L’enseignement du droit naturel au Collège de France

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VARIÉTÉS


L’ENSEIGNEMENT DU DROIT NATUREL AU COLLÈGE DE FRANCE

LES COURS ET LES LIVRES DE M. ADOLPHE FRANCK

M. Adolphe Franck a occupé pendant plus de trente ans la chaire de droit naturel et de droit des gens au Collège de France. Il n’a jamais cru devoir publier ou laisser publier ses éloquentes et savantes leçons ; mais il a tenu à honneur d’en reproduire la substance dans une série d’ouvrages qui doivent en brasser toutes les parties de son enseignement. Deux de ces ouvrages : la Philosophie du droit pénal et la Philosophie du droit ecclésiastique, avaient paru il y a une vingtaine d’années. L’auteur en a donné de nouvelles éditions, en modifiant le titre du second, qui s’appelle aujourd’hui : Des Rapports de la Religion et de l’État[1]. Il vient d’y ajouter une Philosophie du droit civil[2], et il nous promet une Philosophie du droit politique et une Philosophie du droit des gens. Nous ne possédons donc encore, sous la forme du livre, que la moitié d’une œuvre considérable, qui a rempli toute une vie de penseur et de professeur et qui sera l’un des monuments de la philosophie française contemporaine. Il est permis toutefois d’en apprécier dès à présent la valeur générale et les principales doctrines.

I

M. Franck n’a pas voulu qu’on retrouvât dans ses livres les formes d’exposition, les développements et les digressions qui conviennent à l’enseignement oral. Il n’a pu toutefois s’abstraire tellement de lui-même qu’on ne reconnaisse à chaque page le professeur sous l’écrivain et, ce qui donne un singulier intérêt à ses ouvrages, qu’on n’entende l’écho toujours vivant d’un long enseignement, invariablement fidèle aux mêmes principes, mais sachant les rajeunir dans l’application par le souci constant de tout ce qui a occupé ou passionné la pensée contemporaine. Il avoue, dans la préface de la Philosophie du droit civil, qu’il lui était difficile, dans son cours, « d’échapper aux préoccupations et souvent aux émotions du jour, aux allusions en quelque sorte imposées par de récents événements, et il n’ose pas promettre qu’il n’en subsiste aucune trace dans l’œuvre imprimée. Je ne regrette pas, pour ma part, ces infidélités involontaires à un idéal de sobriété scientifique, auquel répugnait le tempérament de l’auteur. Il me plairait peu sans doute de lire un livre de philosophie tout rempli d’allusions aux faits petits ou grands de l’année 1886 ; mais quand les digressions embrassent un long cercle d’années, quand chaque page porte, en quelque sorte, sa date, et une date qui évoque presque toujours un souvenir encore digne d’intérêt, quand enfin tous ces développements, qui ont été pensés ou pour mieux dire qui ont été vécus à diverses époques, ne laissent apparaître entre eux aucune disparate, je connais peu de lectures plus agréables à la fois et plus instructives.

On trouvera peut-être qu’une telle lecture manque parfois de ce qu’on appelle l’actualité ». Des thèses à peu près oubliées y sont longuement discutées, tandis qu’il est fait à peine mention des doctrines plus récentes qui seules aujourd’hui semblent occuper l’attention des philosophes et du public. Le reproche ne serait pas sans fondement ; mais M. Franck a le droit d’en prendre peu de souci. Il n’écrit pas seulement pour la génération présente, et qui sait si les doctrines qui font actuellement le plus de bruit ne passeront pas plus vite encore que celles qu’il s’est attardé à discuter ?

Le professeur ne s’est pas effacé, dans les livres de M. Frank, autant que l’aurait voulu l’auteur : l’homme s’y montre tout entier. Je dirais volontiers deux hommes, car le philosophe est doublé d’un apôtre. La démonstration n’est pas seulement oratoire, comme chez beaucoup de philosophes ; elle a les mouvements et les accents de la prédication. Le fond des idées et des arguments est tout philosophique, mais chaque thèse est l’objet d’une foi passionnée, qui tend à se communiquer dans toute son ardeur comme dans tous ses principes, qui s’indigne contre les thèses contraires et qui craint de n’avoir rien gagné si elle n’a fait que les réfuter, si elle ne les a pas extirpées entièrement des ânes qu’elles empoisonnent. Cette union du philosophe et de l’apôtre n’a rien en soi que de légitime. La passion du second ajoute à la force des arguments du premier ; mais elle peut quelquefois s’en dissimuler à elle-même et en dissimuler aux autres les points faibles. M. Franck est un philosophe trop pénétrant et trop sincère pour ne s’être pas mis en garde contre ce danger : je crains qu’il ne l’ait pas toujours évité. Quelques-unes de ses démonstrations ne peuvent convaincre que ceux qui sont déjà convaincus. D’autres, plus solides, sortent de la juste mesure et, par l’exagération même de la pensée ou de l’expression, semblent plus d’une fois se contredire.

L’écueil est surtout dangereux dans les questions de droit naturel. Le droit repousse toute passion ou plutôt il n’en connaît qu’une seule, la passion même du droit, le respect impartial et désintéressé d’une justice égale pour tous, indifférente au bien et au mal, à la vérité et à l’erreur, chez toute personne et dans tout acte où elle reconnaît l’empreinte sacrée d’un droit. L’esprit élevé et sincèrement libéral de M. Franck accepte pleinement cette suprême indifférence des idées pures de droit et de justice. L’idée de la liberté a été l’inspiration constante de son enseignement et de ses écrits, et s’il a toujours repoussé l’utopie d’une liberté illimitée, il n’admet pas davantage la thèse chère à toutes les tyrannies de la « liberté du bien ». L’ardeur de son apostolat sait le plus souvent se dégager de toute intolérance. Elle s’en dégage absolument dans l’établissement des purs principes. Mais peut-être, dans l’application, ne se défend-elle pas toujours contre certains entraînements, auxquels n’a résisté aucun apôtre. Je ne retrouve plus le ferme libéralisme de l’auteur dans cette page des Rapports de la Religion et de l’État où il flétrit la tolérance excessive du gouvernement des États-Unis pour ce qu’il appelle le fanatisme et le charlatanisme des sectes et où il lui reproche, comme une de ses plus grandes hontes, « d’avoir laissé subsister pendant plus d’un demi-siècle, sur son territoire, sous son drapeau, sans aucun moyen de la dissoudre ni de prévenir son existence, une secte qui outrageait les lois non seulement de l’État, mais de la morale universelle, une secte qui péchait hautement la polygamie et la pratiquait avec une impudence à peine croyable. » Je reprocherais plutôt, pour ma part, à la République américaine, en ce qui concerne les Mormons, une intolérance qui m’est doublement odieuse, parce qu’elle est une intolérance et parce qu’elle n’est exempte ni d’hypocrisie ni de calculs intéressés[3].

