L’enfant mystérieux/Tome I/La Sorcière de l’Argentenay

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J. A. Langlais, éditeur (1p. 82-97).

CHAPITRE VIII

la sorcière de l’argentenay


Antoine alla droit à son écurie, y sella un cheval et partit au grand trot dans la direction du nord.

Après avoir traversé, sur sa propre terre, une zone de forêt, il se trouva dans les clos du versant septentrional de l’île.

À une vingtaine d’arpents de la lisière du bois, espacées sur le rebord de la côte bordant la rive, blanchissaient les maisons de l’Argentenay, patrie, comme on le sait, de dame Eulalie.

Antoine pressa sa monture et, en un temps de galop, il se trouva à l’entrée d’un bouquet d’aubépine, où il pénétra et disparut.

Quelques secondes après, il mit pied à terre, attacha son cheval à une longe, qui semblait être fixée là à dessein, puis il se faufila à travers les branches épineuses.

Il ne tarda pas à se heurter contre le mur dégradé d’une sorte de masure à moitié perdue dans le feuillage. Une porte basse se trouva à portée de sa main. Il y frappa deux coups.

Aussitôt un bruit de meubles glissant sur un plancher raboteux se fit entendre, suivi d’un pas lourd s’approchant de la porte.

— Qui est là ? demanda une voix cassée.

— Antoine, répondit le visiteur.

— Ah ! ah ! je t’attendais… fit-on de l’intérieur.

En même temps, un verrou glissa dans ses crampons, et la porte s’ouvrit.

Antoine se trouva en face d’une vieille femme, qui s’effaça pour le laisser passer et referma aussitôt la porte.

— Ah ! ah ! fit de nouveau la vieille, il paraît qu’on a encore besoin de la mère Démone, puisqu’on revient la voir après une si longue absence.

— La mère, il y a du nouveau… dit le visiteur d’une voix brève.

— Allons donc ! ricana la bonne femme, est-ce que ton frère se serait laissé mourir, le cher homme ?… Mais assieds-toi, mon petit, et raconte ça à maman.

En même temps, la vieille désignait à Antoine un méchant escabeau installé contre la muraille et près d’une table de bois brut.

Antoine se laissa tomber sur le siège indiqué et se recueillit un instant.

Laissons-le pour une minute à ses réflexions et disons un mot du logis et de son occupante.

La mère Démone était ainsi nommée par les gens de l’Île à cause de la superstitieuse terreur qu’elle inspirait. Il n’y avait pas une personne de sa connaissance qui ne lui attribuât un pouvoir surnaturel et ne lui décernât sans conteste un brevet de sorcellerie. Selon la croyance populaire, elle pouvait à son gré évoquer les mauvais esprits de l’autre monde pour les faire servir à ses desseins, ou les forcer à retirer les maléfices qu’ils avaient jetés sur quelqu’un. Devant sa puissance, les donneurs de sorts n’étaient que des farceurs et les loups-garous, des chiens de mascarades. Il n’y avait pas jusqu’aux esprits forts, jusqu’aux incrédules, sans trop se rendre compte de leur faiblesse et sans s’expliquer leur crainte – à moins qu’elle n’eût pour cause l’horrible physique de la sorcière.

C’était une petite vieille d’âge indéfinissable, mais à coup sûr dépassant quatre-vingts ans. Les affreuses mégères du peintre espagnol Goya et les sorcières de Macbeth n’étaient que de charmantes jeunes filles, comparées à la Démone. Seules, peut-être, les plus abominables d’entre les hideuses mendiantes de la Vieille-Castille pouvaient lutter avec elle de fantastique laideur.

C’était quelque chose de stupéfiant, d’indescriptible. Le front semblait absent, tant il fuyait vers l’occiput. Les sourcils, blancs, longs et buissonneux, avaient l’air de deux haies d’aubépine en fleurs penchées sur deux gouffres, qui étaient les orbites. Au fond de ces abîmes roulaient, comme des globes de feu verdâtre, deux petits yeux sans cesse en mouvement et d’une âpreté de regard qui faisait mal. Et le nez ?… oh ! le nez ! c’est cela qu’il fallait voir… à distance ! Il s’avançait, formidable et rigide comme un minaret renversé, jusqu’en bas de la bouche, qu’il masquait complètement, pour se joindre au menton, venu au-devant de lui. C’était sous cette arcade étrange, que se trouvait l’ouverture buccale, à distance respectable. Tapissez maintenant ce visage d’une peau tannée, criblée, ratatinée ; ornez la lèvre supérieure et le menton d’une folle barbiche ressemblant à de la moisissure de fromage, et… faites un violent effort d’esprit pour vous représenter cette figure impossible…

Vous n’y arriverez pas.

