L’enseignement des indigènes en Algérie

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L’enseignement des indigènes en Algérie
Revue pédagogique, année 189730-31 (p. 49-59).

L’ENSEIGNEMENT DES INDIGÈNES EN ALGÉRIE



[On nous communique les bonnes feuilles du chapitre que M. Maurice Wahl consacre à la question de l’enseignement des indigènes dans la 3e édition de son ouvrage sur l’Algérie, qui va paraître dans quelques jours. (Librairie Alcan, 108, boulevard Saint-Germain.) — La Rédaction.]

Est-il vrai qu’en Algérie, comme l’écrit un publiciste contemporain, « on a voulu commencer par l’école et on a échoué misérablement » ? Bien loin de créer des écoles, nous avons d’abord détruit la plupart de celles, mecids, zaouias, médersas, qui existaient avant notre arrivée. Il eût mieux valu en tirer parti, en y faisant peu à peu pénétrer nos maîtres, nos méthodes, notre esprit. Plus tard sont venus des essais confus : les écoles arabes françaises, les collèges arabes, l’internement des jeunes indigènes dans les lycées et collèges français. Les écoles arabes-françaises étaient en trop petit nombre pour donner des résultats appréciables ; quant aux jeunes gens qu’on soumettait dans les établissements secondaires à un régime intellectuel trop fort pour leur cerveau non dégrossi, ils en sortaient l’esprit troublé plutôt qu’éclairé, avec un bagage hétéroclite de formules incomprises, de notions tronquées, d’idées extravagantes. Le mieux qu’on pût leur demander, c’était d’oublier ce qu’ils avaient appris, de retourner à leur ignorance première et de se confondre dans la masse inculte de leurs compatriotes[1].

Sans remonter aux causes de ces insuccès, on s’en autorisa pour n’en plus rien faire. Les collèges arabes avaient été supprimés par l’amiral de Gueydon, les écoles arabes-françaises disparurent l’une après l’autre. En 1882 il en restait 13 pour toute l’Algérie. Le nombre des enfants musulmans inscrits dans ces écoles et les autres établissements d’enseignement s’élevait à 3,172, soit un peu plus d’un élève (1.11) pour 1,000 habitants. C’était le temps où, avec une généreuse confiance dans l’efficacité de l’instruction, le gouvernement républicain, soutenu par l’opinion, faisait de si puissants efforts pour développer dans la métropole l’enseignement primaire. La situation scolaire de l’Algérie indigène ne pouvait le laisser indifférent. Dès 1879, Jules Ferry, alors ministre de l’instruction publique, annonçait au gouverneur général l’intention de mettre à l’étude toutes les questions intéressant son département en Algérie, « et parmi ces questions, écrivait-il, celles que soulève l’instruction primaire sont de nature à occuper la première place au point de vue de notre influence sur la race indigène ». Des missions furent organisées, la construction de plusieurs écoles décidée et mise en train en Kabylie. Le 14 février 1883 parut un décret d’organisation qui édictait le principe de l’obligation pour les enfants indigènes de sexe masculin, mais en laissant au gouverneur la faculté de l’appliquer suivant les ressources et les circonstances. Ce premier décret se trouva abrogé par la loi du 30 octobre 1886 sur l’instruction primaire, qui fut déclarée applicable à l’Algérie et complétée, pour ce qui concernait les indigènes, par le décret du 9 décembre 1887. L’instruction devait leur être donnée dans les écoles publiques ouvertes aux enfants de toute nationalité, et dans les écoles spéciales, entre lesquelles on distinguait plusieurs catégories. Le personnel enseignant devait être en grande partie français, mais on se réservait d’employer le concours d’auxiliaires indigènes, instituteurs, adjoints, moniteurs, qui furent préparés dans les cours normaux annexés aux écoles normales d’Alger et de Constantine[2]. En 1890, des programmes spéciaux furent rédigés pour être appliqués dans les écoles indigènes. On obtint ainsi quelques résultats. Le nombre des élèves, de 3,172, monta en 1885 à 5,695, en 1890 à 11,206. Toutefois les progrès demeuraient bien lents. Les communes, sur qui retombait presque toute la charge des constructions d’écoles, ne s’empressaient guère de provoquer des créations. L’État, qui avait à son compte les dépenses du personnel, n’affectait à l’enseignement des indigènes qu’un crédit de 45,000 francs, qui fut, à partir seulement de 1887, porté à 219,000 francs. Comme il était confondu avec les crédits affectés à l’enseignement européen, on ne pouvait créer une seule école nouvelle, à moins d’obtenir une disponibilité par une suppression correspondante. Au train dont on marchait, on calculait qu’il faudrait à peu près deux cents ans pour étendre l’instruction primaire à tous les musulmans de l’Algérie.

