L’enfant mystérieux/Tome I/Où la Démone passe un vilain quart d’heure
CHAPITRE X.
où la mère démone passe un vilain quart-d’heure.
Quand l’expédition conduite par Ambroise arriva à Saint-François, après l’inutile battue que l’on sait, il faisait nuit noire.
La petite flottille, composée d’une dizaine d’embarcations, se dispersa en vue du rivage, et chacun rentra chez soi, bien persuadé que la fille de Pierre Bouet était irrévocablement perdue.
Campagna seul, entêté comme un Normand, gardait encore une lueur d’espoir, bien faible il est vrai, mais suffisante néanmoins pour stimuler l’énergie chez un homme de sa trempe. Il se rappelait l’étrange conduite de la Démone, la nuit précédente, et ne pouvait s’expliquer ses paroles énigmatiques autrement que par une complicité mystérieuse dans la disparition d’Anna, ou du moins par une connaissance plus grande qu’elle ne le voulait laisser paraître des faits arrivés.
— Faudra voir ! faudra voir ! avait-il murmuré souvent dans le cours de la journée, résumant ainsi une pensée sans cesse présente à son esprit.
De son côté, Antoine n’était pas sans avoir deviné le projet d’Ambroise. Certaines paroles échappées à ce dernier, depuis la veille, ses allures déterminées et la conduite qu’il avait prise des nouvelles recherches ne laissaient pas le moindre doute sur son intention de pousser les choses aussi loin que possible… jusqu’à même forcer la tireuse de cartes à dire la vérité.
Or, la vérité, pour Antoine, ce n’était ni plus ni moins que l’anéantissement complet d’espérances longuement caressées, avec la ruine, le déshonneur, et peut-être une condamnation sévère, pour conséquences. Il fallait donc empêcher, coûte que coûte, la Démone de parler, et c’était cette nécessité impérieuse qui faisait, depuis le matin, le sujet des préoccupations du beau parleur.
Lui aussi, à l’instar d’Ambroise, se répétait souvent à lui-même : « Faudra voir faudra voir !… Je ne me suis pas avancé si loin, pour reculer au moment d’atteindre le but ! »
Comme on le voit, cette excellente mère Démone n’était pas précisément sur un lit de roses. Le châtiment arrivait pour elle, et de quelque côté qu’il vînt, il allait être terrible. Sa réputation de sorcière et la puissance occulte qui lui avaient servi d’égide jusqu’alors ne pourraient rien contre la ferme détermination d’Ambroise Campagna, ni contre les justes alarmes de son complice.
Mais n’anticipons pas, et laissons les événements se dérouler d’eux-mêmes sous nos yeux.
À peine le beau parleur eut-il pris congé de ses compagnons, dont quelques-uns – Ambroise et autres – étaient restés attroupés sur la grève, qu’il gagna le pied des côtes et disparut au milieu des arbres. En face de lui serpentait un sentier de pied, qui, après avoir atteint la cime, conduisait directement à sa maison.
Un sentier pareil, mais plus large et mieux entretenu, existait à deux arpents vers la gauche, aboutissant chez Pierre Bouet, non loin de ce gros noyer où la pauvre Anna avait si souvent passé de douces heures.
C’est par ce dernier chemin qu’Ambroise et les cinq ou six hommes restés auprès de lui devaient escalader la côte.
Antoine, au lieu de continuer sa marche en avant, fit un brusque crochet à gauche et, rampant comme un Indien sous le feuillage assombri, alla s’embusquer derrière une talle d’aulnes, sur le parcours de ce chemin.
Il n’était pas installé là depuis une minute, qu’un bruit de voix lui annonça l’approche de ses camarades de tout à l’heure. Le bruit s’accentua, les paroles devinrent distinctes, et le complice de la Démone put bientôt entendre le bout de conversation suivant :
— Ainsi, tu crois, Ambroise, que cette femme en sait long sur le compte de la petite ?
— J’en suis sûr, mes amis, et, si vous voulez m’en croire, nous la ferons parler malgré elle.
— Comment s’y prendre ?
— J’ai mon plan. Consentez seulement à m’accompagner dans une couple d’heures d’ici, quand tout le monde sera couché, et je vous promets que la vieille nous révélera des choses surprenantes.
— Tu penses donc véritablement que la vieille n’est pas étrangère à la disposition d’Anna ?
— Je le jurerais.
— Ça ne serait pas étonnant : une sorcière est capable de tout !
— Sorcière ?… hem ! Je la crois plutôt une méchante femme… Enfin, n’importe ! sorcière ou non, je n’en ai pas peur ; je me moque de ses maléfices.
