L’enfant mystérieux/Tome II/Le fratricide

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J. A. Langlais, éditeur (p. 190-207).

CHAPITRE XIII

Le fratricide.

Suivant les prévisions du médecin, Pierre Bouet reprit connaissance pendant la nuit ; mais ce ne fut que le lendemain, après vingt-quatre heures d’un affaissement comateux, qu’il redevint assez maître de lui pour échanger quelques paroles avec les personnes qui l’entouraient.

Au reste, la conversation ne fut pas longue, car, outre la difficulté qu’ayait le malade à mouvoir sa langue à moitié paralysée, il lui fallait encore obéir à la recommandation du docteur, qui avait expressément ordonné le silence.

Toutefois, dès les premiers mouvements qu’il essaya d’exécuter, il fut évident pour le père Bouet que tout un côté de son corps refusait le service et que la paralysie, la terrible paralysie en avait pris possession.

Il s’en consola cependant, trop heureux d’en être quitte à un tel prix.

Le naufragé qui vient d’arracher son existence aux gouffres de la mer, ne s’amuse pas à regretter ses malles perdues.

Huit jours se passèrent sans amener d’incidents remarquables. Le malade allait de mieux en mieux, se reprenait à vivre comme avant la catastrophe, présentait même une amélioration notable dans son état moral. Plus de ces folles excitations pendant lesquelles des troupes de Sauvages bariolés hantaient l’imagination du pauvre vieillard ! Plus de ces angoisses rétrospectives qui broyaient le cœur du malheureux père au souvenir des souffrances réelles ou supposées de sa fille adoptive !

Le bonhomme, au contraire, paraissait calme, serein, presque souriant… Jamais il n’avait autant aimé la vie, et il n’était pas éloigné de chérir sa nouvelle infirmité pour les dorlotteries qu’elle lui valait de la part d’Anna, la fille de son cœur.

La brave enfant, en effet, veillait avec une attention méticuleuse sur la santé et le repos du vieillard. Elle se reprochait d’avoir manqué d’énergie pendant les jours néfastes où son père, en proie aux hallucinations de son cerveau excité, voyait accourir pour l’entendre et l’encourager tous les hâbleurs des environs ; et, à voir quelle autorité elle déployait pour empêcher toute excitation quelconque d’arriver jusqu’au convalescent, on sentait qu’il ne ferait pas bon renouveler les satisfactions de curiosité qui avaient failli coûter si cher.

Les visites diminuèrent donc petit à petit, pour cesser presque entièrement au bout d’une semaine.

Seuls, quelques vieux habitués, les voisins et Antoine continuèrent de venir tous les soirs fumer leur pipe avec le bonhomme ; mais, à dix heures, tout le monde se retirait, et le sommeil ne tardait pas à secouer ses pavots au-dessus de tous les hôtes de la maison.

La chambre à coucher d’Anna était voisine de celle du père Bouet, de façon que le secours se trouvait constamment à la portée du malade. Pour surcroît de précaution, la jeune fille avait fait poser une sonnette qui mettait les deux chambres en communication, et dont le gland pendait à portée de la main du vieillard.

Aucun accident n’était donc à craindre, qui ne fût immédiatement signalé à la vigilante garde-malade, laquelle, du reste, ne dormait jamais que d’un œil, depuis la maladie de son père.

Et c’était prudent de la part d’Anna, car les engagés couchaient dans les mansardes, à l’autre extrémité de la maison, et d’ailleurs ils avaient le sommeil si dur, qu’un coup de canon, tiré à côté d’eux, ne les eût réveillés qu’à demi.

Quant à la servante, qui couchait, elle aussi, au grenier, Anna ne s’y fiait guère, sans trop savoir pourquoi. C’était une grande et forte brune, très capable pour les gros ouvrages, mais d’une gaucherie surprenante quand il s’agissait des soins destinés à un malade. Elle venait de remplacer Joséphine, qui avait décampé en voyant le malheur frapper tant de coups imprévus au sein d’une famille jusque là si heureuse.

La courageuse Anna était donc seule de fait à veiller la nuit sur le malade.

Cette circonstance, en favorisant les sinistres projets d’Antoine, devait précipiter le dénouement de la tragédie, qu’il ourdissait avec une persévérance de démon.

Ainsi qu’il l’avait déclaré à sa femme, il fallait que Pierre Bouet changeât son testament, ou il y aurait un malheur.

Une semaine s’était écoulée depuis lors… Antoine n’avait pas sorti de sa circonspection ordinaire, se contentant d’épier, d’observer, de prendre ses mesures, en vue d’une réussite certaine.

La partie à jouer était terrible : — il voulait mettre toutes les chances de son côté.

Enfin, un soir — le mercredi, 1er septembre — le beau parleur réussit à jeter une petite poudre blanche dans le bol de gruau qu’Anna ne manquait jamais de prendre avant de se coucher.