Ces défaillances du libéralisme sont rares chez M. Franck. Là n’est pas l’écueil le plus ordinaire de ce zèle d’apôtre qu’il apporte dans les questions de droit naturel, comme dans les autres parties de la philosophie. Je le trouverais plutôt dans une tendance constante à sortir des limites du pur droit naturel pour traiter dans toute leur étendue et sous tous leurs aspects toutes les questions sociales. Le droit naturel ne relève que de la raison abstraite. Il craint l’intrusion de la sensibilité, non seulement parce que la sensibilité est difficilement impartiale, mais parce qu’elle n’est pas à sa place dans l’étroit et froid domaine où il est condamné à se renfermer. Un tempérament d’apôtre, tel que celui de M. Franck, s’accommode mal de cette exclusion. Il est trop philosophe, d’un autre côté, pour ne pas discerner quel ordre de questions est légitimement ouvert à la sensibilité. Il concilie le besoin de lui faire appel avec la rectitude philosophique en élargissant sans scrupule la sphère du droit naturel. Il ne pouvait se dispenser, dans la Philosophie du droit civil, de débuter par une théorie générale du droit ; mais il s’y arrête peu et il n’a pu s’en dissimuler les lacunes. Il a hâte d’arriver aux droits particuliers, qu’il considère successivement dans l’individu, dans la famille et dans l’ensemble des relations sociales. Sur ces droits eux-mêmes, combien de questions sont soulevées, d’une grande importance pour la morale privée ou publique, mais étrangères à ce qui constitue proprement le droit ! Traite-t-il par exemple du mariage, il édifie toute une théorie de l’amour, qu’il se plaît à opposer aux paradoxes de Michelet. Or, l’amour a sans doute un rôle très légitime et très précieux dans le mariage, mais il n’y introduit et il n’y consacre aucun droit. Un mariage sans amour n’est pas moins respectable, dans toutes les obligations qu’il impose aux deux époux, qu’un mariage dont l’amour a été le seul mobile et dont il est resté le plus fort lien. Le même mélange de questions proprement juridiques et de questions étrangères au droit se retrouve dans les autres ouvrages de M. Franck. Il est moins apparent toutefois dans la Philosophie du droit pénal, qui ne sort de son sujet propre que par un certain nombre de digressions ; mais dans la Philosophie du droit ecclésiastique, toute la troisième partie, très remarquable d’ailleurs, n’est qu’une étude de philosophie religieuse, qui n’intéresse qu’indirectement les droits respectifs de l’État et de l’Église. Les sociétés religieuses doivent-elles se dissoudre pour ne laisser place qu’à la religion individuelle ? Lamennais, dans la dernière évolution de sa foi, et, avant lui, Benjamin Constant avaient soutenu cette opinion, à laquelle M. Franck oppose une confiance absolue dans la persistance et dans l’utilité sociale des Églises constituées. Rien de plus intéressant qu’une telle discussion, dont l’objet vient d’être renouvelé par M. Guyau, dans un livre d’une haute et sereine inspiration, malgré le radicalisme de ses conclusions et surtout de son titre[4]. Mais, quelle que doive être la religion ou l’irréligion de l’avenir, les Églises grandes ou petites, anciennes ou nouvelles, bienfaisantes ou dangereuses, subsisteront longtemps encore dans tous les États, et la seule question qui se pose pour la philosophie du droit est celle des limites dans lesquelles doit se mouvoir leur libre action.

Ces distinctions n’étaient pas inutiles pour expliquer le véritable objet de l’enseignement et des livres de M. Franck. Elles n’impliquent pas d’ailleurs une critique sévère. Les cours du Collège de France ne sont pas enfermés dans des cadres étroits. Il était permis au professeur de droit naturel et de droit des gens d’étendre ses études à toute la philosophie sociale et d’y choisir librement un certain nombre de questions, qui lui paraissaient le plus dignes d’une discussion approfondie dans l’état actuel des institutions, des idées et des mœurs. À plus forte raison n’était-il tenu de s’imposer aucune limite dans le choix des sujets de ses livres, et les titres qu’il leur a donnés, bien que se rapportant directement à des questions de droit privé ou public, sont loin d’exclure de libres excursions à travers les autres questions sociales. Prenons donc ces livres pour ce qu’ils sont et ce qu’ils veulent être, pour des livres de morale générale, où le droit a la place d’honneur, mais où il ne règne pas seul et où il n’a peut-être pas la plus large part.

II

J’ai signalé déjà l’insuffisance de la théorie générale du droit, à laquelle se rattachent toutes ces études. « Le droit, dit M. Franck, est constitué par un seul fait, à savoir la liberté ; il est gouverné par une seule loi, la loi du devoir. Il peut être défini : la liberté consacrée et réglée par le devoir. » Qu’est-ce d’abord que la liberté ? Suivant M. Frank, c’est, avant tout, le libre arbitre. Beaucoup objecteront que le libre arbitre est entouré de trop d’obscurités pour que le droit puisse y trouver un fondement indiscutable. Je dirai seulement que le libre arbitre est tout intérieur et qu’il faut quelque chose d’extérieur pour donner naissance à un droit. Ce n’est pas en effet le libre arbitre, la liberté en puissance, c’est la liberté en acte, la liberté se manifestant au dehors, qui seule a pu prendre place parmi les droits naturels ou légaux. Mais tout exercice de la liberté n’est pas un droit ; il faut, dit M. Franck, que la liberté soit « consacrée et réglée par le devoir. » N’y a-t-il donc de droit que dans l’accomplissement du devoir ? C’est la thèse de la liberté du bien ; ce n’est pas, nous le savons, la thèse de M. Franck. On peut se maintenir dans son droit ; on peut rester juridiquement respectable, en manquant à son devoir. Le gouvernement de la liberté par le devoir ne suffit donc pas pour définir le droit.