Car ce qui donnait un cachet d’horreur inimaginable à la physionomie de la Démone c’était l’expression — une de ces expressions diaboliques, moitié rictus moitié ricanement, que l’on ne voit qu’en rêve, alors que le cauchemar nous couvre d’une sueur froide.

La Démone était à l’Argentenay depuis un temps immémorial. Les plus vieux de la paroisse ne se rappelaient pas l’avoir vue jeune. Elle n’avait ni famille ni parents. On ne connaissait pas son lieu d’origine, ni rien de ce qui avait précédé sa venue dans l’île. Seulement, un beau matin, on l’avait trouvée installée entre les quatre pans d’une masure abandonnée, qu’elle recouvrit à la grosse et où le propriétaire ne chercha pas à la déranger.

Depuis cette époque, elle vivait isolée dans son taudis, inspirant à tout le monde une terreur salutaire qui faisait respecter son repos. Ce n’est pas à elle, bien certainement, que les gamins et les farceurs de l’endroit eussent joué des tours. Sa mauvaise réputation lui rapportait au moins ce profit-là.

Comment vivait-elle, et de quoi vivait-elle ?

Ah ! dame, il ne lui fallait pas grand’chose pour nourrir sa chétive personne, et d’ailleurs elle ne manquait pas de ressources pour se faire un petit pécule.

Aux amoureux assez hardis pour pénétrer dans son repaire, elle disait ce qui se passait dans le cœur de leurs prétendues ; à celles-ci, en retour, elle racontait les infidélités de ceux-là. Moyennant six sous, elle tirait aux cartes et se chargeait de faire retrouver les objets perdus, d’établir des pronostics sur les personnes et les choses, d’annoncer le retour d’un parent regretté ou le départ plus ou moins prochain d’un enfant prodigue, d’ouvrir tout grand enfin le livre de l’avenir sous les yeux du consultant.

Mais la mère Démone ne se contentait pas de dire ainsi la bonne aventure ; elle avait un talent bien autrement recherché : elle enlevait les sorts, jetés sur le monde ou les animaux par les quêteux malfaisants ou autres personnes douées du mauvais œil.

Ce remarquable pouvoir – possédé par infiniment peu de privilégiés – lui valait une clientèle étendue et une grande considération. C’était le plus beau fleuron de sa couronne satanique.

Si nous ajoutons qu’elle connaissait la vertu de tous les simples de l’île, depuis le plantain vainqueur des foulures, jusqu’à la racine de garçon, qui se joue des efforts ; qu’elle arrêtait le sang, même à distance ; qu’elle faisait disparaître le mal de dent, rien qu’à y penser ; qu’elle guérissait les cancers avec des crapauds et la consomption avec de l’urine ; qu’enfin elle ramanchait les os sensés déboîtés, tout comme si elle eût été le septième fils consécutif d’un même père et d’une même mère, – nous aurons à peu près terminé la nomenclature des talents variés de la mère Démone.

Et maintenant, pour fermer la parenthèse, disons vite que le misérable logis de la vieille était séparé en deux pièces, par une cloison branlante. La première pièce, ayant vue sur le chemin, servait aux clients ordinaires ; la seconde, au contraire, ne recevant aucun jour de l’extérieur, était réservée aux rares intimes qui avaient à traiter des affaires d’une nature particulière. Une chandelle de suif y brûlait constamment. C’était là que la Démone broyait ses herbages, triturait ses onguents et demandait à sept paquets de cartes ayant chacun une des couleurs de l’arc-en-ciel le secret de l’avenir.

C’est par cette pièce privilégiée qu’était entré Antoine Bouet, comme on l’a vu.

L’huissier s’était donc assis près de la table et ne se pressait pas d’entamer l’entretien, tout beau parleur qu’il fût.

