L’envers du journalisme/VII

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CHAPITRE VII


Spectacle d’effroi



Il était environ neuf heures et demie, ce matin-là, quand un employé, de l’administration monta à la rédaction, accompagné d’un étranger avec lequel il était en grande conversation. Les deux hommes étaient si excités qu’ils parlaient ensemble, de sorte que le city editor, à qui ils s’adressèrent, ne comprenait rien.

« Dépêchez-vous », disait l’employé de l’administration, « envoyez vite des hommes. » — Oh oui, reprenait l’autre, c’est épouvantable, c’est renversant, ça dépasse l’imagination. Tenez, si vous aviez vu ce que j’ai vu ! Et il gesticulait avec frénésie.

« Mais je vous dis que c’est très important », continuait l’employé de l’administration ; « mettez trois hommes, mettez quatre hommes là-dessus. Envoyez-les vite »…

Les reporters avaient interrompu leur travail, se doutant que quelqu’accident sérieux venait d’arriver et qu’on allait les mettre à contribution. Ils écoutaient, anxieux.

On entendait les mots de « chemin de fer », de « gare », de « locomotive échappée »… Finalement, tous comprirent, à travers les phrases incohérentes et entrecoupées du city editor et de ceux qui lui apportaient la nouvelle, qu’une locomotive était entrée à toute vapeur dans la gare Windsor, avait passé au travers des murs de la gare et ne s’était arrêtée qu’au milieu de la salle des voyageurs, à ce moment remplie de gens qui attendaient leur train.

Il y eut un moment de stupeur. C’était comme si on avait appris aux journalistes qu’un mastodonte était entré au grand galop dans le salon d’une habitation. La nouvelle était inouïe et de nature à surprendre même des reporters.

Quand il fut revenu de son étonnement et qu’il eut repris son sang-froid, le city editor appela ses hommes. Il leur donna ses instructions, leur partagea la besogne et les envoya.

Martin, appelé le dernier, partit seul.

Il anticipait un spectacle surpassant tout ce qu’on pouvait imaginer ; il ne fût pas déçu.

Quand il se fut frayé un chemin à travers la foule qui encombrait les abords de la salle où avait pénétré la locomotive, il fut arrêté par un agent de police, qui lui défendit de dépasser le câble qu’on avait tendu pour contenir les curieux.

Il obéit docilement et regarda la locomotive, dont il avait aperçu de loin le tuyau surplombant au-dessus des débris des murs et du plafond. Elle était debout sur ses roues, qui n’avaient pas ébranlé le plancher de la salle. Elle avait seule passé par la brèche du mur, par laquelle on apercevait un coin du ciel et les toits des maisons voisines. Le fourgon avait défoncé le plancher de la pièce voisine, ébranlé par le passage de la locomotive, et il m’avait pas pénétré dans la salle.

La colonne de pierre qui avait arrêté l’élan de l’énorme machine avait culbuté par terre et le chapiteau, qui mesurait dix pieds de tour et qui pesait plusieurs tonnes, reposait à côté de la locomotive. Le plafond, privé d’un de ses supports, avait baissé de plusieurs pouces sous le poids des dix étages supérieurs de l’édifice. On avait fait évacuer tous les étages supérieurs de cette partie de la gare, mais les badauds, les policiers et les journalistes étaient demeurés sous le plafond, qui devenait d’heure en heure plut convexe.

Un policier qui connaissait Martin passa. Il le héla et lui demanda la permission d’aller plus loin. Le policier le lui permit, mais lui recommanda de s’éloigner assez vite pour que les officiers de la compagnie ne le vissent pas et pour que les policiers qui faisaient du zèle pour obtenir une gratification de la compagnie ne le renvoyassent pas au delà des câbles.

Il s’approcha de la locomotive, cherchant à deviner si quelque malheureux ne se trouvait pas sous les briques, les pierres et la chaux qui ensevelissaient les roues jusqu’aux essieux.

Un agent venait vers lui. Il s’éloigna et se dirigea du côté du quai de la gare. Là se trouvait un escalier conduisant à l’étage inférieur. Il le descendit et il trouva quelques personnes qui regardaient une escouade de pompiers travailler au sauvetage d’un employé cloué à son pupitre par une poutre de fer qui s’était abattue sur lui. — Car, chose singulière, la locomotive avait fait effondrer le quai de la gare à l’endroit par où elle avait pénétré dans l’édifice, sans pourtant enfoncer elle-même au rez-de-chaussée. L’effondrement s’était produit à la seconde qui suivit son passage.

L’homme, qu’on apercevait vaguement dans la demi-obscurité, avait conservé ses sens, en dépit de la torture qu’il endurait, et il suivait stoïquement des yeux le travail de ses sauveteurs, qui couraient eux-mêmes le risque d’être à n’importe quel instant broyés par les lourdes pièces qu’ils cherchaient à soulever.

À quelques pieds plus loin, des morceaux de ciment grands comme le parquet d’une chambre pendaient au bout des rubans d’acier du pavé en ciment armé, défoncé.

Martin avança dans cette direction et il aperçut les vastes corridors des quartiers des immigrants situés sous les voies ferrées aboutissant à la gare. Il fut fort étonné, ne sachant pas qu’il y avait un sous-sol semblable. — C’était donc là qu’on parquait les milliers d’immigrants qui nous apportent l’appoint de leurs énergies, en attendant qu’ils se dispersent aux quatre coins du pays, où les attendent les éblouissements d’un monde nouveau.

Les efforts désespérés des pompiers avaient été couronnés de succès et on montait le blessé, sur une civière. Martin suivit.

Le chef de la brigade, qui avait dirigé lui-même ses hommes, marchait le premier, tranquillement, enveloppé dans son ciré, aussi calme que s’il n’eut rien fait que de très ordinaire. — L’héroïsme revêt quelquefois l’uniforme d’un pompier.

Il se faisait tard et Martin désirait interviewer un officier de la compagnie.

Il monta au second étage et demanda à voir le chef du département de la publicité. Ce fonctionnaire le reçut très aimablement et lui remit la déclaration officielle de la compagnie, où on disait que « le train de Boston était entré en gare à toute vitesse et que la locomotive No… avait pénétré dans l’édifice de la gare. » — C’était tout.

Il fallait maintenant retourner au bureau en toute hâte, pour faire la copie.

Martin se mit à l’œuvre en arrivant et il écrivit avec une rapidité fébrile, sans regarder ce qu’il jetait sur le papier, mettant tout ce qu’il avait vu et envoyant cela feuillet par feuillet au city editor, qui jetait un coup d’œil rapide sur la copie et l’envoyait à son tour à la composition. Il s’interrompit un moment pour crier à Dorion : « J’ai des récits de témoins oculaires de l’accident, qui ont vu arriver le train. C’est bon cela ; je puis donner une certaine extension ? »

Avant que Dorion eut le temps de répondre, un autre reporter, qui tenait à se faire valoir, dit avec emportement, laissant dans son excitation percer toute la jalousie et l’envie dont il était pétri : « moi aussi, j’ai d’ça. »

Dorion ne répondit pas et Martin continua à écrire.