L’aveugle de Saint-Eustache/Délivrance
XXII
DÉLIVRANCE
En bas, Jackson venait de dire à ses compagnons :
— Il fait assez clair maintenant, je pense, pour reprendre notre tâche. Il faut trouver Thomas.
— Moi, proposa La Vrille, je s’rais d’avis qu’on aille de suite et tout droit à sa cabane.
— Ce n’est pas mon avis à moi, fit Guillemain. Le coquin est trop rusé pour ramener Louisette chez lui. Et je ne serais pas étonné qu’il s’en fût allé à Saint-Benoît chez la mère Dupart.
— La vieille sorcière ? demanda Dupont.
— Oui. On prétend qu’il y a du cousinage entre la vieille et Thomas Vincent.
— Si nous ne parvenons à découvrir aucune piste, reprit Jackson, nous irons peut-être rendre visite à la sorcière. Allons, venez !
Les cinq hommes sortirent de la maison. Dehors, le jour se faisait peu à peu. Le vent était tombé, mais le temps demeurait gris comme si la tempête allait recommencer.
Au bas du perron, Le Frisé étudia les traces encore visibles d’Olive et de ses compagnons. À ces traces se mêlaient assez distinctement celles de Jackson et de Guillemain.
— Je ne peux pas, dit-il, voir d’autres pistes que les vôtres.
— Faisons le tour de la maison, proposa Jackson ; notre homme aurait bien pu sortir par une fenêtre et refermer le volet après lui.
Tous se mirent lentement en marche, les yeux rivés sur le sol blanc de neige. Mais aucune trace étrangère nulle part, la neige demeurait immaculée.
La Vrille, qui marchait en tête, était arrivé à l’arrière de la maison. Il s’arrêta tout à coup et fit entendre une exclamation de stupeur.
— Eh bien ! quoi ? demanda Le Frisé.
— Approchez ! souffla La Vrille dont les traits du visage étaient livides.
Jackson, le premier, accourut, puis les autres à sa suite, et tous s’arrêtèrent, muets de stupéfaction, pétrifiés presque, leurs regards rivés sur un corps humain pendant, la tête en bas, au bout d’une corde serrée à l’un des pieds ; et la corde descendait de la toiture le long du mur de pierre.
— C’est un homme ! prononça le premier, Dupont.
— Thomas ! dit Guillemain qui s’était rapproché.
Jackson, à son tour s’approcha jusqu’à toucher l’homme du doigt.
— Il est mort, annonça-t-il.
— Et bien mort aussi, dit La Vrille. Voyez, il a la tête défoncée… on voit encore du sang sur le mur.
— Et du sang là encore, sur la neige ! fit Le Frisé en remuant la neige de son pied juste au-dessous de la tête de Thomas.
— Mes amis, prononça lentement Jackson, cet homme a reçu un juste châtiment. Mais je me demande comment cet événement s’est accompli.
— Rien de plus simple, déclara Le Frisé qui venait de découvrir la lucarne. Regardez vous-même cette lucarne, m’sieu Jackson : il y a là un grenier, Thomas s’y était réfugié, puis il a voulu s’enfuir, il a glissé, tombé, et s’est assommé sur la pierre de la muraille.
— Mais comment expliques-tu la manière dont il est accroché ? demanda La Vrille.
— Ah bien, ça, par exemple, ma vieille Vrille, je suis comme toi, je n’y comprends rien du tout !
Cependant Jackson, tout en méditant, examinait du regard la lucarne.
— Mes amis, fit-il au bout d’un moment, ou je me trompe fort, ou le mystère est là-haut, c’est-à-dire au grenier que nous n’avons pas visité.
— Oui, s’écria Guillemain, c’est au grenier qu’est tout le mystère, et ce mystère, je ne serais pas étonné qu’il s’appelle « Louisette ». Venez ! Et comme un fou, il s’élança vers la porte de la maison.
Louisette était déjà revenue de son évanouissement, mais elle ne paraissait plus se rappeler les événements tout au moins la scène terrible qui avait précédé sa chute. Elle se demandait avec une insistance maladive en quel lieu elle se trouvait.