En 1891, dans l’étude approfondie qu’il fit de l’Algérie comme rapporteur de la commission du budget, Auguste Burdeau avait été amené à examiner cette question de l’enseignement des indigènes[3]. Il proposa, pour l’acheminer vers une solution, un plan simple, net et pratique. Au lieu d’éparpiller en tous sens les efforts et les ressources, on les concentrerait sur des régions ou des points déterminés offrant les conditions les plus favorables, sur les populations agglomérées des villes et de la Kabylie. Avec des sacrifices modérés, en portant de 219,000 à 471,000 francs, pour l’élever chaque année graduellement, le crédit affecté au personnel, en inscrivant en outre un crédit de 400,000 francs pour la participation de l’État dans la construction des écoles, il estimait qu’on pourrait ouvrir chaque année de 50 à 60 écoles. On arriverait ainsi, dans une période de huit à dix ans, à atteindre 60,000 enfants, représentant la génération masculine d’âge scolaire pour une population de 600,000 à 700,000 indigènes, le cinquième à peu près de nos musulmans d’Algérie. Cela fait, on verrait alors à préparer une nouvelle étape. Bien accueillies par la Chambre des députés, les mêmes idées étaient acceptées par le Sénat, délibérant sur les conclusions du rapport déposé par M. Combes au nom de la commission de l’Algérie, et par le gouvernement, que représentait M. Léon Bourgeois, ministre de l’instruction publique.

Elles furent mises en vigueur par le décret du 29 avril 1892, qui règle le mode de répartition des subventions de l’État pour construction d’écoles, et par celui du 18 octobre 1892, qui fixe l’organisation des écoles, la procédure des créations, les traitements du personnel. Ce dernier reproduit quelques-unes des dispositions les plus générales du décret de 1887, mais en les complétant par des additions importantes. Il porte (article 2) « que toute commune d’Algérie devra être pourvue d’écoles en nombre suffisant pour recevoir tous les garçons indigènes d’âge scolaire ». Il laisse comme précédemment au gouverneur le soin d’appliquer sur des points déterminés, et seulement aux garçons, le principe de l’obligation, mais il institue des commissions scolaires de notables indigènes pour concourir à l’exécution de la loi, veiller à la fréquentation, exercer un patronage sur les élèves. Il classe les écoles indigènes en principales, comprenant au moins trois classes et ayant à leur tête un directeur français ; élémentaires, comprenant moins de trois classes et dirigées par un instituteur français ; préparatoires, comprenant une seule classe et confiées à des adjoints indigènes ou à des moniteurs. En outre, des écoles enfantines et des écoles de filles pourront être établies dans les centres européens ou indigènes, lorsqu’elles seront demandées par l’autorité locale, d’accord avec la majorité des membres musulmans de l’assemblée municipale. Le décret dispose en termes formels (article 15) que dans toutes les écoles fréquentées spécialement par des indigènes « l’enseignement est donné suivant des programmes spéciaux ». Il n’est pas moins net sur le caractère pratique et professionnel de l’enseignement : « L’agriculture pratique et le travail manuel sont enseignés dans toutes les écoles » (art. 16) ; « dans les écoles de filles, les élèves consacrent la moitié du temps des classes à la pratique des travaux d’aiguille et des soins du ménage » (art. 18).