J’ajoute que la liberté est sans doute la forme la plus importante et la plus précieuse du droit, mais qu’elle n’en est pas la forme exclusive. Le droit, dans une théorie complète, n’est pas seulement un titre pour faire librement, mais aussi pour obtenir quelque chose. M. Franck n’a pas méconnu cette nouvelle sphère du droit. L’héritage, tel qu’il l’entend et le justifie, d’après notre Code civil, n’est pas une pure question de liberté. Il a pu y avoir, de la part du propriétaire défunt, acte de liberté dans ses dispositions testamentaires ; mais il n’est plus la pour en réclamer et pour en assurer l’exécution. Ce sont d’autres personnes qui, soit en vertu de ces dispositions, soit en dehors de tout testament et parfois même contre la volonté suprême du mort, ont le droit de recevoir tout ou partie des biens qu’il a laissés. M. Franck reconnaît ce droit ; il le défend par des arguments excellents ; mais aucun de ces arguments ne le fait dériver de la seule liberté, réglée ou non par le devoir.

Dans la Philosophie du droit pénal, M. Franck distingue deux espèces de droits : « ceux qui sont renfermés dans une mesure précise ou qui sont exigibles par la force, parce qu’ils sont absolument nécessaires à l’accomplissement des devoirs auxquels il correspondent ; ceux qui ne sont pas susceptibles d’une détermination précise, qui ne sont pas circonscrits dans des limites invariables et qui ne sont pas de nature à être exigés par la force, parce qu’ils ne sont pas indispensables à l’accomplissement de nos devoirs, soit particuliers, soit généraux. » Il y a là, au moins pour la première espèce de droits, une théorie nouvelle. Le droit strict, le droit rigoureusement exigible, serait tout ce qui est nécessaire à l’accomplissement d’un devoir. Je crois cette théorie plus exacte et plus féconde que la première ; mais elle a le double tort de n’être indiquée qu’en passant et de ne pas embrasser tous les droits, d’après la division même de l’auteur.

Une troisième théorie se fait jour, dès les premières pages de la Philosophie du droit civil, et sert, au fond, de base à tous les développements ultérieurs. Le droit, dans cette théorie, aurait pour objet d’assurer la dignité de la personne humaine ». Cette théorie, non plus que les précédentes, ne suffit pas à expliquer complètement tous les droits ; mais elle a, pour ceux même qui lui semblent le plus étrangers, une haute valeur et M. Franck lui doit, dans tout l’ensemble de ses doctrines, les plus heureuses déductions. C’est surtout sous l’inspiration de cette théorie que sa philosophie sociale, malgré de rares et passagères défaillances, a su garder un caractère si liberal. Elle ne lui appartient pas en propre ; mais c’est pour lui un grand honneur de s’y être fermement attaché et de l’avoir suivie dans toutes ses conséquences.

Je dépasserais les proportions d’un article, si je m’engageais dans l’analyse et dans la discussion de tous les points traités par M. Franck. Sur la plupart je n’aurais qu’à louer la sûreté de son jugement et l’élévation de sa pensée. J’aime mieux m’attacher à ceux où je me sépare de lui et qui peuvent donner lieu à une utile controverse. Est-il besoin d’ajouter que si la critique tient la plus grande place dans cet examen, elle est elle-même un hommage aux Consciencieux efforts de l’auteur pour aller jusqu’au fond des plus graves et des plus difficiles questions qui intéressent et qui passionnent la pensée contemporaine ? La banalité seule ne se laisse pas critiquer.

Je prendrai les questions du divorce, de la propriété intellectuelle, des concordats et du droit de punir.

III

M. Franck est partisan du divorce. Je le suis moins que lui, sans y être absolument contraire. Il n’admet d’ailleurs le divorce que comme un droit extrême, dont l’exercice doit être circonscrit par les conditions les plus étroites. Il loue la loi actuelle d’avoir écarté le divorce par consentement mutuel et il lui reproche d’avoir, par contre, ouvert au divorce une facilité nouvelle, en assimilant complètement l’adultère du mari à celui de la femme. Sur tous ces points, je n’ai aucune objection. Mes réserves ne portent que sur le dernier paragraphe du chapitre : « Il ne s’agit pas ici d’une question de chiffres et de race, mais d’une question de droit naturel. Les principes du droit naturel sont valables pour tous les nombres, pour tous les climats et pour toutes les races. » Le droit naturel est le droit idéal. Or l’idéal du mariage est certainement l’indissolubilité. La faculté du divorce n’est qu’une de ces déviations de l’idéal, qu’exige partout la réalité et dont la nécessité, la convenance, les proportions sont subordonnées précisément à ces questions de statistique, de climats et de races, que M. Franck prétend écarter. Comment lui-même a-t-il justifié le divorce ? Par les dangers que fait courir à la famille et à la société tout entière le maintien de l’indissolubilité, alors que le lien moral du mariage s’est brisé sans espoir de retour. C’est donc une question, non de droit pur, mais d’utilité sociale. Or nul, plus fortement que M. Franck, ne repousse les théories qui fondent le droit sur l’utilité. S’il invoque en faveur du divorce des raisons d’utilité, c’est qu’il y voit autre chose qu’un droit. Dès lors la solution qui a ses préférences perd le caractère absolu qu’il prétendait lui donner.

