L’enfant mystérieux/Tome II/Où le père Bouet se monte la tête

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J. A. Langlais, éditeur (p. 107-121).

CHAPITRE VIII.

où le père bouet se monte la tête


Le retour inespéré de la fille adoptive de Pierre Bouet produisit une grande sensation dans la bonne vieille paroisse de Saint-François.

On vint même voir l’Enfant mystérieux des quatre coins de l’île. Il arriva des gens de St-Pierre, la patrie du fromage raffiné ; il en vint de St. Laurent, où dansent les feux-follets ; il s’en rendit de St.-Jean, pépinière de hardis marins, où se recrute le pilotage ; on en vit même de Ste-Famille, sur la rive nord.... Quant à ceux de l’Argentenay et de la pointe est de l’île, on peut dire que pas un ne manqua d’aller constater de visu que la victime des loups-garous avait repris sa véritable forme humaine.

Telle était, en effet, à cette époque, la superstition et la crédulité populaires, que les fables débitées sourdement par Antoine, relativement à la disparition d’Anna, avaient pris racine dans l’imagination d’un grand nombre. Pour ces bonnes âmes, la jeune fille disparue d’une façon si étrange avait bel et bien subi la métempsychose dont elle était menacée depuis son arrivée dans la paroisse, par cette effroyable nuit de tempête que chacun se rappelait.........

On eut beau leur expliquer toutes les circonstances de l’enlèvement d’Anna par un Sauvage, sa captivité dans une grotte de l’île à Deux-Têtes, la façon miraculeuse dont l’avait retrouvée et sauvée le capitaine Hamelin, ils n’en persistèrent pas moins à incliner pour le changement en loup-garou. Outre que cette croyance était plus conforme à leurs idées superstitieuses, elle avait encore pour avantage de flatter la secrète envie, la jalousie inconsciente, mais réelle, que ressentent les paysans pour ce qu’ils appellent une demoiselle.

Le paysan — qu’on ne prenne pas ce mot en mauvaise part — le paysan est foncièrement honnête et bon ; mais il est rusé dans sa bonhomie et, comme son cousin de France, quelque peu en-dessous. Il n’aime guère véritablement que ceux de sa classe… Et, encore, parmi ceux-ci, il a une préférence marquée pour le concitoyen qui se rapproche le plus de sa propre condition de fortune. Jean-Claude aimera bien Jean-Louis tant que Jean-Louis ne sera pas plus riche que Jean-Claude ; mais que Jean-Louis ait le malheur de faire un héritage, de conclure quelque bon marché, de dépasser enfin son confrère en prospérité… adieu, l’amitié de Jean-Claude ! Un petit froid s’est glissé dans ses veines, qui a nom envie. Le pauvre Jean-Louis est devenu un indifférent.

Pour ce qui est des hommes de profession libérale, des marchands, des rentiers, ils sont tenus en continuelle suspicion ; le paysan les fréquente, parce qu’il en a besoin, mais dans ses rapports avec cette catégorie de co-paroissiens, il est toujours sur la défensive.

Antoine Bouet, qui connaissait à merveille cette disposition du caractère campagnard, n’avait pas manqué de l’exploiter à son profit et au détriment de sa nièce. Sans avoir l’air d’y toucher, et avec une habileté digne d’une meilleure cause, il avait petit à petit amené le sentiment populaire à être, sinon tout à fait hostile, du moins fort peu bienveillant pour la petite orpheline.

Il est donc à présumer que les nombreuses visites, qui se succédèrent chez Pierre Bouet pendant la quinzaine qui suivit le retour d’Anna, avaient plutôt pour but la curiosité — et une curiosité malveillante — que tout autre sentiment.

Quant au brave père Bouet, tout entier à la béatitude d’avoir retrouvé sa fille, il recevait tout le monde avec une cordialité pleine de franchise et ne s’amusait pas à se demander pourquoi tous ces gens-là venaient chez lui.

