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L’enfant aveugle à l’école des voyants

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L’enfant aveugle à l’école des voyants
Revue pédagogique, second semestre 1883 (p. 158-165).

L’ENFANT AVEUGLE À L’ÉCOLE DES VOYANTS


De quatre mille enfants aveugles âgés de moins de quinze ans, que l’on compte en France[1], cinq cents seulement profitent des bienfaits de l’éducation dans l’institution nationale ou dans les institutions privées spéciales aux aveugles. Que deviennent les autres ?

La loi du 28 mars 1882, article 4[2], astreint obligatoirement l’enfant aveugle à suivre l’école primaire dès l’âge de six ans. Cette obligation sera-t-elle mise en vigueur et de quelle manière ? Deux solutions se présentent.

Où bien l’enfant est confié comme interne à un établissement spécial ; ou bien il est envoyé à l’école communale la plus voisine.

De ces deux solutions, la première est connue, expérimentée. Elle se heurte parfois à des difficultés pécuniaires, et provoque toujours l’isolement de l’aveugle loin de sa famille et loin du commun des humains. Je sais que ces inconvénients sont compensés par les efforts de la charité publique et par le travail de maîtres intelligents et dévoués. Mais j’ai peine à croire que, malgré le dévouement le plus intelligent des maîtres, l’aveugle ne perde pas, à cultiver sans cesse la société de ses pareils. l’occasion d’être instruit sur la vie réelle, formé à ses aspérités et habitué à les surmonter. Il y aurait lieu, selon nous, de peser la valeur de ces inconvénients et de rechercher les moyens de combiner l’instruction spéciale avec la vie commune de la famille et de l’école. Mais laissons cette question secondaire, et voyons la pratique du second mode possible d’appliquer la loi d’obligation en faveur des aveugles, celui qui consiste à envoyer tout simplement l’enfant à l’école communale.

Les exemples sont nombreux d’aveugles qui ont reçu ainsi une éducation heureuse. Je connais moi-même un libraire à l’étranger, dont le frère, aveugle de naissance, est attaché aujourd’hui comme prédicateur à une paroisse protestante, après avoir suivi ses classes régulièrement au collège de sa ville natale, puis les cours de la Faculté de théologie, et subi enfin avec succès ses derniers examens.

L’éducation de l’aveugle à l’école commune est donc : chose possible ; bien plus, cette possibilité est reconnue par un document officiel émanant du ministère de l’instruction publique : et des cultes de l’Autriche en date du 6 juillet 1[illisible], et prescrivant « que des mesures soient prises pour assurer à tous les enfants aveugles (et sourds-muets) l’instruction dans l’école communale, quand il ne peut être fait autrement. Le ministre, ajoute la circulaire, considérera comme particulièrement méritoire le zèle qui sera déployé par les maîtres dans cette direction. »

Quelques indications sont cependant indispensables pour faciliter la tâche du maître inexpérimenté ; ce sont ces indications que nous voudrions résumer ici en prenant pour guide un mémoire de M. W.-J. Binder, professeur à l’Institut royal et impérial des aveugles à Vienne[3].

Lecture. — On mettra entre les mains de l’aveugle un abécédaire. imprimé en relief et en caractères ordinaires. (Il sera facile à l’aveugle lui-même d’apprendre ultérieurement les caractères du système Braille dans lequel sont imprimés la plupart des ouvrages pour les aveugles.) Cet abécédaire sera, si possible, identique comme contenu (exercices) à celui des élèves voyants. L’aveugle sera instruit à reconnaître les lettres en les touchant avec l’index promené lentement sur les contours de chaque lettre. Pour lire les mots et les phrases, les indicateurs des deux mains seront mis en œuvre simultanément.

On mettra aussi entre les mains de l’aveugle plusieurs jeux complets de lettres détachées en relief, pouvant être alignées pour faire des mots.