Ces mesures ne sont point demeurées infructueuses. De 123 à la fin de 1891, le nombre des écoles a été porté à 181, plus 12 écoles privées et 44 classes annexées à des écoles européennes ; l’enseignement est distribué aux enfants musulmans par 392 maîtres ou maîtresses, dont deux cinquièmes d’indigènes. L’effectif des élèves s’est élevé graduellement à 12,263 en 1892, 13,439 en 1893, 16,794 en 1894, 19,683 en 1895, 21,022 en 1896. Dans ce dernier chiffre figurent 1,760 filles, et il convient d’y ajouter les 3,260 auditeurs musulmans des cours d’adultes ; la population scolaire a donc à peu près doublé en cinq ans. Toutefois la moyenne d’accroissement annuel n’est guère que de 2,000 têtes, au lieu de 5,000 sur lesquelles comptait Burdeau. La faiblesse de cette progression tient à la lenteur avec laquelle s’opèrent les créations d’écoles. Pour exécuter le programme de 1891, il aurait fallu en ouvrir 50 ou 60 chaque année, c’est à peu près le chiffre total des créations effectuées en cinq ans, de 1891 à 1896. La participation des communes fait dépendre en grande partie de leur situation financière et de leur bonne volonté l’établissement des projets. L’administration académique est forcée de se mettre à leur allure. Aussi, à la fin de 1894, n’avait-on pu faire emploi de la totalité des crédits inscrits pour subvention de l’État depuis 1892. Il restait un disponible de 143,000 francs. Au budget de 1895, le crédit fut abaissé à 270,000 francs. On protestait d’ailleurs contre toute idée d’abandon ou de retour en arrière ; il ne s’agissait que d’un règlement de comptes, d’une sorte de régularisation d’écritures, puisque, par le report du reliquat de 1894, on retrouvait un total de plus de 400,000 francs à distribuer en subventions. L’année suivante, on n’inscrivit plus que 265,000 francs au budget de 1896. Malgré les propositions du gouvernement, qui demandait un relèvement de 85,000 francs, le même chiffre a été maintenu pour 1897 ; encore la commission du budget et son rapporteur avaient ils manifesté la velléité de l’abaisser à 200,000[4]. De réduction en réduction, le crédit est menacé de disparaître complètement. Le langage tenu dans le rapport et dans la discussion est significatif. Cette fois on ne parle plus de reliquats à employer, pas même d’économies à réaliser, mais « des doutes nombreux qui se sont élevés sur l’efficacité et l’utilité de l’enseignement indigène[5] ». Il n’y a donc pas à s’y tromper, c’est l’enseignement indigène tout entier qui se trouve remis en question.

Voyons donc ces objections qui ont paru assez fortes pour faire abandonner en 1896, après une expérience à peine commencée, le plan adopté en 1891 et 1892 au milieu d’une approbation unanime. On ne peut se plaindre qu’il ait entraîné pour l’État des sacrifices imprévus. Nous avons vu quelles réductions successives a subies le crédit de constructions d’écoles. Le crédit pour les traitements du personnel, qui devait s’accroître normalement de 150,000 francs par an pour répondre aux créations nouvelles, a grandi beaucoup plus lentement. Il n’arrive, pour 1897, qu’à 721,900 francs, au lieu du chiffre de 1,221,900 qu’il aurait atteint si la progression prévue avait été réalisée. Mais si l’instruction des indigènes n’est pas près de ruiner l’État, elle écrase, paraît-il, les communes algériennes, dont la situation est tellement critique, affirme le rapporteur[6], « qu’elles ne peuvent plus s’imposer pour l’enseignement des Kabyles de nouveaux sacrifices sans s’exposer aux plus graves mécomptes et même à de véritables catastrophes ». Il faut donc que cette situation se soit singulièrement aggravée, d’une année à l’autre, puisqu’en 1895 les recettes ordinaires des communes atteignaient à un total de 24,774,056 francs, les dépenses à 21,856,091, d’où un excédent de 2,917,965 francs. Le fait n’avait d’ailleurs rien d’exceptionnel ; en 1894 l’excédent était de 2,507,774 francs, en 1892 de 2,903,279 francs, etc. Ce sont ces communes qui, à elles toutes, ont été jugées incapables de supporter la dépense de 70,000 francs qui serait résultée pour elles de l’adoption du chiffre proposé d’abord par le gouvernement, repris et soutenu avec d’excellentes raisons par M. Albin Rozet.

