L’Enfant d’Austerlitz/1

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorff (p. 1-24).

L’ENFANT D’AUSTERLITZ


I


Les canards des bassins furent les premiers ennemis véritables d’Omer Héricourt ; lorsqu’il commença de s’éveiller au monde, dans les bras d’une Picarde en bonnet noir, et à fichu de Madras. Certain jour, il étrennait une robe de nankin toute neuve, pour une promenade dans le jardin du Tribunat. Inquiète, sans doute, de le savoir triste, malgré les bruits de la foule, Céline demanda : « Ch’est-y que tu veux vir chès militaires min p’tiot, chès militaires qui sont comme papa ! Comme papa ! papa ! Il voyage fin loin, va, mon pauv’p’tiot, tin papa… avec l’impéreur Napolion… à c’t’heure… Marchons vir chès militaires, min fieu !… » puis l’avait porté jusqu’aux Tuileries, à travers les périls de la rue, les tumultes des cavaliers, les équipages aux cochers étincelant de chamarrures. Sans catastrophe, l’enfant et sa bonne atterrirent parmi les chaises des élégants tassées à l’ombre des marronniers. Le grand édifice en zinc fixé à l’échine du marchand de coco brillait, tout papillotant de drapeaux tricolores. L’homme agitait la sonnette. Le tablier blanc éblouissait depuis le menton jusqu’à la jambe de bois. Un joueur d’orgue étonna. Tant de musiques vivantes sortaient de sa boîte somptueuse à panneaux de soie rouge, entre lesquels une image exposait un cheval blanc sous un homme.

― Tu vois, mon gros fieu, ch’est l’impéreur Napolion !… là l’impéreur, dis… Vive l’Impéreur ! »

Ainsi le nom du maître s’associait à l’impression d’un bruit splendide et joyeux qui vibrait aux oreilles, au cœur, au ventre, qui s’élançait vers le ciel de juin, et les lumières radieuses. Pendu à la main de la Picarde, Omer écouta longtemps sa nouvelle idée dont les harmonies, là-bas, finissaient de décroître.

Ensuite, il examina les lorgnons braqués aux visages des dames, il voulut se rappeler des souvenirs concernant les yeux mobiles que les mains plaçaient, déplaçaient. Mais alors parurent les gerbes d’eau jaillies au centre du bassin. La Picarde l’entraîna. Les rides de la surface le réjouirent ; et surtout les canards se détournant à sa vue, parce qu’il brandissait une arme audacieuse, le bâton du cerceau. Une explosion d’orgueil intérieur exagéra la force de son rire. Elles fuyaient sa victoire, les bêtes ! Leurs courtes queues frétillaient d’effroi sûrement. Poursuivre, dompter, vaincre. Tout un désir l’exalta, titubant, et il se penchait sur la margelle, avec des cris de chasse.

― Ce moutard, c’est donc le fils du colonel, plaisantait une lourde voix.

Boucles de métal aux souliers, bas blancs, culotte jaune, habit bleu chevronné d’or, bicorne en bataille, et pompon écarlate, un soldat causait avec Céline. Chatouilleuse, elle le repoussa du coude.

Omer se devina plus libre. Tandis qu’anxieux de réussir, il levait le bâton sur la queue du canard inattentif et béat au soleil, la main de la bonne, mieux occupée là haut, s’amollissait, le suivait, fléchissante.

Chasseur, il asséna le coup. Ailes claquantes, flaques jaillies aux yeux, essor éperdu ; l’enfant sentit choir son propre poids, giflé par l’eau, éclaboussé. Ses bras plongèrent. Un cri et une fureur l’en tirèrent. Debout, secoué, ruisselant, il craignit tous les hasards. La douleur grandit vite en lui, l’étrangla. Elle s’enfuit de sa gorge en sanglots précipités. Le soleil, les arbres, les eaux, Céline et le soldat tremblèrent par delà l’éclosion des larmes.

On le bousculait. On l’essuyait. On se lamentait.

Pris à bras, emporté, Omer vainement en appela aux pigeons du ciel. Les cimes des arbres se balancèrent. Les cerf-volants planèrent. Les façades de maisons demeuraient impassibles. Rien ne le consolait de l’injustice. Rien ne le vengerait d’un canard féroce. Les fillettes continuaient leur ronde, comme si l’enfant n’eut pas été abominablement noyé par la malice du monstre. Elles chantaient même. Musique enfuie de l’orgue, l’Empereur montait toujours dans les lumières radieuses. Tout se moquait du pauvre vaincu. Et la rustaude en outre l’accablait de menaces injurieuses. Elle le frotta brutalement avec les durs plis d’un mouchoir. Elle râclait la peau. Il sentit le sang brûler dans ses paupières, dans ses joues salées par les pleurs, et dans ses oreilles.

À la maison seulement, il trouva des larmes égales aux siennes. Maman Virginie le serra fort contre son cœur. Elle ne le grondait point. Elle répétait :

― Tu ne sais pas ? Tu ne verras plus ton père jamais… jamais… mon pauvre petit, jamais, tu ne le verras plus. Oh ! je t’aimerai va… oui, je t’aimerai comme je l’aime…

Et puis elle enfouit sa tête en sanglots dans la petite robe de nankin souillé. La tante Aurélie, toute maigre, se mordait cruellement un poing, les yeux terribles et fixes. Omer eut peur davantage. Pourquoi donc maman Virginie le baignait-elle de grosses larmes tièdes ; pourquoi tante Aurélie se mangeait-elle la main, en regardant les vitres ? Le canard les avait-il noyées aussi. Le dos de la tante frissonnait par moments, et puis elle riait de coin, d’une manière stridente, comme le diable doit rire. Qu’elle ne quittât point cette attitude sévère pour l’embrasser, cela lui fit une peine. Sa mère ne cessait pas non plus de tressaillir le long de lui. Il pensa qu’elles le jugeaient trop méchant, et que ne plus voir son père, serait la punition. Alors il étouffa. Quel irréparable avait-il commis ?

