L’esclavage en Afrique/Chapitre VIII

La bibliothèque libre.
Texte établi par Letouzey et Ané, Letouzey et Ané (p. 349-357).

CHAPITRE VIII

Une République Nègre ; — L’Abrutissement Des Africains


La république nègre de Libéria, située dans. la Guinée Supérieure, fut fondée en 1822 par une société d’abolitionistes de l’esclavage des États-Unis, dans le but d’y établir les noirs affranchis. On choisit comme lieu de colonisation la côte de Guinée, parce que c’est de là que venaient la plupart des malheureux esclaves qui avaient enrichi les planteurs américains.

Les y renvoyer était donc les remettre dans leur climat d’origine. De 1820 à 1877, cette société de colonisation a consacré plus de vingt-quatre millions à cette œuvre.

« En 1847, elle fit abandon de tous ses droits ; l’autonomie politique de la nouvelle colonie fut proclamée, et le pays doté d’une constitution à l’américaine.

« Depuis, le pouvoir exécutif est confié à un Président qui est élu pour deux ans et peut être réélu. Le pouvoir législatif appartient au Sénat et à la Chambre des représentants. Le premier se compose de six membres élus par les comtés. Il est renouvelé tous les quatre ans. La Chambre comprend un député par dix mille âmes, et les élections ont lieu tous les trois ans.

« Sont électeurs tous les citoyens âgés de vingt-un ans et propriétaires de terres dans la colonie.

« La force armée, placée sous le commandement en chef du président, se compose de quatre régiments de milice. Le service est obligatoire pour tous les citoyens de seize à cinquante ans. L’effectif de la milice est de 1,200 à 1,500 hommes.

« Le chef-lieu est Monrovia. De petites villes et des villages nombreux, reliés par des routes, sont parsemés dans toute l’étendue de la République, dont le sol est très fertile, bien cultivé et donne en abondance toutes les productions des tropiques.

« Ne croyez pas, disaient les premiers émigrés en faisant un appel à leurs frères d’Amérique, ne croyez pas les bruits que les gens mal intentionnés font courir sur la pauvreté du sol de ce pays. Nous affirmons qu’il n’en est pas de plus fertile au monde. Les indigènes, même sans instruments d’agriculture, et avec peu de travail, font produire plus de graines et de légumes qu’ils n’en consomment. Les porcs, les brebis, les chèvres, les canards, les poules se multiplient sans autre soin que celui de les empêcher de s’égarer. Le cotonnier, le caféier, l’indigotier et la canne à sucre y poussent spontanément. Le riz, le maïs, le millet y réussissent bien, ainsi qu’un grand nombre de légumes et d’arbres fruitiers. »

« Beaucoup de Noirs répondirent à cet appel. En 1828, la colonie comptait déjà 1,200 émigrés, auxquels s’adjoignirent bientôt un grand nombre d’indigènes. La population est de plus d’un million en ce moment.

Depuis l’origine, ce pays était entièrement livré aux sectes protestantes. L’expérience faisait sentir le besoin des bienfaisantes institutions que le catholicisme porte partout avec lui. Aussi est-ce de Monrovia même que sont parties les premières demandes de missionnaires.

En 1880, le Président de la République fit faire des démarches auprès du Saint-Siège. Elles furent renouvelées, en 1882, par le Ministre de l’intérieur, M. Blindem, et appuyées par le ministre résident de la République, près le roi d’Espagne, M. Senmarti.

Des missionnaires y furent envoyés. Ils luttent maintenant contre le Protestantisme, l’Islamisme et le Paganisme, sans oublier la Franc-Maçonnerie.

Une autre plaie misérable est celle du divorce. La doctrine protestante l’autorise en certains cas. Aussi, à Libéria, quand un homme est fatigué de sa femme, il la renvoie avec ses filles, garde les garçons et se remarie. De là, deux familles, c’est-à-dire désunion, haine acharnée, misère affreuse. Et c’est le cas d’un grand nombre !

« Le 26 juillet, jour anniversaire de la proclamation de l’indépendance de la République, il y a fête nationale. La réunion officielle se fait à l’église méthodiste, où l’on prononce un grand discours de circonstance, puis on mange, on s’amuse, on danse. Il y a même revue et exercice militaires. Pauvres soldats ! ils n’ont guère l’idée de la discipline. Les sergents sont obligés de les faire marcher et aligner à coups de plat de sabre.

Tout récemment encore, nous entendions tenir le propos suivant : « Les nègres ne sont pas des humains comme les autres, ce sont des brutes ! »

Certes s’ils sont quelque peu brutes, à qui la faute ? Si ce n’est aux Européens avec lesquels ils ont été en contact jusqu’à ces dernières années ! A ces Européens qui, au lieu de leur apporter la civilisation et l’Évangile, ont déchaîné sur ces malheureux tous les vices, tous les crimes ! Aujourd’hui, la réparation s’impose et d’autres Européens, de vrais Européens cherchent à la donner avec autant d’énergie, d’abnégation, de dévouement et de foi que leurs devanciers ont eu de scélératesse.

Livingstone, ce grand pionnier de la civilisation, qui fit de l’Afrique centrale sa seconde patrie, Livingstone, mort d’épuisement sur les bords du lac Banguélo après de longues années d’apostolat, Livingstone s’élève avec force contre l’abrutissement prétendu des Africains et dit que : « Tout individu qui, sans parti pris, les verra non avilis par l’esclavage, aura de leur intelligence, de leur travail et de leur caractère une bien autre estime que ceux qui les ont vus dégradés par la servitude. » Il cite à l’appui de sa thèse le témoignage de l’évêque anglican Mackensie, tué, dans un combat, sur les bords du Nyassa.