Cette poudre, d’apparence inoffensive, avait pourtant des effets narcotiques puissants.

C’était de la morphine.

La partie allait s’engager ! Le premier acte du drame commençait !

Les veilleux — parmi lesquels était Ambroise — partirent, comme d’habitude, à dix heures. Antoine se retira le dernier, après avoir souhaité une bonne nuit à son frère et dit une parole aimable à sa filleule.

À la porte, le petit groupe se sépara, les uns prenant à gauche avec Campagna, les autres tirant à droite, flanqués du beau parleur. Arrivé en face de sa maison, Antoine prit congé de ses deux compagnons et rentra ostensiblement chez lui.

Mais il ressortit bientôt. Seulement, il était méconnaissable. Une barbe postiche encadrait sa figure en lame de couteau ; une paire de lunettes se tenaient à cheval sur son grand nez, et toute sa longue personne se dissimulait sous les plis d’un manteau de couleur sombre.

C’est sous cette défroque et grimé de cette façon que maître Antoine refit à pas de loup le chemin qu’il venait de parcourir. Le diable, son patron, aurait eu certes de la misère à le reconnaître. À plus forte raison, les passants attardés. Mais le hardi coquin ne rencontra personne. D’ailleurs, il faisait noir, et le vent de nord-est poussait devant lui de grandes masses de nuages, qui assombrissaient encore l’atmosphère.

En approchant de la maison de son frère, Antoine vit briller la lumière aux fenêtres de la cuisine. Anna veillait donc encore… Avait-elle bu son bol de gruau ?… C’est ce qu’il était important de constater.

Le beau parleur risqua un coup d’œil à l’intérieur, à travers le vitrage. Le hasard le favorisait, car la jeune fille, assise près du poêle, achevait justement de prendre sa réfection habituelle. Sitôt qu’elle eut fini, elle déposa le vase dans une armoire, s’empara de la chandelle et gagna sa chambre.

Antoine en avait vu assez. Il alla se blottir sous un arbre du jardin et attendit là que les hôtes de la maison — maître et serviteurs — fussent complètement plongés dans le sommeil.

Une couple d’heures se passèrent de la sorte, pendant lesquelles le malheureux récapitula tous les griefs qu’il prétendait avoir contre son frère, dans le but de se confirmer dans sa terrible résolution.

Il n’y réussit que trop bien, car lorsqu’il se leva, ses regards brillaient d’un feu sombre, au milieu de l’obscurité, et ses dents grinçaient de colère contenue.

Enfin, le voilà qui se dirige vers une porte basse, communiquant avec la cave de la maison… Il pousse le battant : la porte cède et s’ouvre sans bruit… Alors, courbé en deux, tâtonnant des pieds et des mains, il s’engouffre dans ce trou noir, s’avance avec précaution, se guidant de mémoire, et heurte bientôt un petit escalier, au-dessus duquel une trappe joue sur ses charnières. Antoine soulève cette trappe avec sa tête et la referme doucement, après avoir pris pied à l’étage supérieur…

Il est dans la cuisine.

Là, il s’arrête un instant et prête l’oreille. Mais aucun bruit insolite ne se fait entendre. Il reprend sa marche, ouvre la porte de communication avec la chambre, y pénètre silencieusement, fait quelques pas vers sa droite et s’arrête de nouveau.

Il est arrivé.

C’est là, devant lui, dans cette petite pièce faiblement éclairée par la lumière d’une veilleuse, c’est là qu’est son frère, ou plutôt le détenteur de l’héritage qu’il veut avoir par n’importe quel moyen, — ce moyen fût-il un crime !

À gauche est la porte de la chambre d’Anna, la cause innocente du drame qui va se jouer.

Antoine se dirige vers cette porte, l’entrouvre, écoute pendant quelques secondes, puis revient… Tout est correct de ce côté-là. Le remède a fait son effet, car la jeune fille dort d’un sommeil profond.

Il n’y a donc plus, pour Antoine, qu’à pousser la porte entrouverte devant lui pour se trouver en présence de son frère…

Mais il a une minute de suprême hésitation, un dernier combat à soutenir, une victoire décisive à remporter sur sa conscience, qui regimbe, malgré lui.

La bataille n’est pas longue.

Antoine saisit brusquement la poignée de la porte et s’introduit à pas de loup dans la petite pièce. Mais, si peu de bruit qu’il ait fait, ce bruit a été suffisant pour éveiller Pierre Bouet.

Le bonhomme, en ouvrant les yeux, voit à proximité de son lit cette espèce de fantôme à longue barbe, drapé dans un grand manteau. Il pousse un cri étouffé :

— Ho ! ho ! qui est cela ?