― Maman ! Maman ! S’écria-t-il ne pleure plus. Je n’irai plus au bassin des canards. Maman !

Mais elle secoua la tête et le mit à terre pour être emmené par la bonne qui ordonna le silence, dans la cuisine même.

Denise, la grande sœur, soufflait sur une cuiller pleine de panade qu’on lui tendait. « tu sais, papa est au ciel ! » annonça-t-elle, fière de savoir. Omer admit ce fait sans autre inquiétude, car il désirait le goût de beurre sur la tartine. En mangeant, il songeait que son père pouvait bien connaître, au ciel, les personnages d’importance que sont les anges et les saints. Ne voyageait-il pas avec l’empereur déjà ? Quand furent avalées la tartine et la panade, la nourrice fit répéter la prière au Petit Jésus, bien que ce ne fut pas l’heure. Dociles, tous deux, articulaient convenablement les syllabes. Omer se trompa parce qu’il écoutait l’oncle Cavrois dire dans l’antichambre à des visiteurs :

― Veuillez excuser ma belle-sœur de ne pas vous recevoir. Un grand malheur nous accable. Le colonel Héricourt a été tué en poursuivant l’ennemi, devant Presbourg…

Depuis le jour néfaste du canard, Maman Virginie cacha ses cheveux sous une coiffe de veuve, et chacun s’habilla de noir. Des ouvriers accrochèrent, au salon, le portrait d’un soldat en culottes blanches, en bottes géantes, et le torse drapé dans un manteau vert. Il en sortait une main formidable dont le gantelet de cuir jaune empoignait un sabre. À ses pieds, une grenade fumait. Les cheveux se plaquaient à son grand front. Plus loin, dans le tableau c’était la neige, des lignes d’infanterie sombre, et les feux dardés des canons.

― Voilà votre père, petits.

Attirant Denise et Omer devant ses genoux, Maman Virginie les questionnait sur leurs souvenirs du colonel, et ils tâchaient de répondre. Le fils se rappelait ceci.

Un soir d’autrefois, le père traversait la lueur ronde du quinquet éclairant le billard de la chaussée d’Antin. Malgré le tumulte de Paris assaillant les fenêtres, il cria sa colère. L’empereur lui refusait le titre de général cette fois encore. La main du colonel contenait les palpitations du cœur à travers la ruche du jabot, le pouce s’enfonçait dans l’entournure du gilet gris. Toute sa haute personne soufflait. Il jeta son chapeau. Sourcils froncés, il apparut un peu chauve au-dessus du front tout blanc, protégé seul par la visière du casque contre l’air qui avait bruni la figure entre les deux touffes de cheveux, aux tempes. Son poing tapa la console. Deux plis de peau tirèrent sa face depuis les narines jusqu’à la bouche écumante. Tante Aurélie fit alors sortir les enfants. Denise toute rouge, s’étranglait pour l’effroi de la nourrice.

Omer se représentait ces choses ; mais il ignorait les mots qui décrivent. La mère se désolait parce qu’il ne pouvait pas. Comment savoir les sons ? Et c’était un dur travail de la jeune intelligence pour traduire l’image mémorable, entière et vivante, qui devenait de piteux lambeaux épars dans son bégaiement. Virginie le pressait de questions anxieuses. Fouillé par les yeux cruellement clairs, l’enfant cachait dans la grosse poitrine chaude, sa honte d’impuissance. La veuve le redressait brusquement. Si, las de l’effort mental, il s’intéressait au moucheron en valse dans le rai de soleil, elle l’empoignait aux épaules, elle ramenait le visage distrait dans la lumière de son visage pour mieux scruter encore la petite âme incapable. À la sentir obstinée, sévère et nerveuse, il craignait. Les pleurs lui montaient aux yeux. Elle l’écartait alors, furieuse.

― Cet enfant n’a pas de cœur ! Il ne se rappelle rien !… Mon Dieu ! Mon Dieu !…

Et dans le mouchoir toujours humide elle enfouissait la douleur de sa face.

Tante Aurélie agissait de même envers Denise qui savait un peu mieux, étant plus âgée d’un an.

Des saisons illuminèrent l’appartement, d’autres l’obscurcirent. À la fenêtre, dans les bras de la picarde, Omer apprenait la vie de la rue, les magnificences des équipages avec leurs chasseurs empanachés, leurs laquais debout entre les ressorts, sur le porte-coffre de l’arrière, et tous les cris des artisans qui offrent de réparer la fontaine et la porcelaine, de montrer la lanterne magique, de vendre les chansons, la marée bien fraîche, les allumettes, les herbes et salades, d’acheter la ferraille, les bouteilles cassées, les tonneaux, les chiffons et les peaux de lapin. Céline connaissait tout, l’expliquait abondamment pour lui seul, car la tante Aurélie emmenait toujours la sœur jouer avec les petits cousins, le grand Émile qui avait dix ans et possédait une armure romaine en cuivre, le petit Édouard que sa mère habillait comme Denise et qui donnait des coups méchants, Delphine, dite Mme  Quiquengrogne : elle tirait les cheveux quand on touchait aux robes de ses belles poupées, une impératrice avec un manteau de velours plein d’abeilles d’or, un pape de satin blanc avec une tiare à trois couronnes d’argent, et beaucoup d’autres vêtues en dames, en reines, en poissardes. Quand Omer regrettait de n’en pas recevoir de semblables, Céline lui vantait celles en chair et en os de la rue. N’avait-il pas les quatre petites modistes d’en face qui lui riaient entre les chapeaux profonds plantés dans la devanture. Par le moyen de leurs bras nus agités en mille postures, ces filles imitaient, à son intention, le jeu des marionnettes. Comment ne pas les juger aussi belles que l’impératrice du théâtre quand elles sortaient, le carton enfilé au coude, la figure enfouie dans le cornet d’une capote. Les fourreaux de percaline flottaient autour de leur démarche preste. Les muscadins riaient à leurs gorges nues dans le carré du décolletage. Les friponnes écartaient les mains audacieuses par des tapes lestes ; puis se sauvaient jusque à la planche de l’Auvergnat recevant un liard pour leur faire passer à sec la boue de la chaussée. Céline s’amusait d’elles, Omer aussi, un peu surpris, quelquefois, de voir tant de gaieté à la grosse picarde, si un vélite de la garde plantait dans le corsage de la petite, qui fuyait, une rose épanouie.

