L’empoisonneur/Une escapade

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Éditions Édouard Garand (42 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 7-11).

II

UNE ESCAPADE


Un an a passé.

En cachant son âge véritable, Jeannette a pu trouver de l’ouvrage dans une manufacture de cigares. Outre qu’elle rapporte sa petite paye à la maison, ce qui fait qu’elle est un peu moins brutalisée et un peu mieux nourrie, elle est heureuse de pouvoir s’échapper, neuf heures par jour, de l’enfer qu’est devenu le logis, depuis que son père a épousé la Françoise.

Ce n’est pas que cette femme soit foncièrement méchante, mais quand Jeanne songe à ce qu’était sa vraie mère, elle ne peut éprouver que de l’aversion pour la remplaçante à qui il faut chaque jour, — ainsi qu’au père, du reste, — un petit flacon pour « se ramener ».

Malgré les coups, le travail et les chagrins, l’enfant s’est considérablement transformée pendant cette année ; elle se développe rapidement et l’on devine quelle créature charmante elle sera bientôt. Mais ses yeux ont gardé toute leur limpidité et son cœur toute son innocence.

Elle a su se faire aimer de toutes ses petites camarades de manufacture, à peine plus âgées qu’elle, et qui ne manquent jamais de lui donner sa part des petites friandises qu’elles apportent.

Un jour de paye, elle décide de leur rendre la politesse. Elle sait bien qu’elle risque d’être battue si elle n’apporte pas à son père la somme au complet, mais elle a honte de toujours accepter et de ne jamais offrir. Aussi, elle achète des gâteaux et, comme il fait un temps superbe, les fillettes décident d’aller les manger au parc Lafontaine.

Et voici la bande joyeuse s’engouffrant dans un tramway, au coin des rues Saint-Laurent et Ontario, riant de tout, du soleil, qui répand la gaieté, du jeune homme, qui fait un clin d’œil, du vieux juif, qu’on bouscule un peu et qui grogne dans sa barbe, du conducteur, qui proteste parce qu’il n’a pas son compte de billets, mais riant surtout à l’idée de l’escapade innocente, image du grand élan vers la Liberté qu’éprouvent toutes les pauvres gens.

Les réflexions gamines et ingénues apportent un souffle de fraîcheur dans le triste véhicule.

Même joie pendant le transfert à la rue Amherst !

Enfin, voici le parc, resplendissant sous la toilette neuve que vient de lui faire le roi Printemps.

Les enfants s’élancent, s’ébrouant comme le ferait un chevreau libéré de son entrave, et ce sont de nouveaux rires, provoqués par un couple d’amoureux dont les yeux, perdus dans un rêve d’avenir, semblent regarder passer un tram. On rit encore des canards, qui se dandinent en allant se réfugier dans le lac, des cygnes, qui font un peu peur quand ils avancent leur bec menaçant, des fameuses gondoles aussi, qui ont fait des petits depuis le temps de l’échevin Noé.

Enfin, voici un banc isolé où l’on va pouvoir faire la dînette, entrecoupée de nouveaux rires et de bribes de chansons ! Ce sont encore des cris de joie quand les miettes du festin sont jetées aux canards cocasses ; encore des rires, pendant que s’organisent des jeux enfantins ! Toutes ces petites figures anémiées se colorent, s’animent de plaisir, de grand air et de mouvement. Sous les rayons adoucis du soleil à son déclin, dans la verdure renaissante, la jeunesse laborieuse oublie les soucis quotidiens pour chanter, avec l’exubérance des âmes innocentes, l’hymne du Printemps.

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Tout à coup, une exclamation peureuse jaillit des lèvres de Jeannette :

— Y doit être tard !

Brutalement, le voile se déchire, le beau rêve s’envole, la réalité s’impose.

Les gamines se regardent avec inquiétude. La plus hardie se décide à interpeller un passant :

— Eh ! m’sieu ! quelle heure qu’il est ?

— Sept heures.

— Quoi ?… Déjà ? »

C’est une panique ! Sept heures !…

La troupe joyeuse se disloque rapidement, silencieusement. Sur les joues, les belles couleurs s’évanouissent, l’éclat des yeux fait place à un regard furtif et inquiet, et baissant la tête, courbant l’échine, chacune des fillettes se hâte vers le logis triste et sombre où l’attendent les réprimandes… ou les coups.

