L’aveugle de Saint-Eustache/Amour et Haine

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Éditions Édouard Garand (10p. 20-24).

VII

AMOUR ET HAINE


Il existait, sur la route qui se déroule entre Saint-Eustache et Saint-Benoît, à environ deux milles de ce dernier village, un homme, dont l’existence mystérieuse faisait aller les langues du pays. Trois ans passés, cet homme avait acquis un lopin de terre inculte, avait érigé une petite maison au sein d’un bouquet de grands peupliers, et y avait vécu depuis, seul et solitaire, sans qu’on pût jamais savoir quel était cet homme.

Son nom, son origine, sa nationalité, au bout de ces trois années, étaient encore ignorés des habitants de la région.

On ne lui savait aucune relation de parents ou d’amis. On le voyait quelquefois au village de Saint-Benoît, où il allait faire ses provisions. On le rencontrait encore, vêtu d’un habit de velours anglais, havresac au dos, parcourant les bois ou suivant la berge des rivières.

D’autres fois, on l’avait aperçu, monté sur un magnifique cheval, franchissant les villages avec la rapidité du vent.

Mais on ne savait rien de l’homme, hormis qu’il avait les mains fines et blanches, et qu’il parlait comme « un homme d’instruction ». Et les faiseurs d’histoires ne manquaient pas de fabriquer toutes espèces de récits plus ou moins fantastiques sur l’existence de cet homme.

Ensuite, comme en ces récits il était important de donner au héros un nom quelconque, on l’avait surnommé « l’Anglais ». C’était, dans ce bon temps de nos pères, la coutume de surnommer ainsi tout étranger. Et lorsqu’un inconnu traversait une campagne ou un village on pouvait entendre ceci :

— Tiens ! r’garde donc c’t’homme qui passe !

— Qui ça peut ben être, je m’demande ?

— Bah ! c’est un Anglais !

Notre solitaire avait donc été baptisé « l’Anglais ». Et, chose curieuse néanmoins, cet homme parlait très correctement la langue française et avec l’accent canadien le plus pur.

Nous saurons bientôt qui était ce mystérieux personnage.

 

C’était un beau jour ensoleillé du mois d’août de cette même année 1837.

Une écuyère vint s’arrêter devant la palissade qui entourait la maisonnette de « l’Anglais ». De la route on ne pouvait pas voir la maison à cause de l’épais feuillage des peupliers, de même qu’on ne percevait d’autre bruits que les roulades, les trémolo et le vol rapide des oiseaux qui hébergeaient sous la forte ramure.

Ayant arrêté sa monture, l’écuyère promena sur la route un regard clair et inquisiteur. La route était déserte. Rassurée, l’écuyère descendit de cheval, poussa la grille de la palissade et, suivie de sa bête qu’elle tirait par la bride, elle s’engagea dans un petit sentier tortueux zigzaguant sous les peupliers. Deux minutes lui suffirent pour atteindre la maisonnette.

Au même instant, dans la porte ouverte de cette maison un homme parut disant d’une voix douce :

— Je vous attendais, Olive…

L’écuyère venait d’attacher son cheval au tronc d’un arbre. Elle se retourna et répondit, froide, hautaine :

— Ne vous ai-je pas promis de venir ?

L’homme, au lieu de répliquer, esquissa un sourire vague et s’effaça poliment pour laisser entrer sa visiteuse.

Celle-ci fit un geste négatif et, désignant un banc rustique sous les arbres, dit :

— Non… demeurons ici sous l’ombrage. D’ailleurs, pour ce que vous avez à me dire…

Elle s’interrompit jetant un regard farouche à son hôte qui s’était mis à rire. Lui aussitôt, reprit tout son calme et dit :

— Asseyez-vous, mademoiselle Olive. Son geste était courtois et digne.

La jeune fille obéit. Une fois assise, coquette avant tout, elle releva légèrement son amazone, juste pour laisser voir un petit pied finement chaussée. Puis elle croisa une jambe sur l’autre et prononça sur un ton bref :

— J’attends…

L’homme était resté debout. C’était un jeune homme encore, trente-cinq ans au plus, grand, bien fait, élégant dans une redingote à longs revers. Sous le riche jabot de dentelle tombant sur la chemise immaculée on devinait une poitrine robuste, — une poitrine dans laquelle devait battre un cœur chaud et généreux. Tout dans l’extérieur de cet inconnu indiquait l’homme de bonne société. Tout indiquait aussi que ce jeune homme avait mis un soin particulier à sa toilette : ses cheveux blonds et ondulés étaient soigneusement arrangés, son visage fraîchement rasé et poudré, ses mains fines discrètement parfumées. Ce soin, en pareille circonstance, prouvait assez en quelle estime il tenait la visiteuse attendue. Aussi les braves paysans de la région eussent-ils été bien étonnés de reconnaître, dans ce jeune homme de si bonne mine, l’Anglais qu’ils étaient habitués à voir le plus souvent vêtu comme un mendiant.