Vingt fois par jour, au moins, il racontait l’histoire de l’enfant perdu, — comme il appelait désormais sa fille adoptive, — ajoutant chaque fois un détail de son invention. De sorte qu’au bout d’une quinzaine, cette histoire était devenue un véritable conte de fée, auprès duquel le Petit Chaperon Rouge n’était qu’un insignifiant badinage.

Le plus drôle de l’affaire, c’est que le bonhomme avait fini par se croire, — comme ces voyageurs qui, à force de répéter des aventures extraordinaires, en viennent à se figurer que c’est réellement arrivé.

Cette singulière manie du père Bouet de rallonger constamment son histoire amenait parfois de bien curieuses scènes entre l’héroïne et le narrateur.

Un exemple entre vingt.

Le bonhomme raconte pour la deux centième fois, devant son deux centième visiteur, l’histoire de l’enfant perdu.

Le visiteur est un homme crédule, prêt à tout gober, surtout le côté merveilleux des exagérations.

Une odeur de fromage raffiné, qui s’exhale de sa personne et de ses vêtements, ne laisse aucun doute sur sa provenance.

Il est de Saint-Pierre.

Le bonhomme est debout, la figure animée, les yeux ronds, le bonnet de laine rejeté en arrière, et tenant un mouchoir à carreaux bleus, qu’il passe alternativement d’une main dans l’autre, suivant les phases de son récit.

De temps à autre, il s’éponge le front, s’assied, se lève, se rassied, se relève, marche, s’arrête, donne enfin tous les signes de la plus grande excitation.

Le visiteur au fromage raffiné est assis en face, près de la cheminée, sa pipe éteinte entre les dents, les deux mains étendues sur les genoux et les yeux grands comme ces montres de l’ancien temps, surnommées ognons.

Il ne bouge pas, il ne fume pas, il ne parle pas. Une exclamation aux endroits terribles du récit, voilà tout.

L’émotion le fige, l’intérêt suspend l’action de tous ses sens, hors l’entendement.

Anna, assise près d’une fenêtre basse, est occupée à coudre. De temps en temps, elle laisse son aiguille inactive, regarde son père, et un demi-sourire empreint d’une profonde tendresse erre sur ses lèvres.

La scène se passe dans la cuisine, chez le père Bouet.

Le bonhomme — Oui, mossieu Papavoine, figurez-vous qu’ils étaient une dizaine de grands diables de sauvages, tout bariolés de peintures rouges, jaunes, vertes, noires et autres couleurs effrayantes.. Ils avaient un canot long comme d’ici à aller à demain et pas plus large que ça, tenez ! — Ils se tenaient cachés dans l’Anse à la veuve Pâquet.... Quand la brunante fut venue, le plus grand de ces démons s’est faufilé sous les arbres, le long de la côte, jusqu’en face d’ici ; puis il a grimpé comme un chat et sauté sur ma pauvre Anna, qui se reposait à l’ombre du gros noyer que vous voyez là.

Papavoine, se levant à demi et regardant avec frayeur dans la direction indiquée. — Oh !

Le bonhomme, se rengorgeant. — Oui, mossieu, si près de ma maison que ça !… Quand il eut empoigné la fillette, le sauvage redescendit la côte en deux sauts et courut la placer dans le canot… Il va sans dire que la petite était évanouie et ne se souvient de rien de ça, ni de ce qui va suivre… Ils poussèrent au large et filèrent par en bas.... Pendant six jours et six nuits, ils marchèrent, ou plutôt voyagèrent, sans s’arrêter…

Papavoine intrigué. — Et sans manger ?

Le bonhomme, point embarrassé le moins du monde. — Ils mangeaient et buvaient à bord.

Anna, avec un sourire. — Mon père, mon père, vous exagérez : nous n’avons été, mon ravisseur et moi, qu’une couple d’heures en canot, avant d’aborder à l’île à Deux-Têtes.

