L’enfant mystérieux/Tome I/Antoine Bouet, le Beau Parleur

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J. A. Langlais, éditeur (1p. 62-72).

CHAPITRE VI.

antoine bouet le beau parleur.


Cet Antoine Bouet était décidément un fier coquin, il n’y a pas à le cacher. Et, puisque nous avons lâché ce gros mot, complétons la biographie du personnage. Aussi bien, il est appelé à jouer dans l’histoire que nous racontons un rôle trop proéminent, pour que nous ne fassions pas connaître son caractère jusque dans ses moindres replis.

De dix ans moins âgé que son frère, Antoine Bouet présente avec lui un contraste frappant, non seulement sous le rapport du physique, mais encore, et surtout, du côté moral. Lorsque Pierre est un petit vieillard rondelet, large d’épaules et court de jambes, Antoine, lui, n’offre de développement que dans le sens de la longueur ; quand le premier ne laisse voir sur toute sa grassouillette personne que des lignes arrondies, des contours moëlleux, le second, au contraire, est fait d’angles saillants ou rentrants, énergiquement accusés sous une peau sèche et brune ; autant l’aîné a le regard bienveillant et l’expression enjouée, autant le cadet se distingue par un œil dur et une physionomie renfrognée. De même, sous le rapport moral, autant celui-là est gai et naturellement porté aux entraînements du cœur, autant celui-ci se plaît à paraître lugubre et à n’écouter que la voix de ses intérêts ou de ses passions.

Ils sont enfin l’antipode l’un de l’autre.

Et pourtant, seuls enfants d’un cultivateur à l’aise, ayant hérité chacun d’une moitié du patrimoine paternel amplement suffisante pour les faire vivre tous deux hors des atteintes du besoin, combien de raisons n’ont-ils pas eues pour que leurs penchants et leur humeur se soient développés semblablement, soumis qu’ils ont été aux mêmes influences !

Mais non. Pierre est resté laborieux, sage, économe, content de son lot et le faisant valoir le plus possible ; tandis qu’Antoine, pris de la fièvre du mouvement, a voulu faire son petit voyage aux États-Unis et tâter de la vie des manufactures.

Il avait environ vingt-six ans quand cette terrible maladie de yankisme s’abattit sur ses épaules, – et des milliers de nos compatriotes savent par expérience qu’on ne résiste guère à une affection comme celle-là.

Il afferma donc son bien, vendit un clos pour se faire de l’argent de poche, et le voilà parti pour la grande République, cet Eldorado des jeunes gens à humeur vagabonde qui se figurent naïvement que la Fortune, chez l’étranger, est moins marâtre qu’au pays.

Antoine ne tarda pas à dégringoler du haut de ses illusions. Ce fut quand, après avoir épuisé sa première mise de fonds, il se trouva en face d’une cruelle nécessité : le travail. Jusque là, il avait cru vaguement qu’aux États-Unis l’argent se gagnait à estropier la langue anglaise et à respirer l’âcre fumée des usines. Aussi, la chûte fut-elle rude pour un garçon qui n’avait jamais fait autre chose, dans son pays, que se promener d’une paroisse à l’autre dans le cabriolet paternel et courir les veillées, à la recherche des jolies filles.

Toutefois, l’orgueil lui tint lieu de courage, et, pendant quatre années, Antoine végéta dans les manufactures de la Nouvelle-Angleterre, travaillant dur, gagnant peu et dépensant tout. À peine se put-il amasser de quoi payer ses frais de route, lorsque, la désillusion étant complète, il songea au retour.

Une autre mésaventure l’attendait au pays. Il n’avait pas mis le pied dans son île natale, qu’on lui apprit la fuite de son fermier, quelques jours auparavant. Ce drôle, après avoir épuisé la terre confiée à ses soins par une culture sans assolement et sans engrais, n’avait trouvé rien de mieux à faire, en apprenant la prochaine arrivée du propriétaire, que de vendre secrètement tout ce qu’il put et de prendre la poudre d’escampette.

Le voilà donc bien avancé, notre ami Antoine, avec un patrimoine diminué, une terre épuisée et tout un matériel de culture disparu dans les poches d’un filou ! C’était bien la peine, ma foi, d’aller au-delà de la ligne quarante-cinq apprendre à nasiller une langue étrangère et à faire de la brique !

L’ex-manufacturier fut donc obligé de recourir à une fâcheuse extrémité, qui est ordinairement l’indice du commencement de la décadence chez un cultivateur : il dut emprunter sur hypothèque.

C’était ouvrir la porte aux embarras d’argent et aux rentes à payer. Un emprunt en appelle un autre, jusqu’à ce qu’enfin les intérêts accumulés ne peuvent plus être soldés et que la terre passe au laminoir du shérif, pour en sortir… amincie de la belle façon.

Antoine n’arriva pas là de suite ; mais les choses allaient leur petit bonhomme de chemin dans cette direction, et rien n’était fait pour en enrayer la marche funeste.

Dix ans se passèrent de la sorte. Au lieu de travailler ferme et de chercher à améliorer sa culture, Antoine se laissait tout doucement entraîner vers la ruine complète. Insouciant comme un homme qui n’a pas à s’occuper de l’avenir, il passait une bonne partie de son temps en promenades avec des amis de l’Argentenay ou en ripailles dans ce joyeux coin de l’île d’Orléans.

