L’enfant mystérieux/Tome I/L’Île à Deux-Têtes

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J. A. Langlais, éditeur (1p. 125-135).

CHAPITRE II

l’île à deux-têtes


Le navigateur qui laisse le port de Québec et descend le Saint-Laurent rencontre d’abord, sur sa gauche, l’île d’Orléans, charmante terre de plus de six lieues de longueur et dont les hauts coteaux sont couronnés de verdure ; puis, un peu plus au sud, un chapelet d’îlots qui s’étend jusqu’aux Piliers, sur un parcours d’une vingtaine de milles.

À part la Grosse-Île, station de quarantaine, l’île aux Grues, où la population est assez dense, et une couple d’autres qui n’ont que de rares habitants, ces îlots sont déserts et ensevelis dans l’ombre de leurs épaisses forêts de sapins. Seuls, les pieds du chasseur ou de quelque marin surpris par le gros temps foulent parfois les grèves sablonneuses de ces délicieux oasis de la mer. Et, pourtant, que de jolis points de vue, que d’aspects variés, que de sites champêtres n’offrent pas ces modestes petites îles où la nature est encore dans toute sa sublime virginité !

Voici d’abord, presque en face de Saint-François, l’île Madame et l’île aux Reaux, deux sœurs siamoises que relie, à marée basse, une étroite bande de rochers disséminés, quelques arpents plus bas, l’île à Deux-Têtes, dont la forme singulière, vue de quelque distance sur le fleuve, rappelle assez bien les deux bosses du dos d’un chameau ; au sud-est, c’est la Grosse-Île ; enfin, s’effaçant dans le lointain bleuâtre, l’île Sainte-Marguerite, l’île aux Grues, l’île au Canot, l’île aux Corneilles, l’île aux Oies, puis les Piliers.

Mais, comme nous venons de le dire, deux au moins de ces dernières îles sont habitées ; aussi nos remarques ne doivent-elles pas leur être appliquées dans tout ce qu’elles comportent.

C’est à l’île à Deux-Têtes, la troisième du premier groupe, que nous trouvons surtout cette solitude complète, cette nature vierge, ces sites empreints de sauvage poésie, qui charment les yeux et l’imagination.

Cet îlot, qui n’a guère plus de deux milles de tour, semble constitué par deux bastions de roches volcaniques, surgis brusquement du sein du fleuve et reliés en contrebas par une courtine de granit, – le tout recouvert d’une couche assez mince de terre végétale et boisé d’essences diverses, mais surtout résineuses.

Tout autour de ces hauts rochers et de ces escarpements abruptes règne une plage de sable fin où viennent s’ébattre les oiseaux chanteurs, tandis que la batture de galets sert de point de ralliement au gibier de bouche : canards, outardes, bécassines et alouettes.

Cet ensemble de majesté et de grâce, ce mélange du terrible et du charmant a je ne sais quoi d’attrayant qui provoque, d’imposant qui émeut.

L’homme n’a pas encore défloré tout à fait ce joli atome du globe, et l’on y reconnaît presque fraîche l’empreinte géante de la main du Créateur.
 

Le 23 juin 1857, à peu près vers deux heures du matin, un flat[1] monté par un seul homme doublait la pointe de Saint-François, se dirigeant vers le groupe d’îles que nous venons de passer rapidement en revue.

La nuit, sans être claire, était cependant assez transparente, grâce aux étoiles qui brillaient dans un ciel d’une pureté d’émeraude ; mais l’absence de la lune donnait aux objets ces formes vagues, noyées dans la pénombre, que leur prête le brouillard pendant le jour. En revanche, pas un souffle n’agitait l’air, et le fleuve était calme comme un lac d’huile.

La petite embarcation filait rapidement, sous l’impulsion de deux rames, que maniait avec beaucoup d’habileté le nocturne voyageur.

Bientôt elle fut en vue de l’île Madame, dont la masse sombre se dessinait droit en face sur le bleu foncé du firmament. Le navigateur tira alors ses rames et laissa tomber sa tête dans ses mains, pendant que le courant de baissant entraînait le flat vers l’île aux Reaux.