Le bonhomme, avec vivacité. — Une couple d’heures ! une couple d’heures !.... C’est-à-dire que le temps ne t’a pas paru plus long que ça… Quand on est sans connaissance, les heures passent vite…

Anna, sérieusement. — Je vous assure, mon père…

Le bonhomme, lui coupant la parole. — Ta ! ta ! ta ! je le sais mieux que toi, je suppose… Je te dis, moi, que vous avez navigué six jours et six nuits, ni plus ni moins.... Le capitaine, d’ailleurs, me l’a fort bien laissé entendre.... par son silence.... Mais je reprends mon histoire. Arrivés à une île déserte, à des centaines de lieues d’ici, les sauvages abordèrent et descendirent tous à terre ; puis ils tirèrent leur canot sur le sable, en sortirent une marmite, grande comme un chaudron à sucre, et les voilà en train de faire du feu.... Quand le feu fut bien pris, ils suspendirent la marmite au-dessus, y mirent de l’eau et retournèrent tous au canot pour apporter le gibier qu’ils voulaient faire cuire.... Or, mossieu Papavoine, mon ami, devinez un peu qu’était ce gibier....

Papavoine, d’un air assuré. — Un petit cochon !

Le bonhomme, secouant la tête et contenant à grande peine son indignation. — Non, mossieu Papavoine.

Papavoine, moins affirmatif. — Un caribou !

Le bonhomme, toujours digne et calme. — Non, mossieu Papavoine.

Papavoine, tout à fait désemparé. — Alors, sais pas.

Le bonhomme, marche menaçant sur Papavoine, qui recule : il lui saisit le bras et lui crie dans les oreilles : — Ma fille, mossieu Papavoine ! ma fille, que voilà !

Papavoine, se levant épouvanté et dressant ses deux bras vers le plafond. — Votre fille !

Le bonhomme, avec une dignité amère, les bras croisés sur sa poitrine. — Ma fille, mossieu Papavoine.

Papavoine, ahuri, les bras ballants. — Vous avez qu’à voir !

Le bonhomme, un peu calmé. — C’est comme je vous le dis. Mais attendez un peu....

Anna, voulant interrompre. — Papa, mon cher papa, ce n’est pas bien, vous vous laissez égarer par votre imagination ; vous…

Le bonhomme, comme s’il n’avait pas entendu. — Mais attendez un peu… Ils n’avaient pas plus tôt tiré Anna du canot, que la chicane prit… Je suppose qu’ils n’étaient pas d’accord sur la manière de la faire cuire.... Toujours est-il que voilà les couteaux qui se mettent à jouer…

Papavoine. — Aïe ! aïe !

Le bonhomme — En moins de cinq minutes, les voilà tous morts....

Papavoine, respirant. — À la bonne heure !

Le bonhomme, finissant sa phrase. — Excepté un… justement le grand diable qui avait volé la petite.

Papavoine, avec conviction. — Ah ! le gueux !

Le bonhomme, opinant du bonnet. — Celui-là s’apprêtait à se régaler à sa façon… Il avait même tiré son couteau pour égorger et débiter ma pauvre Anna, lorsqu’il aperçut une goélette qui arrivait droit sur l’île… Devinez, mon cher monsieur Papavoine, qui commandait cette goélette… ?

Papavoine, découragé par son insuccès de tout à l’heure. — Sais pas.

Le bonhomme, avec orgueil. — Le capitaine Hamelin, monsieur, mon propre futur gendre !

Papavoine, épaté. — Le brave homme !

Le bonhomme, souriant à son interlocuteur. — Comme vous dites, ami Papavoine...... Mais attendez… Le Sauvage monta sur une hauteur pour observer la goélette… Mais, bernique ! le capitaine avait remarqué son remue-ménage avec sa longue-vue...... Il lui tira un coup de canon, et pointa si bien qu’il le coupa en quatre…

Cela fait, il débarqua avec sa chaloupe, et reconnut sa prétendue dans la pauvre femme qui allait être dévorée. Inutile d’ajouter qu’il lui donna tous les soins possibles et la ramena à son malheureux père.

Papavoine, frappant sur sa cuisse avec force. — C’est un brave homme, je ne m’en dédis pas.