Telle succulente odeur issue de la cuisine, donnait faim aussitôt. Céline permettait qu’il écornât discrètement la pâte de la tourte ou qu’il goûtât le marasquin en suçant le bouchon de la fiole. La cuisinière tournait des sauces au fond des casseroles. Hors de la lèchefrite, s’il gouttait de la graisse, Omer avait le droit de la recevoir sur une croûte. Les flammes enveloppaient le rissolement des poulardes. Des crèmes se figeaient à l’air dans des pots historiés d’or. Au passage de la pelle rougie qui étalait du caramel, le flanc grésillait.

Comme il s’instruisait du monde par les figures des passants aperçus au cadre de la fenêtre, dans la chaussée d’Antin, il s’instruisait de son être intime par les sensations que valait à sa bouche la gastronomie. Il se parut une individualité précieuse que les sauces transformaient selon leurs essences. Il s’estima d’abord perfectible. Les bonbons du Fidèle Berger excitaient en lui des jouissances imprévues. Les savourant, il se connut, tout autre qu’à l’heure du simple lait sucré. Un enfant nouveau, tout différent de lui, sentait, dans son corps, fondre les cristaux de la praline. L’Omer habituel était moins fertile en impressions ; plus isolé, fruste et endormi. Qu’un macaron de Frascati fut moulu entre les mâchoires, s’émiettât, transmît à cent points de la langue et du palais telles satisfactions imprévues, le gourmand se croyait un Omer centuple ; car l’esprit s’augmentait alors de cent manières d’être affecté. Un Omer paisible avalait la soupe aux pommes de terre, content de cette chaleur emplissante. Un Omer astucieux rongeait l’os de veau avec science afin de détacher le vernis de graisse sublimée par la cuisson et collée en suc croustillant le long de la côtelette. Un Omer vorace et puissant mastiquait le bœuf, triturait, réduisait et mâchait, victorieux enfin de la proie conquise, puis adjointe à sa force. Un Omer cupide mordait une pêche, la prenait toute, chair et peau, l’eût voulue renaissante à mesure qu’il l’absorbait. En dégustant il s’étudiait sans peine. À chaque repas, il prenait conscience de ses vertus bien mieux qu’en aucune heure du jour. Parce que sa dent avait vaincu la résistance d’un biscuit oublié longtemps au fond de l’armoire, il risquait de saisir le cou du chat, puis de l’étreindre à bras le corps ; ayant jugé d’abord la mesure de sa vigueur, au goûter. Sûr d’une malice qui lui avait permis de découvrir la noix au cœur de la gaine, il tentait d’ouvrir une porte close au verrou, et il y parvenait en appliquant les principes observés naguère pour l’apaisement de la faim. Très vite il sut démonter par ces motifs, les roues de ses chariots, et détacher le chapeau de son polichinelle. Vautré sur le tapis d’une chambre, il déduisait de ses connaissances gustatives, les lois nécessaires aux entreprises d’une curiosité fureteuse. Ainsi le sens du goût l’éduqua, lui enseigna les valeurs de son ingéniosité.

Pour l’éprouver, il aima faire des niches. Caché entre le battant d’une porte béante et la muraille, il laissait la mère ou Céline le chercher par toute la pièce ; et n’appelait qu’à l’instant de leur inquiétude manifeste. De rire alors, triomphant. Une grande personne était, par sa ruse, trompée. Cette minute, il avait eu le sens de la suprématie.

Telle lui vint l’ambition première. Céline fut sujette et victime. Appelée chez madame, elle trouvait, au retour, les mailles du tricot sans aiguilles. Omer feignait gravement d’approfondir au moyen d’un clou les yeux du pantin, Denise somnolente derrière le guéridon à ouvrage, serait crue la coupable. Il en advenait ainsi. Alors le frère s’admirait. Le résultat était positif. Dans le coin, et le nez au mur, en punition, la sœur longuement pleurnichait à sa place.

Pour se couler, sans être aperçu, dans les chambres interdites, pour toucher aux choses délicates et précieuses qu’on défendait de son approche, Omer employait mille allures secrètes. Il rampait, se couchait, s’effaçait, glissait invisible, habile à reconnaître des minutes où la conversation absorbait les gens. Point de surveillance qu’il ne déjouât, moins avide peut-être, de dévorer le gâteau atteint sournoisement, que de se féliciter, l’ayant atteint. Maintes fois, avant de porter à sa bouche la friandise, il la montra, pour que sa mère ou Céline s’étonnassent bruyamment de la lui voir aux mains…

― Comment qu’t’as fait, dis donc ?… Il en a du vice, ch’tiot !

Les mines ahuries des gardiennes lui donnaient des joies d’orgueil intérieur.