Et il va pour saisir le cordon de la sonnette. Mais l’autre l’a prévenu, en disant :

— C’est inutile… On ne t’entendrait pas.

Le bras du malade retombe sur la couverture.

— Que me voulez-vous ? Qui êtes-vous ? demande-t-il d’une voix terrifiée.

— Qui je suis ? répond l’inconnu : tu le sauras bientôt. — Ce que je veux ?… Justice.

— Je vous ai donc fait tort ? reprend Pierre Bouet, convaincu qu’il a affaire à un revenant.

— Oh ! oui, bien tort !

— Je réparerai.

— C’est ton devoir.

— Je vous ferai dire des messes, je prierai pour votre âme.

— Je n’ai que faire de tes messes, et mon âme est bien là où elle est.

— Malheureux ! vous ne voulez pas de messes ?… Vous vous trouvez bien dans le purgatoire ?…

Et le père Bouet se signe avec frayeur.

— Hé ! hé ! ricane le sinistre personnage, tu me crois donc mort, vieux pingre !… En effet, ça ferait peut-être mieux ton affaire : tu jetterais à mes os l’aumône de quelques messes, et tout serait dit !… Mais détrompe-toi : je suis vivant, et je ne me contenterai pas d’une bouchée de pain.

— Qui donc êtes-vous ? Cette voix ! murmure le vieillard ahuri.

— Regarde ! se contente de répondre l’autre, en se dépouillant brusquement de sa barbe et de son manteau.

— Antoine ! mon frère ! gémit le bonhomme, Que viens-tu faire ici, à cette heure, malheureux ?

— Je te l’ai dit, je viens pour obtenir justice.

— Eh ! bon Dieu, quelle justice demandes-tu de moi ?

— Je veux t’empécher de jeter dans les bras dune étrangère le dernier lambeau de l’héritage de notre famille.

— D’une étrangère ! De qui veux-tu donc parler ?

— Hé ! de qui parlerais-je, si ce n’est de cette fille de malheur, qui dort à quelques pas d’ici !

— D’Anna ?

— Parbleu !

— Comment, c’est de ma fille chérie, de mon enfant adorée, que tu parles en pareils termes ?

— Oui !… Et quand tu l’appellerais un million de fois ta fille, elle n’en serait pas moins une étrangère, une enfant trouvée, une inconnue qui prend ici la place de tes parents légitimes…

— Chut ! malheureux, elle pourrait t’entendre.

— Oh ! quant à cela, ce n’est guère à craindre, monsieur mon frère, car elle aura le sommeil passablement dur cette nuit.

Le vieillard eut un soupçon terrible, qui le fit tressauter sur son lit.

— Misérable ! s’écria-t-il, tu l’as empoisonnée ! Au secours ! Il est peut-être encore temps de la sauver !

Et il fit un violent effort pour se jeter hors de sa couchette. Mais Antoine le força à se coucher et lui dit tranquillement :

— À ton tour, ne parle pas si haut et calme tes alarmes : la fille de je ne sais qui n’est qu’endormie ; elle s’éveillera comme de coutume, demain matin.

Pierre Bouet respira, mais sa physionomie bouleversée exprimait une angoisse qui allait jusqu’à la souffrance. Antoine commençait à l’épouvanter sérieusement.

Cependant il fit un effort pour recouvrer son énergie et, montrant la porte à son frère, dit :

— Crois-moi, Antoine, ne va pas plus loin dans ton entreprise criminelle… Je sais où tu veux en venir, et mon devoir est de te déclarer que tu ne gagneras rien par de semblables moyens ! Retourne chez toi… Personne ne t’a vu venir, j’espère, et je tâcherai d’oublier une démarche insensée.

Le beau parleur fit entendre un petit ricanement ironique.

— Oui-dà ! répliqua-t-il, tu penses m’éconduire de cette façon, frère sans cœur !… C’est que tu ne connais pas qui je suis et ce dont je suis capable ! Tu vas l’apprendre. Mais, auparavant, mets-toi bien dans l’idée que je ne sortirai pas d’ici avant que tu ne m’aies donné satisfaction.

— Enfin ! qu’exiges-tu ! quelle satisfaction te faut-il ? demanda Pierre, fort agité.

— Je veux d’abord que tu me dises si réellement tu as fait un testament.

— Oui, j’en ai fait un.

— Qui est ton légataire universel ?

— Ma fille, naturellement, — à la charge par elle de donner cent louis à ton garçon.

— Mon garçon n’a que faire des aumônes de cette voleuse-là !

— C’est lui qui en décidera, quand il sera majeur, répondit froidement le père Bouet.

— D’ici là, il coulera bien de l’eau dans la rivière ! murmura Antoine d’une voix menaçante.