L’argument financier n’est pas très péremptoire. Faut-il s’arrêter à celui des sociologues souvent improvisés qui déclarent a priori que l’indigène est par nature impropre à recevoir une instruction européenne ? Il est vraisemblable que l’intelligence d’un peuple sur lequel pèse l’hérédité de longs siècles d’ignorance sera moins souple et moins compréhensive que celle des races anciennement civilisées. L’aptitude à apprendre et à comprendre se transmet comme toutes les autres. En tout cas, il suivrait seulement de là que l’indigène ne peut s’élever aux spéculations et aux raffinements de la haute culture, nullement qu’il est incapable de toute culture. Si, comme il convient en pareille matière, on veut tenir compte de l’expérience, que l’on consulte les maîtres qui ont enseigné dans les écoles arabes ou kabyles, les touristes intelligents, les hommes du métier, les pédagogues parfois éminents qui les ont visitées. Tous ont été frappés de la mine éveillée des élèves, de leur attention, de l’entrain de leurs réponses. — Soit, répondent les adversaires, mais laissez venir l’âge, la crise de la puberté, Alors tout développement mental s’arrête, cette vivacité de jeune animal apprivoisé que vous prenez pour l’éveil de l’intelligence disparaît dans le débordement de la nature brute et la bestialité de l’instinct. — Mais cette crise de la puberté ou de l’adolescence, qui correspond à une évolution physiologique de l’individu, ne se produit-elle pas aussi chez les jeunes civilisés ? Elle n’empêche pas un bon nombre d’entre eux de poursuivre leurs études, pas plus qu’elle n’arrête, en Algérie, les élèves des cours normaux et ceux des médersas. Si, autrefois, la plupart de nos élèves indigènes, à peine sortis de l’école, oubliaient si vite l’enseignement qu’ils y avaient reçu, c’est qu’ils n’étaient que des individus isolés, perdus dans la masse ignorante de leurs compatriotes, à l’unisson desquels ils remettaient d’in stinct leurs habitudes, leurs sentiments et leurs pensées. La vérité est qu’il faut opérer sur des ensembles, de manière à créer des milieux, des centres de culture française, destinés à se grouper, à s’agglomérer et enfin à se rejoindre un jour pour couvrir toute l’Algérie. C’est sur cette donnée qu’avait été conçu le plan de 1891.

Autrefois, quand il n’y avait pas d’écoles spéciales pour les indigènes, on disait : « Les Arabes et les Kabyles ne veulent pas de l’instruction française pour leurs enfants ; nous ouvrons nos écoles, et ils n’y viennent pas ». Et l’on ajoutait : « Si l’on voulait les contraindre en leur imposant l’obligation scolaire, on provoquerait une insurrection ». On a édicté le principe de l’obligation, on l’a appliqué quelquefois, et il n’y a pas eu d’insurrection. On ne pouvait pas exiger des musulmans d’Algérie qu’ils se montrassent plus éclairés que nos paysans de France lors de la loi Guizot. II fallait tenir compte aussi de leurs préventions religieuses, que la neutralité confessionnelle de nos écoles, la présence rassurante du thaleb ont réussi à désarmer. Sauf un très petit nombre, ils ne témoignent point d’enthousiasme, mais ils ne manifestent pas non plus de répugnance marquée. En général, en cela comme en bien d’autres choses, ils sont plutôt passifs. Ils laissent faire et se laissent faire.

Quand on affirme que les écoles indigènes n’ont pas d’élèves ou que si elles en ont c’est seulement les jours de visites ministérielles, quand on les qualifie « d’écoles à la Potemkin », ces affirmations et ces comparaisons sont également hasardées. En 1888, dans 23 écoles recensées deux fois à l’improviste, on trouvait, sur 2,285 inscrits, la première fois 563 absents ou 24 %, la seconde fois 397 ou 17 %[7]. En 1891, M. Rambaud, qui n’était pas encore ministre, trouvait 92 présents sur 138 inscrits à Tizi-Rached, 176 présents sur 196 inscrits à Djema-Saharidj, 121 présents sur 133 inscrits à Taourit-Mimoun, 146 présents sur 190 inscrits à Tamazirt. De toutes les circonscriptions d’inspection primaire de l’Algérie, il n’en est aucune où la proportion des absents soit plus faible que dans celle de Tizi-Ouzou, qui contient le plus grand nombre d’écoles indigènes[8]. « On peut déduire de cette observation, qui se renouvelle chaque année, remarque dans son rapport de 1894 le recteur d’Alger, que les élèves indigènes inscrits dans les écoles sont plus assidus que les élèves européens. » Il faut donc renoncer à la légende des écoles sans élèves. D’autres faits non moins significatifs témoignent de la bonne volonté des indigènes. En 1895-1896 les cours d’adultes, dont la fréquentation est absolument libre, ont compté 3,260 musulmans sur un total de 6,317 auditeurs. Alors qu’on s’est toujours étudié à ménager scrupuleusement les idées des indigènes sur le rôle et l’éducation de la femme, qu’on a formellement excepté les filles de l’obligation scolaire, en dépit de ces précautions, des mœurs, des préjugés, l’enseignement des filles a pris une importance tout à fait inattendue ; en 1896 il y avait plus de 1,700 petites Arabes ou Kabyles, surtout Kabyles, dans les écoles de l’Algérie, et il a fallu ouvrir un cours normal pour forme des monitrices indigènes.