La mère Démone dut lui venir en aide.

— Voyons, dit-elle, mon petit, pas de façons et dis un peu à maman ce qui t’amène… Pierre t’aurait-il fait donation, par hasard ?

Antoine ne répondit que par un regard furieux et un grognement.

— Non ! reprit la vieille. Alors, c’est toi qui t’es donné à lui, peut-être ?

— Vous êtes folle, la mère, et vous avez tort de railler, repartit brusquement Antoine : il s’agit de choses sérieuses, ne le devinez-vous pas ?

— Comment veux-tu que je le devine ?

— Hé ! c’est votre métier.

— Sans doute. Mais je n’ai pas mes cartes dans les mains, là, vois-tu. Raconte-moi plutôt la chose, sans me forcer à fatiguer mes pauvres yeux.

— Ma foi, non ; je veux mettre votre science à une épreuve décisive.

— Douterais-tu de mes capacités, par hasard ?

— Ce n’est pas cela ; mais…

— Me prends-tu pour une menteuse ?

— Pas le moins du monde. Cependant…

— Il n’y a pas de cependant : tu me fais injure, Antoine ; tu ne crois qu’à demi en moi et tu veux tendre un piège à ta vieille amie. C’est mal, mon fils ; tu es ingrat.

— Encore une fois, la mère, je ne doute aucunement de votre grande expérience dans le maniement des cartes et de la faculté que vous possédez d’y lire comme dans un livre ouvert ; mais, je vous l’ai dit, il s’agit d’une question de vie ou de mort pour moi, et j’ai besoin d’une certitude.

La vieille se redressa et fixant sur Antoine ses yeux vipérins :

— Une certitude ! s’écria-t-elle… tu veux une certitude !… Ah ! malheureux, quelle tentation tu me donnes de te la fournir terrible et complète, cette assurance que tu exiges si imprudemment ! Mais non… les yeux des hommes ordinaires ne sont pas faits pour voir et leurs oreilles pour entendre les choses que je puis évoquer. Tes cheveux blanchiraient de peur en une minute, mon pauvre Antoine, si seulement je voulais écouter la drôle d’idée qui me trotte dans la tête.

— Quelle idée ? fit le beau parleur, un peu ému.

La Démone se leva et redressant sa taille de naine :

— Apprends, mon petit, qu’il m’est aussi facile de faire surgir sous tes yeux les sept grands diables d’enfer, que de jouer avec le feu du ciel lui-même.

Et, en disant ces mots, la vieille alluma rapidement à la chandelle un papier contenant une poudre noirâtre, puis elle tourna plusieurs fois sur elle-même, tenant à la main cette singulière fusée.

Aussitôt la pièce se trouva envahie par des flammes vaporeuses, vertes, rouges, bleuâtres, qui se mirent à danser pendant quelques secondes d’une manière fantastique, puis s’éteignirent, laissant une forte odeur de soufre.

La chandelle, après avoir pétillé bruyamment, s’était éteinte, elle aussi : de telles sortes qu’à des clartés fulgurantes succéda sans transition une obscurité profonde.

Pour le coup, Antoine frissonna sérieusement. Il n’avait rien compris des manœuvres de la vieille.

Celle-ci ralluma la chandelle.

— Eh bien ! qu’en dis-tu, petit ? fit-elle avec un ricanement satanique.

— Je vous crois, la mère, je vous crois ! répondit vivement Antoine.

— À la bonne heure !

— Tout ce que je vous demande, c’est de répondre franchement à une question.

— Va.

— Avez-vous confiance vous-même en ce que disent vos cartes ?

— Une confiance absolue, mon fils. C’est si bien le cas que si elles m’annonçaient que ma cahute va brûler aujourd’hui, je déménagerais de suite, sans chercher à empêcher le feu de prendre.

— Bien vrai ?

— Aussi vrai que tu es là devant moi.

Antoine regarda la Démone.

Une véritable sincérité se lisait dans ses yeux.

— En ce cas, dit-il aussitôt, prenez vos sept jeux de cartes et apprêtez-vous à les faire parler.

— Tu veux donc que je tire en grand ?

— Oui.

— Tu sais que c’est six sous par jeu ?

— Tenez, voilà un écu.