Au bout de cinq minutes de réflexion, l’homme releva la tête, et la figure maigre d’Antoine Bouet se trouva éclairée en plein par les étoiles.

C’était bien, en effet, le beau parleur !

Il venait de passer la soirée en conférence avec la mère Démone, et c’est au sortir de chez elle qu’il s’était élancé sur le fleuve.

Quel pouvait donc être le motif qui le faisait ainsi courir la nuit dans les parages de l’île Madame ?

C’est ce que nous allons apprendre, si nous voulons bien prêter l’oreille à l’étrange monologue qu’il est en train de se débiter :

— Satané corbillard ! faut-il être bête comme moi pour n’avoir pas songé à cela plus tôt ?… Au lieu de fouiller l’île Madame et l’île aux Reaux, où il vient tous les étés un tas de monde pour la pêche, j’aurais dû commencer par l’île à Deux-Têtes… c’est évident. Là, point de curieux, pas même un chien… Quel plus bel endroit pour cacher un trésor ?… Des rochers à pic ! des précipices à donner le vertige ! un fouillis de broussailles et de sapinage à faire perdre la tramontane au diable lui-même !… C’est là, bien sûr, que ce malin de Fournier a dû enfouir son magot, et c’est là que je le trouverai, satanée trompette du jugement dernier !

Antoine se tut et reprit ses rames.

Le courant entraînait rapidement le flat vers l’île aux Reaux, et le chercheur de trésor, n’ayant plus maintenant l’intention d’y aborder, dut regagner le large.

Ce fut l’affaire de quelques coups de rames, et un quart d’heure ne s’était pas écoulé qu’Antoine laissait à sa droite cette seconde île et voyait distinctement les énormes massifs de l’île à Deux-Têtes se dresser sur le fleuve, à un demi-mille de distance.

— Allons ! se dit le beau parleur, en croisant de nouveau ses avirons sur les plats-bords du flat, c’est ici le moment de prendre ses mesures… Voyons d’abord si je me souviens parfaitement des instructions de la mère Démone… Il y a une vingtaine d’années que Fournier arriva un beau jour à Saint-François, retour de Californie… Il devait rapporter un fort sac, quoiqu’il se soit dit pauvre dans le temps… Mais chacun savait que ce Fournier était un finaud et qu’il avait mis son trésor en lieu sûr… Pourtant rien ne transpira à cet égard, et on eut beau épier ses démarches… bernique ! Il allait bien à la pêche le long des îles, mais il débarquait rarement et rentrait chaque soir chez lui.

Que penser ?… On finit par se dire qu’il était possible, après tout, que Fournier n’eût pas réussi dans le pays de l’or.

Oui-dà ! Si la mère Démone n’eût pas été du monde, ce malin de Fournier était bien capable de le faire accroire et d’emporter son secret en mourant ; mais c’est qu’elle y était, la vieille !… si bien qu’elle a fini par découvrir que le trésor existe, en beaux lingots tout neufs… Seulement, faut savoir où.

Les cartes disent que ça doit être dans une de ces trois îles, pas loin du rivage et à proximité d’une talle de cinq bouleaux, formant un W, en tirant des lignes d’un tronc à l’autre. Le trésor est enfoui juste à l’endroit où les lignes prolongées de la première et de la dernière branche des V se rejoignent… C’est clair, cela, ou les cartes ne sont plus les cartes, satané chien !

Il n’y a donc plus qu’à trouver ces maudits bouleaux, disposés en W. L’île Madame a été parcourue inutilement d’un bout à l’autre ; j’ai déjà jeté un coup d’œil sur l’île aux Reaux, où je voulais retourner aujourd’hui…

Mais non ! c’est à l’île à Deux-Têtes qu’est le magot… Quelque chose me le dit… Enfin, j’en aurai le cœur net ; et, si je ne trouve rien, satané massacre !…

Antoine s’arrêta un instant, puis il acheva avec un geste de suprême menace :

— Tant pis pour cette Anna de malheur : elle disparaîtra !