Le jeune homme était debout, avons-nous dit, il se tenait droit, la tête légèrement penchée vers la poitrine, les bras croisés, ses lèvres souriant doucement tandis que ses yeux très doux, très tendres, restaient fixés sur la jeune fille.

— J’attends, monsieur, répéta Olive avec impatience. Je dois vous prévenir que ma visite ne devra pas dépasser le quart d’une heure.

— Un quart d’heure ! répliqua l’inconnu en accentuant son sourire vague, soit. C’est tout ce qu’il me faut. Je serai bref et ne vous poserai qu’une question, si vous me le permettez.

— Faites.

— Merci, répondit le jeune homme. Il demanda aussitôt : Savez-vous, mademoiselle, ce qui se passe et se prépare dans le pays ?

— Le peuple se soulève, je le sais, répondit brusquement Olive sans lever ses yeux qu’elle tenait rivés sur le gazon à ses pieds.

— Oui, le peuple se soulève ; ou mieux, on prépare un soulèvement de ce peuple.

— Eh bien ! en quoi cela peut-il me concerner ?

— Oh ! pas vous, je suppose ; mais moi…

— Vous ?… Et cette fois Olive regarda l’inconnu avec surprise.

— Oui, cela me concerne en ce sens que, advenant une insurrection en Canada, je serai forcé d’interrompre la mission d’études pour laquelle j’ai été envoyé ici par les directeurs de l’American Water & Power Company.

La jeune fille tressaillit. Le jeune homme s’aperçut de son trouble. Mais elle aussitôt se remettait. Et tandis qu’elle battait de sa cravache son petit pied, elle demanda, indifférente :

— Pouvez-vous m’expliquer, monsieur Jackson, en quoi un soulèvement qui, du reste, ne peut durer, pourra interrompre vos études de nos pouvoirs d’eau et de nos bois ?

— Ah ! sourit celui qu’Olive Bourgeois venait de nommer monsieur Jackson, vous ne comprenez pas ?… Je vous l’expliquerai donc en vous avouant en toute franchise que ces études sont pour le moment complétées. Il ne me reste plus qu’à faire des rapports définitifs.

Olive tressaillit de nouveau et garda le silence. À présent de sa cravache elle fouettait les herbes à coups redoublés.

— Jackson rompit le silence pour interroger :

— Vous ne me répondez rien, Olive ?

Cette fois elle leva ses yeux noirs qu’elle pose hardiment sur la physionomie pâle et triste de son interlocuteur et dit d’un accent plein d’humeur :

— Que voulez-vous que je réponde ?… Vous m’annoncez votre départ, je pense, vous partez… vous allez partir… soit. Que voulez-vous que j’y fasse ? Faisons nos adieux et que tout soit dit !

Jackson perdit son sourire, et son visage loyal et fier parut pâlir d’avantage.

— Que tout soit dit ?… Pas encore, répliqua-t-il d’une voix profonde. J’ai autre chose à vous dire. Mais auparavant je veux vous demander pardon de vous avoir ainsi dérangée. Mais, aussi, vous allez comprendre comment j’avais bien des choses que je ne pouvais vous communiquer ailleurs qu’en ce lieu où nous sommes, à l’abri de toute oreille indiscrète. Chez vous, je n’eusse pas été reçu. Sur la route, le vent aurait pu emporter une de mes paroles aux oreilles d’un passant. Dans un bois, un chasseur aurait pu nous surprendre et votre réputation en eût souffert. Ici seulement je suis sûr de nous, et moi seul ici suis responsable de votre réputation comme de votre personne.

— Est-ce pour me dire encore que vous m’aimez ? interrogea Olive avec un sourire ironique qui retroussa ses deux lèvres rouges.

— Peut-être… si vous vous rappelez la déclaration et la promesse que vous m’avez faites il y a un an… un an, jour pour jour. Vous vous rappelez ?

— Oui, c’est vrai, monsieur Jackson. Mais vous, à votre tour, souvenez-vous que je vous ai fait cette promesse sans avoir pris l’avis de mon père.

— Peut-être encore… bien que votre père m’eut promis, un mois après vous, de m’accorder votre main.

— Pardon, monsieur Jackson, mon père ne vous a rien promis ! De grâce, n’inventez rien !