— Ambroise !
— C’est comme ça, mes amis ! Si vous avez peur, vous autres ; si vous avez assez peu de cœur pour laisser un homme comme Pierre Bouet dans le pétrin, sans vouloir tant seulement essuyer un peu de frayeur pour le tirer de là, eh bien ! j’irai tout seul, foi de Campagna !
— Cré tonnerre ! il ne sera pas dit qu’une vieille femme m’aura fait reculer : je te suis !
— Moi aussi !
— Moi aussi !
Toutes les voix répétèrent cet engagement, et la petite troupe disparut à un coude du sentier.
Antoine se releva d’un bond et prit sa course vers la petite route qui menait chez lui. Cinq minutes lui suffirent pour gravir la côte, et il tomba comme une bombe dans la cuisine de sa maison, où dame Eulalie, qui sommeillait sur une chaise, éprouva presqu’une attaque de nerfs à la vue d’une semblable irruption.
— En voilà une arrivée ! glapit-elle… Me réveiller de la sorte, moi qui ai les nerfs sensibles !
— Silence ! commanda Antoine. Il s’agit bien de vos nerfs, madame, quand nous sommes sur le point d’être pendus !
— Pendus ?
— Ou pour le moins exilés… si vous ne préférez toutefois passer votre vie au pénitencier, ma chère épouse !
— L’exil ! le pénitencier !… Que me chantes-tu là, Antoine ?
Eulalie regarda son seigneur et maître avec des yeux grands comme des écus ; puis élevant ses bras vers le plafond :
— Il est fou… ou saoûl ! gémit-elle.
— Ni fou, ni saoûl, madame, et vous l’allez voir de suite, répondit Antoine.
— À la bonne heure ! Parle donc, alors.
— Eh bien ! ouvre tes oreilles bien grandes, car je ne te cache pas que le cas est grave. Ambroise Campagna, Johnny Fiset, Cyprien Thivierge, et d’autres encore, se rendent cette nuit chez la Démone, dans l’intention de la faire jaser.
— Quoi ! ils se douteraient ?…
— C’est ce gueux d’Ambroise, à qui le diable torde le cou, qui s’est fourré dans la tête que la vieille peut dire où se trouve notre filleule.
— Mais elle ne dira rien, la sorcière ! Pas si bête !
— La Démone parlera.
— Hein ! tu dis ?…
— Je dis que la mère Démone, ayant à choisir entre sa peau et sa chemise, optera pour sa peau.
— Ce qui signifie ?…
— Qu’ils ont l’intention de la forcer, par des menaces et même par la torture, à avouer tout ce qu’elle sait relativement à cette affaire de disparition.
— Ah ! mon Dieu !… Mais, alors, nous sommes perdus, mon pauvre Antoine ! La vieille folle va se couvrir avec toi… Elle va tout dire.
— Je n’en suis que trop certain.
— Il faut l’en empêcher ; il faut la faire disparaître ; il faut la…
Ici, l’estimable Eulalie eut un moment d’hésitation, nous devons l’avouer. Elle ne prononça même pas le mot terrible qui lui vint aux lèvres, il nous faut encore en convenir. Mais son regard s’aiguisa d’une façon implacable et rencontra le regard non moins féroce de son mari.
Les deux époux se comprirent, et le mot devint inutile. Antoine se contenta de répondre :
— Pas moyen de faire autrement !… Je le regrette ; mais, après tout, elle n’est plus d’âge à espérer une longue vie ; et, d’ailleurs, elle commençait à devenir gênante, qu’en dis-tu ?
— C’est la pure vérité.
Antoine n’ajouta pas un mot et se dirigea vers la porte. Au moment d’en franchir le seuil, pour se rendre où l’appelait son affreuse mission, il jeta un dernier regard à sa femme.
Celle-ci se rapprocha de quelques pas et, ouvrant les doigts de ses deux mains, elle les rapprocha avec un mouvement d’une signification horrible…
— Serre comme il faut, dit-elle, et longtemps… Les vieilles ont parfois la vie dure !
Le beau parleur ne répondit pas et sortit précipitamment.
Après une course d’une demi-heure dans les terres labourées et à travers bois, Antoine se trouva en vue de la masure de la mère Démone. Le ciel était noir comme de l’encre. Pas une étoile n’y brillait. Un simple fragment de lune, en forme de croissant, apparaissait de temps à autre par les déchirures des nuages… L’atmosphère, d’une pesanteur chaude, annonçait l’orage…
Une belle nuit pour commettre un crime !