Grimpé contre la fenêtre, il lui semblait ensuite que jamais il n’eut comme ce vieillard mis de travers la perruque sur un col crasseux. Ouvrir le parapluie lui eut coûté moins de peine qu’au valet, piétinant, sans les voir, les flaques qui l’éclaboussaient jusqu’en haut des bas bleus. L’enfant se moquait de tant de maladresse, et de la dame qui relevait trop la draperie de sa traîne sur ses grosses jambes, et de l’homme qu’abritait le chapeau de haute forme extravagante, et de la fille perdant un chausson. Il s’estimait supérieur à ceux-là, l’égal au moins des personnes penchées aux portières de leurs calèches, ou des soldats brillants, de son père le colonel, de l’empereur, musique triomphale.

De bonne heure, Omer Héricourt eut de ses moyens une opinion avantageuse. En beaucoup de choses, il réunissait. Une seule fois le sens d’infériorité devant un égal en âge s’imposa.

C’était un jour de carnaval. Selon l’ordinaire, Denise se promenait avec la tante Aurélie de Praxi-Blassans, les cousins, Émile, Édouard, Delphine. Maman Virginie ne sortait pas. À la main de la Picarde, Omer partit assez tôt pour admirer toute la fête dont la servante promettait merveilles. Un clair et pâle soleil leur caressa les yeux, d’abord. La foule s’emmêlait le long des hôtels ayant des figures à toutes les fenêtres, par delà les arbres nus des jardins. Enfouis dans les trois pèlerines de leurs carricks, et abrités de chapeaux bas à ailes courbes, les messieurs souriaient à travers leur lorgnon pour des créatures en vitchouras de zibeline. Ce pelage inquiétait Omer. Quel magicien avait ainsi transformé les corps de ces figures gracieuses. Jusqu’alors les fourrures lui étaient apparues sous l’aspect d’étroites palatines, de boas onduleux, de pèlerines propres aux cochers. Il n’avait point vu de personnes aussi velues du col aux pieds. Cet extérieur les différencia fort de la société habituelle. Pour la première fois, il réfléchit que des adultes pouvaient ne pas lui être parents, dévoués ou favorables. Des femmes étrangères, par l’espèce, les coutumes et les goûts lui étaient soudain présentées, ce jour-là. Il pensa les redouter. La vieille dame qui voulut lui sourire, affublée de la sorte, l’effaroucha même. À la toucher il eut pu devenir sénile et velu comme elle. Cherchant refuge dans le tablier de la picarde, il y voila sa crainte. Que son erreur provint seulement d’une mode nouvelle inaugurée cet hiver-là, il le comprit mal à travers les explications patientes de Céline. Ces gens lui semblèrent d’autres races ; les ennemis.

En son petit cœur, le sang affluait trop vite, et l’air sortait difficilement de sa gorge étrécie par l’angoisse de découvrir l’immensité de la vie extérieure, tout hostile.

Plus il marchait, plus s’accumulaient maintes preuves de cette vérité subite. Souvenir des récits évoquant les régions lointaines, irréelles, où l’on tue les petits chrétiens, où l’on adore un autre dieu que Jésus, ce souvenir l’obséda quand il eut croisé le turc muni d’un croissant métallique au turban, et d’un soleil au dos. Céline se vantait de savoir tout. La notion de l’étendue planétaire s’établissait dans les chambres auparavant exiguës de la mentalité. Elle disjoignait les limites, elle enfonçait les cloisons, elle amenait dans l’univers de la chaussée d’Antin, des peuples, des pays, des Océans. Et l’âme d’Omer s’effraya d’être amoindrie par comparaison. Elle se jugea faible. Ce fut, en lui, un effondrement de ses gloires. Chétif, il redouta comme un meurtrier, l’apothicaire blémi, qui, la seringue à la main, menaçait d’aspersion les badauds et les élégants assis sur quatre rangées de chaises, entre les platanes. Pourquoi tant de gaité accueillait-elle cette menace ? Pourquoi tant de visages s’illuminaient-ils de cris joyeux ? Pourquoi tant de gestes, brandissant les cannes, les manchons ? Convenaient-ils à ce personnage livide, de noir habillé, et qui hurlait lugubrement ? Seuls les petits se devaient-ils épouvaner ? Il ne sut. La complicité de la foule et du masque dérouta son intelligence. Céline eut pitié, l’emmena.

Contre les jupes il se colla mieux ; il risquait à peine un œil pour reconnaître le succès d’un couple travesti. La servante montrait et discourait. À sa gauche, l’homme portait l’habit de l’ancien temps, dit-elle, la culotte et l’épée de cour ; à sa droite, le spencer actuel de drap vert, le demi-pantalon jusqu’au mollet, la botte à cœur et la canne du muscadin.

― Ravise : d’un côté l’homme est vêtu comme bon papa Lyrisse ; et, de l’autre comme ton oncle Augustin !

De même, la femme offrait, à droite, sa coiffure poudrée, mais taillée à la Titus, sur l’autre tempe ; une épaule couverte du fichu à la Marie-Antoinette ; une épaule nue sous la gaze ; une robe mi-partie sombre à l’ancienne mode, mi-partie blanche à la mode nouvelle. Autour la foule s’égayait, approuvait. À droite le couple saluait. À gauche il amplifiait des révérences et des courbettes. Céline fit concevoir qu’ils ressuscitaient les grands-pères et les grand’mères, d’un côté ; et de l’autre, les oncles et les tantes ; un siècle passé, une époque nouvelle.