Assise par terre, elle regardait comme avec étonnement la lucarne ouverte et la corde attachée à une solive. Elle se sentait environnée des ombres d’un mystère qu’elle essayait vainement de pénétrer. Puis ses regards alourdis erraient vaguement, à travers la lucarne ouverte, sur le ciel gris et bas. En dépit du froid qui la saisissait — peut-être aussi était-elle insensible à ce froid — elle demeurait immobile. Et comme une malade qu’on installe devant une fenêtre ouverte pour lui faire aspirer l’air pur du dehors, elle semblait attendre qu’on vînt la déplacer. Sa faiblesse devenait une sorte de torpeur puissante de laquelle elle était incapable de sortir.
Ce fut d’abord avec un regard indifférent et sans un éclat que la jeune fille aperçut tout à coup une tête amie passer par le trou de la trappe, puis une autre et encore une autre… Elle ne marqua aucune surprise en voyant paraître Albert Guillemain, son fiancé, elle ne prononça aucune parole, elle ne tendit pas ses bras. Elle se mit debout, un sourire pâle un instant courut sur ses lèvres sèches, puis elle chancela. Guillemain l’avait saisie à temps dans ses bras.
— Louisette !… qu’as-tu, ma chérie ? demanda le jeune homme très inquiet. Sois tranquille maintenant, tu es sauvée !
La jeune fille alors entoura le cou de son fiancé de ses deux bras, laissa tomber sa tête blonde sur l’épaule du jeune homme et se mit à pleurer silencieusement.
Jackson et les autres Patriotes demeuraient silencieux, n’osant troubler cette douleur profonde. Et le silence qui suivit fut pénible : chacun de nos personnages avait sur les lèvres des paroles de compassion, et pourtant pas une bouche ne s’ouvrait. Albert Guillemain lui-même, tenant Louisette dans ses bras, gardait le silence, sombre, souffrant atrocement de la souffrance de sa fiancée.
Et alors, tout à coup, ce silence lourd et funèbre fut traversé par le crépitement d’une fusillade apporté par les échos du matin.
Un vif tressaillement secoua tous les personnage de cette scène, Louisette elle-même leva la tête, et regarda, surprise, Guillemain. Puis tous les regards se cherchèrent pour se confondre ensuite dans une même inquiétude.
Jackson s’élança vers la lucarne, se pencha en dehors et prêta l’oreille.
Une minute se passa dans un silence de mort, puis le grondement lointain d’un canon franchit l’espace.
L’Américain retira vivement sa tête pâle et dit d’une voix grave :
— Cela vient de Saint-Eustache… on se bat !
Tous frémirent.
Et alors Louisette, à son tour, s’élança vers la fenêtre. Elle avait retrouvé comme par magie toute sa vigueur. Elle aussi pencha son front livide dehors pour écouter. Et de nouveau la même fusillade lointaine se fit entendre.
Louisette revint vers Guillemain, tremblante :
— Oui, dit-elle, on se bat à Saint-Eustache… chez nous ! Et grand-père qui est peut-être seul à la maison
— Rassure-toi, Louisette, dit Guillemain : Octave et Georges sont là pour veiller sur lui.
De nouvelles détonations retentirent… et d’autres encore plus prolongées.
— Mes amis, dit Jackson, les troupes du gouvernement attaquent Saint-Eustache et les Patriotes leur tiennent tête.
— En ce cas, s’écria La Vrille, nous sommes nous aussi des Patriotes, et là-bas on doit avoir besoin de nous. Partons !
— Partons ! répéta Le Frisé.
— Partons ! crièrent cinq voix vibrantes.
Seulement, comme on n’avait que deux chevaux, Jackson commanda à Guillemain de prendre Louisette avec lui ; et quant à Jackson, il prendrait en croupe l’un de nos amis. Mais deux de nos personnages seraient forcés de faire route à pied.
— Bah ! répliqua Dupont, on a de bonnes jambes et nous arriverons toujours à temps !
— Allons ! s’écria Le Frisé, impatient, la bataille nous appelle ! Vive la liberté !…