Le bonhomme, concluant et bourrant sa pipe. — Voilà, mossieu Papavoine, l’histoire vraie de l’enfant perdue
 

Ces scènes se renouvelaient tous les jours et il devenait évident pour Anna que le chagrin avait détraqué le cerveau de son père adoptif. Elle avait d’abord essayé, par la douceur et la persuasion, de calmer cette effervescence ; mais le bonhomme, obéissant comme un enfant sur tous les autres sujets, était devenu tout à fait intraitable sur celui-là.

De guerre lasse, et comptant sur la cessation prochaine des visites inopportunes qui assaillaient le pauvre vieux, Anna avait pris le parti de ne plus contrarier ouvertement la monomanie du père Bouet. Elle se contentait de le calmer par ses paroles et ses caresses, quand il s’excitait outre mesure. Elle se disait, avec raison, qu’à soixante-douze ans et avec un tempérament sanguin, une semblable et si continuelle tension d’esprit pourrait devenir fatale au vieillard. Le mot apoplexie se présentait même quelquefois à son esprit troublé, avec ses conséquences foudroyantes, à un âge aussi avancé ; mais elle s’efforçait de chasser cette idée sinistre, se disant que Dieu l’avait assez éprouvée, en lui enlevant sa mère, et qu’il n’appesantirait pas davantage son bras sur elle, en la faisant tout à fait orpheline.

Pauvre fille ! sa tendresse filiale n’était pas seule alarmée.... Une autre tendresse — celle-là plus impérieuse et plus irrésistible — palpitait affolée dans son cœur… Hamelin n’avait pas reparu depuis le jour où il l’avait ramenée à St François. — On disait seulement qu’une nuit il était revenu, en compagnie d’une femme à cheveux blancs, qu’il avait confiée à sa mère… Puis il avait disparu, et quinze jours s’étaient déjà écoulés, sans qu’il eût donné de ses nouvelles.

Tout n’était donc pas rose dans la vie de notre héroïne, depuis son retour. Et pourtant ces douleurs et ces inquiétudes n’étaient que les avant-coureurs de douleurs et d’inquiétudes bien autrement justifiées !

Antoine Bouet n’avait pas abandonné la sinistre partie qu’il jouait depuis si longtemps.

Au contraire, un instant abattu par son échec de l’île à Deux-Têtes, il ne tarda pas à reprendre courage, en voyant la façon dont les choses se passaient chez son frère. Cette effervescence maladive du cerveau de Pierre fit entrer dans son esprit de coupables espérances.... Il se dit que les circonstances le serviraient mieux que tous les agissements ténébreux auxquels il s’était livré en pure perte jusqu’alors.

Lui, aussi, prononça devant ses intimes le mot apoplexie, mais avec une expression de désir haineux qui aurait épouvanté le pauvre bonhomme, s’il avait pu la remarquer.

Antoine ignorait alors que son frère eût fait un testament, le même jour que Marianne — la chose ayant été tenue secrète, — et il se disait que la mort subite du vieillard pouvait seule l’empêcher de faire des bêtises.

— Vous verrez, soufflait-il à l’oreille de qui voulait l’entendre, que ce pauvre Pierre mourra d’apoplexie, s’il continue à se monter la tête comme il le fait.

Ce qui n’empêchait pas le misérable d’entretenir en sous-main l’état de surexcitation dans lequel se complaisait le père Bouet, en lui expédiant chaque jour toutes sortes de hâbleurs qui lui faisaient raconter l’histoire de l’enfant perdu.

Ce qui devait arriver arriva. Cette fois, encore, il était écrit que la prédiction d’Antoine se réaliserait…

Une après-midi où le bonhomme avait copieusement dîné, on lui fit recommencer, pour la trois centième fois, la sempiternelle histoire qu’il débitait depuis un mois… Arrivé au coup de théâtre, où il fait deviner aux auditeurs quel gibier les sauvages voulaient mettre dans leur grande marmite, il ouvrit la bouche pour crier : « Ma fille ! » mais il ne put articuler aucun son et s’affaissa sur le plancher…

Il venait d’être frappé d’apoplexie !

Quand il revint à lui, vingt-quatre heures après, on constata qu’il était paralysé de toute une moitié du corps.

La prédiction d’Antoine ne s’était réalisée qu’à demi.