Ce fut encore une idée troublante. Avant cela, tout paraissait vivre aujourd’hui. Quand on parlait de jadis, Omer logeait cette date à l’heure précédente. Voici que le temps se prolongeait indéfini, dans l’obscur des choses ignorées. Il écarquilla les yeux, triste de toucher partout l’inconnu, qu’éclaircit peu, malgré la démonstration de Céline, la bruyante parade menée par l’écuyer d’un cheval en carton et à housse longue. L’homme émergeait depuis la taille, hors de la selle pourvue de jambes fausses. Il riait, dansait, distribuait des coups de son tricorne, criait : « Place ! place ! à Monsieur De Coblenz !… » Mille injures l’assaillaient. Un soldat tirait la queue de la perruque à marteaux. La picarde parlait de princes en exil.

Ensuite on se précipita sous les platanes ; on escalada les bornes qui protégeaient des voitures la foule. Des trompes meuglèrent. Par la chaussée, une grande berline avança, remplie de masques. Des nez verruqueux s’offrirent aux portières ; des crânes étrangement bleus. Sur le toit du véhicule, Arlequin aux joues noires frappait de sa batte la bosse jaune de Polichinelle. Stupéfait, Omer reconnut ses pantins en vie. Cassandre buvait le vin que lui versait Paillasse. Ils n’étaient plus ces chiffes galonnées que le poing de l’enfant assénait contre les tapis, contre les murailles. Ils n’étaient plus ces esclaves dont se jouait sa vigueur. Ils eussent pu se défendre et lui nuire, comme il leur avait nui. Ils échappaient à sa victoire. Et tous ces fantoches l’ahurirent qu’il avait vus seulement inanimés. Puissances réelles, vindicatives, ne le voudraient-elles pas aussi battre, pierrots qui secouaient leurs longues manches vides du haut des marchepieds ; poissarde en fanchon, qui, de l’arrière, à la place des laquais et des malles, caressait du plumeau les enfants acharnés à lui tirer les jupons ; romains en manteaux rouges et en casques qui menaient les chevaux lents ; fille qui jetait des chansons du bout de ses bras en mitaines. Celle-ci était une grâce venue de l’autre pays, des contrées étrangères. On s’attrista de la voir disparaître au milieu des acclamations, des visages levés dans les chapeaux vol-au-vent, des mouchoirs agités par des mains jeunes. Sur ces gens, Omer eût voulu l’emporter et conquérir l’affection de la fille. Ainsi, brusquement, il apprit les rivaux, et leurs crimes.

Alors des tambours grondèrent. Le tumulte ébranla son être. Sa mémoire reconnut un air : « L’empereur ! » espéra-t-il.

Ce furent plutôt des empereurs. Sous les panaches abondants et tricolores de leurs chapeaux, ils chevauchèrent enrichis de manteaux écarlates brodés en métal. De larges coursiers balançaient la magnificence de ces potentats. Omer s’éblouit à les voir. Les musiques l’étourdirent aussi. Toutes proches, elles retentissaient dans son ventre. Plusieurs cohortes défilèrent somptueuses par les habits dorés, par les éclairs des armes, par l’immensité de leurs plumages versicolores, par les caparaçons des montures. Trop lentement Céline désignait et nommait, dissertait. Au milieu de ses commentaires, de nouvelles cavaleries lumineuses, des infanteries étonnantes survenaient, dignes d’être à leur tour apprises, et bien vite. Mameluks de velours vert à hautes aigrettes ; bruns visages peinturlurés ; Espagnols de soie jaune et de satin noir ; coureurs à toquets de pourpre ; turcs aux larges culottes ; géant capable de jeter au ciel une canne enrubannée d’argent ; tambours antiques, nus aux bras et aux jambes, cuirassés de bronze ; chinois surmontés de chapeaux biscornus à clochettes et qui jouaient du fifre ; schapskas et brandebourgs polonais sur les porteurs de lances ; cela se succédait, derrière les rangs de platanes, le champ de la foule, ses têtes avides, ses lorgnons aux yeux, les rubans de ses coiffures, ses bébés établis sur les épaules paternelles ou dans les bras des mères, et qui se trémoussaient au son des fanfares.

Miraculeuse, héroïque, la vie de ce cortège parut l’avenir même, au fort de quoi, il faudrait prendre quelque jour, un rôle difficile. Et le sens de l’effort nécessaire déçut la faiblesse d’Omer. Comment triompherait-il jamais à l’exemple de cette gent prestigieuse, de ces musiques ? Une force infinie naissait devant sa malice. Il en ignorait tout. Ses petites mains se tendirent pour atteindre, toucher, posséder et comprendre. Il désira, de toute son angoisse, la beauté du spectacle. Des bras de la Picarde, il s’élançait, douloureux d’être retenu.

Les trompettes criaient. La grosse caisse tonnait. Céline indiquait à grand’peine les dignitaires hérissés de plumes, au crâne. Les sauvages haussaient des bannières, soufflaient dans les cors. Polichinelle tapait un immense tambourin. Au dos caparaçonné d’un bœuf parut un enfant ailé d’or qui trônait sous un baldaquin à panaches…

― Tu vois : l’Amour ! Avertit Céline.

Au tumulte de ce triomphe, et parmi tant de seigneurs le maître se montrait. Or, c’était un enfant comme Omer, un Bel enfant frisé pourvu d’ailes d’ange, tenant à la main une flèche lumineuse. Enfant plus malin, empereur déjà, qui l’humiliait par la splendeur de son destin. Enfant qui avait pour jouets mille polichinelles et arlequins vivants, des poissardes parlantes, des mameluks sur de vrais chevaux, des sauvages nombreux, ornés de plumes et de bannières, beuglant à travers des trompes. Omer l’envia, lui son bœuf roux chargé de guirlandes, ses fous à grelots, sa suite en manteaux de broderies, les turbans multicolores de ses gardes.