Les avantages du divorce, les dangers d’une indissolubilité sans exception sont affaire contingente et peuvent s’apprécier différemment suivant l’état des mœurs. Ces avantages et ces dangers ne doivent pas d’ailleurs être considérés isolément dans chaque cas, mais, d’une manière générale, dans l’influence que le divorce peut exercer sur tout l’ensemble des ménages, dans les pays qui l’ont adopté. « Le divorce produit fatalement l’abus du divorce, dit très justement un jurisconsulte philosophe, et l’abus du divorce compromet l’existence même de la famille.[5] » M. Franck reconnaît que c’est là une objection formidable. » Il n’a pas tort cependant de ne la pas croire « irréfutable ». Il se peut en effet que le péril signalé par M. Glasson soit plus que compensé par les dangers en sens contraire qui naîtraient de l’interdiction du divorce ; mais c’est là évidemment une question de mesure, où tout est relatif et où il convient de dire : « Vérité en deçà des Pyrénées ; erreur au delà. M. Glasson distingue les races latines des races germaniques et il refuse aux premières ce qu’il accorderait avec moins de répugnance aux secondes. La question de religion me paraît plus importante en la matière que celle de la race ; mais de toute cette discussion je ne veux retenir qu’un point, c’est que pour les politiques, pour les jurisconsultes, pour les philosophes (je ne dis pas pour les théologiens), les principes absolus n’ont rien à voir dans un débat sur le divorce ; il ne s’agit que d’opportunité.

IV

Sur la question de la propriété intellectuelle, mes objections seront plus graves que sur celle du divorce. Je louerai d’abord M. Franck d’avoir employé ce terme général de propriété intellectuelle au lieu de ceux de propriété littéraire et de propriété artistique. Il s’agit en effet, dans le débat, des droits que le créateur d’une œuvre d’intelligence, quelle qu’en soit la nature, peut conserver sur cette œuvre, après l’avoir livrée au public. C’est la question des droits d’auteur pour les œuvres de littérature, de science et d’art ; c’est aussi la question des brevets d’invention pour les œuvres industrielles. M. Franck n’a pas compris dans sa théorie les brevets d’invention. Cependant tous ses arguments s’y appliquent avec non moins de force qu’aux autres formes de la propriété intellectuelle. Il est vrai que, dans la pratique, la thèse de la perpétuité, qui fait le fond de cette théorie, se heurterait à des difficultés plus grandes encore pour les brevets d’invention que pour les droits d’auteur ; mais ces difficultés mêmes, qui ont toujours paru invincibles pour une des formes les plus respectables de la propriété intellectuelle, appellent au moins le doute sur la valeur de la thèse dans ses autres applications. J’ai discuté ailleurs cette thèse[6] : je ne veux ici que résumer les principaux arguments qui peuvent lui être opposés.

La propriété intellectuelle a un triple objet. Elle assure d’abord contre toute usurpation de nom ou tout plagiat les droits de l’auteur sur son œuvre, de l’inventeur sur son invention. Elle confère, en second lieu, à l’auteur ou à l’inventeur la disposition exclusive de l’œuvre qu’il a créée, de l’idée qu’il a mise au jour. Elle est aussi le droit de tirer un profit de toutes les reproductions de l’œuvre, de toutes les applications de l’idée. Les deux premiers droits sont d’ordre moral, le troisième d’ordre matériel.

Pour le premier droit, la perpétuité ne fait pas de doute et elle ne soulève aucune objection. Le plagiat est toujours un plagiat, qu’il s’applique à un auteur mort depuis trois mille ans ou à un contemporain. L’auteur et, après lui, ses descendants, ont toujours le droit d’en demander justice et si personne n’a plus qualité pour en obtenir réparation, il reste justiciable de l’opinion publique. Il peut même être justiciable de l’action publique, s’il a été accompli dans une intention de fraude ou de lucre illicite.

Le second droit n’est respectable qu’à la condition d’être limité. Nul ne voudrait laisser aux héritiers ou aux ayants droit d’un auteur ou d’un inventeur la disposition perpétuelle d’un ouvre intellectuelle, c’est-à-dire la faculté non seulement de la publier ou de l’appliquer à leur gré, mais, à leur gré aussi, d’en frustrer le public. Aussi les partisans de la perpétuité ont cherché un biais pour concilier les droits de la société avec ceux qu’ils attribuent aux auteurs. Ils soumettent la propriété intellectuelle à l’expropriation pour cause d’utilité publique. Ce biais supprime, au fond, la libre disposition et ne laisse subsister, sous la forme d’une indemnité, que le profit matériel. Il substitue, en un mot, dans les trois objets de la propriété intellectuelle, le troisième au second.

Ce troisième droit est le seul que M. Franck et tous les partisans de la perpétuité se soient appliqués à justifier. Pris dans son fondement, il est la justice même. L’œuvre intellectuelle ne vaut pas seulement dans le présent, comme l’œuvre matérielle ; elle vaut indéfiniment par toutes les reproductions, par toutes les applications qui pourront en être faites. Le fabricant de draps a obtenu tout le profit qu’il avait le droit d’espérer quand il a touché le prix de chacune des pièces de drap qu’il a fabriquées ; mais le bénéfice que peut donner la première édition d’un ouvrage, le premier essai d’une invention, n’épuise pas entièrement le droit de l’auteur ou de l’inventeur sur les produits de sa pensée. La conscience proteste si d’autres peuvent s’emparer de ces produits et, sans autre peine que celle de les copier, en retirer indéfiniment de nouveaux bénéfices. Si quelque chose doit étonner, c’est que ces protestations ne se soient pas fait entendre, dans les siècles passés, d’une façon plus efficace ; c’est que la rémunération légitime du travail intellectuel ait attendu si longtemps sa consécration légale.

