile… Il vous reprend chez lui…

RITOMER. — En attendant ce jour… dies iræ… l’on reste cloué dans un fauteuil que pousse un domestique, et l’on devient d’une humeur de dogue…

LORCÉ. — Pas comme celle de Mimyane, mon cher. On ne trouve pas deux humeurs pareilles…

RITOMER. — Dame ! quand on a une femme comme Suzon et que l’on voudrait… et qu’on ne pourrait…

LORCÉ. — Je soupçonne le baron de faire le vide autour de sa maison, expressément pour cela. On est reçu à coups de dent.

RITOMER.Cave canem.

LORCÉ. — Les amis s’éloignent les uns après les autres.

RITOMER. — Mais il y en a deux qui restent… des braves, ceux-là : d’Estinnes et Margeret.

LORCÉ. — Défenseurs intéressés… Mais, d’où viens-tu ?

RITOMER. — De Londres. Un mois passé dans la famille…

LORCÉ. — Tu ne m’as pas écrit.

RITOMER. — Je n’avais rien à te dire. Quand je suis au home, je cesse de penser… alors, je n’ai plus rien à dire. (Bâillant.) C’est si absorbant, la famille… Mais pourquoi ta question ?

LORCÉ. — Tu ne sais pas l’affaire ?

RITOMER. — Quelle affaire ? Un scandale ?

LORCÉ. — Qui s’est déroulé hier soir, à la villa. On sortait du club lorsqu’on a entendu… Allons prendre un cocktail et je te conterai cela perché sur mon tabouret. Il s’agit de Margeret, dont je suis le témoin…

RITOMER. — Il se marie ?

LORCÉ. — Un duel, mon cher.

RITOMER. — Allons boire. On va recommencer à vivre, mon bon Marc. Dieu ! que la vie est intéressante !… Viens…

Transportons-nous dans le petit salon de la villa ; un salon minuscule et semblable à une bonbonnière de chez Marquis. Marthe de Ryvère, qui vient de rentrer de Paris au reçu d’un télégramme lui adressé par son fils, est debout devant Suzanne étendue sur un canapé. Les deux femmes poursuivent une conversation et Suzanne est très nerveuse.

SUZANNE. — Oh ! cet homme… Cet homme… Il a donc juré de ne plus me laisser une heure de repos !

Mme  de RYVÈRE. — Mais, ce scandale dont tu parles, je ne le connais qu’imparfaitement, par les quelques mots que m’en a dit mon fils, pendant le trajet de la gare à ici. Écoute, ma petite Suzon, tu sais si je t’aime et si je suis capable de te donner à l’occasion un bon conseil… Les bons conseils, crois-moi, ne sont pas à dédaigner. Dis, comment cela arriva ?

SUZANNE. — C’était hier soir, jour de notre thé hebdomadaire. Il y avait ici les invités habituels. Toute la lyre, toute la clique. Toujours les mêmes, tous les amis de mon mari, tous spirituels et galants comme lui. J’étais dans un état d’extraordinaire nervosité. M. de Mimyane avait de nouveau perdu au jeu et, comme chaque fois en pareille occasion, il n’avait trouvé rien de plus intelligent que de me chercher une sotte querelle. Oh ! l’exécrable vieillard !

Mme  de RYVÈRE. — Suzanne !… ton mari…

SUZANNE. — Laisse-moi dire. Tout cela, concentré en moi, me brise et me tue. J’ai besoin de crier à quelqu’un ma répulsion… de crier la honte qui me marque à l’épaule de sa fleur de lis… de crier parce que le cœur saigne… que la chair saigne aussi.

Mme  de RYVÈRE. — Calme-toi, ou je n’en écoute pas davantage.

SUZANNE. — Je m’esseulai donc dans la serre et je me jetai sur un divan à l’ombre d’un beau palmier qui faisait une tache d’ombre brune sur l’or blond des allées. Je me mis aussitôt à rêver, à juger la situation. La tête renversée sur les coussins, je dus fermer les yeux tant les paupières étaient douloureuses. Il faisait une chaleur torride et les plantes tropicales dégageaient une chaleur si lourde… si lourde…

Mme  de RYVÈRE. — Poétesse, va.