Écriture. — Pour l’écriture comme pour la lecture, on emploiera les caractères ordinaires écrits en relief sur papier fort. L’auteur allemand recommande un appareil, celui de Klein (imprimerie de l’État, à Vienne), avec lequel on imprime des lettres mobiles entières. Nous préférerions la méthode appelée stylographie par son inventeur, M. de Beaufort (Valentin Haüy, 1883. n° 3), et qui consiste à écrire avec un simple style ou poinçon les caractères de l’écriture ordinaire sur papier fort, à rebours, de façon à en permettre la lecture sur le verso où ils apparaissent en relief[4]. Mais par-dessus tout nous voudrions recommander la méthode très simple qui consiste à prendre pour style un crayon taillé pas trop pointu et à écrire en gros caractères comme tout le monde, mais sur papier fort et sur l’index de la main gauche servant de coussinet. L’aveugle écrit à l’endroit et se relit à l’envers. L’index gauche, surveillant sans cesse ce qu’écrit la main, remplace, dans cette fonction, l’œil du voyant. Il sera écrit ainsi sur des bandes verticales de papier dont la largeur égalera la dimension de l’index jusqu’à la racine du pouce. Un pourra les régler avec le même crayon dès que l’enfant saura former les lettres ; enfin, quand il sera très habile et pourra se passer de la surveillance du doigt gauche, on le fera écrire sur une planche recouverte de drap.

Calcul. — Des chiffres en relief, mobiles sur un cadre ad hoc, constituent le canevas d’appareils dont le maniement est simple et permet à l’aveugle de calculer à la manière du voyant sous le contrôle du maître. Des « planches à calcul » pour aveugles sont en vente à l’institution nationale des jeunes aveugles.

Le calcul de tête sera, du reste, exercé d’une façon suivie.

Exemple d’une leçon élémentaire. — Exercice 1 x 1 = 1.

Le maître montre une pomme, il la met entre les mains de l’aveugle Conrad, la lui fait toucher exactement et lui en fait aussi sentir l’odeur ; il demande : « Qu’est cela ? » — Tous les élèves y compris Conrad : « C’est une pomme. » — Le maître : « Où croissent les pommes ? » — Les élèves : « Les pommes croissent sur l’arbre. » — Le maître : « Ne croît-il sur l’arbre qu’une pomme ou bien en croit-il plusieurs ? » — Conrad : « Il croît plusieurs pommes sur l’arbre. » — Le maître : « Maintenant, dites-moi, ai-je ici plusieurs pommes ou en ai-je seulement une ? » — Les élèves : « Seulement une. » — Le maître : « Et qu’est cela ? — Les élèves : « C’est une pomme. » — Le maître : « Enfants, vous venez de me dire que c’est une pomme ; dites-moi, maintenant, combien de fois est-ce une pomme ? » — Les élèves : « C’est une fois une pomme. » — Le maître : « Une pomme est donc combien de fois une pomme, Conrad ? ». — Conrad : « Une pomme est une fois une pomme. » — Le maître : « Un est donc combien de fois un ? » — Les élèves : « Un est une fois un. » — Le maître :’' « Oui, un est une fois un ; une fois un est un, rappelez-vous. cela. Maintenant, vous allez l’écrire et toi, Conrad, le poser. » Le maître écrit sur le tableau le signe 1 et dit : « C’est là le signe pour une chose, est le chiffre un, c’est un, un, un. Prenez maintenant vos ardoises et copiez ce signe ; je suis curieux de savoir qui saura bien l’écrire. » — Pendant que les voyants écrivent, le maître pose avec Conrad le chiffre un sur la machine à compter ou sur la table. Le maître : « Qu’avez-vous écrit ? » — Les élèves … — Le maître : « Vous avez écrit un combien de fois ? » — Les élèves … — Le maître : « Une fois un fait combien ? » — Les élèves : « Une fois un est un. » — Le maître : « Voici maintenant comment on l’écrit : 1 x 1 = 1. » (Le maître écrit au tableau, puis pose les signes en relief devant l’aveugle et les lui fait toucher.)

Leçons de choses, géographie, physique, histoire naturelle. — Les démonstrations de choses sont la base de toute instruction à donner à l’aveugle. On lui présentera le plus grand nombre possible d’objets divers et on l’exercera surtout à les reconnaître au toucher ; son ouïe et son odorat seront également mis en œuvre. L’aveugle devra être conduit autour de la classe, puis au dehors dans les cours ou jardins, et renseigné chemin faisant sur l’existence, la forme, l’emploi des objets qui se présentent et dont le manque de vue lui laisse ignorer la présence.