Le jeune homme demeura impassible sous l’outrage. Son sourire amer reparut. Puis il décroisa les bras, fit quelques pas de côté, s’appuya au tronc d’un arbre et reprit :

— Votre père, mademoiselle, s’est simplement dédit comme vous-même. Car votre père alors, tout comme aujourd’hui, habitué depuis longtemps à faire vos volontés, ne savait pas encore que vous étiez fort éprise d’amour pour un jeune homme de votre pays.

— Voulez-vous parler d’Albert Guillemain ?

— C’est vous qui le nommez.

— Ne savez-vous pas qu’il est amoureux d’une autre que moi ?

— Je le sais… Oh ! je sais bien des choses !…

— Eh bien ! alors, si vous savez…

— Je vous dis que je sais bien des choses sans que j’en aie l’air. Oui, je sais encore que vous continuez d’aimer éperdument ce jeune homme, bien qu’il vous ait éconduite.

— Il m’a éconduite !… Le rouge de la colère et de la honte monta au front de la jeune et fière fille.

— Vous ne nierez pas, je pense ?

— Enfin, dites-moi donc, monsieur Jackson, s’écria Olive en se levant avec un geste d’indignation, dites-moi si c’est pour me dire toutes ces brutalités que vous m’avez attirée ici ?

— D’abord, mademoiselle, votre mot « attirée » n’est pas juste. Ensuite, ces brutalités dont vous vous plaignez si brusquement vous les avec provoquées vous-même, parce que… le jeune homme, hésita un moment.

— Parce que ?… interrogea Olive avec un regard de défi.

— Parce que vous… m’avez menti ! acheva Jackson d’une voix grave.

— Ho !… Ce fut chez Olive une exclamation de rage. Elle avança vivement auprès de l’Américain et leva sur lui sa cravache. Il ne broncha pas. Il croisa les bras de nouveau et prononça dans un sourire très triste :

— Frappez !

Olive n’osa pas.

— Ah ! vous le méritez bien, dit-elle avec un ricanement sauvage. Ainsi donc, votre galanterie jusqu’à ce jour n’était qu’un masque ?

— Pourquoi ?

Sans répondre à cette interrogation, Olive, qui avait laissé retomber sa cravache, demanda :

— Depuis quand un galant homme ose-t-il dire à une femme que cette femme a menti ?

— Depuis, mademoiselle, que cette femme m’a demandé la cause de mes « brutalités », qui ne sont que l’effet de ses mensonges à cette femme.

— C’est assez, monsieur ! commanda Olive avec une hautaine autorité.

— Pas encore, répliqua tranquillement Jackson en tirant d’une poche intérieure de sa redingote un petit papier. Je veux vous faire part aussi d’une communication très importante vous concernant.

— Qu’est-ce ? demanda la jeune fille en se retournant avec une expression de curiosité.

— Écoutez, je lis « — Andrew Jackson, un Américain, se dit envoyé au Canada pour faire des études sur ressources naturelles, mais, en réalité, envoyé en mission pour travailler au ferment de révolte et approvisionner les rebelles d’armes et de munitions de guerre. Homme très dangereux. Serait opportun de lui faire repasser la frontière. »

Jackson se tut, regarda la jeune fille et se mit à rire tranquillement.

— Ah ! ah ! poursuivit-il au bout d’un instant, voilà quelque chose, enfin, qui semble avoir pour vous quelque intérêt, mademoiselle !

Olive, en effet, était toute décomposée. Son visage avait pâli sous le rouge. Ses lèvres, malgré le fard, blêmissaient. Ses mains tremblaient, et dans sa gorge serrée, on aurait pu entendre comme un rugissement qui en vain cherchait à se faire jour.

Par un violent effort de volonté elle parvint à donner à sa physionomie un calme apparent, et elle put demander dans un souffle de haine :

— De qui tenez-vous ce papier ?

— De la personne qui a jugé convenable de me le faire parvenir.

— Le nom de cette personne ?

— Quoi que vous pensiez de moi, mademoiselle, je vous déclare que je suis un galant homme, vous ne saurez pas le nom !

— Parlez ! cria Olive en s’avançant, menaçante encore.

— Non ! répliqua froidement Jackson en remettant le papier dans sa poche.

— Lâche ! rugit Olive en levant sa cravache qui siffla…

Mais elle poussa aussitôt un hurlement de rage… D’une main rapide le jeune homme avait saisi la cravache au vol et l’avait arrachée des mains de l’écuyère.

Olive s’était alors reculée avec un rauque grondement.

Mais Jackson, avec un sourire plein de profonde tristesse, lui tendit aussitôt la cravache :

— Reprenez, mademoiselle, dit-il, l’arme des forts !