Puis, se redressant à deux pas de son frère, le bras levé :

— Écoute, Pierre, et grave bien dans ta pensée le serment que je vais faire : Je jure sur ma part du Paradis que si l’étrangère hérite de toi, au détriment de mes enfants, je ferai de sa vie une existence tellement épouvantable, qu’elle souhaitera la mort comme une délivrance…

— Antoine !

— Je jure de la martyriser par tous les moyens possibles, de lui susciter des misères, des ennemis, de la perdre de réputation, de lui rendre enfin le séjour de cette paroisse impossible…

— Mon frère !

— Je la frapperai dans ses amis, dans ses affections, dans ses goûts même, comme je l’ai déjà frappée dans ses amours !

— Malheureux ! malheureux !

— Elle n’aura ni trêve, ni repos. Plus elle sera abattue, plus je redoublerai mes coups. Mes enfants et moi, nous mangerons le pain noir de la misère ; mais, elle, ce sera du pain trempé de larmes !

Le père Bouet était terrifié. Le vertige faisait tournoyer les objets devant ses yeux. Il fit le geste de joindre les mains et supplia, avec des sanglots dans la voix :

— Antoine, mon frère, rétracte ce serment impie, ce serment monstrueux !

— Je le renouvelle, au contraire ! fit Antoine d’un ton implacable.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! gémit le malade, portant la main à son front, prêt à éclater.

— Et, pour que tu ne te fasses aucune illusion sur son accomplissement, continua le misérable Antoine, je vais te dire ce que j’ai fait, ou plutôt ce que ta folle prédilection pour cette étrangère m’a poussé à faire…

— Arrête ! arrête ! murmura Pierre Bouet, épuisé.

Mais l’autre, sans tenir compte de cette prière :

— Tu n’avais pas d’enfants… J’avais raison de compter sur ton héritage pour ma petite famille, lorsque cette fille du hasard est venue se jeter en travers de mes légitimes espérances. Eh bien ! de concert avec la mère Démone, je l’ai fait disparaître ! et son sort allait être fixé irrévocablement, lorsque cet imbécile d’Hamelin l’a sauvée.

— Infâme ! murmura le vieillard.

Antoine poursuivit :

— Ce même Hamelin était amoureux de ta fille d’adoption ; elle aussi l’aimait ; ils allaient être heureux !… J’ai détruit ce rêve en dénonçant le contrebandier aux autorités douanières.

— Lâche !

— Ce n’est pas tout… Ambroise Campagna avait conçu et formé le projet de forcer la mère Démone à dénoncer ma prétendue complicité dans la disparition d’Anna !… Je l’ai prévenu en étranglant de mes propres mains la Démone et en mettant le feu à sa cahute.

— Assassin !

— Mais j’avais agi avec trop de précipitation, cette fois !… La sorcière n’était pas tout à fait morte et put être sauvée des flammes par ce même Campagna, à qui je réserve une leçon dont il se souviendra. Elle fut tenue au secret chez maître Ambroise, qui la réservait pour me confondre… Eh bien ! demande-lui donc, à ce garçon qui se mêle de ce qui ne le regarde pas, ce qu’est devenu son témoin à charge contre moi !… Il te répondra : Disparue ! — Et moi, j’ajouterai : Morte ! au fond de l’eau !

Le père Bouet poussa un gémissement inarticulé. Son cerveau se congestionnait et ses idées devenaient confuses.

Antoine reprit, avec un redoublement de violence concentrée :

— Comprends-tu maintenant, Pierre Bouet, que je ne suis pas ici pour faire de vaines menaces et que je suis homme à accomplir un serment ?

Un oui à peine compréhensible s’échappa des lèvres du malade.

— Eh bien ! alors, acheva le bandit, décrochant un crucifix appendu à la muraille, si tu ne veux pas que ta fille soit toute sa vie malheureuse, jure-moi sur ce signe sacré de notre rédemption que tu changeras ton testament dès demain, de façon à ce que mes enfants soient tes seuls héritiers.

Le père Bouet, n’ayant presque plus conscience de ses actes, tendait vers le crucifix sa main valide ; il allait jurer ; … il allait dépouiller l’enfant qu’il chérissait par-dessus tout !…

Mais un flot de sang lui monta au cerveau ; sa main retomba : il fit entendre deux ou trois soupirs… Puis il demeura immobile.

Il était mort !

Antoine resta un instant pétrifié. Pour la première fois, peut-être, sa conscience se révolta pour lui montrer toute l’horreur de l’acte qu’il venait de commettre. Il frappa du poing son front livide et s’écria, dans un gémissement de désespoir :

— Tout est perdu !… J’ai tué mon frère !

Puis, chancelant, les cheveux collés aux tempes par une sueur d’agonie, blême de terreur, se heurtant partout, le fratricide rentra chez lui, courbé sous le poids vengeur de son crime.


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