L’enfant mystérieux/Tome II/Un naufrage providentiel

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J. A. Langlais, éditeur (p. 240-246).

CHAPITRE V

Un naufrage providentiel.

Mais Dieu veillait…

Il veille toujours, Dieu.

Il était écrit que le gentilhomme anglais, après avoir inutilement parcouru le monde pour secouer son spleen, s’en débarrasserait inopinément sur le sol canadien.

Las d’attendre le Desperate — qui pourtant alors faisait force vapeur vers Québec — Richard loua une grande chaloupe, embaucha deux matelots, choisit un patron pour diriger l’embarcation et s’éloigna de la ville, qui lui pesait décidément.

Inutile d’ajouter qu’il emportait tout un attirail de chasse et de pêche, — puisqu’il était anglais et… s’ennuyait !

On partit donc, se dirigeant vers le petit archipel qui saupoudrait le fleuve, à quelques lieues en aval de Québec.

C’était par une belle matinée d’octobre, ni trop chaude ni trop fraîche. Une jolie brise de vent d’est soufflait ferme sur le fleuve. Mais la mer était bonne encore et la brise, très maniable.

Richard, parti ostensiblement pour la pêche et la chasse, se disait avec raison qu’il n’était pas impossible qu’il rencontrât son yacht, que ce vent en poupe devait joliment entraîner vers son propriétaire.

Et l’on tirait bordée sur bordée, de la côte sud à l’île d’Orléans, faisant des conjectures, hélant les navires au passage, sans toutefois comprendre grand-chose aux réponses rapides obtenues.

Cependant, la brise fraîchissait avec le baissant, et l’on s’apprêtait à virer de bord près de l’île d’Orléans, pour prendre une dernière bordée vers l’île Madame, lorsqu’un choc d’une violence inouïe renversa tout le monde…

Le mât de misaine s’abattit et la chaloupe entrouverte s’emplit d’eau, puis, coulant à demi, se coucha sur le flanc.

Il va sans dire que passagers, gréement, provisions, etc… tout piqua une tête au beau milieu des vagues et des débris flottants.

Un vrai naufrage !

La chaloupe venait tout bonnement de s’éventrer sur une caye à fleur d’eau, dont on n’aperçoit la tête ronde et verdâtre qu’au moment de l’étiage.

Chacun se tira d’affaire comme il put, non toutefois sans avoir barboté énergiquement à travers le fouillis d’épaves que le clapotis des vagues faisait danser.

Heureusement, on n’était pas loin de terre, car la situation ne manquait pas de gravité.

Enfin, on en fut quitte pour un bain forcé et quelques instants d’émotion ; mais la chaloupe, que les lames portèrent aussi vers la batture de rochers, avait éprouvé de telles avaries, qu’il ne fallait pas songer à s’y rembarquer.

On la déchargea de son gréement, des armes, des cannes à pêche, des provisions de bouche et des autres menus articles que la mer pouvait emporter…

Puis les naufragés, ruisselants d’eau, courbés sous leur charge, gagnèrent la grève, moitié riants, moitié penauds, de leur aventure.

Il était alors près de midi.

Un homme en chemise et coiffé d’un chapeau ciré – comme en portent les marins – émergeait du feuillage qui tapisse la côte à cet endroit, paraissant venir au-devant d’eux.

Dès qu’il fut à portée, cet homme cria d’une voix essoufflée :

— Hé ! là-bas !… Es-tu sauvé, tout le monde ?

— Comme tu vois, répondit le patron.

— Tant mieux, mes marsouins… Mais… il faut avouer que vous n’êtes que des mousses pour venir comme ça vous jeter sur les cailloux du rivage…

— Hein !… Qu’est-ce que tu nous chantes là, toi ?… commença le patron, humilié.

— Je dis que vous êtes venus, comme de vrais terriens, vous casser le nez sur la Caye du capitaine, – et ça en plein jour, par une belle brise.

— Trop belle, la brise !… grommela le patron.

— La Caye du capitaine ! répéta distraitement Richard, tout en marchant vers l’homme au chapeau ciré… Quel capitaine, mon brave ?

— Le capitaine Hamelin, donc ! répondit l’insulaire : mon ancien commandant, rien que ça !

— Hamelin ! Hamelin !… s’écria Richard avec surprise… Mais c’est mon capitaine, à moi aussi !… C’est-à-dire le capitaine de mon yacht, ajouta-t-il avec un demi-sourire.

— Charles Hamelin ? fit l’autre, se rapprochant, anxieux.

— C’est bien son nom : Charles Hamelin.

— Âgé d’une trentaine d’années ?

— À peu près.

− C’est lui, monsieur, c’est lui.

— Qui ça, lui ?

— Je vous dis que c’est lui, monsieur, mon propre capitaine, à moi, et le fils de sa mère, ici présente, — je veux dire présente sur la côte. Ah ! monsieur, il faut vous dire que je me nomme La Gaffe, que je suis matelot de mon état et que je connais une certaine femme qui va être fière de vous voir. Venez, monsieur, et les autres pareillement. On va vous requinquer à la maison.

— Mais, mon ami… voulut remercier Richard.

— Pas de mais… C’est dit. La chose est simple comme bonjour. Vous avez le gréement tout mouillé : on vous donnera des voiles de rechange à la maison. Allons, y êtes-vous ?

Les étrangers se regardaient, hésitant.

— Qu’appelez-vous la maison, mon brave ? Où se trouve-t-elle, cette maison ? demanda enfin Walpole, prenant son parti.

— À deux pas d’ici, sur la côte… Allons, venez sans cérémonie.

— Ma foi, milord, fit le patron, ça n’est pas de refus… dans l’état où nous sommes.

Et l’honnête marin jeta un regard comiquement désolé sur ses habits tout luisants d’eau.

— Soit, dit Richard. On nous excusera : nous sommes des naufragés.

— Enfin ! s’écria La Gaffe. Dérapons et filons grand largue.

Puis il ajouta en aparte, tout en guidant ses nouvelles connaissances :

— Quelle aventure, nom d’une garcette ! C’est la patronne qui va être surprise !

Les deux matelots restèrent au pied de la côte, à la garde de la chaloupe et de son contenu.

Un grand feu de branches sèches et de copeaux les mit bientôt en belle humeur, pendant que leurs vêtements séchaient sous la double action de la flamme et du vent.