— Lâche ! lâche ! lâche !… répéta Olive qui s’était mise à marcher à grands pas par-ci, par-là… des pas violents, saccadés, comme ceux d’une lionne qui s’apprête à bondir.

— Vous me traitez de lâche, mademoiselle Olive, pourquoi ? Vous êtes injuste !… Est-ce parce que j’ai oublié de vous dire que ce petit écrit dénonciateur et calomniateur porte la signature de votre prénom ?

— Vous mentez !

— Soit laissons là ce sujet. Vous avez tout bonnement voulu vous débarrasser de moi, de moi qui ne vous voulais que du bien…

— Oh ! s’écria Olive avec un rictus de sarcasme, ne venez plus me dire que vous m’aimez !

Un moment Jackson garda le silence. Il aimait Olive ; mais se sachant dédaigné, il voulait voir, en la poussant à bout, jusqu’où elle irait. Maintenant il semblait seulement vouloir la taquiner par simple passe-temps.

Aussi, aux dernières paroles de la jeune fille, répliqua-t-il un peu narquois :

— Mademoiselle, je ne pourrais vous avouer aujourd’hui, sans mentir, que je vous aime… J’en aime une autre !

Olive, à ces mots, s’arrêta net, demanda très moqueuse :

— Vraiment ?… Vous allez me dire, je gage, le nom de cette autre ?

— Mon Dieu… si vous l’exigez… sourit Jackson.

— Eh bien ! non… ne le dites pas…

— Ah ! Et Jackson parut surpris.

— Parce que je le sais… Oh ! je sais bien des choses moi aussi !

— Que savez-vous donc ? demanda Jackson qui, très curieux, se demandait quel mensonge Olive allait encore fabriquer.

— Je sais, monsieur Jackson, que vous êtes amoureux de Louisette.

Et comme l’Américain ébauchait un geste d’étonnement :

— Oui, oui, répéta Olive avec un sourire de profond mépris, je sais que vous aimez la petite niaise au père Marin !

Cette fois le jeune homme se contenta de sourire tranquillement.

Olive ajouta en ricanant :

— Mais je crains beaucoup que votre amourette ne fasse pas vieux os !

— Qu’en savez-vous ? interrogea Jackson qui décida de ne pas détromper Olive.

— Parce que je suis là !… rugit Olive, la menace à la bouche et jalouse déjà de celle qu’elle méprisait.

— C’est-à-dire, corrigea l’Américain, parce que vous me haïssez ?… Mon Dieu ! je le vois bien !…

— Oui !… parce que ma haine vous fera échouer !

— Et ma haine, à moi, après mon amour détruit, saura triompher de votre haine à vous. Et tenez, mademoiselle, je veux vous dire encore ceci : je ne partirai pas, je ne quitterai pas ce pays maintenant. Du reste, je suis curieux de voir jusqu’où iront aboutir les événements qui se préparent. Je veux y assister. Je veux aussi vous surveiller, car je vous sais, vous et votre famille, attachées aux ennemis du peuple. Vous vous êtes faite, pour votre part, l’espionne des patriotes… rien d’étonnant…

Olive l’interrompit brusquement :

— Misérable ! dit-elle avec une fureur concentrée.

— Qu’importe ! Et en ennemi galant je tiens à vous prévenir que, chaque fois que vous préparerez quelque traîtrise, vous me trouverez sur votre route. Donc, prenez garde ! Et à présent, mademoiselle, adieu !

Et le jeune homme, après une révérence courte, froide, tendit à Olive sa cravache et lui indiqua en même temps son cheval qui broutait l’herbe à quelques pas de là.

Livide et tremblante, Olive regarda le jeune homme bien en face et prononça plein de haine farouche et sanglante :

— Jackson, je vous défie de vous trouver sur mon chemin !

Avec cette bravade elle arracha violemment sa cravache des mains de l’Américain, tourna sur ses talons, marcha rudement à sa monture, sauta en selle et partit d’un galop furieux vers Saint-Eustache.

Longtemps Jackson écouta les échos. Puis, quand tout devint silence, il demeura rêveur et triste. Enfin, il releva la tête, soupira fortement, et murmura :

— Elle veut donc la guerre à tout prix ?… Soit, elle l’aura… Et pourtant, ajouta-t-il, comme je l’aimerais encore…

Et sous le fardeau de ces pensées amères il courba la tête, et à pas lents et graves, presque voûté, Jackson rentra dans sa petite maison.

Et comme si la nature avait compris les sentiments chagrins qui avaient envahi l’âme de Jackson, la brise, qui riait tout à l’heure, gémissait maintenant dans la cime courbée des peupliers, les oiseaux se taisaient et dans les premières ombres pour répondre à l’écho funèbre qui s’échappait du cœur de Jackson.