L’enfant-dieu passait déjà ; son sourire et ses frisures, ses ailes. Balancé selon le pas du bœuf roux, le dais aux grands panaches de couleurs, s’effaça même derrière un nouvel escadron de Turcs. Alors la Picarde refoulée par une bousculade, s’écarta de la chaussée. Omer ne vit plus rien, qu’un vaste chapeau de dame et la visière chargée de rubans. Il se plaignit. Il trépigna. Il secoua l’étreinte des bras solides. On l’emportait inexorablement.

De ce jour, Omer réfléchit au monde extérieur, et à l’avenir. Des puissants existaient : les rois, les fées des contes, l’empereur des musiques, cet enfant ailé. Les seuls dominateurs n’étaient pas les oncles, les tantes, la mère, la sœur, la bonne. Il s’inquiéta.

Dans l’histoire sainte lue à haute voix, chaque matin, pour lui, la victoire du petit David sur le géant Goliath l’émerveilla. Se pouvait-il que le plus faible vainquit le fort. Curieusement il interrogeait l’éducatrice. Elle assura qu’avec la protection divine, cela se pouvait. Omer étudia l’art de lancer des cailloux, et, à leur défaut, des noix, des bouchons, mille objets menus dont il essayait le poids accru par l’effet des trajectoires. Minos, le chat gris, ne garda plus la quiétude habituelle, au faîte du secrétaire où il s’était jusqu’à ce temps réfugié, souple et silencieux. Si, parfois, la fenêtre demeurait ouverte, rien n’empêchait d’assaillir le passant, avec une pelote de fil. Ce pour quoi, Denise fut tancée vertement, son frère ayant vite couru dans la pièce voisine, le coup fait, afin de paraître y compter, sage, les losanges du plancher.

Cependant il ne négligeait pas d’accroître la science de soi-même. Dans la maison de tante Aurélie, à l’hôtel de Praxi-Blassans, des messieurs en bas de soie et des dames à traînes câlinaient les enfants bien propres. Là, sous le vêtement masculin endossé pour la fête de son cinquième anniversaire, large culotte rayée, courte veste à revers pointus, casquette à grande visière et à gland rouge, Omer timide se crut d’abord fâcheusement travesti. La tante, au contraire, le complimenta devant ses amis :

― Oui, voilà les cheveux mêmes de mon frère, lorsqu’il était enfant, les cheveux et les yeux de Bernard Héricourt, son menton carré. Oui, ce sont les boucles mêmes que mon père se plut à flatter doucement jadis !

Aussitôt chacun le caressa. Vite l’enfant assuma l’orgueil d’égaler ainsi le héros si religieusement vanté par tous. De hauts soldats lui permirent un peu de jouer avec leurs boutons d’argent, leurs dragonnes, de toucher leurs sabres. On le persuada de nommer « mon oncle Augustin » l’officier à la mine sévère et à la voix douce qui, frère du mort, l’avait suivi de bataille en bataille. La femme d’Augustin était odorante et somptueuse ; elle fit présent à son neveu d’un petit cimeterre doré.

― n’oublie jamais la bravoure de ton père ! Dit-elle, mon bel enfant !

— Et imite-la, surtout, quand tu seras grand ! Ajouta l’oncle Edme que grand-père Lyrisse promenait à travers les salons. Il le tenait par le col, en disant à tous :

― Voilà mon gredin de fils revenu d’Allemagne… A-t-il assez belle mine !… Croyez-vous ? Il repart pour l’Espagne ; il se rend à franc étrier auprès de Masséna… Je n’aurai pas gardé longtemps auprès de moi mes deux enfants, Edme et Virginie. Ah ! Pas longtemps… La gloire m’enlève celui-ci ; et quant à ma pauvre Virginie, elle veut aller vivre dans notre château de Lorraine, chez mon père, avec son tourment. Enfin !… elle a son petit pour la consoler !

Et ce fut alors l’inoubliable triomphe pour Omer, que ce monde de fées et de capitaines entourait. Même l’oncle Edme l’embrassa très fort, comme s’il partait déjà pour la guerre. La splendide femme de l’oncle Augustin lui caressa les joues.

Et pour la remercier, Omer tendit vers elle ses petits bras.

― Ô mon petit, mon petit-fils !… Veux-tu bien être mon fils à moi, un peu, dis ? Maman Virginie et moi nous sommes tes deux mères, tu sais ?

Il réfléchit, pendant que de bonnes paroles le dorlotaient. Sa mère vivait en deuil, triste et morose, toujours priante, amie d’un Jésus trop grave et trop puissant pour les petits. Le père demeurait au ciel. Il était mort, le grand dragon qu’autrefois l’enfant avait vu, dont il avait touché le plastron rouge, le casque luisant et froid, le sabre immense, les bottes lourdes. La sœur grandissait là, chez l’oncle et la tante de Praxi-Blassans, dans les salons mêmes pleins de soldats magnifiques, de dames ou de reines qui brillaient à tous les plis de leurs robes, à tous les joyaux de leurs cous. Puis Denise recevait en cadeau tant de poupées ! S’il acceptait la tante Malvina pour deuxième mère, comme Denise avait élu sa tante Aurélie, Omer ne recevrait moins de présents. Denise serait moins fière à son égard ; et lui donnerait moins de claques, s’il froissait, en jouant le linon de leurs tabliers.

― Dis, veux-tu bien être mon fils à moi ? répétait la belle parente.

― Mais oui, répondit-il. Tante Aurélie est l’autre maman de ma sœur Denise… Denise a deux mamans ! J’en aurai deux aussi !

Il fut glorieux d’acquérir une seconde mère vêtue de velours orange.

