L’entrée d’Espagne/Avant-propos

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Anonyme
Texte établi par Antoine Thomas (1p. i-iii).

AVANT-PROPOS


Il y a quelque cinquante ans, lorsque Venise subissait encore la domination autrichienne, le regretté professeur Adolf Mussafia prit une copie complète du seul manuscrit connu de l’Entrée d’Espagne avec l’intention de publier cette longue chanson de geste. Cette intention ne s’était pas encore réalisée en 1882, date où parut mon mémoire intitulé Nouvelles recherches sur l’Entrée de Spagne. Mussafia m’offrit alors la copie qu’il avait prise pour servir de base à une édition que l’état de sa santé ne lui permettait pas d’entreprendre lui-même. Je collationnai cette copie sur le manuscrit de Venise en mai et juin 1884, espérant, malgré tout, que Mussafia pourrait me prêter son concours pour l’édition[1]. Cet espoir ne se réalisa pas : impossibile ! tel fut son dernier mot, daté du 24 juillet 1901[2].

La copie de Mussafia, dont les marges contenaient beaucoup d’observations utiles pour l’établissement du texte, formait six cahiers. Les deux derniers (qui allaient du v. 10729 à la fin) m’ont malheureusement été soustraits, ainsi que la valise dans laquelle je les avais placés au retour d’une villégiature de vacances à Granville, en septembre 1901. Pour réparer ce fâcheux accident, l’administration de la Bibliothèque de Saint-Marc m’a fourni une copie diplomatique des vers 11182-13109, et M. le professeur V. Crescini, de l’Université de Padoue, a mis gracieusement à ma disposition la fin du poème, dont un de ses élèves, M. Ercole Levi Rivalta, avait pris une copie complète. Enfin mon regretté ami Gaston Raynaud, au cours d’un séjour à Venise, en juin 1907, a collationné sur le manuscrit la partie de la copie de M. Rivalta que je devais utiliser. La base de la présente édition étant ainsi solidement établie, mon cher maître M. Paul Meyer, que la Société des anciens textes français m’a donné comme commissaire responsable, m’a prodigué les conseils de son incomparable expérience philologique pour l’achèvement de mon travail.

À tous ceux dont je me trouve ainsi l’obligé, morts et vivants, j’offre l’expression publique de ma profonde reconnaissance.

Pendant longtemps j’ai espéré — et c’est une des raisons qui m’engageaient à ne pas hâter la publication de l’Entrée d’Espagne, attendue depuis si longtemps — que l’on retrouverait dans quelque bibliothèque hospitalière l’un ou l’autre des deux manuscrits perdus de notre poème dont l’existence a été signalée par l’inventaire des manuscrits français que Francesco Gonzaga, capitaine de Mantoue, possédait au moment de sa mort, en 1407, inventaire imprimé dans la Romania, livraison d’octobre 1880. Cet espoir ne s’est pas réalisé. Le manuscrit de Venise reste unique. Malgré l’état trop souvent défectueux du texte qu’il nous offre, malgré les lacunes ouvertes çà et là par la disparition d’un certain nombre de feuillets, il faut nous estimer heureux de le posséder. Sa publication intégrale ne peut manquer d’être bien accueillie par tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’épopée française en Italie. Si l’édition princeps de l’Entrée d’Espagne devait bientôt perdre de son prix par suite de la découverte d’un autre manuscrit, je serais le premier à m’en réjouir, et je ne regretterais pas le long et pénible labeur qu’elle m’a coûté.


  1. Voir le Bulletin de la Société des anciens textes français, aux dates des 25 juin 1884, 21 mars 1888 et 13 mars 1901.
  2. Bulletin cité, 6 novembre 1901 : « M. A. Thomas fait savoir au Conseil que M. Mussafia, qui devait éditer avec lui l’Entrée de Spagne, renonce, en raison de l’état de sa santé, à prendre part à cette publication en vue de laquelle il avait fourni une copie complète du poème. M. Thomas reste donc seul chargé de l’édition. »