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Sur la rue Sherbrooke, Jeannette marche très vite, tremblante de crainte. Maintenant que la joie est tombée, elle réalise les conséquences probables de son escapade ! Non seulement sa petite paye est entamée, mais elle est en retard.

À la pensée de l’accueil qui l’attend, elle sent fléchir ses genoux. Elle marche le plus rapidement possible, mais le chemin lui semble interminable. Et, près d’elle, les automobiles glissent silencieusement, sans effort, sur l’asphalte ; elles passent et s’éloignent si vite, si vite… que bientôt elles ne sont plus que des points noirs, là-bas, très loin.

Ah ! si elle en avait une à sa disposition, elle serait vite chez elle !…

Elle songe au conte de la bergère, qu’elle a lu, étant toute petite.

La bergère était allée voir sa grand-mère au village voisin et se hâtait pour regagner la maison avant la nuit. Car la nuit, les loups hurlaient dans le bois et mangeaient les petites bergères attardées sur le chemin. Un violent orage éclata, obligeant la bergère à se réfugier dans une cabane abandonnée. L’orage passé, elle reprit sa route à grand pas, mais la nuit aussi, venait à grand pas et, dans le lointain, la bergère affolée voyait briller les yeux des loups. Un grand bruit la fit se retourner brusquement. Un beau carrosse, traîné par de fringants coursiers, s’approchait à vive allure. Malgré sa terreur, la petite bergère se rangea sur le bord de la route pour saluer le voyageur, car elle avait reconnu l’équipage du fils du roi. Celui-ci fit arrêter ses chevaux et pria la jolie bergère de prendre place à son côté. Il la reconduisit jusqu’au village où il revint bientôt pour l’épouser. Ils vécurent heureux et ils eurent beaucoup d’enfants.

Sans ralentir sa marche, Jeannette rêve au prince jeune et beau qui prenait pour compagne une humble bergère et, oubliant son inquiétude, elle sourit à son rêve.

Mais non, elle ne rêve pas !

Un jeune homme, qui a peut-être vu son sourire et l’a pris pour lui, arrête son automobile au bord du trottoir, soulève son chapeau et ouvre la portière en disant :

— Vous semblez bien pressée, mademoiselle ; me permettez-vous de vous reconduire ?

Jeannette hésite, regarde la voiture, regarde l’homme et, mise en confiance, accepte en remerciant et donnant son adresse.

— Je ne peux pas tourner ici, dit le jeune homme, nous prendrons Amherst.

L’auto file à vive allure ; Jeannette songe avec soulagement qu’en deux minutes elle sera à destination. Mais voilà que l’auto dépasse Amherst ; elle s’en étonne et va pour interroger l’automobiliste qui s’empresse de déclarer :

— J’ai quelque chose à prendre rue Montcalm ; je n’arrêterai qu’une minute !

En effet, il arrête bientôt sa voiture et entre dans une maison en disant :

— Espérez un peu ! Ça prendra pas de temps !

Mais cinq minutes se passent et Jeannette, découragée, se dispose à descendre à son tour quand l’homme reparaît :

— Menez moi vite, s’il vous plaît, implore Jeannette ; je suis si en retard !

— Ça sera pas long, réplique l’autre en ricanant.

Oh ! ce rire !… Elle le reconnaît bien !… C’est celui de son père quand il a bu. Et ce regard, si doux tout à l’heure, de quelle expression diabolique est-il empreint, à présent ?

Cependant, la voiture s’engage dans la rue Ontario, passe Amherst, Saint-André, Saint-Denis, Hôtel de Ville. Enfin, voici Cadieux !…

— Eh ! monsieur, tournez ici !

— Ah ! c’est vrai, j’y pensais plus !… Bah ! on reviendra par Saint-Laurent et Demontigny !