L’étonnement diminue toutefois si l’on considère qu’il ne s’agit pas ici d’un de ces droits que chacun porte, en quelque sorte, avec soi, et qu’il peut revendiquer et défendre avant même qu’ils soient reconnus et protégés par la loi. Le droit de légitime défense, que la loi reconnaît elle-même quoiqu’il s’exerce en dehors d’elle, s’applique à la sécurité et à la liberté personnelles ; il s’applique aussi à la propriété matérielle : il n’a jamais été et il ne saurait être revendiqué justement pour la propriété intellectuelle. Ici la défense prendrait la forme d’une agression, d’une immixion dans le travail d’autrui, soit pour l’empêcher, soit pour lui disputer son salaire. L’agression, fût-elle absolument justifiée, serait un acte autrement dangereux que la simple défense ; mais serait-elle même justifiée ? Le droit d’interdire toute reproduction de l’œuvre intellectuelle est loin d’être évident par lui-même ; le droit d’en tirer un profit est seul conforme à la stricte justice ; mais la nature et la quotité du profit n’ont rien de fixe en soi, rien qui constitue dans toute sa perfection un droit naturel. Il s’agit ici d’un de ces droits indéterminés que M. Franck oppose aux droits parfaits, parce qu’ils ne sont pas, comme ces derniers, renfermés dans une mesure précise. Ils ont un autre caractère d’intériorité, également reconnu par M. Franck : « Ils ne sont pas absolument nécessaires à l’accomplissement des devoirs auxquels ils correspondent, » et, par suite, ils ne sont pas de nature à être exigés par la force ». Telle est bien, au point de vue du profit légitime qui s’y attache, la propriété intellectuelle. Le profit ne porte en lui-même aucune détermination ; il n’est indispensable à l’accomplissement d’aucun devoir ; il n’est pas enfin, en dehors des voies légales, exigible par contrainte. J’ajoute : en dehors des voies légales ; car je n’admets pas avec M. Franck que les droits naturellement indéterminés échappent à la protection des lois et que leur résolution ne puisse constituer aucun délit. Si telle était la condition de cette catégorie de droits, il faudrait refuser à la propriété intellectuelle toute garantie légale, bien loin de lui attribuer la perpétuité. Je ne vais pas aussi loin. Les droits in déterminés n’excluent pas, ils appellent, au contraire, l’intervention du législateur ; mais, par cela même qu’ils ne peuvent recevoir que de la loi leur détermination, ils lai-sent place, inévitablement, à un certain arbitraire. De là la reconnaissance tardive de la propriété intellectuelle de là les conditions variables auxquelles elle a été soumise dans les législations qui lui ont fait place ; de le enfin l’exclusion parfaitement legitime du principe absolu de la perpétuité.

On oublie deux choses quand on prétend imposer à la loi civile la consécration de ce prétendu principe :

1o  En droit, un avantage temporaire peut toujours être converti en une propriété perpétuelle. La propriété intellectuelle, quelle qu’en soit la durée légale, est objet d’échange. Elle constitue l’équivalent d’un capital et le capital qui la représente, le capital contre lequel elle peut s’échanger, ne serait pas sensiblement différent, soit qu’elle eût une durée perpétuelle, soit qu’elle fût limitée à une durée de cinquante ans. Les espérances sur lesquelles l’acquéreur établit ses calculs n’iront jamais au delà d’un certain terme, alors même que la loi n’en fixerait aucun. Enfin le prix fût-il vraiment supérieur pour une propriété illimitée, il n’en faudrait tirer aucun argument en faveur de la perpétuité. La propriété intellectuelle, perpétuelle ou non, n’est, en effet, pour l’auteur ou pour l’inventeur, qu’un moyen de rémunération, dont les conditions n’ont rien d’absolu et qui reçoit de la loi seule sa détermination nécessaire.

2o  En fait, la propriété intellectuelle ne sera jamais, je ne dis pas dans la suite indéfinie des siècles, mais même après deux ou trois générations, immobilisée dans l’ensemble d’une même famille. E le ne peut échapper aux mêmes vicissitudes que la propriété matérielle. Si elle n’a pas été vendue par l’auteur ou l’inventeur lui même, elle sera objet de partage après sa mort, à moins qu’il ne laisse qu’un seul héritier, et, si elle ne l’est pas à la première génération, il est peu vraisemblable qu’elle jouisse du même privilège à la seconde. Ainsi, même en ne supposant aucune cession, il arrivera toujours tôt ou tard que quelques-uns des descendants de l’auteur ou de l’inventeur n’auront aucune part aux produits de son œuvre. La conservation indéfinie par quelques-uns des héritiers du sang est elle-même d’ailleurs une hypothèse invraisemblable. La propriété intellectuelle, comme la propriété matérielle, finira toujours par sortir entièrement de la famille de son créateur et elle en sortira même forcement, pour peu qu’elle ait quelque valeur, par l’exercice de ce droit d’expropriation qui est destiné à corriger les abus inhérents à sa perpétuité. Il est remarquable, en effet, qu’on ne reconnaisse la perpétuité que pour la détruire, en substituant à la disposition indéfinie de l’œuvre intellectuelle une indemne capitalisée. Puisque la propriété intellectuelle, avec une durée limitée, peut directement, par de libres conventions, s’échanger contre un capital, que gagnera-t-elle à la proclamation de sa perpétuité ?

La thèse de la perpétuité ne s’appuie, au fond, que sur des raisons de sentiment, dont toute la force est détruite par les considérations qui précèdent. On s’émeut de la misère possible et attestée, en fait, par trop d’exemples, des descendants d’un homme de génie, dont les œuvres enrichissent et continueront indéfiniment d’enrichir d’heureux spéculateurs, étrangers à sa famille. On veut qu’il y ait là une dette pour la société tout entière. Je suis très loin de contester cette dette ; mais elle n’est pas mieux assurée par le droit perpétuel que par le droit temporaire. Quel que soit le régime de la propriété intellectuelle, les héritiers d’un beau nom ne pourront compter, le plus souvent, dans leur détresse, que sur la munificence ou, pour mieux dire, sur la reconnaissance publique.

Je me résume. La thèse de la perpétuité repose sur une fausse assimilation entre un droit indéterminé et les droits parfaits, qui seuls s’imposent de toutes pièces, sauf des conditions tout extérieures, à la protection légale. Elle n’est pas mieux justifiée en fait, car elle ne serait inoffensive qu’à la condition d’être infirmée par le droit d’expropriation, et les seuls bienfaits qu’on en attende sont incompatibles avec la mobilité légitime et nécessaire qui est inhérente à toute espèce de propriété.