Les musulmans d’Algérie ne fuient donc pas les écoles. Mais qu’y viennent-ils chercher et qu’y trouvent-ils ? Ne leur donne-t-on pas une instruction hors de leur portée, trop ambitieuse, trop chargée, en leur appliquant sans discernement les programmes faits pour les enfants de France ? L’histoire de cet instituteur de Kabylie, qui racontait par le menu à ses élèves la rivalité de Brunehaut et de Frédégonde, a fait plusieurs fois le tour de la presse et reparaît encore de temps en temps. On oublie que Paul Bert, qui l’a racontée le premier, l’avait recueillie en 1882. Cela se passait au milieu des incertitudes du début, lorsque des maîtres nouvellement débarqués de France croyaient tout simple de faire la classe en Kabylie comme ils avaient l’habitude de la faire en Vaucluse ou dans le Pas-de-Calais. Mais les choses ont depuis changé. Le personnel enseignant est aujourd’hui autrement dressé, il a fait son apprentissage. Nous avons vu que le décret de 1892 dispose formellement que dans les écoles indigènes ne doivent être appliqués que des programmes spéciaux. Ces programmes sont ceux de 1890, établis par des hommes dont on ne saurait récuser la compétence. Nous admettons avec Burdeau qu’ils pour raient être encore allégés par une simplification des études d’histoire et de grammaire. Toutefois, nous souvenant que les écoles indigènes doivent être, comme on l’a dit heureusement, des écoles élémentaires de civilisation, nous ne regretterons pas trop qu’on se soit préoccupé de donner aux élèves, avec la connaissance sommaire du français et les notions usuelles les plus courantes, une idée très simple, mais très suggestive dans sa simplicité, de la communauté nationale et de cette humanité civilisée dans laquelle il s’agit de les introduire. Remarquons d’ailleurs que le meilleur du temps est consacré à l’étude du langage français parlé, de la lecture, de l’écriture, du calcul, enfin au travail manuel qui, dans la Kabylie notamment, fait de l’époque de scolarité un véritable apprentissage agricole. On comprend mal, après cela, les critiques élevées par le rapporteur du budget de l’Algérie, exprimant l’opinion « qu’il serait préférable de donner aux indigènes les notions élémentaires de français qui leur sont nécessaires, de leur donner un enseignement professionnel et utile, au lieu d’essayer de leur inculquer un enseignement scientifique et compliqué, dont ils n’ont que faire[9] ». Ce que demande le rapporteur, c’est justement ce qui existe déjà. L’enseignement indigène a ses programmes spéciaux, réduits, ses programmes pratiques à caractère professionnel. Qu’on les revise si l’on veut, qu’on tâche à les rendre plus modestes, plus accessibles, plus utilitaires encore. Mais la réduction des programmes n’implique pas la réduction des crédits, et c’est un étrange moyen de corriger les imperfections de l’enseignement indigène que de lui enlever peu à peu les ressources qui le font vivre.