Quoique très mécontente, Jeannette n’ose pas protester, mais elle sent la peur la gagner quand elle voit la machine tourner à droite et l’emporter rapidement vers le nord. Dès ce moment, elle réalise qu’il va se passer quelque chose de terrible. Quoi ?… Elle l’ignore, mais elle a la notion d’une catastrophe imminente, d’un danger mystérieux et angoissant.

— Oh ! je vous supplie, monsieur, s’écria-t-elle, ramenez moi vite à la maison ! »

— Mais oui, mais oui, on va te ramener. Mais, avant ça, on va aller boire un coup !

Et il montre un flacon qu’il vient d’acheter.

— Non, non, je ne veux pas ! Arrêtez ici ! Je veux descendre !

L’enfant se lève et tente d’ouvrir la portière, décidée à se jeter sur le pavé, mais l’homme la rassied d’un geste brusque et gronde, menaçant :

— Ah ! fais pas ta folle, hein !

Jeannette pleure de rage, n’osant plus bouger, paralysée par la peur, blottie, toute petite dans son coin, tandis que l’auto monte à vive allure le Boulevard Saint-Laurent et s’engage dans la campagne.

Tout à coup, l’automobile arrête devant une maison solitaire et qui semble abandonnée. L’homme ordonne à Jeannette de descendre. Sitôt le pied à terre, elle tente de se sauver, mais en deux enjambées, le misérable la rattrape et, la maintenant d’une main, il gouaille :

— Fais donc pas de farces, voyons ! Tu sais bien que je te tiens ! »

Lâchez-moi !… Qu’est-ce que vous me voulez ?… Mais vous me faites mal !

— Ben ! t’as pas besoin de te débattre autant !… Je te veux pas de mal ! Je veux que tu prennes un coup !… Tiens ! bois un coup !

Et, comme elle s’y refuse, il veut lui faire ingurgiter de force le poison. Alors, aiguillonnée par la peur, elle saisit brusquement le flacon et l’en frappe violemment au visage !… L’homme pousse un cri de rage et recule, tandis que le liquide infernal se répand sur la robe de Jeannette. Dans l’obscurité, elle voit les yeux du monstre s’allumer de colère. Il s’élance sur elle, la saisit et lève le poing, mais, comme une faiblesse soudaine s’est emparé de la pauvrette, comme il la sent inerte sous sa poigne, il réalise soudain les dangers d’un pareil crime ; il se contente de la repousser dans le fossé, ayant encore le triste courage de narguer :

— Ma petite mosus, si tu veux pas comprendre le bon sens, tu vas marcher !

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Tandis qu’il tourne sa machine, Jeannette fait appel à toute son énergie pour ne pas s’évanouir complètement ; elle s’agrippe aux rebords du fossé gluant, étreignant des touffes d’herbes, dressant son visage de martyre, dont les yeux implorent.

Malgré la frayeur que le monstre lui inspire, elle le supplie de la ramener jusqu’au terminus des tramways, promettant que, s’il a pitié d’elle, elle ne dira rien à personne.

— Non, non, réplique-t-il, t’es ben que trop fraîche pour embarquer dans mon char ! et il met sa voiture en marche.

Alors, juste au moment où l’auto démarre, l’enfant, affolée à la pensée de rester dans cette obscurité et cette solitude, fait un effort désespéré et, se cramponnant au pneumatique de rechange, fixé à l’arrière de la voiture, se laisse emporter dans la nuit.

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Et c’est ainsi que le 5 mai 1916, vers neuf heures du soir, des passants ébahis virent cet étrange spectacle d’une automobile lancée à vive allure, et portant, à l’insu du chauffeur, une fillette de treize ans, les yeux agrandis par l’épouvante, assise dans le cadre du pneumatique de rechange, et se cramponnant avec la force du désespoir.

Leurs cris ne parvinrent pas aux oreilles du chauffeur qui ne sut jamais quelles conséquences horribles son crime aurait pu entraîner.

Quant aux jeunes gens, malheureusement trop nombreux, qui osent imaginer des complots aussi infâmes, puissent-ils sentir la honte et le repentir envahir leur âme, à la lecture de ce triste récit, hélas véridique !