Cette magnifique tante Malvina lui devint un sujet d’orgueil. Seulement alors il sut avoir souffert de la préférence marquée par les Praxi-Blassans envers Denise. Tout un jour, il s’étonna d’avoir mal conçu les causes de sa tristesse, lorsqu’on emmenait sa sœur à l’hôtel du faubourg saint-Honoré. À son tour, il se prévalait d’une double affection, d’autant plus sensible que maman Virginie, drapée dans ses crêpes, le câlinait à peine, inattentive, fâchée sans doute à jamais. Elle pleurait jusqu’à l’émouvoir au milieu de combinaisons mécaniques pour dévisser la roue d’un chariot, ou réintroduire dans l’épaule le bras amputé d’Arlequin. Enclore de ses petits bras le cou de sa mère, lui mettre de gros baisers aux joues rougies, râpeuses, cela ne pouvait-il réussir à la consoler enfin du crime inconnu ?

Au moins tante Malvina s’égayait de lui. Elle augmenta les perceptions de l’enfant par ses cadeaux. Elle l’emmena même à la promenade.

Tandis que, dans la berline de tante Aurélie, les cousins et Denise ne paradaient qu’avec un chasseur derrière et un cocher devant, Omer, dans la calèche de Malvina, se vit traîné par la manœuvre d’un svelte jockey, couvert d’un gland d’or vif et montant l’une des postières blanches ; puis, à la descente, c’était l’empressement de deux laquais marrons sautés du porte-malle, afin de recueillir le jeune voyageur. En outre, le chasseur galonné veillait au milieu du siège, par devant.

D’autre part, Malvina savait paraître très belle dans le velours orange de sa redingote ; la doublure et les bords d’hermine s’épanchaient royalement. Un coqueluchon de même fourrure encadrait la tête blonde et prête à rire des cavaliers la saluant au large, le long des boulevards, ou bien à Longchamps. Leurs charivaris de breloques pendues à la ceinture offraient des motifs admirables de surprise, quand ces gentilshommes s’attardaient le long de la portière, au pas de leurs coursiers, pour quelques propos. Petits poissons d’or articulés, pantins de pierres précieuses, montres à paysages d’émail, flacons d’argent guilloché, fleurs d’ivoire et de nacre, Omer eût voulu les saisir. Mais, sur ce point, la sévérité de tante Malvina ne fléchissait guère. Il fallait se tenir sage. D’ailleurs, ils en imposaient par le prestige de leurs habits bruns sanglés jusqu’à la cravate, sur deux rangs de boutons métalliques, et par leurs culottes collant à toutes les formes des muscles. Plus beaux étaient les soldats, sous les grands bicornes. Des torsades de brandebourgs, des cols brodés en or, des revers d’habits écarlates ou jaunes, des bottes à l’écuyère, des aiguillettes brillantes les distinguaient des hommes. Omer n’ignorait pas qu’ils triomphaient du monde. À remarquer leur soudaine gentillesse à son égard, quand Malvina le désignait pour le fils du colonel Héricourt, il espéra confusément participer de leur nature semi-divine.

Au nom du colonel, un mystère dangereux obligeait chacun à parler bas. Omer se posait néanmoins une question. Mourir, n’était-ce pas l’aveu de la défaite ? Un plus fort a terrassé, vaincu. Les vrais triomphants vivent. Ils passent à cheval dans les promenades publiques. Leurs sabres tintent. À leurs compliments, les jolies dames aiment rire. Qu’au ciel, des ambitions supérieures fussent apparemment satisfaites, Omer n’en doutait pas ; mais le fait d’avoir été tué à la guerre, au lieu de vaincre, diminuait, au sens du fils, le mérite du père. Cela gâtait peu le plaisir qu’il prenait aux taquineries des élégants hussards, des dragons roides, des hauts cuirassiers en escorte près la calèche de tante Malvina, sur tant de chevaux robustes et dociles.

Vers ce temps, Omer se promit de ne pas mourir. Il acquit la notion d’exister, actif et avide. Dès la première dragée mordue, son imagination se peuplait immédiatement d’espérances curieuses. Il lui semblait que chaque bonbon de la boîte apporterait un plaisir différent à sa bouche. D’une joie, il concluait à mille autres joies analogues, toutes possibles, et nuancées. Rien ne le déçut davantage que de constater la similitude entre la troisième dragée et la première, entre la septième et la cinquième. L’univers était infécond pour l’ampleur de son appétit. Les allées du jardin, à Tivoli, devinrent trop étroites pour les évolutions de sa balle, et les brouettes pour les ouvrages de terrassement. Au drap tendu dans la chambre obscurcie, l’homme de la lanterne magique ne montrait plus assez de légendes. Si vite se succédaient les scènes, que l’enfant n’admit guère la possibilité d’apercevoir presque en même temps compère le loup dévorer la vieille, revêtir la camisole et la coiffe, puis répondre au petit Chaperon Rouge, déjà parvenu jusqu’à la chevillette de la porte. Omer désira une logique meilleure. La brièveté du spectacle magique dans le cercle de lumière, gâchait l’espoir du positif, c’est-à-dire la vérité de la victoire du loup, seule chose qui l’intéressât dès la troisième représentation. Un fait ne valut que par son résultat. Ainsi mécontentait la mort du père, défaite certaine, pour glorieuse qu’on la louât. Désormais, lorsque le tambourin du montreur retentit entre les bruits de la rue, l’enfant ne réclama plus la présence du miracle.

Ce fut de la sorte que se fanèrent, à Paris, les premiers plaisirs.