Et, comme si cette manière de vivre n’écornait pas encore assez vite son avoir, maître Antoine, dont le caractère s’aigrissait de jour en jour, se fit recevoir huissier et se jeta à corps perdu dans la chicane. Normand comme ses ancêtres, il se prit à adorer Thémis et à chérir les procès. Jamais on ne vit plaideur plus endiablé – et pourtant Dieu sait s’il s’en trouve de formidables dans nos campagnes avoisinant Québec ! Il plaidait pour tout, pour tous et à cause de tout. Une barrière restée ouverte, une clôture à laquelle il manquait une perche, un chien qui lui aboyait aux mollets, un ruisseau dont un des méandres envahissait sa terre… tout était pour lui matière à procès. La fabrique de la paroisse, le conseil municipal, les commissaires d’écoles, les inspecteurs de voirie, le gardien d’enclos lui-même n’avaient qu’à se bien tenir et à marcher droit, car Antoine les guettait, et, au moindre écart, vlan ! le papier timbré leur arrivait sous larges enveloppes.

Les avocats de Québec étaient dans la jubilation et ne parlaient de rien moins que de faire une souscription entre eux pour présenter à Antoine Bouet un témoignage non équivoque de leur estime.

Ce n’était pas tout. À force de manipuler les assignations, les brefs de saisies et autres belles choses écrites sur papier timbré d’huissier, Antoine était passé jurisconsulte. On le consultait comme un oracle, et il ne manquait jamais d’envenimer les questions les plus simples, de manière à en faire surgir de bons gros procès. Beau parleur, habile et finaud, rien ne lui était plus aisé que de circonvenir les crédules habitants de son entourage et de se faire passer à leurs yeux pour un homme de grande capacité.

Disons enfin, pour terminer cette courte biographie, que le digne huissier ne se possédait pas de satisfaction, lorsqu’il avait quelque ordre à porter ou quelque saisie à faire. Mais la joie, chez lui, se traduisait d’une drôle de façon. Elle était toute intérieure et nullement sur la figure ou dans les manières. Ce qui faisait que jamais maître Antoine n’avait la mine plus lugubre et la parole moins encourageante, que dans ces circonstances-là.

Quand on le voyait passer tout gourmé dans sa grande redingote râpée, la physionomie vent debout et fredonnant quelque complainte larmoyante, on pouvait se dire à coup sûr : « Antoine a quelque grosse saisie à faire aujourd’hui, car il a pris sa figure des dimanches. »

Au reste, le terrible huissier n’en avait guère d’autre à cette époque. Soit que ses implacables fonctions eussent déteint sur son moral, ou soit plutôt qu’en vieillissant son caractère naturellement morose se fût développé outre mesure, toujours est-il qu’Antoine Bouet était devenu tout à fait lugubre, au moment où nous le mettons en scène.

Il voyait tout en noir et faisait ses délices à prédire toutes sortes de malheurs. Les grains avaient-ils bonne apparence et balançaient-ils au soleil d’août leurs épis lourds et jaunissants ?… « — Hum ! hum ! grommelait-il, ça pousse trop bien : gare la grêle ou la gelée ! »

Un habitant possédait-il quelque belle bête, par exemple un superbe cheval, admiré et envié des connaisseurs ?… Le fatidique Antoine ne manquait pas de dire : « — Trop beau pour une brute ! Il aura le souffle ou attrapera des écarts, un de ces jours… »

Comptait-on sur la pluie pour faire lever les semences ?… Le prophète annonçait une longue sécheresse ! Fallait-il du soleil après des orages répétés ?… Allons donc ! on en avait pour quinze jours de ce déluge !

Singulier homme ! Il n’était jamais à court quand il lui fallait décourager.

C’est avec des dispositions semblables qu’il prit femme, cinq ans à peu près avant l’époque où commence notre récit.

Nous devons à la vérité de dire que, si cet événement amena du changement chez lui, ce ne fut pas pour le mieux – bien au contraire. C’est en vain que la douce Eulalie chercha à mettre un peu de rose dans le noir de ce caractère : elle y perdit sa logique et ses glapissements ; en vain aussi qu’elle donna à ce père ténébreux un gros garçon et une fille dodue à fendre avec l’ongle : Antoine n’en devint que plus lugubre.

Disons ici, à la louange de cette femme estimable, qu’elle ne pouvait rien pour amener la guérison morale de son mari : car l’envie ne se guérit pas, – et Antoine Bouet était mordu au cœur par ce terrible serpent.

La prospérité de son frère – tandis que lui-même marchait vers la ruine – l’exaspérait. Il ne lui pardonnait pas d’être laborieux, économe, bon cultivateur. Les belles tiges de blé, de seigle et d’avoine qui se balançaient dans les champs de Pierre, tout à côté de ses clos incultes ou mal entretenus, à lui, paraissaient à ses yeux comme autant d’accusateurs lui reprochant son incurie ; et il ne pouvait voir les beaux grands bestiaux et les superbes moutons paissant dans l’herbe haute et drue de la prairie voisine, sans maudire le bonheur insolent de son aîné.

Hâtons-nous d’ajouter toutefois que ces manifestations haineuses étaient tout intérieures et ne se traduisaient jamais au dehors. Hypocrite autant que méchant, Antoine était, au contraire, le premier à féliciter son heureux frère de cette prospérité qui lui donnait le cauchemar.

C’est qu’en homme de loi entendu, le coquin n’ignorait pas que Pierre n’ayant pas d’enfants et ne pouvant emporter ses biens dans l’autre monde, les dits biens devaient fatalement lui revenir, à lui Antoine – sauf peut-être la part de Marianne. Mais Marianne étant elle-même sans parents connus, il y avait mille à parier contre un que tout le magot resterait dans la famille Bouet, c’est-à-dire dans les poches du frère cadet.

Cette considération était plus que suffisante pour faire prendre patience à un homme habile comme notre huissier. Aussi se montrait-il, vis-à-vis du détenteur d’un héritage si chaudement convoité, non seulement serviable et empressé, mais encore d’une obséquiosité hors ligne.

Tel était, par le gros et le menu, Antoine Bouet le beau parleur.