En géographie, on tirera parti de globes, de cartes en relief[5] ; on suppléera au défaut de cartes de détail par des dessins faits grossièrement en relief avec une encre durcissante[6] on en creux sur papier fort avec le même crayon et sur la même planche recouverte de drap qui servent à écrire ; dans ce dernier cas la lecture devra être faite par l’aveugle au verso sans retourner le feuillet. Cette seconde méthode, qui n’est pas indiquée par M. Binder, nous paraît particulièrement simple ; elle ne s’applique, il est vrai, qu’à de très petites cartes, mais elle a le grand avantage de permettre à l’aveugle de reproduire lui-même sous l’œil du maître la disposition cartographique démontrée. Les frontières seront indiquées semblablement dans les deux procédés par des points, les chemins de fer par des traits interrompus, les routes par des points et des traits, les fleuves par deux lignes parallèles, les montagnes par des traits disposés comme dans nos cartes, etc. On usera, pour faire comprendre certaines formations de terrain (plateau, col, gorge), de modelages faits à volonté avec un mélange d’argile et d’huile qui se conserve très malléable et sans se dessécher à l’air.

En physique, on démontrera sans peine le levier, la pompe, le soufflet, les faits de l’acoustique, etc. ; seule la lumière restera lettre morte si sa perception fait entièrement défaut.

En histoire naturelle, on fera toucher à l’aveugle tout ce qu’on pourra lui procurer : des animaux, leur poil, leurs mâchoires, leur bec, etc. ; des plantes et leurs diverses parties, des minéraux. (Faire laver les mains soigneusement après avoir touché les peaux d’animaux qui sont conservées dans l’arsenic ou au bichlorure de mercure, et ne pas faire toucher des mains écorchées.)

Géométrie. — Les figures seront tracées sur un coussin au moyen d’une ficelle retenue par des épingles, ou bien sur une planchette percée de trous, au moyen d’une ficelle armée de son aiguille. Les points sont désignés par des lettres en relief portées sur des aiguilles pour le coussin ou sur des chevilles pour la planche perforée.

Dessin, modelage. — Pendant les heures consacrées au dessin, l’aveugle pourra apprendre à reproduire la forme des objets au moyen d’épingles à enfoncer jusqu’à la tête dans un coussin et à aligner de façon à reproduire une feuille, la coupe d’un vase, d’une maison, etc.

On apprendra à J’aveugle à modeler en argile ou en cire d’abord des formes simples : une sphère, un cube, un œuf, puis à reproduire à sa guise des objets divers plus compliqués : fruits, fleurs, anneaux, clefs, lettres, chiffres, etc.

L’attirail de bûchettes et de petits papiers usités dans le système Frœbel seront aussi employés avec avantage.

Gymnastique, tenue. — Tous les exercices gymnastiques sont particulièrement favorables au développement de l’aveugle. Qu’on le conduise donc à la barre, aux anneaux, aux barres parallèles et qu’on l’y fasse s’exercer longuement.

L’aveugle, ne pouvant imiter les gestes des voyants, en imagine pour lui et de fort disgracieux, qui le rendent déplaisant à voir. Ce sera faire œuvre charitable que de lui donner une bonne tenue, de corriger ses gestes et même de lui en enseigner parmi les plus usuels.

Enseignement hors de l’école. — Il est à peine besoin d’ajouter à ces indications spéciales la recommandation de faire participer l’aveugle à tout ce qui est enseignement oral ; l’aveugle a généralement la mémoire bonne, aussi le maître aura-t-il plaisir à constater les fruits de son enseignement. On ne saurait trop meubler cette mémoire pour suppléer au défaut de lectures, mais le maître seul ne peut suffire ; il ne cherchera des aides soit dans la famille de l’aveugle, soit parmi ses camarades bien disposés, et les engagera à compléter par des lectures à haute voix l’enseignement de l’école ; il recommandera qu’on lui fasse apprendre par cœur les choses les plus intéressantes. Une mémoire bien garnie sera le livre vivant où l’aveugle puisera les distractions de ses heures de solitude.

L’aveugle de naissance a généralement le caractère gai, mais son infirmité peut le rendre exigeant, volontaire ; l’aveugle qui a vu a le caractère plus difficile. Le maître aura soin d’habituer les élèves à la bienveillance, à la prévenance même à l’égard de leur camarade infirme ; il favorisera des liaisons d’amitié doublement précieuses, parce qu’elles donneront à l’aveugle, avec les joies de l’amitié, des yeux pour le renseigner sans cesse et compléter son développement.