Veut-on savoir à quel degré d’avilissement moral l’esclavage, qui les décime depuis des siècles, les a réduits ces pauvres africains ?

« Au moment où approchait la clôture du marché de Lopé, écrit de Brazza, fidèle à mon programme, je fis dire aux esclaves prêts à être descendus dans lé bas Ogôoué que j’étais disposé à acheter tous ceux qui le désiraient. Mais ces malheureux, dans leur crainte superstitieuse des blancs, préférèrent rester aux mains de leurs maîtres et repartir pour des régions dont ils ne devaient jamais revenir. Dix-huit seulement répondirent à mes propositions.

« Ils furent payés par un bon de 300 francs sur les factoreries de Lambaréné[1] et conduits dans la cour de notre poste.

« En cette circonstance, je crus utile d’affirmer, avec une certaine pompe, les prérogatives de notre pavillon. Cet acte, accompli en présence de tant de tribus diverses réunies, devait produire un effet considérable au loin, dans toutes ces régions.

« Vous voyez, leur dis-je, en leur montrant le mât où nous hissions nos couleurs, tous ceux qui touchent notre pavillon sont libres, car nous ne reconnaissons à personne le droit de retenir un homme comme esclave.

« A mesure que chacun allait le toucher, les fourches du col tombaient, les entraves des pieds étaient brisées, pendant que mes laptots présentaient les armes au drapeau, qui s’élevant majestueusement dans l’air, semblait envelopper et protéger de ses replis tous les déshérités de l’humanité.

« Malgré mon assurance, malgré la grandeur de cette cérémonie, ces malheureux ne se rendaient pas compte qu’ils étaient désormais réellement libres et maîtres d’eux-mêmes. Ils ne pouvaient comprendre l’idée si grande, résumée par ces trois mots : liberté, égalité, fraternité ! qui résonnaient pour la première fois sur cette terre d’esclavage. Mais la semence était jetée ; il appartenait à l’avenir de la faire germer.

« J’eus beau leur dire qu’ils pouvaient partir ou rester, que s’ils me servaient comme pagayeurs ou comme domestiques, ils auraient droit à un salaire, ils se refusaient de croire à leur liberté !

« Je les employai à divers travaux, sans autrement m’occuper d’eux.

« Un jour, sans doute après s’être concertés bien longtemps, ils vinrent me demander la permission d’aller au loin, dans la forêt, pour y faire provision du fruit n’chego, dont ils étaient très friands. Ils s’attendaient à un refus et grande fut leur surprise lorsque, non seulement je leur accordai la permission sollicitée, mais leur donnai, en outre, des fusils et de la poudre, afin qu’ils puissent se défendre au besoin.

« Ils durent se rendre à l’évidence et disparurent dans les bois. Deux jours après ils étaient de retour. Pas un ne manquait. Ils avaient compris enfin qu’ils étaient libres ; s’ils s’étaient crus encore esclaves, aucun d’eux ne serait revenu.

« Bien vêtus, touchant une solde relativement élevée, abondamment nourris du produit des chasses fructueuses des laptots. ils faisaient envie même aux Okandas. »

Un autre exemple encore, emprunté au major Serpa Pinto : Au moment où l’explorateur Portugais donnait ses ordres pour décamper et quitter le territoire des Quimbandès, pour gagner celui des Louchazes, à Test du Bihé, arriva une bande de femmes esclaves que conduisaient trois négriers.

« Je fis saisir et mettre en liberté les pauvres négresses, écrit le major. Une fois qu’elles furent, rassemblées dans mon camp, je leurs fis savoir qu’elles étaient libres et que, s’il leur convenait de se joindre à ma troupe, je les ferais, d’une ou d’autre façon, mener à Benguéla.

« N’ayant plus rien à craindre de ceux qui les avaient gardées, elles étaient absolument libres d’en agir à leur guise. Mon étonnement fut grand lorsque je leur entendis déclarer d’une voix unanime, qu’elles n’avaient que faire de ma protection et qu’elles ne demandaient qu’à continuer leur voyage interrompu par moi.

« D’où venaient-elles ? Personne ne sut me le dire avec clarté ! Que faire en cette circonstance ? Je répugnais naturellement à les emmener malgré elles. Tout bien considéré, je me décidai à laisser ces pauvres femmes accomplir leur triste destinée.

« Maintenant que les vaisseaux de guerre du Portugal et de l’Angleterre croisent dans l’Atlantique et dans l’Océan Indien, pour empêcher la traite, l’exportation des cargaisons humaines n’a presque plus lieu ; mais l’esclavage est encore une matière de troc dans l’intérieur de l’Afrique[2]. »

La supériorité des nègres de l’Ouganda sur les autres races Africaines a encore été démontrée d’une manière irréfutable, lors du récent séjour, en France, des 14 Bougandas amenés par Mgr Livinhac et qui, durant le Congrès Antiesclavagiste de Paris, ont eu maintes occasions de faire preuve de leur intelligence.

  1. Lambarené, se trouve sur l'Ogôoué supérieur, entre ce fleuve et au sud du lac Zilé. C’est maintenant, grâce à l'influence française, un centre important au point de vue commercial.
  2. Comment j’ai traversé l'Afrique, de l’Océan Atlantique à l’Océan Indien. Tour du Monde, 1881, 1er et 2e semestres.