SUZANNE. — Oh ! non, pas de poème, mais une réalité froide, elle, comme la lame d’un poignard. Je m’assoupissais à peine quand soudain je sentis aux lèvres comme une brûlure horrible. J’ouvris les yeux, brusquement, révoltée. Margeret venait d’entrer, de m’apercevoir seule encore, seule toujours, femme qui n’a point de mari, de mari digne de ce nom… Margeret, te dis-je, avec la fatuité d’un homme jeune encore qui sait ne rencontrer ici que des vieillards rhumatisants ou goutteux, Margeret m’avait baisée aux lèvres. Oh ! la crapule !

Mme  de RYVÈRE. — Calme-toi, de grâce ! Suzon, tu me fais peur. C’est lâche, en effet, ce qu’il a fait là… mais, toi, que fis-tu ?

Mme  SUZANNE. — Je le saisis par la gorge, comme un voleur et, élevant la voix, j’appelai à l’aide.

Mme  de RYVÈRE. — C’est très bien, cela.

Mme  SUZANNE. — On accourut. D’Estinnes (riant d’un rire nerveux et saccadé), ce bon d’Estinnes, remplaçant M. de Mimyane abandonné je ne sais où dans son char à roulettes, chassa Margeret de l’hôtel.

Mme  de RYVÈRE. — Ton mari ?

Mme  SUZANNE. — Tu comprends que nul ne songeait plus à lui. Perdu au tournant de quelque salon, il devait blasphémer avec accompagnement de gros mots de charretier….

Mme  de RYVÈRE. — Margeret partit ?

SUZANNE. — Il partit, oui, mais en me quittant, il se retourna vers moi et me saluant : « Madame, me dit-il, avec un sourire, et quel sourire à la fois ironique et gouailleur, Madame, je vous ai marquée et j’attends qu’il vous plaise d’être mienne. »

Mme  de RYVÈRE (se levant pour cacher son trouble). — L’impudent !

SUZANNE. — Et personne ! personne pour me venger de l’insulte. Mon mari, parlons-en…

Mme  de RYVÈRE. — M. de Mimyane a eu le malheur d’être paralysé des jambes. Que cet… accident soit la résultante du hasard, ce que je crois, ou de quelque vice peut-être, on ne peut lui rien reprocher ici. Le contraire serait indigne de toi. Il était déjà très mal à l’époque de ton mariage. Pourquoi l’as-tu épousé ?

SUZANNE. — Le sais-je ? J’avais dix-neuf ans, je ne connaissais de ce joli monde dans lequel on me jetait au sortir du couvent, que ses illusions. Je ne savais de l’amour que les paroles du livre où l’on nous indiquait la façon de s’adresser au Sacré-Cœur. Mon père, veuf, avait dilapidé la fortune qui venait de ma mère et, craignant devoir, au jour du mariage, rendre compte de sa mauvaise gestion, il fut heureux de ce que M. de Mimyane se présentait. C’était un candidat sérieux… on ne peut plus sérieux… vraiment bien sérieux… une ruine très riche. Il n’exigeait ni comptes de tutelle, ni dot qu’on n’eût plus su me donner. J’eus confiance. On me fit miroiter le titre de baronne, la vie de grand luxe, la granta vita, avec son pur-sang, ses bijoux, ses réceptions, ses spectacles et ses flirts même…

Mme  de RYVÈRE. — Bref, tu acceptas volontairement. L’honnêteté exige que tu tiennes fidèlement la promesse que tu lui fis, le contrat que tu signas librement. Ça c’est la raison.

Mme  SUZANNE. — Et le cœur n’a donc rien à voir en la matière ? Marthe, je te dis qu’il y a eu surprise.

Mme  de RYVÈRE. — Ma pauvre petite, dans quel état je te retrouve aujourd’hui, moi qui, il y a quinze jours à peine, t’avais laissée si calme et si raisonnable. Prends garde, Suzon ! le mauvais esprit est entré en toi. Prends garde, je connais ces nervosités malfaisantes. Si je ne parviens pas à relever ton moral abattu, tout est à craindre. Tu te trouves à l’un de ces moments critiques, à l’un de ces instants d’hésitation où le danseur de corde se casse les reins et où la femme devient capable des pires folies.

SUZANNE. — Eh ! oui, je sais bien que je vais tomber, que ce n’est plus qu’une question de temps, que je tombe déjà, mais qu’y faire et à quelle amitié m’attacherai-je au bord du gouffre béant qui m’attire ?