En ce moment, l’embarcation se trouvait à quelques encablures du bout nord de l’île à Deux-Têtes. Antoine nagea vigoureusement et, dix minutes plus tard, il abordait dans une sorte de crique, abritée contre les vents d’est et d’ouest par d’énormes rochers à pic.

Tout au fond de cette rade naturelle, le flot venait mourir sur une étroite plage de sable, qu’il submergeait entièrement dans les hautes marées. Puis c’était encore des quartiers de roc superposés, envahis par les mousses, couronnés de sapins trapus et violemment écartés pour former une profonde ravine, où coulait une eau limpide comme le cristal.

Les rameaux entrecroisés des arbres qui bordaient chaque côté de cette crevasse lui faisaient une voûte sombre, à travers laquelle les rayons du soleil ne pouvaient pénétrer.

De l’entrée, l’œil lui-même ne voyait pas plus loin qu’à une dizaine de pieds, dans ce couloir obscur.

Le chercheur de trésor, qui venait de débarquer avec un pic et une pelle sur l’épaule, y jeta en passant un regard curieux et ne put s’empêcher de murmurer :

— Satané corbillard ! en voilà un drôle de trou !… Ce n’est pas moi qui m’y hasarderais la nuit !

Mais il n’était pas venu sur l’île à Deux-Têtes pour en admirer les curiosités naturelles. Il se mit donc de suite à escalader les rochers qui se dressaient sur sa droite, et bientôt, après s’être aidé des branches et des arbustes, il prit pied sur une sorte de plateau, d’où la vue embrassait tout l’horizon du nord.

La première chose que fit Antoine, une fois orienté, fut de voir quelle espèce d’arbres dominait autour de lui.

Hélas ! ce n’étaient partout que des troncs à écorce grise ou brune ! Pas un seul de ces feuillets d’un blanc jaunâtre qui enveloppent la tige élégante des bouleaux ne rompait la monotonie du paysage.

— Toujours ces maudits sapins ! grommela avec colère le beau parleur. C’est à en devenir enragé. Ah ça ! le bouleau était donc bien rare quand le bon Dieu a fait le monde !

Tout en pestant de la sorte, Antoine s’était engagé sous le couvert du bois et marchait rapidement vers le milieu de l’île. Bientôt il lui fallut descendre une pente assez douce, qui le rapprocha insensiblement du niveau de l’eau. Il se trouva alors sur un terrain plus égal, et le bois franc commença à remplacer le bois mou.

Ce furent d’abord des chênes, quelques érables, puis des trembles, puis enfin des bouleaux.

Antoine poussa un cri de joie.

Bondissant d’un arbre à l’autre, décrivant les zigzags les plus étranges, il arriva en quelques minutes au pied d’un escarpement, qu’il lui fallut gravir.

C’était la tête méridionale de l’île.

En haut se continuait le bois de bouleaux, mais avec des dispositions moins symétriques, des arrangements plus capricieux.

Le trésor devait être là, s’il était quelque part.

À peine arrivé sur le rebord de ce nouveau plateau, Antoine jeta un regard fiévreux autour de lui ; puis, étouffant aussitôt une exclamation de bonheur, il reprit sa course.

À une couple d’arpents en face, l’intrépide chercheur venait d’apercevoir un groupe de cinq gros bouleaux, dont les cimes aiguës se détachaient en vigueur sur l’azur du ciel.

Antoine, tout haletant, bondissait comme un lévrier ; il approchait ; il allait toucher de la main les bienheureux arbres…

Mais, à ce moment, une voix terrible lui cria d’un rocher voisin :

— Arrête, ou tu es mort !

En même temps, le craquement sec d’une batterie d’arme à feu déchira l’air.


  1. La plupart de nos compatriotes appellent flat — mot anglais qui signifie bateau plat, — une petite embarcation pointue par un bout, à bordages minces et à fond plat, d’un usage général sur les rives du fleuve.