— Peste ! es-tu riche un peu ?

— Je ne le suis pas, mais je veux le devenir. Faites de votre mieux.

— Tu seras content, mon petit.

Et la vieille, après avoir soigneusement serré la pièce d’argent, se mit en devoir d’organiser ses jeux de cartes.

Après qu’elle les eut bizarrement étendus sur la table, observant un ordre de couleurs déterminé, elle se retourna vers Antoine.

— Que veux-tu savoir ? demanda-t-elle.

— Je veux savoir d’abord ce qui s’est passé chez mon frère pendant la nuit d’hier.

— C’est-à-dire que tu veux t’assurer si mes cartes le savent aussi bien que toi.

— Je ne dis pas non.

— C’est bien ; tu vas être satisfait dans une minute.

La Démone raffermit ses lunettes sur son terrible nez et se prit à examiner les cartes qui couvraient toute la table. Tantôt elle les changeait de place ; tantôt elle promenait ses doigts osseux d’une rangée à l’autre, établissant entre les figures de chaque jeu de mystérieuses corrélations, qui lui arrachaient parfois des murmures inintelligibles.

Un temps assez long s’écoula ainsi.

Tout à coup la vieille poussa un cri de surprise :

— Ah !

Puis elle ajouta, en regardant Antoine avec une fixité singulière :

— Par les cornes du diable, c’est-il possible ?

— Quoi ? demanda l’huissier, qui devint pâle.

— Un enfant ! s’écria la Démone, ton frère a un enfant !

— Un garçon ou une fille ? demanda anxieusement Antoine.

— Une fille ! répondit la tireuse de cartes, après avoir jeté un coup d’œil sur la table. Puis elle continua, comme se parlant à elle-même :

— Oh ! la jolie blondine, avec ses grands yeux bleus et sa petite bouche rose !… je la vois à l’âge de quinze ans, un peu pâle, un peu triste, mais si mignonne dans sa taille élancée, si gentille sous sa chevelure d’or, – le vrai portrait de sa mère, qu’elle porte à son cou.

Le beau parleur était atterré.

— D’où vient cette enfant ? reprit-il.

— De la mer… Oh !

— Quoi donc ?

— Il y a un mystère… un horrible mystère, que mes cartes elles-mêmes ne sauraient pénétrer à présent, du moins.

— Quand le pourront-elles ?

— Ah ! dame… je ne sais trop, mais certainement pas avant que la fillette ait atteint sa dix-septième année.

— C’est bien long, et vous serez peut-être alors… dans l’autre monde, ma pauvre vieille.

La Démone eut un ricanement nerveux.

— Sois sans inquiétude, dit-elle, j’enterrerai encore la moitié de la paroisse, et quand ta filleule…

— Quoi, vous savez cela aussi ?

— Les cartes me l’ont dit : elles ne me cachent rien. Quand donc ta filleule aura ses dix-sept ans, tu reviendras me consulter, car elle courra alors un grand danger, un danger de mort.

L’œil d’Antoine s’alluma.

— Pas auparavant ? fit-elle avec un regret féroce.

— Pas auparavant, répondit la vieille, après s’être de nouveau penchée sur les cartes étalées. À moins, continua-t-elle en regardant fixement son interlocuteur, à moins que tu ne veuilles aider le hasard… Il arrive tant d’accidents dans cette pauvre vie !

Antoine blêmit et baissa les yeux sous le regard acéré de la Démone.

— Ce serait jouer gros jeu ! murmura-t-il.

— Oui, trop gros jeu… pour le moment, poursuivit à voix basse la tireuse de cartes, tenant toujours sa prunelle verdâtre rivée sur l’huissier. Il vaut mieux attendre l’époque indiquée par l’oracle, d’autant plus que Pierre ayant encore de longues années à vivre, rien n’est pressé de ce qui concerne la petite.

Antoine ne trouva rien à dire à cette dernière considération et se leva pour partir.

Mais, à ce moment, on frappa à la porte donnant sur le chemin.

— Qu’est-ce ? fit l’huissier.

— Attends-moi ici, pendant que je vais aller voir qui m’arrive. J’ai dans mon idée que tu vas avoir une surprise nouvelle.

La vieille alla ouvrir. Un homme entra.

C’était Pierre Bouet.