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Par bonheur, l’automobile dut ralentir à la tête de ligne des tramways ; l’enfant se laissa glisser, tomba dans une flaque d’eau, que les premiers rayons de soleil n’avaient pas complètement séchée, se blessa un genou et souilla davantage sa pauvre robe d’indienne, déjà imprégnée d’alcool et de boue.

Jeannette prit le premier tramway en partance, où elle se blottit dans un coin, honteuse des regards curieux et intrigués des voyageurs.

À mesure qu’elle approchait de son domicile, un immense découragement la saisit, dans lequel il y avait des sentiments divers : peur d’être battue, révolte d’une jeune âme innocente contre la duplicité et la méchanceté des hommes, contre l’injustice des gens et des choses, et l’idée dominante qu’elle serait mieux morte que privée de sa bonne maman.

Heureusement que cette dernière avait su lui inculquer de saines croyances qui la protégèrent de l’idée du suicide.

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— Ah ! te voilà, petite traîneuse ! Arrive ici que je t’apprenne à courir les rues plutôt que de rentrer à l’heure !

Son père est devant elle, ivre, terrifiant !… Elle veut fuir, mais la peur la tient, paralysée, sur le seuil de la porte. L’homme la saisit par un bras et la projette contre le mur en questionnant :

— D’où viens-tu, dans un pareil état, pleine de boue, puant la boisson ?… Hein ?… D’où viens-tu ?

Jeannette ne peut parler ; il lui semble que sa langue se raidit et gonfle dans sa bouche asséchée par l’angoisse !… Elle est comme hallucinée par ces yeux fixés sur elle, ces yeux d’ivrogne, injectés de sang, à moitié sortis de l’orbite, ces yeux semblables à ceux de l’homme qui l’avait menacée une heure plus tôt et qui, un instant, avait eu l’idée de la tuer.

La Françoise, épouvantée, veut intervenir. Jos. la repousse en hurlant :

— Mais laisse-moi donc !… Tu vois bien qu’elle est saoule !… Ah ! la gueuse ! elle me le paiera !…

Il décroche un fouet, arrache les vêtements de l’enfant et la bat si cruellement qu’elle perd connaissance.

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Le lendemain, malgré ses meurtrissures, Jeannette se rendit à l’ouvrage, craignant une nouvelle scène si elle restait couchée, mais, dès le début de l’après-midi, elle fut prise d’un violent accès de fièvre et le médecin de la manufacture la fit conduire chez elle.

La Françoise, qui malgré ses défauts, avait un cœur accessible à la pitié, s’alarma de voir l’enfant si changée. Elle lui prodigua des soins dévoués et intelligents et eut même des larmes sincères et des paroles de consolation… La pauvre martyre, que la moindre bonté touchait profondément, pleura avec elle. En un instant, la confiance jaillit entre ces deux êtres qui, jusque-là, s’étaient détestés. L’enfant ne cacha rien de ce qui s’était passé la veille et la grosse femme écouta son récit, poussant des exclamations indignées et brandissant le poing à l’adresse de l’inconnu, à qui, certes, elle eût fait passer un mauvais quart d’heure, s’il s’était présenté à ce moment.

Jeannette eut un autre sujet de consolation. Son jeune voisin, Hector Labelle, était venu, timidement, avec la crainte d’être éconduit, prendre de ses nouvelles. Il fut surpris de voir la Françoise le recevoir avec un bon sourire et le conduire auprès de la petite malade. Malheureusement, il ne put rester longtemps, car on craignait le retour de Joseph qui, peut-être se fût fâché de le trouver dans la maison.

Mais Joseph revint de l’ouvrage, sobre et calme. La Françoise lui ayant répété le récit de Jeannette, il déclara que l’enfant était vicieuse et qu’il ne fallait pas croire un mot de ce qu’elle disait, mais il n’osa pas la frapper, car il avait eu peur, la veille, en la voyant évanouie et il semblait regretter de s’être laissé entraîner par la colère.

Toujours est-il que pareille scène ne se reproduisit pas : crainte d’avoir des ennuis, ou remords d’avoir été injuste, il ne leva plus la main sur sa fille.

Au bout de quelques semaines, Jeannette, rétablie, retourna à la manufacture et les mois de tranquillité relative passèrent. Puis, un événement survint, rompant la monotonie des jours.