L’aveugle aime la musique. Promptement il répétera les mélodies qu’on lui aura jouées et en éprouvera une réelle jouissance. S’il montre de sérieuses aptitudes, on en fera un jour l’organiste et le maître de chapelle dans l’église du village. Si donc il y a quelque joueur ou joueuse de piano porté de bonne volonté, que l’on ait soin de mettre à profit son esprit charitable. Mais on se rappellera que la musique ne peut fournir qu’exceptionnellement un gagne-pain suffisant, et l’on dirigera de bonne heure l’attention de l’aveugle sur les travaux manuels à sa portée.

Les travaux de tricot, de filoche, de couture sont accessibles aux aveugles. Le maître recommandera à la mère, à la sœur de l’aveugle de les lui enseigner de bonne heure. Il ne bornera pas là ses efforts.

Il y a dans tous les villages des artisans, vannier, cordier, menuisier ou même cordonnier, dont les métiers peuvent être exercés par l’aveugle. Le rempaillage et le Cannage des chaises, la brosserie, certains tissages sont aussi à sa portée, et d’autres métiers encore. La tâche charitable de maître d’école est de mettre au cœur de quelqu’un de ces artisans la bonne volonté nécessaire pour entreprendre l’apprentissage de son protégé. Cet apprentissage n’est point chose exceptionnellement difficile, il ne demande que de la patience.

On voit des aveugles fils d’artisans ne pas même apprendre le métier de leur père, tant est grande l’incurie actuelle. Si l’aveugle est fils ou frère d’artisan, c’est à lui-même qu’on recommandera de ne laisser aux siens trêve ni merci jusqu’à. ce qu’on lui ait enseigné le métier paternel.

Avec l’enseignement professionnel on aura atteint le couronnement de l’œuvre. Le gain de l’aveugle ne sera pas sans doute celui d’un voyant, le défaut de vue entraînant nécessairement des lenteurs, mais il sera d’autant plus considérable que les doigts de l’ouvrier auront été mieux assouplis dès le jeune âge et rendus aptes par l’exercice à un effort continu.

L’enseignement professionnel ne saurait donc débuter de trop bonne heure pour alterner, s’il est besoin, avec les leçons de la classe.

L’aveugle rendu instruit, adroit et laborieux, tel est le résultat. N’est-il pas digne de tenter les efforts dévoués de l’instituteur qui sait trouver sa récompense dans le devoir accompli et le bien répandu ?

Dr Nicari,
secrétaire de la Société marseillaise
des ateliers d’aveugles.

  1. D’après les indications du directeur des Quinze-Vingts, dans un discours prononcé à la première assemblée générale de la Société nationale d’assistance pour les aveugles travailleurs, p. 26.
  2. « L’instruction primaire est obligatoire pour les enfants des deux sexes âgés de six ans révolus à treize ans révolus ; elle peut être donnée, etc… Un règlement déterminera les moyens d’assurer l’instruction primaire aux enfants sourds-muets et aux aveugles. »
  3. Das blinde Kind in der Volksschule der Schenden, Christlich-pädagogische Blätler, Vienne, 1883, 19 pages.
  4. « La stylographie, dit l’article cité du Valentin Haüy, est l’art de tracer en relief les caractères de l’alphabet vulgaire au moyen d’un style à pointe de fer ou de bois et d’un carton que divisent, dans sa largeur, des ficelles ou des fils de fer, distants parallèlement les uns des autres d’au moins quatre millimètres et qu’un morceau de drap recouvre. Dans les espaces formés par les entre-lignes et qui servent à déterminer la dimension des lettres, le style tenu par la main droite, trace les lettres, et l’index de la main gauche, posé sur le papier que retient un cadre ou une épingle, l’empêche de dévier de la ligne droite ; les jambages, soit supérieurs, soit inférieurs, sont mis au-dessus ou au-dessous des lignes. »
  5. On en trouve à l’Institution nationale des jeunes aveugles qui sont faites spécialement pour les aveugles.
  6. M. Binder recommande une solution de gomme arabique mélangée à du plâtre, ou bien simplement une solution « le gomme arabique à soupoudrer tôt après et dessécher avec de la poudre de cire à cacheter, et à exposer en dernier lieu à une chaleur douce pour fixer la cire.