Plus étonnantes encore sont les assertions qu’on trouve dans le même document parlementaire : « qu’il est peu probable que l’indigène se serve de l’instruction qu’on lui donne pour améliorer son état social ou celui des siens », que « sa seule pensée est d’en tirer parti pour obtenir une place dans l’administration et devenir fonctionnaire », qu’enfin « le résultat le plus certain des écoles indigènes est de créer, parmi les Kabyles, une nouvelle catégorie de déclassés ». M. le recteur d’Alger y avait répondu par avance[10] en dressant une statistique des professions exercées par les élèves sortis, pendant une période de cinq années, des principales écoles indigènes. À Alger, sur 137 élèves, on en trouvait 6 dans l’enseignement, 2 dans les médersas, 2 au lycée, 8 occupant des emplois au Crédit lyonnais, à la Compagnie du gaz, chez des notaires ou des avoués ; 119 suivaient la profession de leurs parents, exerçaient un métier manuel ou étaient entrés en apprentissage. À Constantine, sur 58 élèves, 37 exerçaient la profession de leurs parents ou des métiers similaires, 7 restaient dans leur famille, 5 occupaient des emplois divers, etc. À Oran, sur 133 élèves, 83 suivaient la profession paternelle ou des professions analogues. À Tlemcen, sur 140 élèves, le nombre de ceux qui s’étaient adonnés à la profession paternelle ou aux métiers manuels était de 109 ; à Mostaganem on en trouvait 126 sur 198. Cette statistique est particulièrement intéressante pour la Grande Kabylie. Sur 721 élèves, 54 étaient entrés dans l’enseignement, 10 étaient devenus militaires, 23 partis comme convoyeurs à Madagascer, 15 étaient décédés ou avaient quitté le pays, 1 était entré au lycée, 6 étaient devenus employés d’administrations diverses, 99 comptables ou commerçants ou élèves d’écoles d’apprentissage ou exerçant des professions manuelles, 513 étaient restés cultivateurs comme leur parents. On voit que si les écoles fournissent, comme il est naturel et nécessaire, des instituteurs, des employés d’administration ou de commerce, elles ne détournent pas des professions manuelles ou du travail agricole la très grande majorité des élèves indigènes. Il est parfaitement injuste de leur reprocher de faire des déclassés.

Nous avons vainement cherché les raisons majeures, les faits probants qui motiveraient un retour en arrière. En admettant que l’expérience soit encore trop incomplète pour qu’il s’en dégage des conclusions précises, il faut donc la poursuivre résolument, sans se rebuter aux premières difficultés de la route. Quant à nous, notre sentiment est bien net. Nous ne prétendons pas que l’école à elle seule suffise à la tâche de transformer un peuple, mais nous pensons que c’est par elle qu’on peut agir le plus efficacement sur les esprits et sur les cours. Nous estimons qu’en Algérie comme ailleurs elle est l’instrument de civilisation par excellence, l’arme pacifique de la conquête morale, et nous ne voudrions pas voir la France s’en dessaisir avant d’avoir terminé victorieusement le bon combat engagé contre l’ignorance et la barbarie.


  1. Voir pour cette question de l’enseignement des indigènes : Foncin, l’Instruction des indigènes en Algérie, Paris, 1883 ; Rambaud, l’Enseignement primaire chez les indigènes musulmans d’Algérie, Paris, 1892 ; Combes, Rapport au Sénat sur l’instruction primaire des indigènes, Paris, 1892 ; Jeanmaire, Rapports sur la situation de l’enseignement primaire en Algérie, dans les Exposés de la situation générale de l’Algérie au Conseil supérieur de gouvernement ; Bulletin universitaire de l’académie d’Alger, Alger, 1887-1893.
  2. On a créé en 1893 un cours normal pour les monitrices indigènes à Tad-dert-Ou-Fella.
  3. Voir Burdeau, l’Algérie en 1891, p. 201, 289, 293.
  4. Rapport fait au nom de la commission du budget, etc. : Services de l’Algérie, par M. Chaudey, p. 68.
  5. Ibid, p. 69.
  6. Rapport fait au nom de la commission du budget, etc. : Services de l’Algérie, par M. Chaudey.
  7. Burdeau, ouvrage cité, p. 206. — Rambaud, ouvrage cité, p. 54 et suivantes.
  8. Tizi-Ouzou 22.22 %, Alger 23.48 0/0, Blida 27.21 %, Constantine 24.97, etc. Rapport au Conseil supérieur de gouvernement, 1894, p. 810.
  9. Rapport de M. Chaudey, p. 69.
  10. Rapport sur la situation de l’enseignement en Algérie pour l’année scolaire 1894-1895, Conseil supérieur de gouvernement, 1896, 1re annexe, p. 68 et suivantes.