V

Les rapports des Églises et de l’État sont un des ordres de questions où il importe le plus de bien distinguer le point de vue propre du droit de toutes les autres considérations d’intérêt social. En droit, ces rapports ne se réclament que d’un seul principe, la liberté de conscience. M. Franck observe avec raison que « la liberté religieuse n’est pas la liberté de conscience » ; mais il a tort d’ajouter que « l’une peut bien exister sans l’autre. » La liberté de conscience serait peu de chose si elle devait se renfermer dans le for intérieur ou, du moins, ne pas dépasser l’enceinte du sanctuaire domestique. Elle est engagée dans les actes extérieurs de religion ; elle l’est aussi dans la négation publique de toute religion, car il peut y avoir un acte de conscience dans l’irréligion même. C’est ainsi que l’a toujours entendu la langue même du droit. Lorsqu’on a proposé, dans ces dernières années, aux Chambres françaises, d’un côté, d’assurer aux soldats le libre accomplissement de leurs devoirs religieux ; de l’autre, de ne plus exiger d’eux, sous forme de service commandé, la participation à certaines cérémonies religieuses, les deux propositions se sont également donné pour objet « le respect de la liberté de conscience dans l’armée ». La liberté religieuse et la liberté de conscience ont un domaine commun. Ce qui est vrai, c’est qu’elles ont aussi des domaines distincts. La liberté de conscience ne se confond pas avec la liberté religieuse, puisqu’elle peut s’exercer en dehors de toute religion. La liberté religieuse n’est pas davantage renfermée dans la liberté de conscience, car elle embrasse des actes qui n’obligent proprement aucune conscience, quelle que soit leur importance pour la foi. L’interdiction des processions dans les rues d’une ville est une entrave à la liberté religieuse ; ce peut être aussi une garantie pour la paix publique et pour la paix religieuse elle-même : la liberté de conscience n’en reçoit, dans tous les cas, aucune atteinte. Elle cesserait, au contraire, d’être respectée, si l’interdiction portait sur un de ces actes dont la foi fait une obligation personnelle et rigoureuse pour chaque fidèle, par exemple sur la participation aux sacrements, dans les Églises chrétiennes. Il suit de cette distinction que le droit de l’État n’est pas le même à l’égard de la liberté de conscience et à l’égard de la liberté religieuse. L’État n’a proprement aucun droit sur la liberté de conscience ; il n’a envers elle qu’un devoir de respect et de protection. Il a le même devoir envers la liberté religieuse, mais il a en même temps le droit d’en régler et d’en surveiller l’exercice. Le culte public, par son appareil extérieur, intéresse les relations des citoyens entre eux ; par les moyens dont il dispose, par les autorités qui le régissent, il n’intéresse pas moins les relations des citoyens avec l’État ; il peut même affecter les relations internationales. Il ne saurait donc revendiquer une indépendance absolue ; mais il y a une limite aux droits de l’État sur la liberté religieuse, c’est le respect de la liberté de conscience. Cette limite seule soulève des questions de droit pur ; tout le reste est affaire de sagesse politique et peut légitimement varier suivant les circonstances. On peut, pour des raisons bien ou mal entendues d’intérêt social, approuver ou blâmer les lois qui règlent, dans un État, l’exercice de la liberté des cultes : on ne peut les condamner comme contraires au droit que pour un seul motif : une violation de la liberté de conscience.

La liberté de conscience, sous la forme de la liberté religieuse, ne donnerait lieu à aucune difficulté, si elle n’intéressait que la foi de chaque croyant ; mais elle touche aussi aux droits des tiers et elle peut donner lieu à des conflits qui appellent l’intervention des pouvoirs publics. Il ne suffit pas d’invoquer un devoir de conscience pour se mettre au-dessus de toutes les lois. Il y a donc lieu pour le législateur, pour le juge, pour le pouvoir administratif lui-même, d’apprécier les véritables caractères et les conditions légitimes de la liberté de conscience. Appréciation délicate entre toutes et la plus propre à jeter le trouble dans les âmes alors même que le conflit ne va pas jusqu’à la guerre civile. Il y faut, de part et d’autre, beaucoup de sincérité et de tact. Un e seule règle s’impose. Le devoir religieux, qui ne relève que de la foi particulière d’une Église, ne saurait prévaloir contre les devoirs généraux qui font loi pour toutes les consciences, avant même d’être définis et protégés par la loi civile. On se rappelle l’affaire Mortara. Ceux qui avaient enlevé l’enfant juif, baptisé à l’insu et contre le gré de ses parents, et qui refusaient de le leur rendre, croyaient sans doute, très consciencieusement, remplir un devoir. Ce devoir était même affirmé hautement par le chef de l’Église catholique, qui le couvrait de son : Non possumus. Il n’eût pu cependant être accepté comme une justification légitime par aucun tribunal, dans aucun des États qui reconnaissent les principes du droit moderne.

Ici, nulle obscurité dans l’application de la règle ; mais elle ne s’impose pas toujours avec la même clarté. Pour prévenir les difficultés les plus graves, les États et les Églises ont souvent jugé utile de signer entre eux des conventions, destinées à definir et à régler leurs rapports. C’est ce qu’on appelle des concordats. Rien de plus légitime, à une seule condition, c’est que ces conventions, en assurant d’un côté la liberté des Églises et de l’autre les droits de la société civile, ne violent pas la liberté de conscience des individus. Tel serait un concordat qui promettrait à une Église privilégiée la proscription des hérétiques. Sous cette condition, les concordats peuvent soulever encore des objections d’intérêt politique ou religieux ; mais ils ne soulèvent aucune objection de principe. Ils ne sont pas d’autre nature que les conventions d’ordre privé que les États les plus jaloux de leurs droits concluent, pour un intérêt quelconque, soit avec des particuliers, soit avec des sociétés.

Un point, dans les concordats, a été l’objet des plus ardentes polémiques, comme contraire à la liberté de conscience : c’est le salaire des cultes par les mains de l’État. N’est-ce pas, en effet, porter atteinte à la liberté de conscience des contribuables que de les obliger à payer indifféremment tous les cultes, alors que beaucoup n’en reconnaissent aucun et que, pour chacun des croyants eux-mêmes, un seul est vrai et le reste à la fois faux et funeste ? On oublie que si la conscience des contribuables était engagée dans la destination des impôts, ce n’est pas seulement contre le salaire de tel ou tel culte, c’est contre bien d’autres chapitres du budget des dépenses que beaucoup, à un point de vue ou à un autre, pourraient protester. La protestation serait peut-être légitime dans plus d’un cas : elle ne l’est pas contre le salaire des cultes, si le concordat qui en fait une obligation remplit lui-même sa destination légitime. Ce que paie proprement la masse des contribuables, ce n’est pas le culte lui-même, ce sont les garanties que le concordat assure à la paix religieuse. Le bien est d’assez haute valeur pour qu’on ne doive pas regretter ce qu’il coûte.