Le beau parleur se faufila à travers les buissons épineux du jardin et heurta la porte basse que nous connaissons. Une minute s’écoula, puis cette porte s’ouvrit, en faisant grincer ses gonds rouillés.
Antoine s’y engouffra aussitôt.
— Hé ! hé ! c’est encore toi, mon fils ? ricana la vieille. Viens-tu me reprocher de t’avoir mis dehors la nuit dernière ?
Et, comme son complice ne répondait pas :
— Tu ne dis rien ? Je me trompe, alors. Tu viens plutôt me complimenter sur la manière dont j’ai joué mon rôle ?… C’est bien cela. Hé ! hé ! la mère Démone n’est pas manchote : vous l’a-t-elle roulé un peu, ce curieux d’Ambroise ? Ça lui apprendra à fourrer son nez dans les affaires de ses amis.
Antoine, debout en face de la tireuse de cartes, ne desserra pas encore les dents ; mais ses yeux, dont une expression étrange agrandissait les prunelles, ne quittaient pas la vieille une seule seconde.
La Démone s’aperçut enfin de cette insistance. Elle eut peur et fit un pas en arrière.
— Ah ! ça ! dit-elle, es-tu devenu fou depuis ta dernière visite ? Qu’as-tu à me lorgner ainsi ?
— J’ai… que tout va être découvert cette nuit et qu’il vous faut déguerpir ! répondit sourdement le misérable.
— Déguerpir !… et pour aller où ?
— Dans l’autre monde.
— Dans l’autre monde !… Tu veux donc me tuer ?
— Je suis venu pour cela.
La Démone se prit à trembler.
— Tu veux plaisanter, Antoine, je le sais, répliqua-t-elle ; mais, par les cornes du diable ! tu as une manière de faire les choses capable de donner le frisson à une personne qui ne te connaîtrait pas comme je te connais.
— Je vous jure, la mère, que je suis très sérieux.
— Allons donc, mon petit Antoine ! ne pousse pas plus loin une mystification qui me déplaît. Je suis trop âgée pour servir de jouet aux jeunesses.
— Mais, vieille bourrique, puisque je te dis que tu vas mourir !… Ne me croiras-tu que lorsque j’aurai ton vilain cou entre mes dix doigts ?
La tireuse de cartes vit, cette fois, que sa vie était en grave péril et que son complice ne plaisantait pas le moins du monde. Une terreur épouvantable fit perler des sueurs froides sur son front, et cette femme presque centenaire se cramponna à l’existence avec l’énergie du désespoir.
— Antoine, mon petit Antoine, supplia-t-elle en tombant sur ses genoux de squelette, ne fais pas cela ! laisse-moi mourir de ma belle mort !… J’ai si peu de temps à jouir de la vie !
— Je ne peux pas ! répondit Antoine d’une voix sombre. Il faut qu’un de nous deux périsse, et ce sera toi.
— Je m’éloignerai de la paroisse ! je laisserai même le pays, si ta sûreté l’exige !
— Il est trop tard !… Les voilà qui arrivent, peut-être !… Allons, fais vite ton acte de contrition.
— Accorde-moi jusqu’à demain !
— Impossible.
— Donne-moi une heure pour me reconnaître !
— Non.
— Une demi-heure !
— Pas une minute !
En prononçant ces derniers mots, Antoine fit un pas en avant pour saisir sa victime ; mais la sorcière s’était levée vivement et avait sauté en arrière, avec une prestesse de chat. En un clin d’œil, elle ouvrit la porte qui faisait communiquer les deux pièces et s’élança dans la chambre qui avait vue sur le chemin.
D’un mouvement plus rapide que la pensée, elle mit la main sur le loquet de la porte de sortie et allait l’ouvrir, lorsque les doigts osseux d’Antoine lui étreignirent le cou.
Le misérable l’avait rattrapée en deux bonds.
Alors, il se passa une scène terrible, quoique silencieuse. L’assassin, maintenant la vieille suspendue à ses deux mains enserrées autour du cou, l’étrangla froidement. Puis, quand les spasmes d’agonie cessèrent, que les jambes ne s’agitèrent plus dans le vide, il laissa retomber le corps sur le plancher.
Cela fait, il tira du lit de la victime une méchante paillasse, en dispersa le contenu le long des cloisons et y mit le feu.
Cinq minutes plus tard, tout flambait.
Ambroise Campagna, qui venait d’arriver, poussa un juron formidable et dit à ses compagnons :
— On nous a devancés… Il est trop tard ! Cette fois, la petite Anna est bien décidément perdue !