Bientôt, il s’ennuya même dans la calèche. Le boulevard le déçut. Les caractères bizarres historiant les deux obélisques dressés devant les Bains chinois sollicitèrent moins ses regards ; il eût fallu apprendre des choses difficiles réservées à sa future science. Il finit par connaître trop les pays des panoramas. Leurs horizons circulaires intéressaient mal ses regards dans les deux tours flanquant les colonnes blanches du théâtre des Variétés. Cependant, Malvina s’ingéniait à dire les merveilles de la mer et des ports, les exploits des matelots. Que la chaîne d’or coulant sur la douce proéminence de la gorge elle l’eût gagnée par les voyages des navires allant chercher, à Java, des épices, cela paraissait un conte. Omer aimait le parfum tiède de l’ample poitrine mouvante, que ses joues frôlaient, heureuses, au vague souvenir de sa nourrice, d’une ancienne existence goulue, chaude, endormie, protégée. Sans la singulière certitude de honte et d’offense, il eût demandé qu’elle lui donnât le sein, cette magnifique tante. En ces minutes, il souhaitait même qu’elle se déclarât soudain sa mère véritable, à la place de maman Virginie, l’éternelle pleureuse.

Alors le sens de la volupté naquit aux battements de son petit cœur.

En l’honneur de la belle dame, il rêva d’efforts qui l’égaleraient aux dragons et aux hussards de Longchamps. Elle leur riait toujours, elle flattait les chevaux écumeux par de fines claques en mitaines de soie jaune dépassant le bord capitonné de la calèche. Tel soir, dans le salon, nerveuse, en une robe de mousseline pailletée recouverte par les feuillages d’or changeant, et par les pans aigus d’une tunique de satin clair, ses épaules découvertes, Malvina cerclait ses bras de bracelets lourds. Tout brillait de sa figure malicieuse que bordaient les bouclettes blondes serrées dans une étroite capote de rubans à trois plumes bleues, adamantines. La tante s’apprêtait au départ. Omer connut la douleur qui étrangle et qui mord les entrailles. Elle refusait gentiment de le prendre avec elle. La Picarde l’arracha des glands auxquels il s’attachait, à genoux ; car la magnifique inexorable criait, d’une voix tout à coup méchante :

― Mais enlève-le donc, Céline ; il me déchire !

Au bruit, l’oncle Augustin arrivait dans l’or de son uniforme. En vain embrassait-il son neveu avant de le jeter en l’air et de le rattraper dans ses bras, à plusieurs reprises. Omer ne fut pas distrait de sa peine, comme à l’ordinaire, par cet exercice.

― Est-ce curieux vraiment ? Je crois, parole, qu’il avait les yeux de son père, et toute sa physionomie, quand il me suppliait, le pauvre, avec ses gros sanglots,… confiait Malvina, le lendemain, à son mari pendant qu’elle berçait du mouvement de ses jambes, le petit ami réconcilié.

Et tous deux d’étouffer un rire, en rappelant une aventure de berline, par la forêt dans un pays lointain.

Omer se souvint exactement de ce qu’il entendit là. Sa volonté se promit d’en apprendre la signification plus tard. Mais le major Augustin l’intimidait trop pour qu’il questionnât. Il feignit le sommeil.

Boulevard du temple, quand Bobêche reçoit de Galimafré les lourds coups de bottes, quand il se frotte le derrière, en faisant la bouche « en cul-de-poule » et les « yeux de merlan frit » selon les mots de la Picarde, c’est un ennemi commode qu’Omer souhaite à sa force, à sa ruse. Victorieux comme Galimafré de l’homme à la queue de perruque où voltige un papillon obstiné, l’enfant posséderait la gloire même de l’oncle Augustin. Malvina garderait toujours dans ses luxes, au milieu des succulences, le triomphateur.

Aussi ne permet-il pas à Céline de quitter la foule des badauds réunie devant la parade. Que la grosse caisse tonne, que le singe tire la corde de la cloche, que Paillasse souffle dans le trombone, que le discours de Bobêche penché à la barre de l’estrade invite à entrer la Picarde elle-même rougissante et gênée, Omer persiste à vouloir demeurer là. Il verra tout à l’heure se rejouer les péripéties de son espoir. Chaque soufflet claquant la joue fardée du pître, il l’aura presque allongé lui-même. Chaque coup de pied arrivant parmi les basques du ridicule habit à ramages, il l’aura presque lui-même envoyé. Cela l’extasie qu’aucune riposte n’atteigne jamais l’agresseur. Voilà ce qu’il faut, et non point mourir, ainsi que le père, comparable, en somme, à ce Bobêche imbécile toujours écorniflé, giflé, secoué. L’oncle Augustin ne se laisse pas tuer, lui, ni l’Empereur !

Il raisonnait de même quand, faubourg Saint-Honoré la tante Aurélie le complimentait de sa ressemblance avec le colonel Héricourt. Très fier malgré cela, l’enfant se laissait conduire par la main jusqu’au médaillon qui figurait un colonel Héricourt embrouillé dans ses mèches brunes, entre deux épaulettes d’argent.

Ces épaulettes ! Il se souvenait de les avoir aperçues une fois, bien auparavant, désignées par Maman Virginie lors d’une revue, au Carrousel. Parmi tant de soldats, Omer avait mal reconnu le dragon qu’elle indiquait du bout de l’ombrelle à franges bleues. Quel que fût le souhait de son respect filial, Omer se représentait mieux les poitrines en or des maréchaux, les aigrettes des mameluks, les oursons des grenadiers à cheval. Il pouvait même écouter retentir encore les musiques, galoper un peloton étincelant, sous les cris innombrables de : « Vive l’Empereur ! » L’élan de l’escorte avait alors effacé la prestance immobile et lointaine du colonel enserré dans les roides lumières des escadrons.