M. Franck est un ferme partisan des concordats. Il les défend par d’excellents arguments ; il les défend aussi par des arguments contestables. Je ne le blâme pas de faire appel en leur faveur, non seulement à des raisons de droit, mais à l’intérêt général de la société ». Je lui accorde qu’il y aurait péril pour l’ordre social, si une grande religion, dont l’action est toujours puissante sur la majeure partie des consciences, était réduve, en l’absence d’un concordat, à une condition misérable et précaire ; mais je lui accorderais moins volontiers que l’État ait à faire œuvre de propagande religieuse, qu’il ait mission de « procurer le pain spirituel » et que la religion, quels que soient ses rapports avec l’État, est un service public, puisqu’elle est indispensable à la société tout entière. » C’est la une théorie excessive, qui se réfute par les conséquences mêmes que l’auteur en a tirées. Un concordat, dans cette théorie, n’est pas seulement l’exercice d’un droit pour les deux parties contractantes, c’est une obligation, c’est le plus impérieux des devoirs. M. Franck condamne à la fois toutes les Églises et tous les États qui ne sont liés par aucun contrat de ce genre. On a vu avec quelle sévérité il juge le régime religieux des États-Unis. Mais il n’affirme pas seulement la nécessité des concordats ; c’est tel type de concordat, c’est le concordat français qu’il impose à tous les peuples et en dehors duquel il ne voit point de salut pour le bon ordre, pour l’honneur national, pour la moralité publique. Les règles qu’il pose sont tellement absolues qu’elles rendent en réalité les concordats inutiles. S’il y a de part et d’autre obligation d’appliquer ces règles, il n’est besoin d’aucune convention. Et, en fait, il n’y a eu aucune convention pour une partie des dispositions législatives dont M. Franck fait honneur au régime du concordat dans notre pays : la puissance publique les a seule édictées de sa souveraine autorité.

Je ne saurais accepter cette théorie. Je suis prêt à déclarer que le concordat de 1802 a été une œuvre de haute sagesse et que les lois qui l’ont complété, soit pour le culte catholique, soit pour les autres cultes, ne méritent pas une moindre approbation ; mais je ne confonds pas la sagesse avec le droit absolu et je ne crois pas non plus que, dans cet ordre de matières, la sagesse tienne partout le même langage. Je désire que la France reste fidèle au concordat ; mais, si j’étais Américain, je ne désirerais pas que mon pays abandonnât un régime religieux, approprié à ses traditions et à ses mœurs, pour adopter le régime français. Les deux régimes ont leurs abus ; ils n’ont pas prévenu tous les conflits ; mais chacun d’eux, des deux côtés de l’Atlantique, a rendu à la paix publique des services assez signalés pour qu’il y ait tout à craindre et peu à espérer d’une révolution.

VI

M. Franck a mieux traité le principe particulier du droit de punir que les principes généraux du droit. I l’a soumis à une discussion étendue, approfondie et qui me paraît décisive. Les réserves que j’aurais à y faire portent sur la forme plutôt que sur le fond de la doctrine.

Je ne m’arrêterai pas, dans ce te discussion, aux polémiques, soit contre l’école traditionaliste, soit contre les écoles sensualistes et matérialistes. M. Franck reste là sur un terrain qui lui est cher et ses arguments sont prévus d’avance. Mais ce qui fait le plus grand honneur à l’indépendance autant qu’a la sûreté de son jugement, c’est une vive et lumineuse critique des théories pénales de l’école spiritualiste, chez des maîtres tels que Cousin, Guizot, de Broglie, Rossi, auxquels il est doublement attaché par la communauté générale des doctrines et par l’habitude d’une constante déférence. Différentes par certains détails, ces théories se confondent dans leur principe fondamental : l’idée platonicienne et chrétienne, plus mystique encore que philosophique, de l’expiation. Comme le montre très bien M. Franck, cette idée est en dehors des principes propres de l’ordre social. L’État, dans l’exercice de son pouvoir judiciaire, comme dans celui de son pouvoir législatif et de son pouvoir administratif, n’a pas pour mission de réaliser la justice absolue, mais de protéger, dans la sphère des intérêts matériels, les droits des individus. Son droit à lui-même s’étend à tout ce qu’exige ce devoir de protection, mais il ne va pas au delà. Il en dépasserait les justes bornes s’il se proposait d’obtenir ce qu’on appelle l’expiation, c’est-à-dire la réparation morale des fautes par une souffrance, également d’ordre moral, équivalente au mal qu’elles ont produit. Il lui appartient, et M. Franck l’établit encore excellemment, de réprimer certaines fautes et même d’en assurer la réparation, mais au seul point de vue du tort qu’elles ont fait ou que leur exemple pourrait faire à la société. Il n’a pas à considérer, en dehors de ce point de vue, le degré de mal moral que ces fautes contiennent en elles-mêmes et il n’a pas davantage à infliger à leurs auteurs le degré d’expiation qu’ils devraient s’infliger à eux-mêmes, suivant la doctrine de Platon, pour donner satisfaction à la justice suprême.

M. Franck ne va-t-il pas trop loin cependant quand, pour éviter toute confusion entre l’ordre social et l’ordre moral, il distingue le droit répressif et réparateur de la société de ce qu’on appelle, dans toute la force du terme, le droit de punir ? Il se fait de ce dernier droit une idée si haute qu’il voudrait le laisser à Dieu seul. Il ne l’admet pas d’homme à homme, de quelque autorité qu’un homme soit investi. Il ne le reconnaît ni dans la famille, ni dans l’État. Qu’il le refuse au mari, j’y souscris sans réserve ; mais au père et à la mère ? mais à la loi pénale et aux magistrats chargés de l’appliquer ? Ces termes mêmes de loi pénale, de droit pénal, de peine, dont il se sert sans scrupule, seraient impropres, s’il n’était pas permis, dans l’exercice de la justice humaine, de parler de droit de punir.