Mme  de RYVÈRE. — Me répondras-tu franchement, comme une honnête petite femme à sa grande sœur qui l’interroge ? comme à son confesseur ?

SUZANNE (haussant les épaules). — À un confesseur, on ment toujours.

Mme  de RYVÈRE. — Alors, c’est à la sœur que tu répondras. Ce Margeret ?

SUZANNE (avec un rire forcé). — De ce côté là, rien à craindre… rien… rien… rien, te dis-je.

Mme  de RYVÈRE. — Ton rire sonne faux, Suzon.

SUZANNE (la regardant dans les yeux et d’une voix sourde). — Vraiment ? prouve-le.

Mme  de RYVÈRE. — De son baiser, ne reste-t-il rien ?

SUZANNE. — Où ?

Mme  de RYVÈRE. — Sur ces jolies lèvres-là ?

SUZANNE (frissonnante). — Oh !

Mme  de RYVÈRE. — Tu vois bien que tu n’es pas sage.

SUZANNE (éclatant). — Eh bien, non ! je ne suis pas sage… et je ne saurais plus l’être, sage, ô madame la Sagesse. Sage ! Quand tu as dit ce mot, toi, tu penses avoir tout dit… Sage ! à quoi cela vous sert-il d’être sage ? Sage ! mais tu ne vois donc pas que tout mon sang se révolutionne en moi, que ma chair me fait mal, que mes tempes battent la folie, que mes pauvres yeux n’y voient plus. Sage ! mais je n’ai pas le cœur d’une sœur de charité, ma douce Marthe. La sœur n’a ni mon tempérament, ni mon âme, ni ma force de vie… Sage ! allons donc, la belle aventure !… Ce Margeret m’a marquée, comme il dit. Toute la nuit, c’est son baiser maudit que j’ai senti comme des tenailles rouges s’accrochant à mes lèvres palpitantes. C’est son souffle jeune et chaud que je sentais sur mes dents, sur mes gencives, et tiens, si tu veux le savoir, sur ma langue aussi ! J’aurais voulu la vomir, ma langue, et malgré tout, malgré moi, j’étais heureuse ! heureuse comme une vierge qui, pour la première fois de sa vie, apprend qu’elle est aimée. Qui donc, maintenant, va me défendre contre lui et contre moi-même ?

Mme  de RYVÈRE. — Il y a ici un autre homme qui t’aime.

SUZANNE. — D’Estinnes ? Ô volupté ! Le second vieillard biblique.

Mme  de RYVÈRE. — Tu es une méchante fille. D’Estinnes n’est ni un rhumatisant, ni un podagre. C’est un parfait gentleman. C’est, en plus, une haute intelligence, un lettré et un cœur d’or. Aie confiance en sa bonté et en son expérience. Il n’est pas dangereux, lui, tu l’avoueras.

SUZANNE. — Oh ! pour ça non.

Mme  de RYVÈRE. — S’il t’aime et te le montre, il y met une telle discrétion…

SUZANNE. — Inévitable à son âge. Je te comprends, Marthe. Lorsqu’on veut guérir un ivrogne, il ne faut pas le sevrer du jour au lendemain. Il y a danger de crise fatale. Il faut réduire progressivement la dose d’alcool. De Margeret, nous descendrons donc à d’Estinnes ; plus tard, la chute nous ramènera à M. de Mimyane… Eh bien, nous n’y sommes pas encore, ma toute bonne…

Mme  de RYVÈRE. — Quelle âme étrange que la tienne ! D’Estinnes est le type le plus parfait du gentilhomme. Écoute, Suzon. En face de la gravité de l’heure présente, je vais trahir un secret que je ne t’eus jamais révélé en d’autres circonstances. D’Estinnes, aussitôt qu’il sortit de l’hôtel, s’est rendu chez Margeret.

SUZANNE. — Vraiment et qu’y fit-il ?

Mme  de RYVÈRE. — Je te dis que les témoins devaient se réunir ce matin. Mon fils en est et c’est par lui que je sais tout cela. Je te dis que pour toi, pour te venger, d’Estinnes a provoqué l’impudent et qu’ils vont se battre.

SUZANNE. — Lui… il a fait cela pour moi ?

Et Suzanne, rêveuse, soudain s’écroule sur un pouf, très bas, le menton dans les mains et les yeux démesurément ouverts se fixant sur la mer, la mer qui moutonne au loin vers l’horizon. Mais « ses yeux ne voient pas ».