Je crains qu’il n’y ait ici plus qu’une pure question de mots. Je trouve, dans la doctrine elle-même, sinon une erreur fondamentale, du moins une opposition excessive entre l’ordre moral proprement dit et les conditions dans lesquelles s’exerce la justice des hommes. Ce sont sans contredit des conditions imparfaites, doublement limitées par l’insuffisance des moyens d’information et par les bornes qui non seulement sont imposées aux moyens d’action, mais qu’ils doivent s’imposer à eux-mêmes. Nous ne pouvons descendre jusqu’au fond des consciences et le pussions-nous, nul, pas même le père, n’a ni un pouvoir absolu, ni un droit absolu sur le coupable dont il aurait reconnu le degré exact de responsabilité morale. Est-il vrai cependant que, dans la répression, dans la correction, pour ne pas se servir du mot de peine, il ne doive entrer aucune considération tirée de l’immoralité même de la faute ? On corrige peut-être un tout petit enfant comme on corrige un animal, non pour éclairer sa conscience, qui ne s’est pas manifestée encore, mais pour faire impression sur son imagination et sur sa mémoire. On continue, même après l’éveil de la conscience, à réprimer ainsi, dans la famille et dans la société, des fautes contre la discipline, de simples contraventions, comme on dit dans le langage légal ; mais on ne confond pas le châtiment de fautes de ce genre avec la peine, infligée à des actes délictueux ou criminels. Ici, on considère l’intention, on apprécie les mobiles, on prétend agir, soit sur la conscience du coupable, soit sur les autres consciences que sa punition doit intimider ; le juge, enfin, ne consulte pas seulement un texte de loi, il interroge sa propre conscience et il ne fait qu’en reproduire les décisions. De là l’institution du jury, dont le jugement, étranger à la connaissance même de la loi pénale, n’est ou ne doit être que le jugement même de la conscience. De là les conditions relatives d’indépendance assurées aux magistrats, qui, dans les questions de fait, ne doivent plus se considérer comme les représentants de la loi de l’État, mais comme des jurés, appelés à prononcer d’après leur seule conscience.

Il y a donc plus d’un point de contact entre l’ordre moral et le droit pénal. M. Franck n’a pas méconnu leurs liens. Il en tient le plus grand compte dans les deux dernières parties de son livre, où il traite des délits et des peines. Mes scrupules ne portent que sur la première partie, où il semble, sinon les avoir entièrement méconnus, du moins les avoir trop laissés dans l’ombre. Sauf cette réserve, la théorie qu’il oppose aux formules excessives de l’école spiritualiste est irréprochable. Il justifie le droit pénal comme une conséquence légitime et nécessaire du droit qu’a la société de se défendre et, en se défendant, de protéger tous les intérêts dont elle est la gardienne. Ce n’est pas là le simple droit de légitime défense, tel que le possèdent les individus, qui ne peuvent l’exercer que dans un péril extrême et qui l’épuisent dès qu’ils ont écarté ce péril. C’est un droit général de répression et de réparation de répression, pour ôter au coupable les moyens de nuire ; de réparation, pour préserver la société, par l’intimidation, du tort dont continuerait à la menacer l’impunité du crime ou du délit commis. M. Franck aurait pu ajouter, d’après la définition générale qu’il a donnée lui-même des droits parfaits, que ce droit est pour l’État absolument nécessaire à l’accomplissement de ses devoirs ». L’État ne pourrait, en effet, accomplir son devoir de protection à l’égard des droits individuels, si ses lois restaient dépourvues d’une sanction pénale. Le droit de punir dans la famille a le même fondement. Il y est la condition nécessaire des devoirs réciproques des parents envers leurs enfants, des enfants envers leurs parents.

Par là se trouvent nettement fixées les limites du droit de punir. Il s’arrête dans la famille là où cessent les devoirs des parents. Il s’arrête dans la société là où cessent les devoirs de l’État. Mais dans l’État comme dans la famille, par cela seul que le droit de punir repose sur des devoirs, il revêt un caractère moral et il ne doit s’interdire aucune des considérations morales qui peuvent à la fois consacrer sa légitimité et assurer son efficacité. Dans la famille, il se limitera progressivement d’après l’âge des enfants. Dans la société, il n’embrassera que les fautes que l’État a le devoir de réprimer. Mais, quelles que soient ses limites, il ne cessera jamais, dans la sphère qui lui est propre, de s’inspirer de la loi morale et de la conscience. Là sera sa lumière dans l’appréciation des délits ; là aussi, dans les déterminations de la peine. « L’homme, dit admirablement M. Franck, jusqu’au fond de la plus profonde dégradation, reste toujours une créature humaine, un être moral, un être doué de conscience, de raison, de liberté, qui, sans jouir actuellement de ses facultés oblitérées par le crime, peut les recouvrer d’un instant à l’autre sous l’aiguillon de la souffrance, de la honte et du repentir. Or il n’est pas permis d’en user avec une créature humaine comme un homme sensé n’userait pas d’une chose ou d’une bête de somme. Il faut que la peine qu’on lui inflige ait sa raison d’être dans sa nature. » Je pourrais observer que la peine ainsi définie implique, dans une sphère limitée, tout l’essentiel du droit de punir. Je pourrais ajouter qu’elle est vraiment une expiation, non dans un sens absolu, mais dans le sens relatif que consacre l’usage de la langue et qui s’applique à l’ordre social comme à l’ordre moral. Mais je ne veux pas m’arrêter sur cette belle page pour me donner la puérile satisfaction de reproduire une critique, d’importance après tout secondaire. J’aime mieux signaler de nouveau ce respect de la dignité humaine, qui est comme l’âme de tous les écrits de M. Franck sur le droit et sur la morale sociale.

Émile Beaussire.
  1. Philosophie du droit pénal, 2e  édition, Germer Baillière, 1880. — Des Rapports de la Religion et de l’État, 2e  édition, Félix Alcan, 1885.
  2. Philosophie du droit civil, Felix Alcan, 1886.
  3. Voir, pour ces calculs, un très intéressant article de M. C. de Varigny dans la Revue bleue du 24 juillet 1886 : les Mormons en 1886. la polygamie aux États-Unis.
  4. L’Irréligion de l’avenir. Étude de sociologie par M. Guyau, Félix Alcan, 1886.
  5. M. Glasson. Le mariage et le divorce, 2e  édition, 1880.
  6. Dans mon livre de La liberté dans l’ordre intellectuel et moral, 1re  édition. Le chapitre qui renferme cette discussion a été retranché de la seconde édition pour trouver place dans un ouvrage nouveau sur les principes du droit naturel.